L'ombre de la brume - Gérard Chevalier - E-Book

L'ombre de la brume E-Book

Gérard Chevalier

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Beschreibung

Dans une région marquée par les éléments, de nombreux événements font perdre la tête aux différents habitants...

Les monts d’Arrée. Lieu prestigieux bâti par une force naturelle puissante où la beauté, l’harmonie, le calme régénérateur ne sont perturbés que par la violence épisodique et habituelle des éléments. Après les grandes souffrances des siècles passés, les hommes qui vivent ici ont enfin trouvé un équilibre.
Rien ne semble pouvoir ébranler cet univers paisible et laborieux, habité de légendes miraculeusement héritées d’une culture orale disparue. Rien… sauf des petits vols insignifiants qui commencent à entamer la stabilité apparente d’une famille, et pas n’importe laquelle : celle du médecin du village. Rien… sauf des disparitions de personnes au sein de cette même famille, qui se fissure. Rien… sauf d’ignobles lettres anonymes qui font éclater un scandale plongeant dans l’angoisse le petit hameau de Saint-Cadou, jusque-là havre de quiétude.
Le comble est atteint lorsque l’on prétend que le monstre de l’Élorn, diable ou phénoménal sanglier carnivore, sort de sa retraite infernale pour établir la justice ! Alors la peur ancestrale de l’obscur, de l’inexplicable s’installe profondément chez les hommes des monts d’Arrée…

D'étranges disparitions et des lettres anonymes intriguent le médecin du village, qui décide de mener l'enquête. Dans une ambiance savamment construite, l'auteur nous immerge au coeur de la folie et de la peur des hommes.

EXTRAIT

Un jour, il était arrivé au village en demandant s’il n’y avait pas de vieille maison à vendre. L’adjoint au maire de Sizun, qui s’occupait de Saint-Cadou, en possédait une à moitié en ruine. Il la lui avait proposée dans l’espoir de le décourager car le bonhomme ne lui plaisait pas. Isolée, sans aucun confort, elle n’avait jamais intéressé un quelconque acheteur, pas même un membre de la famille du vendeur. Étienne ne discuta pas le prix, pourtant trop élevé, et l’affaire se conclut sur-le-champ. Cela se passait plus de deux ans auparavant. L’homme attaqua sans tarder la restauration de sa demeure, exécutant tous ses travaux lui-même, à la grande surprise des villageois. Ils l’observaient de loin car ils redoutaient son aspect sévère. Malgré sa personnalité bourrue, on avait fini par l’accepter. Surtout après l’accident du petit Pierre Quenhervé, le fils d’un postier de Sizun qui, à douze ans, se passionnait pour la pêche à la ligne. Un petit matin de l’été 2008, il était tombé dans le lac du Drennec et s’était assommé sur une grosse pierre. 

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Gérard Chevalier raconte à un rythme haletant une histoire qui semble défier toutes les lois de la raison ordinaire. Et pourtant, la vérité, simplement humaine, retombera au final sur ses pieds. Mais il faudra pour cela démêler l'écheveau de très sombres vengeances familiales. - Didier Gourin, Ouest-France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Influencé toute sa vie par ses deux grands-pères, l’un, directeur du journal L’Évènement fondé par Victor Hugo, l’autre, héros de la guerre 14-18, Gérard Chevalier va être artiste peintre, décorateur, maquettiste, acteur, metteur en scène, scénariste.
Il devient auteur de romans policiers en 2008.
Son premier ouvrage Ici finit la terre remporte le Grand Prix du Livre Produit en Bretagne, le Prix du Roman Policier Insulaire à Ouessant, le 2e Prix du Goéland Masqué. Suivent L’ombre de la brume, La magie des nuages, Vague scélérate, Vivre… et revivre et la série humoristique Le chat Catia mène l’enquête qui rencontre également un véritable succès.

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Couverture

Page de titre

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr.Le site de l’auteur : www.gerard-chevalier.com

CE LIVRE EST UN ROMAN. Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À mes enfants Christophe et Nausicaa, en souvenir du beau mois de juillet 1969

La brume était si dense qu’on ne pouvait rien distinguer à terre, Quoique dans les profondeurs de cette mer de brouillard flottait, Comme un reste de lumière noyée, un livide halo de lune.

Anatole Le BrazContes du soleil et de la brume

Le guerrier ressentit le choc de la flèche sur son flanc gauche. Sans douleur. Tirée de trop loin, elle n’avait plus assez de puissance et ne fit que buter sur une côte, entamant la peau qui la recouvrait. Le danger augmentait singulièrement. Le duel à mort engagé contre l’étranger, venu sans doute dérober des fragments de pierre bleue, comme lui, devait se terminer immédiatement. Il redoubla les frappes avec sa lourde épée de fer et accula son adversaire contre l’énorme pierre dressée qui indiquait comme les autres le lever du soleil, marquant le début des jours qui s’allongeaient.

Mais l’homme se défendait astucieusement. Il se contentait de parer les coups afin d’épuiser son agresseur. Il avait bien remarqué la flèche qui signifiait un ennemi supplémentaire. Probablement un des gardiens du cercle des pierres bleues excitant les convoitises, même au-delà des mers. Leurs fragments pilés guérissaient nombre de maladies. Portés cousus dans les vêtements, leur charge tellurique protégeait des mauvais sorts, écartait les esprits malfaisants.

Bien calé contre le bloc colossal, l’étranger essayait d’amener l’épée de son rival à frapper la masse de pierre en se dérobant au dernier moment. C’était risqué, mais l’arme pouvait ainsi se briser ou se tordre. Ce qui lui donnerait un avantage décisif. Il était doublement à l’abri des tirs de l’archer invisible en étant le dos sur la pierre et l’assaillant faisant écran face à lui. D’où venait ce dernier ? D’après son accoutrement, ce devait être un Cimbre1. Leur réputation de guerriers farouches était connue de tous les Celtes. Les récits de leurs incursions épouvantaient les populations de Brittons2. Ils n’hésitaient pas à s’aventurer très loin, maîtrisant parfaitement la science de la navigation et faisant montre d’un courage exceptionnel qui leur permettait de dominer les mers les plus hostiles.

Cette fois, la flèche se planta profondément dans sa cuisse. Donc le tireur s’était rapidement rapproché. Surpris par l’impact, le Cimbre s’immobilisa une fraction de seconde, l’épée levée. Alors le Carnute3 prenant appui sur son support rocheux, d’un terrible mouvement tournant, lui trancha la tête. Laquelle roula jusqu’à une petite déclivité où elle s’immobilisa en position verticale, telle un monstrueux champignon. Les yeux fixés sur l’infini n’exprimaient qu’un étonnement dont toute souffrance était proscrite. Le Carnute ne s’attarda pas à savourer sa victoire. Sa besace pleine d’éclats de pierre bleue bien fixée sur son torse, il s’élança en zigzaguant entre les colonnes de l’immense cercle. Il abandonna sa masse de granit qui lui avait servi à fragmenter le bloc initial. Le druide en serait sûrement irrité car elle était élaborée avec soin. Mais le poids de cet outil devenait une gêne et la priorité était de rapporter les précieux minéraux. Il lui fallait franchir l’espace dénudé autour du lieu sacré pour rejoindre son cheval dissimulé dans la forêt.

Puis commencerait le retour de ce grand voyage portant les espoirs des habitants de son village. Se remémorant la direction de la flèche plantée dans la cuisse du guerrier cimbre, il courut à découvert dans l’axe opposé. Il atteignait presque l’orée de l’imposante futaie quand une pointe de silex lui perfora le poumon gauche. Une douleur sourde, abominable, le paralysa. Il comprit aussitôt que son expédition se terminait là. En homme brave, ce qu’il avait été toute sa courte vie, il fit face à l’archer le menaçant de son épée. Geste dérisoire que son honneur lui dictait. L’homme, de haute taille, se détachait à contre-jour en cette fin d’après-midi. Rassemblant les restes de son énergie, le blessé se dirigea sur lui le plus vite possible. Il projetait par sa bouche ouverte des bulles sanglantes qui éclataient sur son menton et le maculaient de gouttelettes sinistres.

Posément, l’archer l’ajusta et tira successivement trois projectiles qui se fichèrent dans la poitrine. Le Carnute finit son attaque au ralenti et s’écroula aux pieds de son exécuteur, face contre terre.

Plus rien ne bougea pendant quelques secondes. Puis le gardien des lieux suspendit son arc à son épaule. D’une main, il tira le cadavre à couvert sous les arbres et récupéra le cheval qu’il détacha. C’était une bête magnifique, d’une race inconnue dans cette contrée. Il l’offrirait au chef du village qui ainsi ne lui refuserait plus sa fille sous prétexte de ne recevoir aucun présent de valeur en échange. Par prudence, il l’emmena en le tirant par les rênes. Le chevaucher eût peut-être été dangereux. Le soir venait rapidement. Il n’y avait plus à craindre de pilleurs à cette heure-ci. Aucun homme sensé n’oserait défier dans le noir la magie de cet endroit gardé la nuit par des forces terrifiantes.

Le destin lui fut impitoyable. Il ne revint jamais car, le lendemain, il perdit la vie dans un combat stupide contre des guerriers du village voisin venus prendre une revanche sur une défaite qu’ils avaient subie peu de temps auparavant.

La tête tranchée du Cimbre fut oubliée dans la dénivellation de terrain où les corbeaux, les insectes, la pluie et le soleil la débarrassèrent rapidement de sa chair. Le crâne s’enfonça dans le sol jusqu’à une roche qui le bloqua au ras de la lande.

Trente-sept siècles s’écoulèrent sans que sa méditation soit interrompue.

Un matin, après une averse nocturne abondante, une monture, avec son cavalier sur le dos, buta dessus. Le son produit par le choc du sabot intrigua l’homme qui descendit du cheval et délivra de sa prison boueuse le crâne intact, aux os parfaitement polis. C’était un jeune militaire français en permission, visitant le site de Stonehenge, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Amateur d’ésotérisme, impressionné par sa découverte dont il suspecta l’ancienneté, il emporta avec lui sa trouvaille et, tout au long de son existence, l’installa dans ses bureaux successifs.

*

Revenant de Botmeur où il avait été appelé en urgence, le docteur Yvon Leguern quittait la D 42 pour emprunter le chemin du Tuchenn Kador. Nom d’un des points culminants des Monts d’Arrée que les cartes routières baptisaient inconsidérément « Signal de Toussaines ». Laissant ouverte la porte de sa 4L, il alla s’asseoir contre les puissants rochers, à sa place favorite, qui lui permettait de contempler à satiété ce paysage indispensable à son équilibre. La vue se perdait très loin vers le lac artificiel du Drennec, au nord, et, au sud-est, vers Brennilis et sa maudite centrale nucléaire. Un gâchis économique et écologique dont il n’avait jamais voulu s’approcher. Son démantèlement programmé depuis des années n’était toujours pas effectif. Heureusement, les lieux le séparant de ce désastre étaient suffisamment vastes et magnifiques pour gommer cette injure à la nature et ne pas le déranger dans sa quête de sérénité.

Il appuya sa tête contre le granit chauffé par le beau soleil de ce début juillet. La végétation rase exhalait une délicieuse fragrance renforcée par l’absence de brise. Ce qui était rare à cet endroit. Yvon resta ainsi quelques instants, s’efforçant de ne plus avoir de pensées précises. Puis le vague malaise qui rôdait dans sa tête depuis son réveil se réinstalla. Le dîner de la veille en était la cause. C’était une remise en question finalement importante. Ses relations, dites amicales, avec les trois couples d’invités, des gens considérés comme proches, s’avéraient superficielles. Après des années de fréquentation, leurs échanges tournaient toujours autour du résultat des matchs de football, des performances de leurs voitures et de leur prix, des bonnes adresses de restaurants et de leurs menus, et des problèmes au sein de leurs entreprises respectives. Liste exhaustive pour les hommes. Les femmes ne sortaient pas des questions de mode, de soins de beauté, des tracasseries domestiques, des études ou des maladies des enfants et, bien sûr, des ragots amoureux concernant leurs voisines.

Les efforts du médecin pour donner plus de profondeur à la conversation n’avaient pas abouti au moindre résultat. Il fallait capituler devant l’évidence : il ne les supportait plus. Que les mâles observent furtivement les jambes de Trifyn, jambes parfaites comme l’ensemble de son corps, cela paraissait normal. Mais qu’ils lui murmurent des propos si déplacés que sa femme, complaisante, lui jette des coups d’œil inquiets, c’était inadmissible. Et ceci ajouté à cela…

Il serra rageusement la poignée de sa vieille sacoche en cuir, héritée de son père, médecin comme lui, qu’il ne laissait jamais dans sa voiture, de peur qu’on la lui dérobe. Il se concentra sur le paysage, principalement sur son village : Saint-Cadou. Saint Cadou ou Cadoc, le Gallois fondateur de l’abbaye de Lancarvan, venu en Bretagne et ayant fini sa vie comme évêque en Italie. Ici, on le vénérait surtout comme étant un guérisseur des problèmes de surdité.

Son vieux village où il était né, où la famille Leguern s’était établie avant la Révolution et dont elle n’était plus sortie. Des médecins de père en fils. Saint-Cadou, défiant le temps, l’espace, les éléments, sauvage et civilisé à la fois. À quarante-quatre ans, Yvon ne s’en lassait pas. Sa clientèle s’étendait sur plusieurs communes et même des bourgades plus importantes réclamaient parfois ses soins sur recommandation de confrères débordés. Principalement en hiver.

Il aimait sa terre et sa population. Il ressentait profondément ses racines celtes. Sans être bêtement nationaliste, il était fier d’appartenir au peuple de Bretagne dont il possédait la langue. Une vraie langue. Riche. Forte. Poétique. Il n’était pas question de rejeter la France. Mais il regrettait que celle-ci n’admette pas toujours que les Bretons désirent maintenir leur culture ancestrale, dont le langage est un élément fédérateur. Surtout, les clichés provoquaient son irritation. Mais les « crétins en sabots arriérés », après pas mal de crises, de pauvreté, voire de brimades, avaient fait de leur région une des premières zones économiques de l’Hexagone. Et leur folklore, leurs coutumes attiraient aujourd’hui des centaines de milliers de touristes enthousiastes. Y compris à Saint-Cadou.

Son humeur vira de nouveau à la joie de vivre, son état naturel. Il scruta une dernière fois les merveilles de la Création à cet endroit qui, il en était persuadé, lui appartenait, et regagna sa Renault 4L neuve. Elle avait pourtant plus de trente ans. Comme elle n’était jamais tombée en panne, depuis ses études à la faculté de Brest jusqu’à l’année dernière, pour la remercier, il l’avait fait restaurer entièrement, mécanique et carrosserie. Yvon était un grand sentimental : il ne pouvait pas s’en séparer. Elle avait rendu tellement de services ! Y compris pour le transport d’un veau chez le vétérinaire, que des fermiers, malades eux aussi, étaient incapables d’effectuer. Pour la bonne raison qu’il leur avait interdit de sortir ! Leur bronchite était trop grave.

Leguern respira encore une dernière goulée d’air du Tuchenn Kador, littéralement « Le Tertre du Trône » en français, et démarra. Il devait effectuer sa dernière visite extérieure du matin chez Anne Stephan, veuve du capitaine Jean Stéphan, mort au Tchad en 1968 lors des troubles survenus sous la présidence de François Tombalbaye. Lequel avait appelé la France à la rescousse pour mater le soulèvement des populations musulmanes du Nord contre son pouvoir.

La mort du capitaine, dans une embuscade tendue par les rebelles, marqua le commencement d’une vie particulièrement tragique pour sa famille. À son retour en métropole, Anne perdait successivement sa mère, à laquelle elle était très liée, sa fille, victime d’un cancer du foie, résultat d’une hépatite B mal soignée, et enfin son fils qui s’était pulvérisé en voiture contre un mur, à huit jours de son mariage.

L’âme fêlée par le chagrin, elle se réfugia dans la maison de sa grand-mère, non loin de l’église de Saint-Cadou. Le souvenir d’une enfance heureuse lui permettait de continuer à vivre, sans l’empêcher de sombrer dans un délire quotidien dans lequel mysticisme, voyance, médecine occulte et rancœur perpétuelle s’imbriquaient. Avec des phases dominantes pour l’un ou l’autre de ces états. Seule la vénération de ses chers disparus demeurait constante. Elle leur parlait dès son réveil et ne doutait pas de leur présence fidèle à chaque seconde de la journée.

Sans frapper, Yvon poussa la porte de la demeure ancienne. Dans la grande pièce principale, la photo jaunie du capitaine Stéphan trônait sur un petit autel en bois d’origine bouddhique, encadrée de deux bougies allumées. Des pétales de roses blanches s’étalaient sur une chéchia en soie de même couleur, placée près du cadre protégeant le cliché. Dans un bol en bronze ouvragé, un bloc d’encens se consumait. Le tout se trouvait sur un guéridon aux pieds démesurés.

Dans sa solitude, Anne, peut-être par instinct de survie, n’accordait sa confiance et son estime qu’au docteur Leguern. Celui-ci la soignait avec dévouement, comme tous ses patients, et conservait, attendri, l’image qu’il avait d’elle lorsqu’elle s’était installée au village : nostalgie de sa convoitise cachée de jeune mâle pour celle qui était alors dans la plénitude de sa beauté.

Immobile, Yvon regarda la vieille dame quelques instants, pour s’habituer à la pénombre ambiante et aussi pour ne pas troubler son recueillement. Elle se tenait debout face à l’autel, le bout des doigts posés sur le bord du meuble, intensément concentrée ; elle communiquait avec le défunt.

Sans qu’elle en eût conscience, le médecin avait beaucoup de mal à la maintenir dans son fragile équilibre de vie. Ses visites étaient fréquentes, bien souvent non prévues. Une ruse lui permettait de ne pas percevoir d’honoraires : il lui avait demandé d’être son directeur de conscience et de lui prédire l’avenir. Au moins une fois par semaine. Ravie, flattée, Anne prenait son rôle très au sérieux. Ce qui créait parfois des tensions lorsque Yvon avait un emploi du temps chargé. Mais l’affection qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, presque à leur insu, surmontait facilement ces heurts dérisoires.

Voyant qu’elle ne sortait pas de son dialogue occulte, Leguern frappa légèrement sur la porte. Un écho répercuta le bruit dans le salon aux murs de pierres jointoyées, au sol couvert de larges dalles de granit, impeccablement entretenues.

— Je sais que tu es là ! Assieds-toi. Je termine mon entretien, dit-elle sans s’interrompre.

Yvon s’assit en soupirant. Les rendez-vous à son cabinet allaient bientôt commencer. Or, il mettait un point d’honneur à respecter ses horaires. Ce qui n’était pas le cas de certains de ses confrères. Qu’importe : en milieu rural, le médecin est roi ! De son fauteuil, il admirait le beau visage maintenant buriné, sculpté par la lumière des bougies, empreint aujourd’hui d’une tranquillité inhabituelle. Machinalement, il chercha des yeux le crâne qui l’avait toujours fasciné. Il était bien là, à son emplacement sur l’étagère. Son attirance venait de la légende dont la veuve l’entourait. Jeune sous-lieutenant, engagé dans la deuxième division blindée du général Leclerc de Hauteclocque, Jean Stéphan l’avait découvert à Stonehenge, lors de sa première permission après la fin de la guerre. Il avait obtenu une autorisation spéciale pour revoir un officier anglais dont il avait sauvé la vie. L’homme habitait à Salisbury, près de l’extraordinaire monument mégalithique. Ne voulant pas manquer l’occasion de visiter un site aussi exceptionnel, Stéphan, au cours de son excursion, avait découvert par hasard ce crâne humain enfoui dans la terre. Dissimulant soigneusement sa trouvaille, il l’avait ramenée en France et ne s’en séparait plus. Un détail l’avait fortement intrigué : la première vertèbre cervicale, l’atlas, était restée en dessous du crâne avec, encore plus bas, un débris de la dernière vertèbre, l’axis. Il les avait collées pour ne pas les perdre.

Un scientifique à qui il avait montré cette curiosité, avait conclu que l’homme avait eu la tête tranchée. Suivant la réponse d’un laboratoire spécialisé, le crâne datait d’une période située entre 1700 et 1900 ans avant Jésus-Christ.

Lorsque Anne le récupéra après la mort de son mari, ce vestige prit à ses yeux une intensité particulière, incarnant l’aura d’un druide celte aux pouvoirs magiques très influents. Elle s’était jetée littéralement dans la culture de ces lointains mages, comblant ses lacunes historiques à l’aide de son imagination déstabilisée, et n’hésitait pas à affirmer que, grâce à cet homme à la tête coupée, elle recevait des informations précieuses.

— Voilà, c’est fini. Approche-toi.

Yvon fut surpris de la voir passer brusquement de ses pensées à la réalité.

— Il fait un temps magnifique, ajouta-t-elle. La nature est forte et Jean bénéficie de bonnes ondes apaisantes. Veux-tu un verre de mon élixir de santé ? Il est tout frais de ce matin…

Le médecin acquiesça en conservant son sérieux : c’était indispensable pour maintenir le contact.

La silhouette encore élégante et énergique voleta dans la pièce, accompagnée de l’ondulation des cotonnades noires qui l’habillaient. Pendant qu’il goûtait avec répugnance son breuvage d’herbes pilées, elle approcha un tabouret tripode servant à la traite des vaches et lui prit sa main libre. Elle lui fit plier les doigts, pinça la peau de sa paume, puis, à l’inverse, tendit les articulations vers l’extérieur. Son expression, jusque-là paisible, changea d’un seul coup.

— Il y a… des menaces sur ta vie ! Mon Dieu, des dangers te guettent ! articula-t-elle nerveusement.

Le docteur, pourtant habitué à ses errements, ne put réprimer un petit frisson qui balaya son dos. Il la soupçonnait de jouer la comédie pour mieux asseoir son autorité face à ses consultants, plus que naïfs pour la plupart, lesquels venaient surtout à la nuit tombée afin de ne pas être reconnus. Mais, en principe, cela ne pouvait se produire avec son « petit Yvon ».

— Méfie-toi de tes proches !… Il va arriver… (elle fronça les sourcils) des événements bizarres… et…

— Avez-vous pris vos fortifiants ? coupa-t-il brusquement.

Bien qu’intéressé par certaines formes d’ésotérisme, il se refusait à entrer dans les prédictions de cauchemars, surtout lorsqu’on faisait allusion à son entourage. De douces divagations, oui. Mais pas plus. Anne ignora son intervention.

— Ah, c’est épouvantable !

Il lui retira sa main et se leva.

— Des malades m’attendent à mon cabinet. Je vais être en retard.

Elle se leva aussi rapidement que lui et s’accrocha à son bras.

— Je t’en prie, mon chéri. Fais attention à toi !

C’était la première fois qu’elle l’appelait « mon chéri ». Il en fut tout ému. Il se radoucit et lui baisa la main. En relevant la tête, il perçut son trouble.

— Tant que vous veillerez sur moi, il ne m’arrivera rien, lui dit-il doucement. Surtout promettez-moi de prendre vos fortifiants.

— Je te le promets… Attends-moi un instant…

Elle s’éclipsa dans un coin de son antre tandis qu’il sortait respirer au soleil près de sa voiture. Il la vit revenir en courant alors qu’il hésitait à actionner le démarreur. Il se reprocha de ne pas être resté près d’elle.

— Tiens ! Porte-la toujours sur toi !

Elle lui mit dans la main une petite statuette en glaise dont une mèche de cheveux blonds entourait le cou. Il la contempla, ahuri : la figurine lui ressemblait incontestablement. Elle portait au bout d’un bras un sac miniature, réplique exacte du sien. Anne adopta un ton solennel pour déclarer :

— Ce sont mes cheveux, coupés le jour où je suis arrivée ici. Ils sont immortels… N’oublie pas que je suis une vate !

C’était dit avec fierté, voire orgueil. Combien de fois lui avait-elle répété cette phrase ? À chacune de ses visites. Les vates : des devins, des médecins aussi. Dans l’ancien monde celte, les femmes accédaient à ce grade, un statut réservé à l’élite. Yvon en discutait souvent avec son vieil ami, le juge Prigent, retraité maintenant, passionné par cette civilisation dont les druides incarnaient le pouvoir spirituel et le savoir sous toutes ses formes. Y compris médical. Anne Stéphan se considérait comme étant une des leurs, avec les mêmes prérogatives.

Et au XXIe siècle, elle n’était pas la seule à revendiquer ce titre…

Le docteur Leguern empocha sa statuette avec précaution, monta dans sa 4L et, après un geste d’au revoir qu’elle lui rendit, il s’éloigna. La gorge serrée, il la vit s’amenuiser dans le rétroviseur jusqu’au premier virage de la D 30, puis disparaître.

*

Marie-Louise Rouzic aperçut Trifyn, sa patronne, traverser la cour, bottée, cravatée, bombe et cravache sous le bras, et ouvrir la porte du garage en grand.

Elle en fut soulagée. Elle pourrait faire le ménage de la maison à fond sans être dérangée.

Lorsque le cabriolet BMW sortit en trombe, comme à l’accoutumée, elle hocha la tête avec réprobation en songeant à ce bon docteur Leguern qui n’avait pas dû monter plus d’une fois ou deux dans la belle voiture neuve qu’il avait offerte à sa femme.

— Et encore ! fit-elle à haute voix.

Elle commença par laver le carrelage ancien de la grande entrée. « Ça, c’est un homme, Yvon Leguern ! continua-t-elle en pensée. Pas prétentieux pour un riche ! Et encore mieux : pas radin ! »

Quand elle lui avait annoncé son mariage pour le mois de septembre, il l’avait convoquée dans son bureau et lui avait offert dix mille euros pour commencer à équiper le futur ménage. Elle en avait pleuré d’émotion, mais sans relater la bonne nouvelle à son fiancé : elle voulait lui faire la surprise des achats qu’ils n’envisageaient absolument pas au départ de leur union.

Depuis combien d’années travaillait-elle dans cette belle maison ? Huit ans ? Dix ans ? Voyons… Le docteur n’était pas encore marié. Ses parents venaient de la lui laisser… Donc… douze ans ! Incroyable !

« Comme le temps passe ! » ponctua-t-elle en essorant la serpillière.

La satisfaction de travailler pour cet homme généreux ne s’altérait pas. La conscience que tout le monde aimait et respectait le bon docteur, la confortait dans son bien-être. Elle rit carrément en évoquant son image, sortant de sa 4L, laquelle provoquait l’éternelle plaisanterie :

— Alors, Docteur, vous la changez quand, vot’voiture ?

La réponse ne variait pas non plus :

— Jamais ! C’est la seule qui ne tombe pas en panne pour vous soigner !

Personne n’était dupe. Dans certaines fermes dont la surface d’exploitation n’excédait pas trente hectares, les agriculteurs, victimes de la bêtise des technocrates, conjuguée à la cupidité des grossistes aux cours systématiquement orientés à la baisse, gagnaient moins que le SMIC malgré des efforts acharnés.

Le docteur Leguern, ayant mis au monde ou surveillant depuis leur naissance presque tous les enfants d’exploitants de Saint-Cadou, Saint-Rivoal, Botmeur et Commana, refusait de percevoir ses honoraires dans ces foyers-là, dont il se sentait responsable.

Une douzaine d’œufs, un poulet ou un canard élevé comme autrefois, en liberté et au grain, le récompensait largement, selon sa déontologie. La 4L servait aussi à ne pas les écraser d’un luxe inutile.

En revanche, dans les grandes exploitations où l’on mettait un point d’honneur à acquérir le plus gros des tracteurs pour des dizaines de milliers d’euros, la vieille Renault suscitait des ricanements, voire une incompréhension totale.

— Moi, à sa place, j’aurais pris la BMW et j’aurais refilé la vieille guimbarde à ma femme !

Mais ces fermes-là étaient rares dans son secteur. Marie-Louise laissa encore échapper un petit rire. Quelle chance d’être la femme d’un tel homme ! Elle eut aussitôt honte de sa réflexion ; en aucun cas, elle ne pouvait espérer épouser un médecin. Riche de surcroît. Son sentiment de culpabilité fut bien vite remplacé par une colère froide lorsque lui revint à l’esprit l’image de la cavalière s’en allant dans son carrosse insolent. Quelle malchance d’avoir choisi cette femme-là ! Enfin, elle lui avait donné deux beaux enfants qui, heureusement, avaient hérité du caractère de leur père. Et puis, ils étaient mignons avec elle. Elle se sentait un peu leur nounou et les aimait beaucoup.

Marie-Louise jeta un coup d’œil dans la salle d’attente : personne encore. Son patron n’allait pas tarder. Elle décida de commencer par le cabinet. Elle pourrait toujours faire le reste après la fin des consultations. En ce début juillet, magnifique et chaud, il n’y avait pas beaucoup de malades. Les femmes enceintes et les vieillards constituaient la clientèle de base.

Elle commença par remettre les choses à leur place. Le docteur bougeait tout lorsqu’il faisait des allers-retours dans son bureau, manie signifiant qu’il réfléchissait, concentré sur un sujet. Il y avait autant d’objets que d’appareils médicaux, opérationnels ou obsolètes : des ammonites, des vieux outils de menuisier, de sabotier, un trébuchet, des ustensiles si rares que souvent les consultants, ayant oublié ou méconnaissant leurs racines, demandaient à quoi ils pouvaient bien servir. Un par un, Marie-Louise les dépoussiéra. Elle les connaissait par cœur et les admirait puisque son patron leur accordait son attention. C’était son univers sacré, et elle le protégeait soigneusement.

Puis elle s’attaqua au grand bureau de chêne, meuble des médecins Leguern depuis trois générations. Ensuite, au fauteuil, du même âge. Après avoir essuyé l’excédent de cire d’abeille, elle resta… le chiffon en l’air : le vieux fusil à trois canons, antique produit de la manufacture de Saint-Étienne, n’était plus là ! À deux mètres sur la gauche, près de la fenêtre, elle distinguait une vague trace sur le mur. La poussière en dessinait le contour, incrustée dans la pierre par une alchimie mystérieuse du temps.

D’abord très surprise, elle se dit que, peut-être, Monsieur l’avait porté chez l’armurier à Châteaulin ou chez Trébahol, le serrurier bricoleur.

Après un instant d’intense cogitation, elle décida d’aller voir Françoise, l’assistante, dans son bureau, au sous-sol à demi enterré, lorsqu’elle entendit le bruit caractéristique de la 4L.

Avant d’avaler son traditionnel sandwich au jambon accompagné de deux œufs durs et d’un verre de côtes-du-Rhône, immuable déjeuner de la semaine, Yvon Leguern alla humer ses fleurs à côté du garage, ou plus exactement de l’annexe qui abritait jadis les charrettes et les chevaux.

Il y avait encore là, rangé sous une bâche, un beau char à bancs dans lequel le grand-père avait emmené sa fiancée à l’église. On le sortait maintenant pour les fêtes des villages alentour, comme celle qui aurait lieu le mois prochain : le tournoi des lutteurs de Bretagne.

Yvon entendait encore son aïeul, tout excité au moment d’emmener sa famille dans son précieux engin pour la balade du dimanche :

— « Setu an devez bras ! Ha tout an dud war o drante-en ! »4

Le médecin s’accroupit, posa sa sacoche et arracha quelques mauvaises herbes.

Parfois, comme en cet instant, l’impression lui venait que la vie le piégeait. Son travail, sa famille l’empêchaient de s’arrêter pour profiter autrement de ses jours : partir en pique-nique, aller à la pêche, s’allonger contre un arbre pour somnoler, flâner les mains dans les poches au hasard des chemins ou bavarder avec ses vieux amis d’enfance disséminés dans la campagne. Et aussi, faire l’amour avec Trifyn autrement que dans leur chambre…

Il se redressa en pensant à toutes les guerres gangrenant un monde soi-disant civilisé, avec leurs cortèges d’horreurs. À tous les gens qui souffraient de pauvreté, d’humiliations dans leur travail, de maladies incurables. Il se consola ainsi de ses petites frustrations passagères, estimant qu’il était extrêmement privilégié malgré cette grande blessure mal refermée qui…

Marie-Louise l’appelait près du perron. Abandonnant ses rêveries, il s’empressa de la rejoindre.

— Monsieur, vous avez porté vot’fusil à réparer ?

— Lequel ?

— Celui qui est dans vot’bureau.

— Mais non, voyons ! Il ne sert qu’à décorer le mur.

— Eh ben, il est plus là !

— Qu’est-ce que vous me racontez, Marie-Louise ?

Planté devant l’empreinte tracée de l’arme, il se sentit tel un petit garçon à qui on aurait confisqué son jouet. C’était tellement insensé qu’un de ses précieux objets ne soit plus là !

— J’l’ai encore épousseté pas plus tard qu’hier, grinça Marie-Louise, horriblement gênée par la posture de son patron fixant silencieusement le mur.

— Françoise est là ? finit-il par dire.

— À c’t’heure-ci, bien sûr.

Question d’autant plus sotte que l’interphone reliant leurs bureaux se trouvait presque sous son nez. Il enfonça la touche.

— Oui, Monsieur ?

— Françoise, vous pouvez venir tout de suite, s’il vous plaît ?

Il n’y eut, en guise de réponse, qu’un grésillement dans le haut-parleur.

— Merci Marie-Louise. Dites aux enfants de venir me voir quand ils rentreront.

— Bien, Monsieur.

— Madame ne vous a rien dit de particulier ?

— Oh non, Monsieur ! Rien du tout.

Voyant qu’il s’installait dans son fauteuil et sortait son cahier de rendez-vous, Marie-Louise quitta discrètement les lieux.

En entendant la voix d’Yvon dans l’appareil, Françoise eut quelques pulsations cardiaques plus rapides, phénomène qui lui était habituel. Absorbée sur son ordinateur par la mise à jour des dossiers, elle n’avait pas entendu le retour de la légendaire voiture.

C’était toujours une joie de voir celui qu’elle plaçait sur un piédestal. De le voir, de l’accueillir, de lui serrer la main, de l’aider, de le servir. Jusqu’à la mort s’il le fallait.

En mettant l’appareil en veille, après avoir sauvegardé les données, l’image de la petite annonce qui avait changé sa vie se superposa à celle du PC : « Médecin généraliste, clientèle importante en zone rurale, cherche assistante libre de suite. Bon niveau technique en médecine et gestion demandé. Écrire au journal qui transmettra. »

Ce matin-là, en lisant Ouest-France, elle était encore tout étourdie de faiblesse, après son récent passage à l’hôpital de jour à Châteaulin. Comment peut-on attenter à sa propre vie par déception d’amour ? La psychiatre, d’une grande efficacité, avait trouvé les clefs pour ouvrir son esprit désespéré et y réintroduire l’envie de vivre.

Néanmoins, ayant des difficultés à fixer son attention, elle avait dû relire plusieurs fois le texte avant de comprendre qu’il s’agissait exactement de ce dont elle avait besoin et qui correspondait à ses aptitudes. Changer d’entourage, de logement, d’habitudes faisait partie de la thérapie.

Le docteur Leguern l’avait reçue avec réserve, lui semblait-il. Il souhaitait un mois d’essai avant de se prononcer. En fait, timide envers les femmes, il l’observait.

Après seulement deux semaines, il lui avait maladroitement déclaré :

— Vous êtes vraiment la collaboratrice que je cherchais…

Puis avait ajouté en rougissant :

— Mieux même !

Le drame commença peu après, lorsque Françoise réalisa qu’elle était enceinte. Elle lui présenta sa démission, effondrée, sans chercher à lui en dissimuler la raison. Yvon en fut affecté à un point incroyable. Il ne voulait absolument pas se séparer d’elle. Pour la convaincre de rester, il lui expliqua d’abord que le cabinet allait terriblement en souffrir, que grâce à elle la clientèle se sentait mieux suivie. Et puis, à bout d’arguments, il lui avait décrit, exagérément, les dangers qui menacent une femme sans travail et sans attaches familiales proches, ses parents ayant émigré sur la Côte d’Azur. Si elle acceptait, il prenait son destin en charge. Elle céda, émerveillée de rencontrer un homme symbolisant l’exact contraire de celui qui l’avait brutalement rejetée. Par égoïsme. Par lâcheté. Incapable de s’engager dans quoi que ce soit de constructif.

Yvon l’envoya, à ses frais, dans une clinique réputée de Brest où le directeur, ami de faculté, la reçut avec bienveillance pour son IVG. En réintégrant son travail, Françoise ressentit l’impression de faire partie de la famille… mais pas de toute la famille…

Trifyn la détestait. Probablement parce qu’elle avait appris à rester maîtresse d’elle-même, dans son univers auquel elle tenait tant.

Trifyn Leguern, ombrageuse, ne résistait pas à la moindre de ses pulsions et ne pardonnait pas à ceux qui en étaient capables. Elle aimait la provocation. Surtout envers son mari. Quand Leguern, de temps en temps, se laissait prendre au jeu, sa fureur, contenue trop longtemps, explosait. Les disputes du couple devenaient homériques. Yvon, après avoir hurlé des monstruosités, il était très soupe au lait, demeurait abattu, triste et se réfugiait dans la cabane à outils du jardin, où il restait prostré de longues heures.

Françoise l’avait trouvé un soir, blotti dans la brouette, dormant profondément, une bouteille de marc vide à ses pieds. Elle avait osé alors l’embrasser de tout son amour. Sans se réveiller, il l’avait enlacée et posé sa tête sur ses genoux dénudés. Ils étaient restés longtemps ainsi, sans bouger. Jamais elle n’avait senti vibrer un tel désir dans son corps… À cette évocation, elle serra les poings dans les poches de sa blouse et le rejoignit, se recomposant un masque professionnel.

Elle ouvrit d’abord la porte de la salle d’attente et salua les trois patients qui venaient d’arriver. Puis elle entra dans le cabinet.

— Je vous écoute, Monsieur…

Yvon leva les yeux sur son assistante. Autant la présence de sa femme le mettait sur le qui-vive, aussi bien sensuellement qu’intellectuellement, autant celle de Françoise le rassurait, lui donnait de l’énergie pour son travail. Il essayait parfois de l’imaginer bien maquillée, coiffée et habillée autrement. Mais tenant parfaitement son rôle, ne voulant surtout pas s’attirer les foudres de Trifyn, Françoise arborait une tenue stricte, évitant toute mise en valeur de son physique.

En allant la voir à la clinique de Brest, le lendemain de son I.V.G., Leguern l’avait auscultée minutieusement et n’avait pu ignorer qu’elle était bien faite.

« Moi j’ai trouvé des jambes de reine et je les ai… »

Il interrompit Brassens qui chantait dans sa tête.

— Vous n’auriez pas, pour une raison quelconque, pris mon vieux fusil ?

Elle lui sourit malicieusement.

— Si ! Pour vous débarrasser de vos vieux malades. Mais je les ai ratés ! Votre arme s’est enrayée !

Il rit de bon cœur pour la première fois depuis son réveil.

— Ça ne m’étonne pas ! À voir comment vous faites les piqûres et les pansements, vous êtes bien incapable de charger correctement mon fusil !

— Vous appelez ça un fusil ? Je dirais plutôt un tromblon !

— Vous insultez ma relique ! … Prenez votre carnet. J’ai des examens à vous dicter pour le cardiologue et le radiologue… Curieux tout de même… Je demanderai aux enfants.