Les silences du marais - Hervé Huguen - E-Book

Les silences du marais E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Retrouvez Nazer Baron dans une nouvelle enquête au coeur de la Bretagne !

Quinze ans après le décès de Léna Tigréat, le journaliste Claude Guillemet entreprend d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles la jeune femme avait trouvé la mort, à la suite d’une violente dispute avec son petit ami. Ce dernier, accusé du meurtre, avait été abattu par le père de Léna, fou de douleur.
Fort d’un témoignage inattendu susceptible de remettre en cause les conclusions de l’enquête, Guillemet tente de comprendre les rapports qui unissaient les protagonistes entre eux. Pourquoi certains témoins ont-ils menti ? Pourquoi l’un des participants à la soirée tragique n’a-t-il jamais été entendu ? Le diable et la mort s’étaient donné rendez-vous ce soir-là dans les tourbières, mais une chape de silence s’étend désormais sur le marais et personne n’acceptera de déterrer les secrets de la montagne rouge.
Lorsque survient la disparition de l’un des témoins de l’affaire, Guillemet passe le relais au commissaire Nazer Baron.

Des vastes solitudes des monts d’Arrée aux marécages de la porte de l’Enfer, sur des terres désolées où rouille encore le béton mort-vivant d’une centrale nucléaire désaffectée, Baron découvrira l’histoire émaillée de morts violentes qui unissait trois familles liées par la haine et l’envie de vengeance.

À PROPOS DE L'AUTEUR
Ce nantais, avocat de profession, consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles.
Passionné de polar, Hervé Huguen a publié son premier titre en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences…
Les silences du marais est le vingtième volume de cette série de formidables romans d’atmosphère aux intrigues ciselées et aux protagonistes bouleversants…

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Couverture

Page de titre

Site de l’auteur :www.hervehuguen.weebly.com

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

« Préférer le mensonge qui empoisonne à la vérité qui tue »

« Trois personnes peuvent garder un secret si deux d’entre elles sont mortes »

Benjamin Franklin

À Claude

I

Les doigts de Claude Guillemet se promenèrent sur l’écran tactile de la radio.

À l’aveugle.

Il ne regardait pas, trop occupé à surveiller la route tout en cherchant une onde musicale, n’importe laquelle, celle que le sort voudrait bien sélectionner à sa place.

Il pressa une touche au hasard, la musique éclata dans les haut-parleurs à l’instant où son pied pesait brutalement sur la pédale de freins pour bloquer les roues. Il réprima le juron qui lui montait aux lèvres.

Il était encore tôt et pourtant, le soir tombait déjà, noyant le quartier du port de Vannes dans une sorte de brouillard glacé. La foule se pressait sur le trottoir de la porte Saint-Vincent et les gens ne faisaient pas attention, ils avançaient tête baissée, épaules rentrées pour se protéger de la bise infernale, accrochés à un nuage de brume que crachaient leurs lèvres avec la régularité d’un soufflet de forge. Ils traversaient comme si le monde leur appartenait.

Guillemet songea que ce pays n’était décidément pas fait pour l’hiver. Ses habitants n’utilisaient pas les bonnes manières… Il les regarda passer avant de redémarrer doucement, le cou légèrement tordu sur sa gauche pour observer la succession de voiliers amarrés aux pontons, charpentes dépouillées dans l’attente de jours meilleurs. Les lumières commençaient à briller le long du quai Tabarly, encore timides dans l’ombre qui s’étalait. Les lumignons écorchaient un ciel uniformément gris, un ciel de neige peut-être. Le froid était de retour, les températures passeraient sûrement sous la barre du zéro au cours de la nuit.

Guillemet releva instinctivement le col de son manteau en frissonnant et reporta son attention devant lui, toutes ses pensées éparpillées par un incessant tourbillon de désordre. Dans sa tête surnageait simplement le message laissé par Floriane Parot. « Je voudrais vous voir… »

Deux mois après leur dernière rencontre. Pourquoi pas ? Il gardait un bon souvenir de leurs entrevues. Elle aussi d’ailleurs, elle l’avait contacté pour le remercier du reportage qu’il avait publié. Elle n’avait rien précisé d’autre, juste ces quelques mots de sa voix mouillée à laquelle il ne résistait pas. « Je voudrais vous voir… » Il se demandait dans quel but. Il s’était contenté de la rappeler pour lui fixer un rendez-vous, auquel il allait finir par être en retard.

L’esprit toujours en maraude, Guillemet caressa le cuir de son volant en patientant. La musique changeait. Il identifia les accords d’intro et monta le son de la radio. Une pépite.

And now, the end is near

And so I face the final curtain…

Frank Sinatra dressait le bilan. Guillemet se demanda quel âge avait le crooner américain à cette époque-là. L’enregistrement datait de 1969. La cinquantaine à peine…

Un peu tôt pour songer à tirer le rideau de fin, mais lui qui avait toujours été disponible pour toutes les causes perdues ferait volontiers graver ça sur sa tombe. Plus tard.

I did it my way…

La file de voitures progressait par à-coups. Guillemet prenait son mal en patience. Il était à peine dix-huit heures. Les immeubles paraissaient se noyer sous une épaisse couche de vapeur. La carotte rouge du tabac, à l’angle de la place pavée en demi-lune, découpait des éclairs tranchants aiguisés par le froid. La boulangerie servait tout un groupe de passants transis agglutinés devant l’échoppe, sous l’œil protecteur de Saint-Vincent dans sa niche de pierre, saluant le monde de son bras levé.

Guillemet fit naviguer son regard. Le bouchon se résorbait enfin. Il put accélérer et contourner le rond-point à l’extrémité de la rue, tournant le dos au centre-ville. La chaussée était désormais dégagée. Il passa devant le stade de la Rabine et longea la promenade en direction du Pont-Vert, ignorant l’entrée du tunnel de Kerino creusé sous la Marle, avant de poursuivre en direction de Conleau.

Il ne serait en retard que de quelques minutes. La mer lui apparut d’un coup, au sommet d’une côte bordée par les immeubles blancs de la cité. La route plongeait en lacet jusqu’à la presqu’île, au bout d’une étroite bande de bitume coincée entre les rives du golfe et le ruban paresseux de la rivière du Vincin. Guillemet traversa pour pénétrer dans la pinède avant de virer sur le parking où il gara sa voiture.

Le froid intense le fit frissonner. Le vent paraissait souffler de partout, il tourbillonnait au-dessus de la piscine naturelle vidée de son eau. La plage était déserte. Un couple de promeneurs marchait sur la rambarde de béton de l’autre côté du bassin. Guillemet longea le petit bâtiment blanc et vert en direction de l’écluse. L’humidité le pénétrait jusqu’aux os. Le Corlazo était situé juste à l’angle, face à la rivière encombrée de dizaines d’embarcations à l’amarre. Il poussa la porte pour pénétrer dans le bar.

Floriane Parot l’attendait devant un thé. Il la regarda tout en s’approchant. Elle avait la même toison noire que dans son souvenir, taillée très court. Elle avait décidé de ne plus garder les cheveux longs après ses séances de chimiothérapie. Les mèches étaient devenues d’une couleur différente en repoussant, disait-elle, plus mate.

Floriane l’indépendante, Floriane la généreuse…

Il s’installa en face d’elle. Elle avait le visage coloré par la chaleur, sa peau traçait un sillon dur au coin de ses lèvres, lui donnant un visage trop sérieux qu’elle sut adoucir d’un sourire.

— Comment allez-vous, Floriane ?

— Bien, assura-t-elle avec une grimace attendrie. C’est gentil de vous être déplacé.

Guillemet se dispensa d’un commentaire. C’était sa vie de se déplacer.

— Et votre petite famille ?

— Tout le monde est en forme…

Elle avait à peine dépassé la trentaine, trois décennies seulement, avec leur lot d’épreuves. Il connaissait son histoire, c’était pour cette raison qu’il avait eu envie de parler d’elle dans son journal, de témoigner d’Octobre Rose qu’elle présidait, de raconter les milliers de femmes qui couraient chaque année dans les rues de la ville pour récolter des fonds au profit de la recherche. Il était certain qu’elles gagneraient, qu’elles finiraient par tuer le crabe. Un jour…

— Vous savez que certaines personnes me parlent encore de votre article ? apprécia-t-elle.

— Tant mieux.

— Mes enfants sont très fiers.

— Ils ont raison. Vous êtes une maman formidable… assura-t-il.

Il l’observait tout en parlant. Son visage était resté étonnamment lisse, seul son regard clair conservait les marques de ce qu’elle avait enduré. Il la trouvait jolie.

Il accrocha la lumière de ses pupilles en soupirant.

— Alors… entama-t-il, penché vers elle. Dites-moi. Vous vouliez me parler ?

Elle aussi le dévisageait, tassé sur son siège. Guillemet était un homme rond, pas véritablement gros, simplement rond, c’était le qualificatif qui lui venait à l’esprit. Du genre un peu mou. Elle savait que c’était là une erreur à ne pas commettre. Les yeux du journaliste démentaient l’apparente indolence du personnage qu’il était, il y avait de l’énergie dans ce regard-là, une subtilité qu’elle avait appris à découvrir.

— Oui…

Elle hésitait, les mains un peu frémissantes. Les mots ne sortaient pas. Elle biaisa.

— Souhaitez-vous boire quelque chose ?

— Pour vous accompagner, accepta-t-il. À moins que vous ayez d’autres projets ?

Guillemet la voyait dodeliner de la tête. Une très légère réaction d’agacement. Elle tergiversait.

— Ce que j’ai à vous dire n’est pas forcément simple à expliquer…

Elle avait eu un bref coup d’œil en direction de la table voisine.

— Ça vous ennuierait si nous allions plutôt marcher ?

Le froid n’avait pas empêché la clientèle de venir. Ils conversaient dans le bruit.

— Bien sûr que non, dit-il.

Elle déposa quelques pièces dans la coupelle avant de se lever. Il la suivit en refermant soigneusement son manteau. Ils sortirent. Le vent ne mollissait pas sur la terrasse, des traînées pâles déchiraient le ciel, loin là-bas, sur l’autre rive, au-dessus de la crique de Port-Maria.

— À droite ? À gauche ?

— Ce sera peut-être plus abrité par là, proposa-t-elle.

Elle tournait le dos à l’écluse. Dans un sens ou dans un autre, la route faisait de toute façon le tour de l’îlot. Il opina. Elle se mit à marcher le long de la plage, en direction de l’embarcadère pour l’île d’Arz, le regard éparpillé sur la mer qui se couvrait d’une teinte cendrée avec le crépuscule. L’instant lui pesait. Un obstacle à franchir…

— Alors ? reprit-il en calant son pas sur le sien.

Court sur pattes, râblé, il était à peine plus grand qu’elle.

Elle avançait mécaniquement, le visage couvert d’un voile d’ombre étendu par la mauvaise lumière, curieusement émue et mal à l’aise. Elle avait provoqué la rencontre et ne savait pas comment l’aborder.

Guillemet resta silencieux, mains aux poches, peu pressé finalement. Lui aussi laissait son attention se perdre. On était début janvier, il ferait nuit dans moins d’une heure. La pointe de Roguedas, à l’embouchure de la rivière, prenait l’aspect confus d’une muraille échevelée. Il y avait eu un cimetière de bateaux autrefois, dans cette crique caillouteuse, il se souvenait des vieilles carcasses en bois pourrissant sur le varech.

— Je voulais vous poser une question… se décida-t-elle enfin. Vous êtes journaliste, c’est votre métier, vous avez l’habitude d’enquêter…

Il garda un mutisme réservé.

— Il vous est déjà arrivé de travailler sur des faits divers ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Je veux dire, des affaires criminelles.

— Souvent, répondit-il.

Elle se déplaçait toujours du même pas régulier mais lent, comme pour accompagner des réflexions qu’elle peinait à mettre en forme.

— Vous voulez me parler d’une affaire criminelle ?

— Je ne sais pas avec qui d’autre je pourrais le faire.

Elle avait enfoncé ses doigts dans les poches de son cardigan, son sac à main porté en bandoulière se débattait en rythme contre son flanc.

— Vous me connaissez, lui rappela-t-elle comme une évidence, vous avez fait mon portrait dans votre journal, un portrait flatteur.

— Un portrait sincère, Floriane…

— Vous savez que je ne suis pas originaire d’ici.

— Vous êtes native du Kreiz Breizh, opina-t-il. Vos parents habitaient tout près de Brennilis, si j’ai bonne mémoire.

— Le pays de la terre… Les gens de là-bas sont moins bavards qu’ici.

— Parce que la vie y est sans doute plus rude.

— Je sais… J’en suis partie quand j’avais dix-huit ans.

— Sitôt le bac en poche, sourit-il, vous me l’avez raconté.

Elle fit une dizaine de pas silencieux. Elle brassait les souvenirs. Il n’y avait pas grand monde dehors, ils ne croisaient pratiquement personne, hormis quelques promeneurs emmitouflés parcourant les allées de la presqu’île.

— L’année avant mon départ, reprit-elle d’un ton méditatif, il y a eu un meurtre près de chez nous. Celui d’une jeune fille… Je ne crois pas en avoir jamais parlé à quiconque. À part Alex, une fois…

— Quelqu’un que vous connaissiez ?

— Un peu… Oui. Ses parents habitaient près de chez nous. Elle s’appelait Léna, Léna Tigréat.

Elle resta silencieuse, prenant sa respiration à plusieurs reprises.

— C’était quand ?

— Il y a quinze ans.

Il fit la grimace.

— Tigréat… Ça ne me dit rien.

— Elle avait mon âge. Nous n’étions pas franchement amies, mais je la connaissais… Elle n’est pas rentrée chez elle un soir. Tout le monde s’est mis à sa recherche et son corps a été retrouvé le lendemain, abandonné dans la tourbière du Yeun Elez.

Le Yeun. La porte de l’Enfer, disait-on… Un marais… Un désert aquatique. Des ténèbres sans fond hantées par l’ange de la mort.

— Elle avait été frappée d’un coup à la tête et son corps avait été déplacé. On n’a jamais su où ça s’était passé.

— Elle avait été agressée ?

— Sexuellement, vous voulez dire ? Non…

Ils atteignaient l’extrémité de la presqu’île, la voie formait un coude pour poursuivre son tracé sur l’autre rive, de retour vers la pinède.

Ils suivirent la courbe en avançant de front, épaule contre épaule, presque à se toucher. Un père et sa fille, une fille que Guillemet aurait eue jeune…

Une fille qui le laissait perplexe. Elle ne lui avait jusqu’à présent parlé que de son histoire à elle, de sa famille, de sa maladie, de son engagement… Elle n’avait pas été très bavarde à propos du reste.

Alors pourquoi l’avoir fait venir ici pour se remémorer ce vieux souvenir pénible, celui d’une pauvre gamine au destin brisé dans les landes d’Arrée des années plus tôt ?

Ils avaient quitté l’abri des murs et faisaient face au vent. Guillemet marchait au milieu de la chaussée déserte, égaré dans des réflexions confuses. L’océan était partout, il les cernait, on voyait filer les courants descendants à la surface des eaux.

— Le meurtrier a été arrêté ? relança-t-il sur le ton du bavardage.

— C’était son petit ami… opina-t-elle. Ils s’étaient disputés dans la soirée. Il avait décidé de rompre et elle ne le supportait pas. C’est à ce moment-là qu’il l’aurait tuée.

Guillemet regardait le plafond de nuages comme s’il interrogeait le ciel.

— Vous m’avez dit qu’elle avait quel âge ?

— Dix-sept ans.

— Et lui ?

— Vingt.

Il remua les épaules, consterné. Une mort pareille était absurde, totalement absurde.

— Léna l’avait griffé. Il y avait des traces d’ADN sous ses ongles.

Guillemet se contenta d’agiter le front. Floriane lui parlait d’un dossier criminel enterré depuis quinze ans. Le seul nom de Léna Tigréat ne lui évoquait rien. Il n’avait aucune raison objective de s’être passionné pour une histoire pareille.

— Il a toujours juré qu’il était innocent, ajouta Floriane.

« Comme tant d’autres… », songea-t-il en poursuivant son chemin. C’était l’insupportable réalité. Il fallait parfois beaucoup de temps pour admettre l’indicible. Il avait vu des criminels passer à la télévision, le visage baigné de larmes. Des assassins qui pleuraient les victimes en tête des marches blanches. Une mère qui suppliait qu’on lui rende sa fille… Eux aussi étaient innocents. Ils n’avaient rien fait, bien sûr…

— Et il a été condamné ?

Elle remua négativement la tête. Elle avançait face au courant d’air, le regard projeté au loin.

— Vous ne vous souvenez pas de Romain Métayer ?

Cette fois, Guillemet ralentit le pas avant de s’immobiliser.

— Romain Métayer, répéta-t-il avec un froncement de ses gros sourcils.

Sa mémoire cherchait des connexions. Ce nom-là par contre ne lui était pas inconnu.

— Le gamin tué dans la cour de la gendarmerie de Huelgoat ? vérifia-t-il soudain. Par le père de la jeune fille ? C’était lui ?

— C’était lui.

Il fit claquer sa langue contre son palais.

— D’accord… confessa-t-il en reprenant sa marche instinctive.

Romain Métayer… Un drame tout aussi absurde… Rongé par le désespoir, le père de la victime l’avait abattu d’un coup de fusil sous le regard médusé de deux gendarmes qui n’avaient pas été félicités.

— Je m’en souviens… se rappela Guillemet en s’arrêtant une nouvelle fois.

Il lui fallait un peu de temps pour se remettre la tragédie en mémoire. Des réminiscences lui effleuraient l’esprit.

— C’est vrai que vous habitiez juste à côté.

— Je connaissais bien Romain… Il était tout sauf violent. Il faisait simplement le coupable parfait.

Il accrocha son regard.

— Pourquoi ? Vous n’y croyez pas ?

— Il avait un mobile et il s’était battu avec Léna… Ça a suffi. Comme les gendarmes n’avaient pas d’autre piste… On n’est pas allé voir plus loin. Le dossier a été refermé. Personne ne s’est demandé pourquoi il avait fait ça.

Guillemet reprit son errance. Le froid transperçait son manteau.

— Il ne faut pas toujours chercher à tout expliquer, objecta-t-il avec un soupir.

Il se mâchouillait la lèvre. Les lignes avaient tellement bougé en si peu de temps, les réseaux sociaux étaient un cancer qui banalisait la violence.

— Léna est morte d’un coup sur la tête. Ça ne signifie pas nécessairement que son meurtrier avait l’intention de la tuer. Un geste mal maîtrisé suffit pour entraîner la mort sans intention de la donner. Ça existe, vous savez… Et la panique ensuite… Romain cache le corps, il nie parce que la réalité est trop atroce, il refuse de l’admettre…

— À condition d’être réellement coupable, critiqua-t-elle.

— Bien sûr…

— Le problème est que Romain ne pouvait pas être avec Léna au moment où elle a été tuée, il était chez lui.

— Et alors ? Vous venez de me dire que le corps avait été déplacé, observa-t-il. Elle pouvait être morte justement chez lui.

— Impossible, elle n’y était pas.

— Comment le savez-vous ?

— Romain n’était pas tout seul.

— C’est-à-dire ? insista-t-il sans comprendre. S’il était effectivement chez lui avec quelqu’un d’autre au moment du meurtre, il avait un alibi.

— C’est exactement ce qu’il a répondu pour se défendre.

— Et alors ? répéta-t-il.

— Personne ne l’a confirmé.

Elle laissa filer une parenthèse de silence, comme pour donner du poids aux mots.

— Celle qui était avec lui a menti.

— Floriane… objecta Guillemet après un temps de silence, du ton patelin destiné à calmer un enfant.

Il ne trouvait pas les mots.

— Comment pouvez-vous le savoir ? C’est peut-être lui qui mentait, protesta-t-il en agitant le menton.

Qu’allait-elle imaginer ?

— Je peux comprendre que vous ayez du mal à l’admettre, mais il a très bien pu inventer de toutes pièces un alibi qui n’existait pas ! Il était certainement affolé.

— Romain n’était pas l’assassin de Léna ! persista-t-elle en forçant son intonation.

Le front de Claude Guillemet se creusait d’une succession de rides. Elle croisa les yeux attentifs dardés sur son visage tendu.

— Comment pouvez-vous le savoir ? répéta-t-il. Il citait un témoin à décharge qui n’a pas confirmé son alibi.

Elle secouait la tête, avec une sorte de rage contenue.

— Elle a menti ! Je vous répète que Romain n’était pas seul au moment du meurtre ! Il était chez lui et je suis bien placée pour le savoir, c’est moi qui étais avec lui ! Nous étions ensemble !

*

Ils avaient presque couru sur les derniers mètres de la boucle, passant devant la façade illuminée du Roof pour rejoindre la voiture dans laquelle ils s’étaient enfermés. Guillemet n’en pouvait plus de ce vent glacial qui raclait la surface de la mer avant de lui pétrifier les joues. Il avait besoin de comprendre, ailleurs que dans un courant d’air arctique qui lui gelait les os.

Il se frotta les mâchoires de sa main froide.

Il était resté silencieux plusieurs minutes, le temps de franchir la distance, le temps d’être certain de bien réaliser.

— Je ne saisis pas, reprit-il enfin d’une voix contrôlée… Puisque vous étiez avec Romain, chez lui, à l’heure où Léna a été tuée, résuma-t-il, vous l’innocentiez ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Elle mit un moment à répondre.

— Parce que je ne le savais pas.

— Vous ne saviez pas quoi ?

Il la regardait. Dans la pénombre qui s’épaississait, son visage dessinait une tache lunaire.

— Je l’ai appris trop tard. Romain était déjà mort, abattu par le père de Léna. Je n’étais pas chez moi quand ça s’est passé…

Elle remuait la tête, désorientée. Il crut qu’elle allait se mettre à pleurer.

— Mon père n’aimait pas Romain… raconta-t-elle. C’est lui qui m’a obligée à mentir.

— Il vous a interdit de témoigner ?

— Il m’a interdit de confirmer que j’étais avec Romain ce soir-là.

Elle regardait dehors, au-delà de la vitre qui se couvrait lentement de buée.

— J’avais un copain à l’époque, un Irlandais qui passait l’été en Bretagne. Il avait prévu d’assister à l’Interceltique à partir du lendemain, avant de rentrer chez lui, et moi je partais passer une semaine à Molène, chez une tante. On avait décidé de se voir ce soir-là. On se quittait… J’avais dix-sept ans et mon père n’était pas spécialement tolérant, il n’aurait jamais accepté de me laisser sortir. Alors je suis passée par la fenêtre de ma chambre après avoir annoncé que j’allais me coucher. J’ai rejoint Franck.

— Franck ?

— Morrison. Comme Jim.

— Où êtes-vous allés ?

— Chez Romain, justement, à Huelgoat. Nous devions passer la soirée avec lui. Franck m’attendait à proximité, en voiture.

— Vous n’étiez que tous les trois ?

— Oui… Il était vingt et une heures. On a croisé Léna en arrivant, je l’ai vue, elle partait. Romain nous a raconté qu’elle avait piqué une crise de nerfs et qu’ils s’étaient disputés. Il l’avait mise à la porte.

Elle respira un grand coup, reportant son regard vers l’intérieur de l’habitacle.

— Ça a changé nos plans. Romain n’avait plus envie de sortir. Nous sommes restés chez lui, jusqu’aux environs d’une heure ou deux du matin. Franck m’a ramenée et déposée à proximité de la maison, et il est retourné dormir chez Romain. C’était prévu comme ça.

Elle se tut.

En trente ans de vie professionnelle, Guillemet en avait entendu, des voix et des mots, il avait appris à faire la différence. Les mots n’étaient que la couche superficielle, leur sens véritable se dissimulait parfois en dessous. Il fallait décrypter tout le reste. Comme à cet instant.

— Et qu’avez-vous fait ensuite ?

— Je me suis couchée. Mon père m’a réveillée à sept heures, il ne s’était pas aperçu que j’étais sortie, nous sommes partis à Brest comme prévu retrouver ma tante et ma cousine, il nous a déposées au Conquet et il nous a laissées.

— Vous ne saviez donc pas que Léna avait disparu pendant la nuit ?

— Non.

— Combien de temps êtes-vous restée à Molène ?

— Je devais y passer la semaine… Mais mon père est revenu me chercher avant, les gendarmes voulaient me voir. C’est seulement à ce moment-là qu’il m’a raconté ce qui s’était passé. On accusait Romain d’avoir tué Léna et les gendarmes l’avaient arrêté. Seulement, le père de Léna avait pété les plombs et Romain était mort.

Guillemet marqua un temps d’arrêt. Floriane donnait le sentiment de se défaire par petits bouts.

— Vous ignoriez tout ? s’abasourdit Guillemet. Vous n’aviez pas lu le journal, pas écouté la radio… ? Votre tante ne vous avait rien dit ?

— Ma tante…

Il décela tellement de mépris contenu dans ces deux mots.

— Je ne comprends quand même pas, insista Guillemet. D’accord, vous étiez à Molène, partie pour la semaine, et Romain avait été arrêté. Mais comme il avait passé la soirée chez lui, avec vous et Franck, il en avait forcément parlé ?

— Bien sûr puisque c’était vrai.

— Alors ?

— C’est ce que je vous dis. Les gendarmes étaient passés à la maison pour vérifier. Seulement j’étais absente et mon père leur avait répondu que je n’avais pas bougé de la soirée. Il leur a juré que j’étais restée avec eux, et ma mère a confirmé

— Pourquoi il a fait ça ? remarqua Guillemet.

— Il était persuadé que c’était le cas.

— Et Franck ?

— Les gendarmes n’ont pas réussi à le retrouver. Peut-être qu’il était déjà reparti en Irlande.

— Vous n’avez jamais eu de nouvelles de lui ?

Elle opina en silence.

— Et vous n’avez rien dit ensuite, à personne ?

— Bien sûr que si ! J’ai avoué à mon père que j’étais sortie par la fenêtre. Il était totalement furieux. J’ai pris une gifle.

Guillemet se détourna. Il voyait l’aire de jeux devant lui, des constructions en bois qui s’effaçaient dans la pénombre.

— C’était une affaire criminelle, Floriane, insista-t-il. Romain était peut-être mort lorsque vous êtes revenue, mais l’enquête n’était pas terminée, vous n’avez jamais été auditionnée ?

— Les gendarmes m’ont convoquée… Mon père me harcelait, il était en colère, ma mère pleurait tout le temps. Ils ne voulaient pas que je témoigne. Ils étaient persuadés qu’on allait m’accuser d’avoir été complice en me soupçonnant de coucher avec Romain et d’avoir été jalouse… C’était Romain l’assassin, tout le monde le savait ! Et ça ne le ramènerait pas, de toute façon.

Le buste vrillé, Guillemet observait de nouveau attentivement le visage de Floriane.

— Romain aurait pu ressortir après que vous êtes partis de chez lui ?

— Certainement pas… Il avait bu toute la soirée. Et je vous dis que Franck y était retourné aussitôt pour dormir.

— Il n’y avait plus qu’eux deux dans la maison ?

— Bien sûr…

— Et alors ?

— Mon père me menaçait. Il était violent. J’avais dix-sept ans. Je me suis laissée convaincre.

— Vous avez menti ?

— J’ai cédé.

— Vous avez confirmé aux gendarmes que vous n’aviez pas bougé de chez vous ?

Elle remua simplement la tête.

— Et l’alibi de Romain s’est définitivement effondré… articula sombrement Guillemet. Et comme on avait retrouvé son ADN sous les ongles de la victime et qu’il avait un mobile… Il n’était plus là pour se défendre. Un mobile et pas d’alibi. Ça arrangeait finalement tout le monde.

— J’étais écœurée. Je suis partie l’année suivante. Je détestais mon père de m’avoir obligée à faire ça.

Il la dévisagea en silence. Elle avait fui. Deux années d’IUT au cours desquelles elle avait rencontré Alex qui partageait toujours sa vie, deux enfants, un cancer… Elle lui avait raconté tout cela. Elle n’était plus la même.

Il soupira.

— Vous vous êtes rendue coupable de faux témoignage dans une affaire criminelle… Pourquoi en parler quinze ans après ? demanda-t-il. Votre père n’est plus là ?

— Si. Nous ne nous voyons plus depuis des années. Je n’ai plus de contacts, mais il vit toujours.

— Et votre mère ?

— On s’appelle, on s’écrit. Elle a peur de lui.

— Vous les accusez quand même d’avoir menti eux aussi, au moins en ne rectifiant pas leur déposition…

Elle hocha silencieusement la tête. Elle regardait de nouveau par la fenêtre. La buée entravait sa vision. Elle passa le bout de ses doigts sur le carreau, dessinant des arabesques. La nuit était presque complètement tombée.

— Pourquoi le faites-vous maintenant ?

— Vous vous souvenez d’Élodie ? demanda-t-elle. Une petite blonde. Elle encadre l’équipe de bénévoles, à l’association. Elle était là lorsque vous êtes venu.

— Peut-être…

Elle refit face.

— Son père est décédé il y a trois semaines. Lui aussi protégeait un secret de famille, il ne le leur a révélé que sur son lit de mort. C’est dégueulasse. Il est parti en laissant plein de questions qui resteront sans réponses.

— C’est souvent le cas, Floriane.

— Je ne veux pas de ça. Ça me ronge depuis des années.

— Et quel serait votre secret à vous ?

— Je ne sais pas ! Je ne comprends pas pourquoi mon père a agi de cette manière. Il ignorait que j’étais sortie mais je le lui ai dit… Je peux comprendre que ça l’ait mis en colère, il n’a pas changé sa version pour autant. Il m’a interdit de témoigner. Pour me protéger de quoi ? Personne ne m’aurait accusée. Romain n’était pas un voyou, il avait vingt ans, il travaillait… Je ne couchais pas avec lui.

— Vous étiez mineure.

— J’avais dix-sept ans.

— Il a eu peur pour vous. Ou peur pour lui-même, peur que l’enquête lui fasse découvrir des choses qu’il préférait continuer d’ignorer.

Elle se contenta d’un haussement d’épaules.

Il hésita.

— Si Romain était innocent comme vous le pensez, articula-t-il sans cesser de la fixer, c’est que quelqu’un d’autre était coupable, quelqu’un que votre père a finalement protégé.

— Évidemment.

— Et vous imaginez qu’il sait peut-être qui ? Que c’est pour cette raison qu’il aurait maintenu sa déposition ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi ne pas aller à la police ? Votre témoignage constituerait un fait nouveau susceptible d’entraîner la réouverture du dossier.

— Qui me croirait ?

Elle avait tendu les mains, prête à saisir celles que Guillemet posait sur le volant.

— Vous, vous me connaissez, supplia-t-elle. Vous savez que je ne mens pas. Mais les autres ? Mon père répétera ce qu’il a toujours dit, que je n’ai pas quitté la maison ce soir-là. Ce sera ma parole contre la sienne.

— Et votre mère ?

— N’allez pas imaginer qu’elle pourrait le contredire. Elle a trop peur de lui. Il a toujours été un despote avec elle.

— Pourquoi iriez-vous inventer une histoire pareille quinze ans après ?

— Pour me venger. Tout le monde sait que je ne m’entends pas avec lui.

Il resta silencieux. Il songeait à Sinatra, juste avant que le rideau tombe.

Regrets, I’ve had a few…

Comme tout le monde. Elle avait frôlé la mort, elle s’en était sortie, elle ne voulait plus rien regretter désormais. Pas seulement pour la mémoire de Romain, pour elle-même…

Il la croyait.

Il détourna les yeux.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Vous êtes journaliste.

— Pas policier, Floriane. Retrouver un assassin quinze ans après… Je peux tout juste consulter le dossier.

— Faites-le.

Elle posa la main sur son avant-bras, serra.

— S’il vous plaît…

Il hocha la tête. L’histoire l’intéressait. Il savait faire. Fouiller des archives et croiser des données, interroger des témoins, ne pas se contenter de Wikipédia pour développer une thèse mais se forger sa propre idée avec un minimum d’esprit critique. Il était prêt. Il voulait bien essayer.

Il posa ses doigts sur la main froide qui l’empoignait. Il avait appris qu’une histoire totalement anecdotique pouvait parfois cacher un évènement prodigieux. Qui pouvait le savoir ? Woodward et Bernstein avaient bien obtenu le prix Pulitzer pour avoir enquêté sur un simple cambriolage dans l’immeuble du Watergate. Il suffisait d’être curieux. Et Claude Guillemet l’était.

— Je vais voir ce que je peux faire, décida-t-il.

— Merci.

— N’en attendez pas trop, tout de même.

Elle se contenta de lui sourire.

— Pourquoi me disiez-vous que votre père n’aimait pas Romain ?

— Parce que c’était le cas, répondit-elle simplement.

— Il y avait eu des histoires ?

— Je n’en sais rien. Je l’ai entendu en parler…

— Bien. Je vous ramène ?

— Ma voiture est garée juste à côté. Vous vous souviendrez ?

Il n’avait pris aucune note.

— Je vais commencer par les archives de mon journal. J’aurai tout, les noms, les lieux, les dates… Ne vous inquiétez pas. Je vous appellerai.

— Merci, répéta-t-elle.

Il la regarda sortir et se diriger vers une Volkswagen blanche stationnée à proximité. Il patienta jusqu’à ce qu’elle se soit éloignée avant de démarrer à son tour. Il ne s’attendait pas à cela en venant la rejoindre. La pinède plongeait la route dans un tunnel noir. Il déboucha de l’autre côté et quitta l’île en accélérant. Il était dix-neuf heures à peine. Il songea qu’il serait rentré de bonne heure.

Pour une fois…

*

La rue était gelée dehors. Par la fenêtre dont il n’avait pas refermé les volets, Claude Guillemet observait la pente douce de la place des Lices. Les lumières ricochaient sur le bitume, pareilles à des guirlandes libérées de leurs attaches s’amusant à rebondir sous le ciel purifié par le givre. L’éclairage de la nuit était comme rongé par l’acide, un éclairage transparent, lavé de ses résidus de fumée. Les trottoirs étaient totalement déserts.

Claude Guillemet regagna son bureau. Il avait pris le temps de dîner en compagnie de son épouse mais n’avait pas eu envie de l’accompagner ensuite, devant le poste de télévision.

Il se réinstalla face à son écran. Il n’aimait pas les questions sans réponses.

En plein mois d’août, le meurtre de Léna n’avait pas véritablement défrayé la chronique, l’assassinat de Romain par le père de la victime avait par contre fait la Une de toute la presse.