Crime à l'heure du Tay  - John-Erich Nielsen - E-Book

Crime à l'heure du Tay  E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Confronté au souvenir de l'une des heures les plus sombres de l'histoire d'Écosse, Sweeney va devoir démêler une affaire, d'une rive à l'autre du Firth of Tay... 

Le 28 décembre 1879, peu après dix-sept heures, le pont enjambant le Firth of Tay s'effondra, précipitant dans les flots de l'estuaire les soixante-quinze passagers du train reliant Édimbourg à Dundee. Il n'y eut aucun survivant. Vingt-neuf victimes ne furent jamais retrouvées...
"A priori, rien à voir avec l'assassinat de Sue Cunningham, huit ans, et la disparition de son camarade David Sharp... Si ce n'est l'étrange similitude des lieux : le corps de la petite vient d'être découvert au pied du Tay Rail Bridge, à l'endroit même de la pire catastrophe ferroviaire du XIXe siècle.
Mais ce n'est pas tout... En Ecosse, les fantômes, c'est comme le monstre du loch Ness : tout le monde en parle, mais chacun sait que ça n'existe pas.
Toutefois, depuis trois semaines - c'est stupide, j'en conviens - mais j'ai fini par trouver cette idée beaucoup moins amusante..."
Inspecteur Sweeney - Police d'Edimbourg

Ce neuvième épisode des enquêtes de l'inspecteur Sweeney mêle habilement suspense et intrigue !

EXTRAIT

Le jeune homme se passa la main dans la barbe. Il se sentait fiévreux.
Ce n’est rien. Sûrement le cauchemar… jugea-t-il.
Le téléphone continuait de retentir.
Encore ? Combien de fois a-t-il déjà sonné ? s’inquiéta Sweeney.
Songeant qu’il pouvait s’agir d’une urgence, le policier s’extirpa de sous sa couette. Il repoussa du pied gauche une housse qu’il n’avait pas changée depuis trois semaines, posa le droit sur un parquet glacial, puis il se lança dans une périlleuse traversée de ce capharnaüm qu’il appelait son appartement. Dans un demi-sommeil, l’inspecteur ne vit pas que la couverture de son teckel, qui passait ses nuits au creux d’un fauteuil déglingué, avait glissé à terre. Sweeney s’empêtra les pieds dans ce plaid usagé, manqua dans sa chute d’aller embrasser la table basse, et il ne dut son salut qu’à la mollesse de l’accoudoir du sofa.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un neuvième épisode qui reste à la hauteur des précédents. - Claude Le Nocher, Rayon Polar

Une enquête qui nous mène dans une Ecosse urbaine, loin des Highlands dans lesquelles les deux enquêteurs ne veulent surtout pas être mutés ! - Sharon, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne.
Les enquêtes de l'inspecteur Archibald Sweeney - jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant - s'inscrivent dans la tradition du polar britannique : sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.
A la recherche du coupable, le lecteur évoluera dans les plus beaux paysages d'Ecosse (Highlands, île de Skye, Edimbourg, îles Hébrides) mais aussi, parfois, dans des cadres plus "exotiques" (Australie, Canaries, Nouvelle-Zélande, Irlande).

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Le crabe et l’inconnue

Une jeune femme.

Oui, c’est une jeune femme…

Ses cheveux sont longs, noirs… Mouillés.

Son teint est pâle, très pâle.

Elle ressemble à Ilona(1).

Sauf… Sauf que ses vêtements sont étranges. Elle porte une robe longue. Très serrée au niveau de la taille.

Et… Oui, de la dentelle sur le décolleté.

Elle bouge.

Dommage que je ne la distingue pas davantage.

On dirait qu’une sorte de brouillard l’entoure. Un brouillard froid, humide… Et dans l’air, un vent cinglant que rien n’arrête.

Le bord de mer…

Où va-t-elle ? Où m’entraîne-t-elle ?

Pourquoi ne veut-elle pas descendre ? Ce doit être la plage, là, plus bas. Pourquoi ne veut-elle pas que…

Non, elle s’en éloigne. Elle préfère monter, comme pour fuir ces cris d’enfant.

Des cris ? Là, en contrebas ?

Il faudrait aller voir si…

Non, décidément elle préfère monter. Elle ne cesse de monter, sans rien dire. Et ces cris alors ?

C’est étrange : Ilona – si c’est elle – me précède, mais son regard continue de me fixer. Comment fait-elle ça ?…

Tiens, les cris ont fini par cesser.

Où sommes-nous à présent ? La plage a disparu. Et ce brouillard qui ne nous lâche pas…

Nous ? Parce que je suis là, moi aussi ?

Pourtant, je ne…

– Aah ! s’écria Sweeney en s’éveillant d’un coup.

Dans la pénombre, le jeune inspecteur s’adossa contre son oreiller. Puis il reprit lentement contact avec la réalité de son appartement, avant d’identifier enfin un dring strident. Le téléphone ! fut la première, et la seule pensée qui lui traversa l’esprit. Aussitôt suivie, dès la deuxième sonnerie, d’un prévisible : Great Scott ! Qu’est-ce qu’il se passe encore ?

Archibald Sweeney était enfin réveillé. Son mercredi pouvait commencer.

*

Le jeune homme se passa la main dans la barbe. Il se sentait fiévreux.

Ce n’est rien. Sûrement le cauchemar… jugea-t-il.

Le téléphone continuait de retentir.

Encore ? Combien de fois a-t-il déjà sonné ? s’inquiéta Sweeney.

Songeant qu’il pouvait s’agir d’une urgence, le policier s’extirpa de sous sa couette. Il repoussa du pied gauche une housse qu’il n’avait pas changée depuis trois semaines, posa le droit sur un parquet glacial, puis il se lança dans une périlleuse traversée de ce capharnaüm qu’il appelait son appartement. Dans un demi-sommeil, l’inspecteur ne vit pas que la couverture de son teckel, qui passait ses nuits au creux d’un fauteuil déglingué, avait glissé à terre. Sweeney s’empêtra les pieds dans ce plaid usagé, manqua dans sa chute d’aller embrasser la table basse, et il ne dut son salut qu’à la mollesse de l’accoudoir du sofa.

– Shit ! jura-t-il. Maudit chien !

À deux mètres de là, le téléphone s’obstinait à sonner, lançant ses lancinants « dring dring » comme autant d’éclats de rire moqueurs.

– Oui !… Oui !… s’énerva Sweeney, avant de se relever.

Une sonnerie plus tard, le jeune policier s’emparait enfin du combiné. À sa grande surprise, aucune voix ne se manifesta. Et aucun interlocuteur ne raccrocha puisque, manifestement, personne n’était à l’autre bout du fil. La seule tonalité perceptible fut la même que celle qu’il entendait lorsqu’il décrochait lui-même pour appeler.

Qu’est-ce c’est que ça ? s’étonna-t-il. On a déjà raccroché ?… Great Scott ! jura-t-il une dernière fois.

Sweeney reposa le combiné, mit les mains sur les hanches puis, à peine réveillé, il continua de fixer l’appareil comme s’il guettait un nouveau soubresaut de son tourmenteur.

Qui pouvait donc bien m’appeler à cette heure ?… En plus, avec ce fichu bidule des années quatre-vingt-dix que tante Midge m’a refilé, ce n’est pas comme avec mon portable. Pas moyen de rappeler le dernier numéro ou de savoir quel est… Tante ? songea-t-il soudain. Et si c’était l’hôpital ?

En un instant, la tête basse, l’inspecteur se remémora l’épouvantable période que venait de traverser sa tante…

…Tout avait commencé peu avant la Toussaint. Détectant une grosseur anormale à la poitrine, tante Midge avait rapidement consulté son médecin traitant à Aberdeen, le docteur Whitaker. Le verdict des examens était revenu rapidement, implacable et violent : un cancer du sein, aussi foudroyant qu’inattendu, la rongeait. Il fallait opérer au plus vite.

Un lundi soir, tante Midge avait elle-même annoncé la nouvelle à son neveu, par téléphone, d’une voix douce et claire, comme si elle voulait maîtriser ses émotions ou les paramètres de la situation. Mais le jeune homme savait qu’il n’en était rien… La nouvelle l’avait rendu fou de colère : un p… de crabe était en train de tuer cette femme admirable, cette sainte !, qui l’avait élevé. Celle qui, alors qu’il n’avait que cinq ans, avait accueilli sans hésiter ce gamin dont les parents venaient d’être assassinés sur la lande. Comment le destin, ou même Dieu, pouvaient-ils se montrer aussi injustes envers elle ? Il fallait agir : le jeune policier avait aussitôt proposé à tante Midge de venir se faire opérer à Édimbourg, de façon à ce qu’il puisse s’occuper d’elle. Tout d’abord réticente à l’idée de venir « embêter » son neveu, la vieille dame avait fini par se ranger aux arguments du jeune homme.

Sweeney était alors venu la chercher, avec sa vieille sacoche à carreaux pour tout bagage, dans ce quartier portuaire d’Aberdeen où lui-même avait grandi, pour la conduire au Western General Hospital(2), dans le service du professeur Baine. L’opération s’était déroulée « sans difficulté », aux dires du cancérologue. Toutefois, au retour de sa première visite, le policier avait jugé que l’état de fatigue de sa tante, ainsi que la petite qualité de son moral, correspondaient bien peu aux déclarations optimistes du médecin.

En réalité, depuis trois jours, Sweeney crevait de trouille… Et les trop brèves visites auxquelles il avait droit le soir, après le travail, finissaient même par être pénibles : en effet, le jeune homme se sentait totalement incapable de masquer son inquiétude à la malade, et il craignait d’influencer négativement son état d’esprit. En outre, les lourdes séances de chimiothérapie, ainsi que leurs éprouvantes conséquences qu’annonçait le professeur Baine pour les jours à venir, ne laissaient présager rien de bon. Tante Midge et son organisme affaibli allaient devoir livrer un combat inégal contre ce crabe monstrueux qui, sans répit, cherchait à l’emporter au plus profond de son trou.

P… de cancer ! se surprit-il à penser, les yeux toujours rivés sur le téléphone.

Après une bonne minute d’immobilité, et avoir déjà oublié l’inconnue du cauchemar ainsi que l’incident du plaid, Sweeney estima qu’il pouvait enfin tourner le dos à son ennemi sonore.

Le jeune policier jeta un coup d’œil sur ses volets – À quoi bon les ouvrir ? À la mi-novembre, soit il pleut, soit il fait froid… Ou même les deux !… De toute façon, il doit encore faire nuit, conclut-il –, puis il décida qu’il était temps de s’accorder un premier café.

Après être repassé devant un Berthie toujours avachi, pattes en l’air, sur son vieux fauteuil, Sweeney fila vers la cafetière. Torse et pieds nus, le caleçon de travers, il appuya son ventre contre le rebord glacé de l’évier. Enfin, il s’empara d’un mug dans le haut du placard ; il le remplit d’un reste de café de la veille puis, comme un automate, il enfourna le tout, pour une immuable minute cinquante, dans un micro-ondes aussi fréquemment entretenu que la couette de son lit. Docile, l’appareil se mit en branle, déclenchant un ronron si habituel qu’il en devenait hypnotique.

Lorsque le ding du four retentit, ses tonalités aiguës profitèrent aux neurones engourdis du jeune Écossais : Mais, réalisa-t-il soudain, comment se fait-il que je n’aie pas encore eu besoin d’allumer l’électricité ?

Avant de répondre à cette question décisive, Sweeney commença par avaler une première gorgée de café. Puis il se tourna de nouveau vers les volets : la lumière éclairant la pièce provenait bien de l’extérieur.

Pourtant, se mit-il à douter, Berthie dort encore. S’il était tard, cette vieille saucisse aurait déjà faim, et il m’aurait réclamé sa gamelle. Et puis moi non plus, je n’ai pas faim, jugea-t-il en vidant tranquillement sa tasse.

Une fois le mug déposé dans l’évier, et alors qu’il retraversait l’appartement en direction de son lit, le policier finit tout de même par songer : Et si j’allumais mon portable, au moins pour savoir l’heure ?… Seul problème, se ravisa-t-il aussitôt, alors qu’il contemplait l’effrayant désordre qui régnait dans la pièce, où ai-je bien pu fourrer ce maudit appareil ? Parce que mon portable, c’est comme ma paire de chaussettes, philosopha-t-il : je ne les dépose jamais deux fois au même endroit !

Dans la salle de bain, Sweeney commença par se passer de l’eau sur le visage – ce qui allait probablement constituer sa seule toilette du matin –, puis il s’essuya soigneusement la barbe. Mais tout à coup, l’inspecteur se souvint de sa résolution préalable : Mon portable, je voulais l’allumer… Est-ce que je ne l’aurais pas laissé… Ah si ! Je me rappelle, j’ai sûrement dû poser mon pull par-dessus…

Le jeune homme revint alors vers la table. Il souleva le shetland vert qu’il adorait porter à l’automne, et sourit en découvrant son téléphone à clapet. D’un geste mécanique, il lança l’affichage de l’écran d’accueil puis, sans attendre, redéposa l’appareil pour mieux repartir vers la salle d’eau. Sa barbe rousse à peine de retour devant le miroir, un solo de guitare endiablé se fit entendre à l’autre bout de l’appartement.

Quoi déjà ? sursauta Sweeney. Je viens tout juste de l’allumer… Qui peut bien essayer de me joindre à cette heure ? Et si c’était le même appel que sur le fixe ?

Le policier se précipita dans la pièce. Il alluma cette fois l’éclairage et rouvrit son portable.

– Oui Sweeney, s’annonça-t-il.

– Ah enfin ! soupira la voix familière de son coéquipier McTirney. Mais qu’est-ce que tu fiches ?

– Oh, du calme ! protesta son jeune collègue. Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu pourrais au moins me dire bonjour, avant de râler.

– Mais ça fait deux heures que je te laisse des messages ! protesta l’ancien. Est-ce que tu as vu l’heure qu’il est ?

L’inspecteur décolla son oreille de l’écran et lut enfin… Great Scott ! Dix heures quinze !… Comment ai-je fait pour me lever si tard ? J’étais persuadé qu’il n’était pas plus de six heures et demie !

Encore sous le choc de cette découverte, Sweeney recolla l’appareil à hauteur de l’oreille, pour bredouiller :

– Euh… Désolé, Ian. Je viens juste de me réveiller. Je ne comprends pas… J’ai dû oublier de régler l’alarme, ou alors l’épaisseur du pull aura…

– Je me fiche de ce que tu fais de tes soirées ! le brusqua McTirney. Mais là mon vieux, il y a des limites. Deux heures que je t’attends !

– Où ça ? Au bureau ?

– Mais non, justement ! Dépêche-toi de partir, j’espère au moins que tu es habillé.

– Hem… Oui, préféra lui mentir son coéquipier. Mais où es-tu ? Est-ce que tu es déjà retourné à North Leith(3), pour interro…

– Non ! le détrompa son collègue. Wilkinson m’a appelé dès huit heures alors que j’étais sur la route du bureau, pour m’envoyer à Wormit. Je n’ai…

– Quoi ? le coupa Sweeney. Wormit ? Qu’est-ce que c’est que ce quartier ?

– Laisse-moi finir ! Le commissaire m’a demandé de te contacter pour que tu m’y rejoignes, mais voilà : ça fera bientôt deux heures que j’appelle dans le vide !

– Tu as dit… Wormit ? hésita le jeune inspecteur. Connais pas.

– Ça ne m’étonne pas. C’est un patelin sur la côte, à environ quatre-vingts kilomètres au nord de la capitale.

– Hein ? Mais qu’est-ce que tu fiches là-bas ?

– Mais je t’y attends, mon jeune ami ! se fâcha McTirney… Non, je suis arrivé il y a moins de vingt minutes, se radoucit-il. Même si tu pars maintenant, tu ne seras pas sur place avant… Oui, je dirais midi moins le quart.

– Je ne comprends toujours pas, s’agaça l’inspecteur. Où est-ce que tu m’as dit que se trouvait ton bled ?

– Wormit, crut bon de répéter McTirney. Tu ne peux pas te tromper ; c’est sur la rive sud du Firth of Tay(4). Je t’appelle depuis le pied du pont. Mais fais gaffe, hein ? À Wormit, c’est le Tay Rail Bridge, le pont de chemin de fer, pas l’A92 qui enjambe le Firth pour rentrer dans Dundee. Celui où je t’attends se trouve deux bons miles(5) plus à l’ouest.

– Oui c’est bon, je vois. C’est sur ma route quand je remonte vers Aberdeen, pour aller chez ma tante.

– Dépêche-toi de partir, le relança son coéquipier. Je serai sur la rive, juste au-dessous du pont. D’accord ?

– Oui oui, s’impatienta son jeune collègue. Mais attends une seconde : qu’est-ce que Wilkinson nous envoie faire là-bas ? Et pourquoi faut-il que je te rejoigne ?

– Si tu veux tout savoir, s’énerva l’ancien, je suis en tête-à-tête avec un cadavre ! Et j’aimerais bien que tu viennes me donner un coup de main, si ça ne te dérange pas trop… Nous sommes coéquipiers, tu te rappelles ?

– Mais enfin… persista Sweeney. Ils font grève dans les commissariats de Dundee(6), ou quoi ?

– Je t’explique, râla son collègue. Mais vite fait, OK ?… En réalité, débuta McTirney, Wilkinson a été contacté très tôt ce matin par deux de ses homologues de l’Angus et du Fife. Le corps a été aperçu à l’aube par les passagers du premier train de jour. Ce sont les voyageurs qui ont donné l’alerte… Mais comme le hasard fait bien les choses, ironisa-t-il, depuis hier, tous nos collègues de Dundee et de St Andrews sont mobilisés sur un gros coup : l’ensemble de leurs équipes planquent pour appréhender les six gars du casse de Dundee. Tu sais, les…

– Ah oui ! le coupa Sweeney. La bijouterie du centre, il y a quinze jours… Trois morts, c’est ça ?

– Exactement. Les collègues ont repéré l’appartement du gang, et ils pensent pouvoir cueillir ces salopards dans la journée… Tu comprends, conclut-il, ils ont dû réquisitionner tout leur monde.

– Je vois, admit tout d’abord son coéquipier… Avant de finalement s’énerver :

– Donc Wilkinson nous envoie « gérer les affaires courantes » au profit des collègues des autres comtés. Ça tombe bien d’ailleurs, on n’avait que ça à faire… Quand je pense que nous devions…

– Ah ça va ! le rabroua McTirney… Le patron m’a également expliqué que, puisque la victime avait été découverte à la limite de ces deux juridictions, enchaîna-t-il, et que nos investigations risquaient de nous entraîner des deux côtés du Tay, ça arrangeait finalement tout le monde que deux flics de la capitale se chargent de l’enquête.

– Bah tiens… commenta Sweeney, amer.

– Bon, tu décolles ? le pressa son ancien. L’équipe de la Scientifique sera partie avant que tu n’arrives.

– Oui, j’y vais… Tu m’as bien dit Wormit ? s’assura-t-il encore.

– C’est ça… Tu traverses tout le village et tu viens te garer au pied du pont. Tu ne peux pas le rater.

– Je m’en doute… Au fait, songea tout à coup l’inspecteur, est-ce que c’est toi qui m’as appelé tout à l’heure sur le fixe ?

– Quoi ? Non, je n’y ai même pas pensé. Je croyais que tu étais au bureau.

– Ah ?… Wilkinson alors ?

– Hein ? Ça m’étonnerait. Le patron comptait sur moi pour te prévenir. Et comme il ne t’a pas vu arriver, Wilkinson doit croire que tu es déjà avec moi. Il est loin d’imaginer que tu es encore au lit !

– Ah, c’est bon ! grogna Sweeney. Je t’ai dit que j’étais prêt à partir.

– Alors justement, magne-toi ! Je t’attends.

– Mais quand même, insista son jeune coéquipier, tu es sûr que tu ne m’as pas…

– On s’en fout ! explosa McTirney. Saute dans ta bagnole, et arrive ! À tout à l’heure.

Puis l’ancien raccrocha.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?… réfléchit le policier, le ventre enserré par son superbe caleçon à fleurs. Qui a bien pu essayer de m’appeler, il y a dix minutes ? Pourvu que ce ne soit pas l’hôpital, pour ma… Ho, et zut ! réagit-il soudain. Je n’ai même pas demandé à Ian s’il s’agissait d’un meurtre ou d’un accident, ni même d’un homme ou d’une femme… Je ne suis vraiment pas dans le coup, moi, en ce moment, reconnut-il. Avant de réaliser enfin : Le véritable cauchemar, en fait, ce n’est pas celui qui m’a réveillé… Ce serait plutôt la réalité qui m’attend sur le Tay !

– Bon… Berthie ! appela-t-il son chien. Réveille-toi, il faut que je parte… Et ne me regarde pas avec ces yeux-là, vieille saucisse : tu sais très bien que je ne t’emmènerai pas !

(1) Ilona est une jeune étudiante irlandaise dont l’inspecteur Sweeney a fait la connaissance dans Le serment des Highlands.

(2) Grand hôpital d’Édimbourg

(3) Quartier nord, sur le port d’Édimbourg, connu pour être une zone de prostitution.

(4) Estuaire de la mer du Nord sur lequel est établie la ville de Dundee, qui sépare le comté d’Angus au nord, de celui du Fife, au sud.

(5) Un mile correspond à 1 609 mètres environ.

(6) Dundee, ville et port de près de 200.000 habitants sur la rivière Tay. Capitale de l’Angus, au cœur du pays des Pictes : ces derniers ont laissé de nombreuses pierres mystérieuses gravées de symboles.

Tragédies

– Tu restes là ! intima Sweeney à son chien.

Le teckel, la truffe humide, lui lança un regard implorant depuis la banquette arrière.

– C’est toi qui as voulu venir, répliqua son maître, comme si l’animal le comprenait. Et puis si Ian voit que je t’ai emmené, déjà que je suis en retard…

Tout de même, songea l’inspecteur, il faudrait que je sois plus ferme avec Berthie… C’est vrai, il aurait pu rester avec Mrs Trench, ma logeuse. Après tout, elle a l’habitude de le garder. Quel cœur d’artichaut je fais, moi… soupira-t-il.

Le jeune homme s’assura que la couverture du chien était bien en place, avec sa réserve d’eau et ses croquettes au pied du siège, puis il s’empara de son club de golf et s’apprêta à descendre de l’Escort.

Mais une dernière pensée le retint encore : Bon, par quel chemin vais-je rejoindre le pont ?… En arrivant, je n’ai eu aucun mal à repérer l’ouvrage, mais je n’ai trouvé que ce bout de parking, près du terrain de foot, pour stationner… Alors, est-ce que je prends la rue, mais elle a plutôt l’air de remonter, ou bien… Oui, c’est ça : je vais descendre sur la plage et filer à droite, en direction du pont. Je finirai bien par trouver Ian.

Sweeney s’extirpa de son véhicule, cala son sand wedge sur l’épaule, et il franchit la route en direction de la mer.

Mince, quel temps… ronchonna-t-il, tandis qu’il foulait les premiers galets gris. Il n’a pas cessé de pleuvoir depuis que j’ai quitté Édimbourg… Et puis quel vent ! Il souffle du large et on a l’impression qu’une fois prisonnier du goulet de l’estuaire, il accélère encore. Après quelques pas, le buste incliné pour mieux lutter contre la bise du nord-est, mais aussi pour mieux progresser dans les pierres instables, l’Écossais se dit encore : Ce Firth of Tay, on dirait une grande bouche, large et puissante, qui aspire l’air froid de la mer du Nord comme pour mieux l’envoyer dans les sacs de nos cornemuses. Tu m’étonnes qu’elles couinent après ça ! sourit-il de sa propre idée. Puis Sweeney releva la tête, afin de s’assurer que ses pas le menaient toujours dans la bonne direction. OK, le pont est à moins de deux cents mètres, estima-t-il. Mais c’est drôle, je ne suis jamais venu à Wormit, et pourtant, j’ai le sentiment de connaître cet endroit…

Habité par cette étrange sensation, le jeune policier fit encore quelques enjambées, avant de songer : Ah si, je sais… Le temps de ce matin me rappelle sûrement mon enfance sur la côte. Aberdeen n’est jamais qu’à une soixantaine de kilomètres, et je me souviens que lorsque je courais sur le port, à la rencontre des plus gros navires, le vent et la pluie me rinçaient en moins de deux. Pour éviter que je ne tombe malade, tante Midge avait même fini par m’interdire d’aller sur les quais par mauvais temps. En Écosse, autant me condamner à la perpétuité ! sourit-il encore. Mais pour ne pas s’attendrir en pensant à la vieille dame qui luttait, seule, dans sa chambre d’hôpital, Sweeney préféra porter le regard devant lui : Ce pont est immense. Plus de trois kilomètres au moins… estima-t-il en s’approchant du géant métallique qui enjambait l’estuaire. Plat sur toute sa longueur, avec des arcades ajourées qui surplombent le tablier… Avec le pont routier, son jumeau dans le lointain, on a l’impression que tous les deux forment des agrafes monstrueuses qui tenteraient en vain de cicatriser la plaie du Firth. Comme si les hommes voulaient empêcher la mer et le froid de pénétrer dans les flancs de l’Écosse… Et puis la taille des piliers, quelle hauteur !… Great Scott ! Chapeau aux ingénieurs qui ont conçu cette merveille ! apprécia-t-il enfin.

Puis le jeune homme distingua les premiers indices d’une présence policière : Mince, des tresses bleues… repéra-t-il les bandes agitées par le vent. Il doit s’agir d’un meurtre… Oui, pas de doute : deux ou trois gars de la Scientifique s’affairent encore aux alentours. Marrant, s’efforça-t-il de se détendre : avec leur façon de marcher pliés en deux et de se baisser tous les trois pas, ces gars m’ont toujours fait penser à des poules qui picorent !

L’inspecteur se glissa sous les tresses, tout en prenant garde à ne pas y accrocher la tête de son sand wedge, puis il continua de se diriger vers ce qu’il lui semblait être le centre de la scène de crime.

Bon, où est le cadavre ? finit-il par se demander. Parce que je me… Ah, voilà Ian ! se réjouit-il en apercevant son coéquipier sous le pont. Oups ! ‘A pas l’air de bonne humeur, le collègue… comprit-il aussitôt.

Au même instant, McTirney identifia à son tour la silhouette dégingandée qui remontait dans sa direction.

L’inspecteur observa l’arrivée du jeune policier : Et voilà Sweeney ! Toujours aussi bien fagoté, le rouquin… ironisa-t-il. Alors qu’il fait un temps à dissuader Nessie(1)de nager dans son loch, cette vedette s’est contentée d’enfiler un vieux chandail vert, un pantalon de toile sans le moindre pli et de gros brodequins à lacets rouges. En plus, s’il compte se servir de son fichu club de golf comme d’un parapluie, sa barbe va vite défriser ! Et puis… Et puis… Non décidément, il ne ressemble à rien le jeunot ! finit par capituler McTirney.

– Salut, Ian ! lui lança Sweeney. Ça va ?

– Mmouais, grogna l’ancien. Il n’est pas encore midi, précisa-t-il aussitôt, sur un ton où se mêlaient le reproche d’avoir attendu près de deux heures, mais – aussi – la satisfaction de constater qu’une fois réveillé, son jeune collègue n’avait pas traîné pour le rejoindre.

Sweeney sourit. Depuis sept ans, il avait appris à connaître son coéquipier et, plus encore, à l’apprécier. À bientôt cinquante ans, marié et père de deux jeunes enfants, Ian McTirney avait choisi de demeurer simple inspecteur. Sur le terrain, nul doute qu’il se sentait plus utile qu’à la tête d’un grand service sur la porte duquel trônerait un titre aussi ronflant que vide. Grand et brun, maigre, avec des joues grêlées qui empêchaient la pluie de s’accrocher à son visage – une véritable mutation génétique, à croire que les joues de Ian sont faites pour l’Écosse et son climat ! s’amusait Sweeney –, l’ancien avait revêtu un imper gris, dont le col redressé ne suffisait pas à le protéger du vent mordant qui soufflait sous le pont. Enfin, le gel dont il abreuvait sa chevelure ondulée le protégeait plus sûrement de la pluie que l’huile sur les plumes d’un canard.

– Qu’est-ce qui te fait rire ? releva McTirney.

– Hein ?… Oh rien, mentit Sweeney.

– Tu vas attraper la crève, lui fit remarquer l’ancien, toujours soucieux de son jeune coéquipier. Tu aurais pu mettre un manteau.

– Non, ça va aller, le rassura le barbu. Mais j’y pense, enchaîna-t-il, je me suis posé la question durant tout le trajet : est-ce que tu es sûr que ce n’est pas toi qui m’as appelé sur le fixe tout à l’heure ?

Stupéfait par la question incongrue de son collègue, McTirney explosa :

– Encore ! Mais ça suffit avec ça ! gronda-t-il, et il écarta les bras. Et c’est tout ce que tu trouves à me dire ?

– Ah ?… Euh non, tenta de se rattraper Sweeney : où est la victime ?

La vengeance de McTirney ne se fit pas attendre :

– Mais c’est qu’elle est déjà partie ! Tu as vu l’heure ?… Le légiste a dû trouver que, même pour un cadavre, ce n’était pas un temps pour bronzer sur la plage !

– Hem… Euh je… Oui, se contenta de bredouiller Sweeney, gêné.

Et voilà, pan sur le bec ! Mais bon, il faut reconnaître que je ne l’ai pas volé, admit-il, beau joueur. Essayons plutôt d’entraîner Ian sur un terrain où nous pourrons nous entendre :

– Franchement quand j’y pense, commença-t-il, pourquoi Wilkinson nous a-t-il désignés tous les deux ? Tu crois que le patron voulait se débarrasser de nous ?

McTirney ne répondit pas.

– C’est vrai à la fin, persista son coéquipier : nous parachuter loin de notre juridiction, alors que nous avons déjà tellement de dossiers en souffrance à Édimbourg. Quand je pense au retard que nous allons pren…

– C’est toi qui parles de retard ? le coupa Mc Tirney, rancunier.

OK je vois, comprit Sweeney. Ian est vraiment de mauvais poil… Après le coup de fil surprise de Wilkinson, le mal qu’il a eu à me joindre, et puis ce fichu temps qui règne sur l’estuaire, l’ancien n’est pas à prendre avec des pincettes. Je ferais mieux de faire profil bas et de me mettre dare-dare dans l’ambiance.

Toutefois, ce fut son collègue qui reprit l’initiative :

– En réalité, comme je te l’ai déjà expliqué au téléphone, je crois que ça arrange tout le monde qu’une équipe de la capitale s’occupe d’une enquête qui devrait empiéter sur plusieurs juridictions. Sur cette rive du Tay, nous sommes dans le Fife, tandis que de l’autre côté, au nord à Dundee, c’est…

– …l’Angus, compléta Sweeney. Oui je sais, merci.

Pour la première fois, et malgré la pluie incessante, McTirney esquissa un sourire approbateur.

– Bien, je vois que tu es enfin avec nous, apprécia son coéquipier. Alors, reprit-il, si tu me posais la question que j’attends depuis deux heures ?

– Euh oui… hésita brièvement Sweeney, avant de changer son sand wedge d’épaule. Puis le jeune inspecteur prit encore le temps d’observer la plage de galets, l’estuaire, la ville de Dundee qui surplombait l’embouchure du fleuve, le village de Wormit sur la droite, pour demander :

– Ian… Qui est la victime ? Et que s’est-il passé ?

Mais à l’instant même où son collègue, manifestement satisfait, allait lui répondre, un train s’engagea sur le pont, juste au-dessus de leur tête, et fila en direction de la ville. Dans un fracas assourdissant, le convoi déferla sur le Tay, bravant les rafales de vent et la pluie. McTirney essaya bien d’user de sa voix de stentor, mais les crissements des roues, amplifiés par la bise et l’écho métallique du tablier, eurent raison de sa vaine tentative.

Tay Rail Bridge : 1, McTirney : 0 ! s’amusa Sweeney.

*

– Une fillette… finit par lui apprendre McTirney, le visage grave.

Puis il entraîna son coéquipier vers la rive, une vingtaine de pas plus loin.

– Elle était là… déclara-t-il encore, tout en désignant les galets à moins de deux mètres du bord.

– Comme si on avait voulu l’éloigner des maisons… réfléchit Sweeney à voix haute, le regard tourné vers l’estuaire. Elle devait sûrement crier… s’imagina-t-il. Avant de s’adresser de nouveau à McTirney :

– Au fait, est-ce que tu as les photos ? Ce serait plus simple si je…

– Non pas encore, le devança son collègue. La Scientifique a promis de me les faire parvenir dès cet après-midi. Je leur ai laissé mon adresse mail.

– Parce que tu as pris ton ordi ? s’étonna Sweeney. Combien de jours comptes-tu rester ?

– Je t’expliquerai… rétorqua McTirney, dans un sourire énigmatique.

Qu’est-ce que l’ancien peut bien avoir en tête ? s’inquiéta le jeune inspecteur. Ou quels ordres Wilkinson lui a-t-il donnés ? Je n’aime pas ce sourire…

– Alors ? préféra reprendre Sweeney. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?… Toi qui as vu le cadavre, quelle est ton impression ?

Son équipier commença par s’en tenir aux faits :

– Comme je te l’ai dit, la petite était allongée juste là, la tête orientée vers le fleuve. Elle se présentait sur le ventre, les bras le long du corps et le visage tourné à droite, vers Dundee. Tu vois ?

– Comment s’appelait-elle ? songea à lui demander son collègue.

– Sue… Sue Cunningham. Elle n’avait que huit ans… Elle portait un survêtement rose, mais on lui avait retiré le bas. On a retrouvé le pantalon sur la plage, pas très loin, quand on remonte vers la route.

– Tu veux dire… hésita Sweeney, déjà blême.

– Tu m’as compris : pour le légiste, l’agression sexuelle ne fait aucun doute.

– P… ! Huit ans seulement… soupira son coéquipier, écœuré. Et comment a-t-elle été tuée ? essaya-t-il de se reprendre.

– Six coups de couteau, dont au moins trois mortels. L’assassin l’a frappée au niveau du cou, du thorax, mais aussi sur les bras.

– De face ? demanda Sweeney.

– Euh… Oui, lui confirma McTirney. Mais ensuite, elle a dû se retourner en tombant.

– Mmm… marmonna le jeune policier. Ou celui qui a fait ça aura d’abord voulu la faire taire, d’où les coups portés uniquement sur le haut du corps. Puis il l’a retournée pour le reste, envisagea-t-il.

– Plausible, l’approuva son collègue. Mais l’autopsie nous en apprendra plus.

– J’espère… Et l’arme ? Si tu ne m’en parles pas, c’est que vous n’avez…

– Rien, le coupa McTirney. Tu vois, les gars de la Scientifique continuent de chercher – ce n’est pas évident sur une plage de galets et sous la pluie – mais pour l’instant, chou blanc. Le tueur est probablement reparti avec.

– Mmm, dommage… Et que t’a dit le légiste ? Est-ce que les plaies étaient profondes ?

– « La » légiste, corrigea McTirney, dans un sourire malicieux… Non, pas trop. Le docteur m’a parlé d’un gros canif, d’un couteau suisse, voire d’un sgian dubh(2). Mais pas d’une pointe ronde, de type tournevis : les traces d’une lame fine, notamment sur le cou, étaient assez évidentes.

– D’accord, enregistra Sweeney… Sais-tu si elle a été tuée sur place ? poursuivit-il.