Les Roses de Sarajevo - John-Erich Nielsen - E-Book

Les Roses de Sarajevo E-Book

John-Erich Nielsen

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Beschreibung

Pourriez-vous tout sacrifier par amour ? Eux l'ont fait !

Les Roses de Sarajevo, l'histoire vraie d'Emina et Mirko.
Emina est la plus jeune enseignante de l’Académie des Beaux-Arts de Sarajevo. Pour Mirko, futur restaurateur, elle est aussi la plus séduisante ! Mais Emina est professeur et bosniaque, tandis que lui est étudiant et catholique. Deux barrières infranchissables… C’est alors qu’un vent de liberté se met à souffler sur la Yougoslavie : bientôt les nations proclament leur indépendance, et même les amours s’affranchissent des conventions ! Emina et Mirko se découvrent faits l’un pour l’autre… Mais l’Histoire se moque du bonheur des hommes. Au printemps 1992, les murs de la guerre vont se dresser brusquement tout autour de la ville. Le piège se referme… Encerclés, affamés, bombardés, Emina et Mirko s’accrochent à un dernier espoir : fuir l’Enfer.
À Sarajevo, l’Amour et la Mort se sont donné rendez-vous. Au terme d’un combat sans merci, le vainqueur emportera tout…

Entre rêve et cauchemar, on rit, on pleure, on espère, on a peur… On vit ! Lorsque vous quitterez Emina et Mirko, vous n’aurez plus qu’une envie : être amoureux !

EXTRAIT

Avec le soleil et le vent des montagnes de nouveau dans son dos, le jeune homme retrouva son coup de pédale insouciant. Longeant une Miljacka étincelante, il eut même la sensation que la fraîcheur de la rivièreremontait jusque dans le creux de ses reins. Car la Miljacka était vive comme une musique tzigane. Elle filait d’est en ouest, en virevoltant sous les ponts chargés d’histoire. Éperonnée par les rochers, son écume surgissait pour les engloutir, aussi folle que ces femmes des Balkans qui, les jours de noces, tirent des coups de feu de joie dans le ciel. Dans sa farandole endiablée, la rivière réussissait à entraîner l’âme ottomane de la vieille ville avec celle des quartiers austro-hongrois. En les faisant danser et chanter ensemble, la Miljacka réunissait l’Orient et l’Occident… Tandis qu’il roulait rive droite, Mirko put même ressentir cette ivresse qui glissait lentement dans son dos, jusqu’à venir fourmiller dans sa nuque.
Quelques instants plus tard, son regard fut attiré par la synagogue sur sa gauche puis, presque simultanément, par les clochers des églises et du temple qui se dressaient à leur tour sur sa droite. Ce foisonnement des religions, dans un périmètre aussi restreint, le remplit d’un bonheur intense. Et même si Mirko n’avait aucune idée de ce qui provoquait cette sensation de plénitude, il eut toutefois le sentiment que ce moment merveilleux était aussi important que fragile.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Avec les Roses de Sarajevo, John-Erich Nielsen, témoin direct du supplice infligé à la ville martyre, nous replonge dans les affres d’un conflit presque oublié. Une tragédie à laquelle se fait aujourd’hui tristement écho le siège d’Alep. - Les Mots Gourmands

À PROPOS DE L'AUTEUR

John-Erich Nielsen est né le 21 juin 1966 en France. Professeur d'allemand dans un premier temps, il devient ensuite officier (capitaine) pendant douze ans, dans des unités de combat et de renseignement. Conseiller Principal d'Education de 2001 à 2012, il est désormais éditeur et auteur à Carnac, en Bretagne.
Il est l'auteur de la collection "Les enquêtes de l'inspecteur Sweeney", qui met en scène un jeune Ecossais dégingandé muni d'un club de golf improbable, mal rasé, pas toujours très motivé, mais ô combien attachant, dans la tradition du polar britannique. Sont privilégiés la qualité de l'intrigue, le rythme, l'humour et le suspense.

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Les arbres avaient disparu ; les fleurs ne poussaient plus.

Par dérision, les assiégés appelaient « roses » les impactsétoilés que les obus formaient en éclatant au sol…

Adieu Sarajevo

Été 1996

– Je peux enntlel ? demanda la voix rauque.

Avant d’avoir eu le temps de répondre, le capitaine Morvan vit un ventre rebondi, précédé par l’odeur du tabac, franchir la porte de son bureau.

– Dobro veče(1) mon capitaine, le salua l’interprète.

– Dobro veče Michel, lui renvoya le jeune officier. Vous êtes encore là ? Je vous croyais parti.

– Nonn, ils avaient enncole besoinn de moi au PC. Des documennts à tladuile…

– Ah ?... Il est tard, fit remarquer Morvan. Est-ce que vous voulez que je vous fasse raccompagner ?

Plutôt que de lui répondre, Michel commença par extirper sa pipe de la poche de son pantalon, puis une poignée de tabac parfumé qu’il s’empressa de bourrer dans son fourneau. Enfin, il laissa son postérieur pachydermique choir sur la chaise placée face au bureau, ac pagnant sa chute d’un « Vous pelmettez ? » quine souffrait déjà plus la contradiction.

– Aaaff… souffla-t-il, lorsque l’onde de choc chassa brutalement l’air de ses poumons.

Quelques instants plus tard, l’interprète grattait une allumette à tête bleue – bien chétive entre ses doigts, épais comme des saucisses – puis, satisfait, il laissait bientôt s’envoler une première bouffée.

Qu’est-ce qu’il lui prend ? s’étonna Morvan. Cet après-midi, nous nous étions pourtant fait nos adieux.Est-ce qu’à la veille de mon départ, Michel auraitbrusquement du mal à tourner la page de ces six moisde vie commune ? Voilà qui serait cocasse ! s’amusa le capitaine, et un sourire attendri lui plissa involontairement les lèvres.

Cependant, intrigué par le comportement inhabituel de Michel, Morvan traversa le bureau – qui lui servait également de chambre – pour venir prendre possession de so fauteuil. Une fois installé, il déclara :

– Je suis heureux. Demain, je vais enfin retrouver ma famille. Adieu Sarajevo !... J’étais sur le point de boucler ma cantine. Elle est malheureusement déjà pleine, regretta-t-il. Tout ne tiendra pas… Et puis j’hésitais encore : je ne sais toujours pas quels souvenirs je dois emporter, et ceux que je dois laisser.

En guise de réponse, l’interprète exhala une nouvelle bouffée, tandis que son regard continuait de suivre les évolutions nonchalantes de la fumée à travers la pièce.

Eric Morvan en profita pour observer son visiteur : interprète officiel de l’escadron, Michel n’était pourtant pas « Michel ». En effet, le capitaine avait découvert que son traducteur utilisait ce pseudonyme trop français pour dissimuler ses origines serbes aux employés bosniaques de la base, ainsi que son véritable prénom : Stepan. Il est vrai que, quelques mois seulement après la fin du siège, les tensions entre les communautés restaient vives. En brouillant les pistes, l’interprète prenait ses précautions : un « accident » était si vite arrivé… Âgé d’une cinquantaine d’années, Michel était certainement la baleine la plus sympathique que Morvan eût jamais rencontrée. Lorsque l’interprète l’accompagnait pour une mission hors du camp, réussir à grimper à l’arrière de son véhicule blindé constituait pour lui un authentique exploit. « Autantfaire rentrer un éléphant dans une boîte de sardines ! », rigolait le brigadier-chef Krantz, le chauffeur de Morvan. Au retour, sauter au bas de l’engin représentaitune prouesse encore plus périlleuse. En outre, sonimpressionnant tour de taille lui interdisait le port d’un gilet pare-éclats. « Oh vous savez, moi, je m’ennfous ! », fanfaronnait Michel. « De toute façonn, unjoull ou l’autle, il faut bienn y passer… ». Sa barbedense, ainsi que des cheveux touffus plus noirs que l’ébène, ne laissaient émerger de son visage qu’une paire de petits yeux très bleus, presque translucides, mais aussi étonnamment vifs ; car de façon surprenante, à la moindre contrariété, le paisible cétacé pouvait brutalement se transformer en un lion de mer rugissant, qui éructait alors à la face de ses adversaires. Lecapitaine s’étonnait même de n’avoir jamais fait l’objet de ces fureurs aussi tonitruantes qu’imprévisibles. À l’évidence, ces colères étaient à la mesure de l’embon-point du personnage : car malgré l’apparente bonhommie que laissaient supposer ses rondeurs, l’interprète ne parvenait pas à masquer son véritable caractère, fait en réalité de rage et d’acier. Morvan en avait déduitque même si Michel avait beau s’en défendre, et vouloir s’appeler Michel plutôt que Stepan, tout en luitrahissait définitivement… l’âme serbe !

– Aloll, mon capitaine ? le surprit la voix de l’interprète. Fff… soupira-t-il, comme à chaque fois qu’il reprenait son souffle. Vous faites des ploglès ? Fff… demanda-t-il, et il désigna l’exemplaire d’Oslobođenje(2) posé sur le bureau.

– Je réussis à saisir le sens général des articles. Cen’est déjà pas si mal, se félicita l’officier. Encore un ou deux mois et je n’aurais même plus eu besoin de vos services ! plaisanta-t-il.

Michel lui renvoya un sourire où se lisait la fierté du professeur pour son élève.

– Je vous clois, mon capitaine. Fff… Heuleusement que les autles n’étaient pas aussi doués que vous, et que l’on vous lemmplace tous les six mois. Sinonn, c’est sûll, je selais déjà au chômage !

Avec contentement, l’interprète relâcha une dernière bouffée. Puis, constatant que sa pipe menaçait de s’éteindre, Michel s’empressa de malmener le tabac pour en ranimer les braises. Cette tâche accomplie, il replaça le tuyau au milieu de sa barbe échevelée.

C’est bizarre, finit par songer Morvan. Michel ne paraît pas décidé à me quitter. Que peut-il bien avoir en tête ? Les quelques Deutsche Mark que je lui ai offerts cet après-midi, en guise de cadeau d’adieu, ne lui suffiraient-ils pas ? commença-t-il à douter. Avant de réaliser : Non, je crois le connaître. Michel est un personnage beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. À ce propos, je me souviens de cette anecdote survenue deux mois après mon arrivée…

*

…Au cours des plus de trois ans qu’avait duré lesiège de Sarajevo, Michel n’avait pas quitté son appartement de Čengić Vila, un quartier situé à l’ouest de la ville. Pour une raison inexplicable, il avait choisi de demeurer prisonnier de ce piège mortel, tout en dissimulant à ses concitoyens son identité serbe. Toutefois, lors d’une conversation plus détendue avec Morvan, l’interprète avait involontairement soulevé un pan de savérité : Michel lui avait raconté qu’un jour, au retourd’une corvée d’eau, il avait été pris sous le feu dessnipers. Il n’avait alors pas eu d’autre choix que deplonger, bedaine en avant, au fond d’une tranchéeprovidentielle. Mais la vigilance des tireurs ne serelâchant pas, Michel prétendait y être demeuré quatrejours et quatre nuits interminables, allongé sans boireni manger.

– Lolsque je suis levennu à la maison, j’étais aussi maigle que vous. Fff… Si si, je vous assule ! Aussi maigle que le joull de monn maliage ! avait plaisanté Michel. Avant de blêmir aussitôt : il en avait trop dit.

Ainsi, Michel avait été marié. Probablement avecune Bosniaque, avait imaginé Morvan ; ce qui l’avait poussé à lier son sort à celui de la ville. Qu’était devenue cette femme ? Avait-elle été tuée pendant le siège ? Avait-elle quitté Michel ? Quelles souffrances inavouables la barbe du colosse s’efforçait-elle de masquer ?

Eric Morvan ne chercha pas à percer son secret. Il estimait que Michel avait trop bien enfoui ce douloureux mystère sous les plis inaccessibles de son corps hypertrophié.

*

– Monn capitaine ? Fff… souffla soudain l’interprète, tirant Morvan de ses pensées.

– Oui, pardon ?

– Tout à l’heule, reprit Michel, vous disiez que vousnne saviez pas quel souvenill lamenell de Sarajevo. N’est-ce pas ?

– C’est vrai. J’hésitais entre la gravure que j’ai…

– Si vous voulez, le coupa son visiteur, et si vous avez unn peu de temps, j’aimelais vous laconntell une des plus belles histoiles du siège de la ville. Fff… Peud’étlanngers la connaissent. Poultannt, elle est authenntique. Fff… Vous voulez bienn ?

– Euh oui, s’entendit répondre Morvan, avant de comprendre : C’était donc ça… Michel est revenu pour me raconter une dernière histoire. Est-ce qu’il la sert à tous les capitaines sur le départ ? envisagea-t-il. Non, je n’en ai pas l’impression, préféra croire Morvan.Mais de toute façon, se résigna-t-il enfin, comment ré-sister à cette voix tour à tour âpre et douce, mêlée auxparfums de tabac blond, dont l’accent roule et vousemporte comme la Miljacka(3)emporte les galets ?

Alors Morvan accepta de poser sa nuque sur le sommet du fauteuil. Il allongea les jambes, oublia la poussière qui recouvrait chaque centimètre carré de sonbreau, et il ferma les yeux. Prêt à laisser défiler lesimages dans son esprit, il écouta la voix de l’interprète.

– C’était au prinntemps 1992… commença Michel.

(1) Bonsoir

(2) Oslobođenje est le principal quotidien de Sarajevo. Malgré la destruction du bâtiment le 20 juillet 1992, quelque soixante-dix rédacteurs, bosniaques, serbes et croates, continuèrent de publier le journal durant tout le siège, depuis un abri installé dans les caves.

(3) La Miljacka est la rivière qui traverse Sarajevo d’est en ouest. Elle prend sa source à Pale puis, après trente-huit kilomètres, elle se jette dans la Bosna.

Printemps 92

Au guidon de sa vieille bicyclette, Mirko Dokac, le visage franc et volontaire, dévalait les rues avec aisance en se faufilant au milieu d’un dédale de maisons étriquées aux toits de tuiles rouges.

Avant d’enfourcher son vélo, il avait salué madame Trumić, sa logeuse de la rue Hadži-Jamakova. Sacoche en bandoulière, il respirait à pleins poumons cet air frais qui descendait en cascade des montagnes alentour. Soulevés par la vitesse, ses longs cheveux châtain, noués en queue de cheval, flottaient avec légèreté dans le vent matinal. À la première intersection, Mirko prit le temps de relever la tête pour apercevoir le minaret de Gazi Husrev-beg(1) pointant vers le ciel. Son repère mémorisé, il plongea aussitôt rue Ploča, avant de s’enfoncer dans le goulet de la rueKovači.

La frénésie de son pédalage n’avait d’égale que celle qui, depuis le début du mois, s’était emparée de toute la Bosnie. Enivrée par le tourbillon de liberté qui déferlait sur les peuples yougoslaves, la jeune nation venait à son tour de proclamer son indépendance. Et tant pis si les Bosno-Serbes avaient boudé le référendum : quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses nouveaux compatriotes avaient, tout comme lui, décidé de faire souffler un vent d’avenir sur le pays. Le carcan insupportable du joug titiste, imposé depuis Belgrade, avait fini par céder… Dorénavant, tout allait changer : la libertén’était plus un vain mot, elle était devenue réalité ! Une réalité fragile certes, mais si riche de promesses. « Quelle chance d’avoir vingt-deux ans à Sarajevo en 1992 ! », exultait Mirko.

À l’approche de Stari Grad(2), le cœur historique de la nouvelle capitale, le jeune homme ralentit brusquement. En effet, les ruelles au pavé grossier grouillaient déjà des fidèles convergeant vers la prière de Gazi Husrev-beg. Pendant ce temps, à deux pas de là, le cliquetis des marteaux qui s’agitaient dans les paumes calleuses des artisans ciseleurs, continuait d’ignorer les appels du muezzin. Leurs boutiques innombrables, enchevêtrées tout autour de la place pittoresque de Baščaršija, proposaient une quantité d’articles multicolores exposés à même la rue. Cependant, les marchands prenaient toujours grand soin de retrancher les plus alléchants d’entre eux jusque dans le fond de leur échoppe ; ainsi le patron, après vous avoir proposé unkafa turc parfumé, vous incitait à vous enfoncer dans l’une de ces mille et une cavernes d’Ali Baba aux parois recouvertes d’or et de cuivre, ornées de drapés plus rouges que le soleil couchant d’Istanbul. Si vous acceptiez de le suivre, alors plus personne ne pouvait prédire à quelle tentation vous alliez succomber…

Mirko contourna le kiosque de la Sebilj, la fontaine publique la plus célèbre de Sarajevo. L’eau qui en jail-lissait, fraîche et vive, semblait galvaniser cette foule bigarrée qui emplissait les ruelles. Puis, en quittant la place, le jeune cycliste poursuivit en direction de la mosquée de l’Empereur, la rivale de Gazi Husrev-beg, dont les flèches se dressaient sur la rive sud face à lui. Refusant d’écouter les appels de Stari Grad la belle Ottomane, qui semblait lui murmurer : « Molim Mirko(3), reste avec moi… », il finit par s’extirper de ce labyrinthe exubérant à hauteur du Latinska ćuprija, le Pontlatin.

En dépit de ses arches élancées, blanches et ajourées, l’ouvrage restait à jamais couvert d’un voiled’ignominie. Plus connu des habitants sous le nom dePrincipov Most, le pont avait en effet vu Gavrilo Princip, un nationaliste serbe fanatique, y terrasser l’héri-tier de l’aigle habsbourgeois un jour de juin 1914, déclenchant alors le suicide collectif de peuples millénaires… Pris d’un frisson de répulsion, Mirko se dépêcha de traverser la rue tout en veillant à ne pas enfoncer sa roue dans les gorges sournoises des rails du tramway, puis il bifurqua vers la droite.

Avec le soleil et le vent des montagnes de nouveau dans son dos, le jeune homme retrouva son coup de pédale insouciant. Longeant une Miljacka étincelante, il eut même la sensation que la fraîcheur de la rivièreremontait jusque dans le creux de ses reins. Car la Miljacka était vive comme une musique tzigane. Elle filait d’est en ouest, en virevoltant sous les ponts chargés d’histoire. Éperonnée par les rochers, son écume surgissait pour les engloutir, aussi folle que ces femmes des Balkans qui, les jours de noces, tirent des coups de feu de joie dans le ciel. Dans sa farandole endiablée, la rivière réussissait à entraîner l’âme ottomane de la vieille ville avec celle des quartiers austro-hongrois. En les faisant danser et chanter ensemble, la Miljacka réunissait l’Orient et l’Occident… Tandis qu’il roulait rive droite, Mirko put même ressentir cette ivresse qui glissait lentement dans son dos, jusqu’à venir fourmiller dans sa nuque.

Quelques instants plus tard, son regard fut attiré par la synagogue sur sa gauche puis, presque simultanément, par les clochers des églises et du temple qui se dressaient à leur tour sur sa droite. Ce foisonnement des religions, dans un périmètre aussi restreint, le remplit d’un bonheur intense. Et même si Mirko n’avait aucune idée de ce qui provoquait cette sensation de plénitude, il eut toutefois le sentiment que ce moment merveilleux était aussi important que fragile.

Cent mètres plus loin, le cycliste distingua les clochers ciselés de l’Académie des Beaux-Arts, et son visage souligné d’une barbe légère s’illumina d’un sourire enfantin. Étudiant depuis deux ans au sein de la prestigieuse institution, le jeune Croate envisageait dorénavant de devenir restaurateur : sculpteur ou peintre, peu lui importait. Car dès que Mirko redonnait vie et couleurs à une enluminure, ou dès qu’il taillait une pierre destinée au tablier fatigué d’un pont, c’était comme s’il se mettait lui-même à chanter avec l’auteur de l’œuvre. En magnifiant le patrimoine de son pays, Mirko avait le sentiment de contribuer à l’émergence d’une Bosnie nouvelle.

Peu avant le bâtiment du parlement, la passerelle qui enjambait la Miljacka pour conduire à l’Académie lui apparut enfin. Mirko était soulagé de pouvoir s’arrêter avant d’atteindre le quartier de Novo Sarajevo. Il n’aimait pas cette « Ville Nouvelle » ; elle lui faisait peur. Dédiée à l’Homme socialiste et yougoslave qu’avait imaginé Josip Broz, surnommé Tito, cette cité visait à glorifier sa créature par une architecture que l’étudiant en arts jugeait aussi pompeuse que pathétique. Pourtant, cette mégalopole moderne était censée abolir les distinctions religieuse ou sociale, fariboles héritées d’un ordre bourgeois que la dictature du prolétariat se chargeait d’éradiquer. Las ! Les barres et les tours de béton s’y alignaient comme autant de soldats en rang : géométriques, uniformes et ennuyeuses. Enfin ses avenues impersonnelles, si larges qu’un vent glacial y soufflait sans relâche, avaient fini par renvoyer au néant cet improbable Homme nouveau.

Toutefois, Mirko avait conscience que si l’ouest dela ville le révulsait autant, c’était aussi parce qu’il représentait l’accès à la route de Jablanica…

*

Sur ce trajet maudit, ses parents avaient en effet perdu la vie. Partis de Mostar où ils étaient enseignants – avec leur petit Mirko sur la banquette arrière – pour rendre visite à des amis de Sarajevo, un virage aveugle entre Konjic et Jablanica leur avait été fatal : un chauffeur de bus, surpris par l’irruption d’un paysan et de ses vaches au beau milieu de la voie, s’était alors brutalement déporté, percutant de plein fouet la Zastava 101 dont le jeune couple était si fier. Seul le bébé avait survécu au terrible choc… Recueilli par son oncle Pavel Dokac, un jeune veuf à la tête d’une entreprise de transport de Mostar, Mirko avait grandi aimé et choyé par ce parent en mal d’enfant. Puis, lorsque le lycéen Mirko lui avait fait part de son désir de partir étudier les beaux arts à la célèbre académie de Sarajevo, l’oncle Pavel avait aussitôt accepté de financer ses études, ainsi que son logement en ville.

Souvent, en pensant à l’affection que lui portait son oncle, Mirko se disait que son plus grand malheur avait peut-être été aussi sa plus grande chance. Ou peut-être également qu’au travers d’une force mystérieuse, c’étaient ses parents défunts qui continuaient de veiller sur lui. En tout cas, Croate et catholique, Mirko aimait se raccrocher à cette idée ; et cette pensée lui faisait du bien.

*

Tout à coup, le jeune étudiant freina, pivota sur la gauche, puis il s’élança sur la passerelle. La majestueuse façade ocre de l’Académie surgit alors devant lui, à la fois imposante et accueillante. La vue de cette ancienne église évangélique à l’architecture chatoyante le ramena instantanément à des considérations plus agréables : Le premier cours de la journée est celui de mademoiselle Sulejmanović ! se réjouit-il, et il se dressa sur ses pédales. Avant de réaliser aussitôt : Si j’accélère, c’est certainement plus parce que je suis impatient de la retrouver que par peur d’être en retard !

Radieux, Mirko franchit la rivière. Il pila devant le parc à vélos, balança son vieux clou parmi les autres puis, le bras collé contre sa sacoche, il bondit au-dessus du perron. Parvenu dans le hall, il s’empressa de gravir le large escalier central, tout en saluant quelques camarades d’un « Dobro jutro(4) ! » empressé. Accélérant le pas, le jeune homme atteignit bientôt le couloir où se trouvait la salle de cours de mademoiselle Sulejmanović. Alors qu’il s’apprêtait à frapper à la porte, puis à formuler les excuses de circonstance, Mirko fut cependant assailli par une tout autre réflexion : Cette journée est magnifique, songea-t-il. Je me sens tellement bien… Oui, comme si je pouvais sentir le printemps couler jusque dans mes veines !