Brume sur le Croisic - Hervé Huguen - E-Book

Brume sur le Croisic E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Il ne bougea pas tout de suite, troublé par la densité du brouillard. On ne voyait rien, hormis le pointillé de fanaux suspendus dans le vide, des boules colorées aux contours imprécis qui signalaient simplement la présence d’une embarcation.

Les lieux étaient déserts. Pas une silhouette en vue. La nuit compressait tout. Désorienté, Nazer Baron remonta soigneusement le col de son manteau avant de s’éloigner. L’humidité froide le faisait grelotter.

Le meurtre avait été commis à deux pas de chez lui, dans le jardin du Mont Esprit. Natacha Leber avait été agressée par un fou en panique qu’il allait être difficile d’identifier. Une rencontre de hasard, un crime de rôdeur…

Mais tout était désorganisé, presque ingérable. Même le silence était angoissant, la brume étouffait les sons, l’océan s’était tu…

Le Croisic était isolé du reste du monde…

Un savoureux roman d’atmosphère d’Hervé Huguen, qui nous livre une fois de plus une excellente enquête, à la Simenon, où rien n’est laissé au hasard… Du travail d’orfèvre de la part de cet auteur dont les ouvrages se sont déjà écoulés à plus de 160 000 exemplaires.




À PROPOS DE L'AUTEUR







Hervé Huguen - Ce nantais, avocat de profession, consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles.
Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences…

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À Sylvie, ma première lectrice…

Si ce roman base son intrigue sur des faits authentiques, aujourd’hui définitivement jugés, les situations et les lieux sont fictifs ou déplacés, de telle sorte que nul ne pourrait prétendre désigner qui que ce soit dans les personnages, nés de l’imagination de l’auteur.

La part de création, qui éloigne le récit de la vérité historique, ne saurait non plus prêter à interprétation.

PROLOGUE

Lorsqu’Annick Bocquel avait éclairé la salle de L’Abreuvoir, on ne voyait déjà presque plus personne.

Autour de la place de Dinan, les boutiques une à une avaient fermé leurs portes et coupé leurs lumières. Une poignée d’enseignes luisaient toujours au fronton des devantures, mais tout était si vaporeux, enveloppé d’une telle brume, que le moindre passant s’évanouissait aussitôt, aspiré par les ruelles. D’ailleurs, seuls quelques revenants pressés de rentrer chez eux hâtaient encore le pas, la tête baissée, indifférents au décor, aussitôt absorbés par la pénombre laiteuse.

Les goélands restaient les seuls êtres encore bien vivants dans cette obscurité. On les entendait crier quelque part, depuis les quais tout proches.

Le Croisic sombrait dans une nébulosité crépusculaire.

Depuis L’Abreuvoir, Annick Bocquel avait observé ce naufrage en lâchant des soupirs toujours plus profonds. L’attente devenait insupportable.

Et le tic-tac de la pendule s’égrenait si lentement…

1

Bientôt vingt et une heures trente…

Annick Bocquel passa une main sur son front, cherchant à se détendre les nerfs…

Maxime le lui avait bien dit, la météo était trop mauvaise… Il lui avait prédit une veillée blanche. Elle aurait dû l’écouter et ne pas sortir de chez elle… Ou alors décider de rentrer très vite…

Elle ferma brièvement les yeux, se massa un instant les paupières. En réalité, ce n’était pas vraiment de l’amertume qui l’habitait, mais de l’agacement plutôt, qui finissait par la rendre ombrageuse et vaguement de mauvaise humeur.

Les seuls clients du dîner étaient arrivés tôt, un couple qui n’avait pas traîné. Des gens expéditifs. Il faisait déjà presque nuit, on distinguait à peine les contours de la rue tant le brouillard était épais. Les rares égarés qui longeaient encore les trottoirs s’évaporaient dans le néant.

Plus personne n’avait poussé la porte ensuite. Deux couverts dans la soirée… L’horloge n’en finissait plus de cadencer les heures perdues et la fuite d’un temps gaspillé…

Inoccupée, impatiente, Annick Bocquel décida d’abandonner sa caisse pour se rapprocher de la vitre et regarder dehors. Une voiture passait au ralenti. Le conducteur cherchait sa route au cœur de la mélasse.

Elle suivit des yeux la masse sombre absorbée par le rideau filandreux. Les feux rouges luisaient comme deux lumignons à la dérive dans un marécage sans frontière. De mémoire de Croisicaise, Annick Bocquel ne se souvenait pas d’avoir déjà connu une telle purée de pois.

Elle se retourna. À vingt et une heures trente passées, elle n’espérait plus personne.

Elle eut un coup d’œil en direction de Natacha. La jeune serveuse s’était assise près de la caisse et tuait le temps en lisant un journal, la tête penchée, ses longs cheveux blonds éparpillés sur les épaules, de part et d’autre de son visage aux traits admirablement fins.

Le corps mince et souple comme une liane, les fesses dessinées par le tissu tendu d’une courte jupe, la poitrine ronde et ferme, dont on devinait le galbe ébauché par le décolleté indiscret du chemisier… Natacha jouait décidément de ses charmes.

Aucun doute, elle était une très jolie fille, à qui Annick, quinquagénaire un peu voluptueuse, aurait quand même eu tendance à reprocher d’en être parfois trop consciente.

— On ne verra plus personne maintenant, prédit-elle brusquement en retraversant la salle. Rentrez chez vous.

La serveuse avait relevé le front. Ses grands yeux verts eurent pour la rue, dans laquelle on ne voyait rien ni personne, un regard approbateur. La nuit était presque totale. Elle souleva les cuisses de son tabouret.

— Avec un temps pareil… opina-t-elle.

Elle replia son journal qu’elle abandonna sur place, et se dirigea sans hâte vers le couloir menant aux toilettes.

Annick Bocquel se contenta de glisser la tête par le passe-plat.

— Allez-y, Ludo, invita-t-elle du même ton décidé. On ferme.

Appuyé des reins au plan de travail, le crâne toujours couvert de sa charlotte, Ludovic Tomaset consultait nonchalamment l’écran de son téléphone portable. Il avait profité de la relâche pour nettoyer la cuisine après le départ des deux clients de la soirée. Tout était propre.

Il se redressa en approuvant silencieusement du chef.

Annick Bocquel éteignit quelques lumières au passage et s’occupa en clôturant la caisse. L’inaction, couplée à l’atmosphère déprimante qui régnait dans les rues vides, avait fini par la frigorifier. Elle frotta furieusement ses mains sèches l’une contre l’autre, gonfla sa poitrine avec irritation. Deux clients en près de trois heures… Non seulement elle avait perdu sa soirée, mais elle avait aussi perdu de l’argent.

Le temps de rentrer… Maxime serait couché, endormi peut-être…

Dans son dos, Ludovic Tomaset traversa le petit cagibi qui servait de réserve et emprunta une porte dérobée menant elle aussi au couloir.

*

Depuis le premier étage de sa maison, le commissaire Nazer Baron contemplait curieusement les quais engloutis du Croisic.

La ligne d’horizon n’existait plus.

Avec la nuit, l’opacité du brouillard était devenue telle que les rues prenaient l’aspect d’une vague ébauche crayonnée par un peintre fou, esquissant des contours si dégradés qu’ils finissaient par s’effilocher dans le néant.

Rêveur, le visage collé aux vitres froides, Baron observait la chaussée quasiment déserte. Deux ou trois attardés émergeaient encore de la brume, vagues silhouettes fantomatiques avalées par les ténèbres. La circulation s’était ralentie, le port paraissait figé…

Baron se décida à tirer les lourds rideaux qui fermaient la plate-forme du bow-window et se retourna sans empressement. Il se sentait vaguement cafardeux. Seule la lampe de son bureau était allumée, et la lumière chaude dessinait des arcs lumineux sur les panneaux de la bibliothèque à croisillons.

Il resta rêveur, indécis.

Il n’avait pas dîné et il n’avait pas faim. Il tenait encore son téléphone à la main. Odile venait d’appeler. Les consignes de prudence se multipliaient, toute la presqu’île avait sombré dans un océan de vapeur qui rendait les déplacements extrêmement aventureux. Quelques minutes auparavant, les sirènes avaient retenti du côté de la rue de Kervenel. Odile préférait attendre le lendemain pour le rejoindre.

Il grimaça. Le Croisic était coupé du reste du monde…

L’envie le prit d’allumer un feu dans la petite cheminée… et de goûter les notes iodées du Talisker Dark Storm posé sur la table basse… tout en écoutant un concert…

Ou d’aller dormir…

Baron remit son téléphone dans sa poche. On était vendredi 17 novembre. Le mois noir. Ce temps-là n’était pas véritablement exceptionnel, mais il contrariait les plans du commissaire. Il avait organisé son week-end et les dieux pour l’instant n’étaient pas avec lui…

Il jeta quelques brindilles au fond de l’âtre, froissa deux boules de papier journal et alluma la flamme sous les bûchettes de chêne. Un disque était resté sur la platine, un vieux vinyle en édition originale. Morrison Hotel, des Doors. Un enregistrement achevé par le mythique Roadhouse Blues… Il pressa la touche, baissa le volume pour se contenter d’une musique de fond et souleva la bouteille de Talisker. Une dose, un doigt à peine pour meubler un début de soirée qu’il avait imaginé différent.

Il se servait lorsque son portable se mit à vibrer. Il suspendit son geste pour décrypter le numéro.

Les dieux avaient décidément choisi de contrarier définitivement ses plans.

— Oui ?

— Commissaire Baron ?

La voix du substitut Urvoy avait une tonalité profondément ennuyée.

— Vous êtes au Croisic ? On vient de me signaler un meurtre, tout près de chez vous.

*

Trente minutes auparavant…

Natacha était seule dans le réduit étroit qui lui servait de vestiaire. L’esprit ailleurs et le regard perplexe, elle défaisait distraitement les boutons de son chemisier noir floqué d’une inscription dorée. L’Abreuvoir. Elle en avait retiré les pans coincés sous la ceinture de sa jupe.

L’une après l’autre, elle fit glisser les manches le long de ses bras tordus en arrière et se délivra finalement du vêtement.

Elle resta ainsi quelques secondes, les gestes indécis, paraissant réfléchir. Elle n’avait pas prévu de finir si tôt.

Elle décrocha pensivement le cintre suspendu à l’intérieur de son casier métallique, récupéra la chemise qu’elle portait avant sa prise de service et remit la tunique professionnelle en place.

Tout lui semblait compliqué ce soir, plus compliqué que prévu. Chaque pensée en entraînait une autre… Elle n’avait pas anticipé le brouillard et l’absence de clients, donc elle devait appeler Damien, lui dire qu’elle avait terminé de bonne heure… Avec ce temps, il ne viendrait peut-être pas…

Elle soupira en y réfléchissant. Il ne faisait pas chaud dans le réduit, et l’air avait une curieuse odeur, comme un parfum de vide, celui de la nuit gelée et des rues désertes.

Natacha frissonna en réajustant d’un geste machinal les bretelles qui lui coupaient les épaules. Elle était en soutien-gorge, la fraîcheur lui tombait sur les reins, des picotements irritaient sa peau nue. L’envie de renoncer la taraudait. Elle avait imaginé autre chose…

Dans le mouvement, son regard vert balaya un petit miroir fixé à l’intérieur de la porte. Un spasme lui descendit le long du dos. Ses yeux avaient croisé deux pupilles noires braquées sur elle. Des pupilles de serpent.

Elle tourna brusquement la tête.

Ludovic !

Appuyé nonchalamment contre le chambranle, les mains aux poches, le cuisinier la fixait avec une morgue qui donnait envie de le gifler.

— Barre-toi, connard !

Il se redressa tranquillement, fit apparaître une de ses mains pour se pincer rêveusement le nez.

— Tu me les montres ? rigola-t-il.

Son front dessinait des vagues. On eut dit qu’il était prêt à se lécher les lèvres.

— Dans tes rêves ! cracha-t-elle, méprisante.

Elle n’aimait pas Ludo, sans véritable raison. Une simple réaction chimique, peut-être. Le cuisinier dégageait des ondes qui déclenchaient chez elle des bouffées de nervosité.

Cambrée face à lui, les bras ballants, seulement vêtue de sa courte jupe et de son soutien-gorge largement échancré qui ne dissimulait pas grand-chose de ses seins fermes et ronds, elle devenait une proie. La fine dentelle laissait sûrement transparaître les aréoles bistre.

— Allez… murmura-t-il sur un ton de supplique.

Il avait fait un pas.

— Tu bouges encore et je hurle !

Depuis quatre mois qu’il travaillait ici, ce n’était pas la première fois qu’il surgissait comme un félin.

Il s’immobilisa. Les mots avaient sûrement traversé les murs. Natacha ne plaisantait pas. Elle frissonnait, l’épiderme piqué par le froid. Elle s’empressa d’enfiler son vêtement qu’elle referma sans cesser de fixer le cuisinier. Le regard torve et la bouche tordue, il affichait toujours le même air effronté mais restait silencieux.

— Tu as vraiment une tête de con… persifla Natacha après s’être rhabillée.

Son manteau… Elle s’en couvrit les épaules, récupéra son sac sur l’étagère du casier dont elle claqua la porte métallique.

Ludovic lui bouchait le passage. Elle s’avança.

— Casse-toi !

Elle avait haussé le ton.

Il se colla au mur. Ses yeux lançaient des éclairs couleur de charbon. Il refoula l’injure qui lui montait aux lèvres. Annick risquait de l’entendre…

Sale garce…

Natacha le dépassa et lui tourna le dos pour remonter le couloir et déboucher dans l’obscurité de la salle. Annick Bocquel achevait de fermer la caisse, éclairée par une lampe unique.

— J’y vais… annonça Natacha.

L’incident l’avait énervée. Ou peut-être était-ce l’effet de cette soirée interminable, il lui sembla que les mots rebondissaient sur les murs, sans provoquer d’écho. Tout était silencieux et froid. Ni bruit ni senteur. Et toujours cette mélasse, dehors…

Elle frissonna de nouveau.

— Bonsoir, madame Bocquel.

— Bonsoir, Natacha. À demain… renvoya la tenancière sans même relever la tête.

La sonnette tinta quand la serveuse franchit la porte de L’Abreuvoir en fouillant dans son sac. Elle cherchait son téléphone… Elle se planta sur le trottoir, le dos tourné à la vitrine qui jetait une vague lueur pâle. Le bras tendu, elle prit un cliché de la rue noyée dans la brume. Journée terminée. Pas un client. Ses doigts pianotèrent sur le clavier.

À l’intérieur, Annick Bocquel n’avait pas bougé de sa place. Elle s’était redressée pour regarder autour d’elle, le visage étrangement crispé. Peut-être était-ce également l’effet sur elle de cette soirée sans fin.

L’irritation lui contractait les joues. L’échange dans le vestiaire ne lui avait pas échappé et elle n’aimait pas ça. Donc il fallait que ça sorte. Tout de suite ! Sans précautions de langage.

Elle pouvait comprendre. Natacha était une très jolie fille… Mais pas ici !

Pas chez elle !

Pas à L’Abreuvoir !

Ce fut au tour de Ludovic Tomaset de franchir rapidement le seuil. Il enfilait un blouson de cuir dont il remonta totalement la fermeture Éclair, le col relevé pour se protéger la nuque.

— Bonsoir, Madame, articula-t-il à son tour.

Le bras passé dans la visière de son casque de motard, il sortait déjà un paquet de cigarettes de sa poche tout en slalomant entre les tables.

— Bonsoir, répliqua simplement Annick.

D’une voix trop sèche.

Elle avait posé les mains sur le comptoir, bien à plat, les doigts écartés.

Nerveuse.

— Ludovic !

Le jeune homme se retourna au moment d’atteindre la porte, la mine surprise. Dans la pénombre, on distinguait mal les traits de son visage.

— Oui ?

Annick Bocquel le considéra d’un regard pointu. Elle voyait bien qu’il avait le front plissé, et elle était certaine de lire dans ses prunelles un mélange d’énergie et de méfiance agressive.

Ludovic Tomaset était sans nul doute un bon cuisinier, compétent et imaginatif. Ponctuel. Réactif. Sur le plan professionnel, elle n’avait rien à lui reprocher. Sauf qu’elle ne l’employait que depuis quatre mois et qu’elle n’ignorait pas qu’il avait beaucoup bougé au cours des dernières années. Elle le connaissait mal. Un être instable…

Elle prit sa respiration.

— Je vous ai entendu avec Natacha tout à l’heure…

Les renseignements sur lui n’étaient pas mauvais, mais tout le monde avait sa part d’ombre. Et elle n’avait pas vraiment eu le choix au moment de l’embauche. Les conditions avaient changé depuis la pandémie…

— Je ne veux pas d’histoires chez moi, Ludovic !

L’avertissement avait claqué. Il resta silencieux.

— À l’extérieur, vous faites ce que vous voulez, concéda-t-elle, ça ne me regarde pas… Mais dans mon établissement, j’entends que le personnel fasse preuve de respect les uns envers les autres !

Elle le vit hocher doucement la tête. Il prenait sur lui, à l’évidence. La remarque ne lui plaisait pas.

— J’aimerais ne pas avoir à vous le répéter.

C’était dit. Elle n’était pas d’humeur à faire du sentiment.

— Bonne soirée… À demain.

Il ne décrocha pas un mot, vexé sans doute.

Elle le suivit des yeux cependant qu’il sortait, s’arrêtant brièvement sur le trottoir pour allumer enfin sa cigarette. Natacha était toujours là, parlant au téléphone en profitant de la maigre clarté diffusée par la vitrine de L’Abreuvoir. Ils ne se regardèrent pas. Ludovic s’éloigna, disparut du champ de vision.

Annick Bocquel lâcha un nouveau soupir d’écœurement. Elle était fatiguée de n’avoir rien fait. Et elle devait rentrer en voiture, dans la purée de pois qui n’autorisait aucune visibilité au-delà de quelques mètres. Elle fut secouée d’un long frémissement.

2

La porte claqua dans son dos.

Il ne bougea pas tout de suite, troublé par la densité du brouillard.

Il distinguait encore le quai, de l’autre côté de la chaussée, mais au-delà, les eaux du Grand-Traict avaient l’allure d’un gouffre. Le large bras de mer qui pénétrait à l’intérieur des terres pour alimenter les marais salants s’étalait comme un immense trou noir.

Une porte vers l’enfer…

Baron laissa son regard s’habituer. Quelques ombres finirent par se détacher dans la nuit, marbrées de taches plus claires que l’éclairage public révélait avec peine…

Il tourna la tête en direction de la criée. On ne voyait rien, hormis le pointillé de fanaux suspendus dans le vide, des boules colorées aux contours imprécis qui signalaient simplement la présence d’une embarcation.

Les lieux étaient déserts. Pas une silhouette en vue. La nuit compressait tout, même le silence était angoissant, la brume étouffait les sons, l’océan s’était tu…

Désorienté, Nazer Baron remonta soigneusement le col de son manteau et ajusta le bord de son chapeau avant de se décider à s’éloigner de son domicile. L’humidité froide le faisait grelotter.

Il plongea les mains au fond de ses poches. Le meurtre avait été commis à deux pas de là, mais tout était désorganisé, presque ingérable. La presqu’île s’enfonçait dans un impalpable chaos…

Baron se mit à marcher en direction de la rue du Pilori. Prendre sa voiture n’aurait servi à rien. La visibilité n’excédait pas une demi-douzaine de mètres et la butte du Mont Esprit s’élevait seulement à une poignée de minutes à pied. Il accéléra le pas. Les talons de ses chaussures claquaient sur les dalles de l’étroite rue Saint-Christophe, entre les murs aveugles des vieilles maisons dont les toits se perdaient dans les limbes. Il y avait peu de boutiques dans le passage, toutes les façades étaient éteintes. Il avançait dans un tunnel macabre, écrasé par la voûte noire d’un ciel qu’on n’apercevait pas.

Il croisa quand même un groupe place de Dinan, des noctambules sortant du café des Sports qui s’apprêtait à fermer. Ceux-là s’amusaient de la sphère nébuleuse qui les enveloppait.

Une voiture tourna prudemment autour de la place, avec un feulement de pneus roulant sur des pavés mouillés. La voie s’élargissait, la brume se faisait moins épaisse. Baron longea le port de plaisance. Les arbres dominant le Mont Esprit se confondaient avec l’obscurité blanchâtre.

Il distingua les premiers gyrophares à l’intersection de la rue du Bass. Une voiture de gendarmerie avait été stationnée devant la barrière de bois, entre les deux piliers, barrant symboliquement l’accès au jardin du Mont Esprit. Un fourgon du service de secours était arrêté à côté.

Baron les contourna et pénétra dans le parc, évitant le monument aux morts érigé à l’entrée pour emprunter la longue allée en pente douce menant au belvédère. Il voyait des lumières zébrant l’amphithéâtre de verdure cernant le monticule. Il se dirigea dans cette direction. Le jardin avait la forme d’un triangle renversé à la pointe orientée vers le port. Il grimpait vers l’ombre de plusieurs fantômes se découpant dans la faible clarté, de plus en plus précise. Des hommes en uniforme, dont l’un tendait de la rubalise entre les arbres. Deux pompiers. Un groupe d’anonymes maintenus à distance… Il faisait froid sous les feuillages, comme si les branches retenaient un air gelé prisonnier dans une sorte de bulle.

Baron s’approcha.

— Commissaire !

L’adjudant Leroy émergea de l’obscurité, la main tendue. Baron la lui serra.

Un petit projecteur de campagne perçait les ténèbres avec difficulté, diffusant un halo fantomatique qui découpait la végétation, autour d’une trouée en forme d’œuf.

— L’adjudant-chef est à Batz-sur-Mer… informa le sous-officier, presque d’un ton d’excuse. Pour un carambolage. Nous ne sommes que deux.

La brigade de proximité du Croisic ne comptait pas plus de neuf militaires. L’alcool, la vitesse, la drogue… Elle s’en occupait. Elle laissait le reste aux autres.

Baron en profita pour avancer le cou, sans commenter, cherchant à mieux voir.

— Et la PJ de La Baule ne sera sûrement pas là avant un bon moment, compléta Leroy.

Il avait fait quelques pas pour se rapprocher lui aussi de la zone. On devinait la forme d’un corps étendu dans l’herbe, sur le terrain bosselé, dissimulé sous un plaid à carreaux rouges et noirs.

— Il s’appelait Damien Pogam, renseigna le sous-officier. Vingt-cinq ans, célibataire… Il vivait chez sa mère, à deux pas d’ici.

— Comment est-il mort ?

— Poignardé.

Baron remua la tête, pénétré par l’humidité. Il avait envie de laisser libre cours aux frissons qui menaçaient de le secouer.

— Qui vous a prévenus ?

— Un voisin. Il est venu voir après avoir entendu des cris…

Accroupi, Baron avait soulevé le coin du plaid. Il observa les traits du garçon. Visage maigre, cheveux bruns mi-longs, une perle de diamant fixé au lobe de l’oreille gauche.

— Vous savez ce qu’il faisait ici en pleine nuit ?

— Il avait rendez-vous avec une copine.

Dans la lumière floue, il était difficile de se montrer totalement catégorique.

— On dirait qu’il s’est battu…

— Pour défendre sa copine, assura l’adjudant. Elle se faisait agresser et il s’est précipité pour l’aider. L’autre a sorti un couteau et s’en est servi avant de s’enfuir.

Le commissaire laissa retomber le tissu avant de tourner la tête. Il ne voyait personne. Pas de médecin, pas de techniciens fouillant dans les buissons à la recherche d’indices, pas de copine… Juste cette grappe d’anonymes restés prudemment à l’écart. Des individus fantômes au pied d’arbres fantômes…

Curieuse soirée décidément, où rien ne se déroulait comme à l’accoutumée…

— Où est-elle maintenant ?

— J’ai appelé le docteur Morel. Elle était blessée. La lame du couteau lui a entaillé l’épaule… Il l’a transportée à l’hôpital de la Presqu’île.

— Ils n’ont pas de services d’urgence, releva Baron.

— Pour quelques points de suture. Morel a dû se charger de prévenir les parents. Elle s’appelle Natacha Leber.

Elle aurait pu mourir… Cette nuit, à vingt-deux heures à peine, au pied du belvédère, transpercée par un fou en panique qu’il allait être difficile d’identifier. Une rencontre de hasard, un crime de rôdeur…

— Vous avez des témoins ?

— Personne en dehors d’elle, renseigna Leroy. L’endroit était désert…

Le sous-officier eut une mimique retenue.

— Elle avait fixé rendez-vous à Pogam au Mont Esprit. Il habitait à côté. Il pouvait venir à pied. Elle l’attendait.

Il eut un mouvement du menton pointant le groupe enveloppé de brume.

— Le voisin a ensuite perçu des appels… Il est venu voir et nous a alertés. Lorsque je suis arrivé sur les lieux, Pogam était mort et le voisin en train de calmer la fille.

Baron s’était remis debout.

— C’est elle qui vous a raconté ça ?

— Par petits bouts, oui… Elle était à peine capable de parler… J’ai au moins compris l’essentiel… rapporta Leroy d’un ton prudent. Le type lui a sauté dessus par surprise.

— Elle a aperçu son visage ?

— Dans le noir.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Elle n’en sait rien. Lui voler son sac… Tout est allé très vite. Elle s’est défendue. Elle avait le manteau ouvert et le chemisier arraché lorsqu’on l’a trouvée.

— C’est pendant la bagarre qu’il l’a blessée ?

— Oui…

Avec le brouillard et la végétation, la pénombre devait être d’une opacité difficile à percer. Dans un parc désert.

Peut-être… L’endroit idéal pour un viol.

— Elle s’est mise à hurler. Pogam arrivait, il l’a entendue… répéta l’adjudant avec davantage de conviction.

Baron hocha de nouveau la tête, réfrénant la tension qui montait. Comme toujours. Il avait beau le savoir…

— Donc, il a simplement voulu la défendre. L’autre avait un couteau. Ils se sont battus…

— Et elle a vu Pogam qui tombait. Le type s’est enfui.

— Par où ?

— Elle n’a pas fait attention. Elle regardait son copain par terre.

— C’est après que le voisin a entendu ses appels ?

— Elle a crié…

Baron leva les yeux, cherchant à deviner le sommet du belvédère qui accrochait le dôme de nuages. La rambarde de bois qui cernait le haut du mamelon était à peine visible.

— Un rendez-vous dans l’obscurité du Mont Esprit… raisonna-t-il d’un ton dubitatif. Pourquoi ?

Leroy haussa les épaules.

— Problème de drogue, vous croyez ? Pogam était son fournisseur ?

— On n’a rien trouvé sur lui ni sur elle.

— Pogam ou l’autre… L’assassin. Quelle heure était-il ?

— L’appel a été enregistré à vingt-deux heures quatre.

Ce n’était pas encore la nuit, sûrement pas l’heure du loup. Le début de la soirée, un vendredi. Les jeunes se donnaient rendez-vous au pied du Mont Esprit…

Trop tôt pour une tentative de viol. La gare était à deux pas, elle n’était pas encore fermée. Ou alors l’acte d’un inconscient… D’un ignorant…

— Et sa famille à lui ? s’inquiéta Baron au bout de quelques secondes, l’attention concentrée sur le plaid bosselé.

Leroy ne répondit pas tout de suite. Il fixait également la couverture, sous laquelle le corps de Damien Pogam dessinait les contours d’une silhouette.

— Elle n’est pas encore informée, commissaire.

Baron tourna la tête, surpris. Moins par les mots que par le ton. Leroy avait une cinquantaine d’années, il connaissait son métier, c’était probablement un bon gendarme.

La réalité s’imposa, une réalité sans artifice, une réalité toute nue. La carapace s’était fissurée.

— Il y a un problème ?

— Pour moi, oui… s’empressa l’adjudant d’une voix rauque. Désolé. Je n’ai pas encore eu le courage de m’en charger. Et ce n’est pas le boulot du chef Guivarc’h.

Il marqua une nouvelle hésitation.

Il paraissait sortir d’un rêve. Son esprit avait vagabondé dans des contrées maussades.

— Je connais la mère, révéla-t-il enfin. Elle est veuve. Et je sais qu’elle se souviendra sûrement de moi…

— Je ne comprends pas.

— Jouer les prophètes de malheur, ça use, commissaire…

Il soupira, mal à l’aise.

— Son mari a été tué il y a un an et demi, renversé par une voiture qui a pris la fuite. On a mis trois mois à identifier le chauffard et à le faire avouer. Il avait bu. Il prétendait ne se souvenir de rien.

— Et c’est vous qui avez dirigé l’enquête ?

— C’est surtout moi qui ai sonné à sa porte pour lui annoncer la nouvelle. Elle a fait un malaise… Elle ne s’en est jamais remise.

Il fixa Baron droit dans les yeux, laissant passer une parenthèse de silence. Dans la pénombre, le commissaire le vit ébaucher un geste las.

— Et son fils, maintenant… Pourquoi elle ?

Il n’y avait pas de réponse.

Born under a bad sign, songea Baron.

La voix d’Albert King dans la tête. Hard luck and trouble is my only friend…

— Il va pourtant falloir le faire.

— Évidemment.

Pour l’instant, ils étaient dans une île, abandonnés du monde.

— Vous ne connaissez personne qui pourrait s’en charger ?

— J’ai les coordonnées de l’adjointe aux affaires familiales. Il nous arrive de faire appel à elle… Elle s’en sortirait mieux que moi.

Baron considéra le visage grave du sous-officier. Brave homme, épuisé par tout ce micmac.

— Contactez-la, décida-t-il. Dites-lui que je l’accompagnerai.

— Merci.

— Votre témoin ? Il est dans le groupe là-bas ?

— Avec son fils. Le grand… Et sa femme, je suppose.

Le commissaire s’éloigna. Le témoin attendait patiemment derrière la rubalise, observant la scène comme s’il était au spectacle. Il s’appelait Thierry Maule, la cinquantaine, le crâne chauve, les yeux globuleux.

— On regardait la télévision, un film… Pendant l’écran publicitaire, j’ai voulu fumer une cigarette à la fenêtre. On habite en face, au premier…

Il avait désigné l’immeuble, séparé du belvédère par une vingtaine de mètres.

— C’est à ce moment-là que j’ai entendu des cris, une femme qui appelait. Mon fils m’a rejoint. On est sortis en courant. Et on l’a trouvée là, assise par terre, à côté du corps de son copain… Elle se tenait le bras, ça saignait… Elle était complètement paniquée. Et puis ses vêtements tout déchirés…

— Le garçon, il était mort ?

— Ah oui, sûr… J’ai fait le 17 et je me suis occupé d’elle en attendant.

— Elle vous a dit quelque chose ?

— Rien du tout. Elle tremblait, je lui ai parlé, j’ai essayé de la calmer. Et les gendarmes sont arrivés…

Baron opina d’un hochement de tête. Le garçon approuvait les propos de son père, la mère tenait simplement compagnie, elle n’avait rien vu.

— Vous avez tout de suite couru dehors lorsque vous avez entendu les cris ?