Retour de flammes à Couëron - Hervé Huguen - E-Book

Retour de flammes à Couëron E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Un incendie puis un corps retrouvé sans vie... Les deux affaires semblent curieusement liées...

Deux corps découverts dans les décombres d’une maison incendiée au cours de la nuit de la tempête Joachim… La dépouille à demi calcinée d’une inconnue retrouvée le lendemain, au creux d’un chemin forestier accessible uniquement par des randonneurs… Le doute s’installe dans l’esprit du commissaire Baron. Qui est vraiment l’auteur de l’incendie  ? Qui a agressé l’autre victime, mystérieusement disparue avant d’être retrouvée morte dans des circonstances particulièrement saisissantes, qui rappellent au commissaire une affaire très ancienne ? Cette évidence le met singulièrement mal à l’aise. Suicides ou meurtres ? Baron n’aime pas les vérités évidentes. C’est dans les secrets enfouis qu’il trouvera les sources de l’incendie mortel. Un ténébreux retour de flammes surgi d’un lointain passé.

Découvrez une nouvelle enquête pour le commissaire Baron qui suspecte un rapport entre deux affaires sans lien apparent.

EXTRAIT

Solange Évrard menait une vie extrêmement banale s’il fallait en croire son mari. Elle travaillait dans un grand hôtel à l’angle de la rue de la Vrière en qualité de femme de chambre. Employée modèle depuis bientôt sept années, appréciée, très bien notée. Jamais un conflit.
C’était à deux pas de son domicile, un petit kilomètre qu’elle s’obligeait à parcourir à pied chaque matin, quel que soit le temps.
— Elle n’avait pas de voiture ?
À quoi bon ? Les courses, elle les faisait à l’hypermarché d’à côté, elle y passait régulièrement en rentrant de son travail. Une fois par semaine, toujours le samedi matin, Christian l’accompagnait et chargeait les choses lourdes. Et pour le reste, la ligne 96 avait un arrêt au giratoire voisin et la déposait à Beauséjour, avec une correspondance tramway pour le centre-ville de Nantes. Pourquoi une voiture dans ces conditions ?
Baron observait l’homme en face de lui, le collier de barbe qui lui entourait la bouche, les yeux proéminents derrière les verres de lunettes d’écaille. Il respirait avec un bruit de forge, oppressé, les paupières rougies par quelques larmes qu’il n’était pas parvenu à retenir.
— Il faut que j’appelle les enfants…
Le couple en avait deux, garçon et fille, vingt-trois et vingt-cinq ans. L’aîné avait quitté la maison depuis plusieurs années maintenant, sa sœur à son tour avait pris son envol quatre mois plus tôt et Solange avait connu une petite période dépressive, mais ça allait mieux. Elles se voyaient régulièrement.
Baron gagna la fenêtre, laissa son regard se perdre sur l’horizon de ce qu’avait été l’univers de Solange pendant les trente années où elle avait vécu dans cette maison, une construction en retrait de la route et de ses voisines, cernée par la verdure. Un havre de paix à la belle saison, un bout de campagne du Yorkshire, triste et monotone, quand pesait un ciel bas.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le nantais Hervé Huguen est avocat de profession, mais il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers - ces évènements étonnants, tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies - lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, un enquêteur que l’on dit volontiers rêveur, qui aime alimenter sa réflexion par l’écoute nocturne du répertoire des grands bluesmen (l’auteur est lui-même musicien), et qui se méfie beaucoup des apparences…

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HERVÉ HUGUEN

Retour de flammes

à Couëron

éditions du Palémon

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des Innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

9. Silence fatal

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-22-1

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

HOMMAGE

Rue des Combats de Lagarde…

L’occupation germano-soviétique de septembre 1939 contraignit une partie des forces fidèles au gouvernement polonais, en exil à Londres, à se réfugier en France. Regroupées à Coëtquidan, rejointes par de nombreux immigrés, ces forces formèrent, sous les ordres du général Sikorski, l’Armée Polonaise de l’Ouest qui combattit tout au long du conflit aux côtés des armées alliées.

Les 17 et 18 juin 1940, la première Division de Grenadiers Polonais, en réserve de la 4e armée française, fut engagée dans les très durs affrontements du canal de la Marne au Rhin. Les pertes subies par la Division au cours des combats autour de la ville de Lagarde furent extrêmement lourdes, estimées à 250 tués, 700 blessés et 150 disparus.

Chapitre 1

Indécis, l’homme avait profité d’une coupure publicitaire sur sa chaîne TNT pour aller se soulager. Il s’interrogeait, hésitant à veiller encore un peu, le regard enchaîné à des images sans grand intérêt, ou bien monter se coucher même s’il n’avait pas nécessairement envie de dormir. Un livre l’attendait là-haut, Le scaphandrier de Narcejac, un récit de mer dont la lecture s’accorderait parfaitement avec les premiers mugissements de la tempête annoncée, qu’il entendait siffler dans le zinc des gouttières. Il traînait le pas, son doigt avait écrasé l’interrupteur. C’était alors qu’il avait aperçu les lueurs par l’étroite fenêtre de son cabinet de toilettes. Des taches mouvantes, des sortes de langues bleues léchant le verre granuleux de la vitre.

Il avait marqué un temps d’arrêt.

Ses volets étaient clos depuis deux heures, il ne voyait rien de ce qui pouvait se dérouler dans le quartier, et de toute façon il ne s’en occupait plus. Il ne s’était pas attardé ce soir-là dans le pigeonnier de la soupente, la jolie Karine s’était absentée vers vingt heures et il ne s’était pas senti le courage d’attendre qu’elle revienne. Ni le courage ni l’envie. Pour quelques instants d’intimité volée. Il verrait le lendemain…

Il n’avait pas observé de bruits particuliers, pas de cris, pas d’appels. Juste ces lueurs insolites, et encore pas tout de suite puisqu’il avait éclairé. C’était en sortant, lorsqu’il avait éteint, qu’il avait compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Les flammes aux reflets bleutés avaient atteint une partie du toit et couraient déjà sur les ardoises, partant de plus en plus haut à l’assaut des nuages. Elles dessinaient des arabesques sur le carreau translucide.

« Nom de Dieu ! »

L’homme s’était précipité à la fenêtre du salon dont il avait violemment repoussé les persiennes. La maison d’en face était plongée dans le noir, il ne se souvenait pas d’avoir aperçu la moindre lumière par les ouvertures de façade autre que celles du brasier. Il avait d’abord pensé qu’elle pouvait être vide, que ses voisins s’étaient absentés depuis peu, puis il avait vu les deux voitures garées l’une dans l’allée, l’autre le long du trottoir, la voiture de Karine qu’il reconnaissait au Marsupilami de caoutchouc pendu sous le rétroviseur intérieur. La belle Karine, que tout le quartier avait pu remarquer l’été précédent dans son jardin, en bikini minimaliste, cigarette aux lèvres, regard masqué. Elle avait fait celle qui ne voyait personne, reins cambrés. Pimbêche… Elle ne pouvait pas savoir. Il l’avait observée longuement le soir même, fondu dans la nuit, invisible, alors qu’elle ôtait son maillot avant de passer sous la douche. Le velux éclairé de la maison d’en face était comme un écran dont il se faisait le spectateur régulier. Bordel…

L’appel avait été passé à vingt et une heures quarante-trois.

« Faites vite ! Il y a du monde là-dedans ! »

Il criait un peu au téléphone, effrayé malgré lui. Peut-être qu’ils dormaient tous, ou ils avaient déjà perdu conscience, asphyxiés. Il lui sembla vivre une éternité avant de discerner enfin l’écho éloigné des sirènes, alors qu’il ne s’était pas écoulé beaucoup plus de cinq minutes. Après, ce fut comme un ballet bien réglé, un son et lumière, des gyrophares puissants cisaillant comme des stroboscopes les gestes cent fois répétés de danseurs en tenue de cosmonautes. Le ciel nocturne virait au gris, poudré par les lucioles échappées du brasier, et les lances à eau noyaient tout, attaquant l’incendie à sa base, cherchant à dégager un passage par lequel trois pompiers s’étaient engagés dans le bâtiment. Des lampes avaient été allumées, des projecteurs qui figeaient la longue colonne de fumée noire. Tout le quartier désormais était réveillé, des gens osaient quelques pas le long de la rue, en tenue de nuit malgré le froid, robe de chambre molletonnée ou pull-over passé précipitamment sur un pyjama.

De sa fenêtre dont il maintenait les persiennes ouvertes en dépit du vent qui forcissait, l’homme s’irritait maintenant de cette curiosité malsaine qui attirait les survivants vers les lieux du drame, le malheur était un aimant capturant la limaille, une limaille vulgaire, des résidus de vieille ferraille pas mécontents finalement d’avoir quelque chose à raconter le lendemain.

Il fouilla ses poches à la recherche de ses Gauloises et en embrasa une, avant de cracher un long jet de salive en direction de son allée, par la vitre béante. Les hommes du feu arrosaient toujours, il devinait dans l’air comme un nuage de gouttelettes en suspension, avec des odeurs de cendre humide qui prenaient à la gorge. Personne ne sortait du bâtiment en feu.

Les coudes sur le rebord de l’ouverture, il fuma consciencieusement sa cigarette et, presque par défi, envoya d’une pichenette le mégot rougeoyant voler dans les ténèbres. C’était lui le héros, celui qui avait donné l’alerte, celui peut-être grâce à qui des vies allaient être sauvées. Celui qu’on viendrait féliciter. Il se gargarisa. La grosse Cézanne, dont il discernait la silhouette à l’angle de son jardin, allait le bombarder d’éclairs de jalousie. Garce… C’était presque affectueux. Elle était en peignoir, la main crispée sur le col resserré autour de son cou épais, les joues tremblotantes sous la morsure du froid. Elle devait être nue là-dessous, il imagina le vent vicieux s’insinuant entre les cuisses marbrées, posant une couche glacée sur la peau des fesses molles. Ça allait beaucoup éternuer dans le quartier demain…

Une bousculade l’alerta soudain dans le halo des éclairs bleus, juste au-delà de la ligne que délimitaient les véhicules de secours, et il reconnut la femme à ses cheveux filasse dont les mèches balayaient des épaules couvertes d’un manteau dont les manches pendouillaient, vides. La locataire du 21, la bonne copine de celle d’en face, l’homme les avait souvent vues bavarder ensemble. Elle n’avait pu s’empêcher de venir voir, elle s’était précipitée sans même prendre le temps d’enfiler son vêtement, mais son compagnon lui agrippait le bras pour la tirer violemment en arrière. Pas du genre à tolérer sa dame dans la rue à des heures indues !

Karine était donc bien rentrée chez elle…

L’homme décida de fermer la fenêtre et passa dans sa cuisine où il se servit un bon verre de vin rouge qu’il avala debout, l’œil rivé à la pendule. Bientôt vingt-trois heures. Son émission était terminée et il en avait raté la fin, ce qui n’avait strictement aucune importance puisqu’il ne s’y intéressait pas. Il songea alors que des journalistes se déplaceraient probablement, qu’ils interrogeraient les voisins et prendraient sûrement quelques clichés. Il était aux premières loges, juste en face, et c’était lui qui avait alerté les secours. Témoin numéro un.

Il reposa son verre mais n’eut qu’une brève hésitation… Il se resservit. Tout compte fait, ce ne serait finalement pas plus mal qu’il y ait des victimes, l’affaire cette fois ferait vraiment la une, pas seulement des journaux mais de la radio aussi et, qui sait, des chaînes locales de télévision. Des victimes… Il corrigea, magnanime, une suffirait. Mais pas la petite fille, non, celle-là était trop mignonne, gentille, polie. Même depuis ce qui lui était arrivé, elle continuait de dire bonjour… Pas la mère non plus, l’homme la revoyait dans son jardin l’été dernier, la silhouette couleur pain d’épice coupée par les nœuds colorés du bikini. Rare dans le quartier. Et il aimait bien quand elle se dénudait pour lui tout seul dans la salle de bains, qu’elle levait le bras pour se palper la poitrine. Même si la pimbêche avait tendance à le snober, il se disait que son intervention rapide auprès des pompiers, en permettant de la sauver, la rendrait redevable. Difficile pour elle de l’ignorer ensuite et qui sait… si le mari avait par contre la bonne idée de ne pas survivre.

L’homme reposa une nouvelle fois son verre, faisant claquer sa langue contre son palais. Le mari, il ne l’aimait pas beaucoup. Genre petite frappe, gringalet névrosé, constamment sur la brèche. Antipathique. Barneix ! Antoine Barneix !

L’homme se rapprocha de la fenêtre donnant sur la rue et replongea vers le ballet coloré. Les flammes s’étouffaient, il ne volait plus que des brindilles dans le ciel redevenu opaque, mais personne ne ressortait du bâtiment. Il colla son front contre la vitre froide et ne bougea plus. Pas la petite fille, elle ne méritait pas ça…

*

La sonnerie du téléphone tira le capitaine Hubert Arneke d’un rêve en demi-teinte. Il émergea d’un coup, au cœur de la nuit noire, seul dans son lit, sur le dos, bras et jambes écartés, évacuant au rythme lent de sa respiration la fatigue cumulée des deux dernières semaines. Il en avait besoin. À trop tirer sur la courroie on risque de la voir filer, il s’était donc couché de bonne heure pour plonger aussitôt dans des songes lénifiants.

Il y avait vu du sable blanc, un soleil au zénith, implacable. Des eaux turquoise sur lesquelles flottaient, comme des bouchons, des barques colorées protégées par des toiles rayées. Il s’était vu aussi, en T-shirt informe, cheveux longs noués en catogan, regard dissimulé derrière des lunettes noires. Il n’était pas seul et il savait que la femme qui l’accompagnait s’appelait Laurence, jolie, avec un corps de liane et des yeux en amandes, il s’était remémoré leur trattoria, le boulevard le long de la mer, les palmiers. Elle lui tenait la main. Pourquoi avait-il rêvé d’elle ? Ils s’étaient quittés à la descente d’avion. Sur des promesses évidemment.

— Arneke…

Il bâillait en même temps, un œil flou sur le cadran. Quatre heures du matin. Le vent dehors était déchaîné, il hurlait dans les interstices des volets.

— Chevilleau, se présenta une voix. On a besoin de toi, à Couëron, rue des Combats de Lagarde. Un incendie.

— Appelle les pompiers, préconisa Arneke. Et ce n’est pas notre secteur.

— C’est fait. Ils ont trouvé deux corps, un couple, l’homme a une balle dans la tête et une arme à la main. Les gendarmes sont occupés par la tempête.

— Et la femme ?

— Carbonisée.

— D’accord… Dis-lui de ne pas bouger !

— Ouais…

Imperméable à l’humour, indécrottable Chevilleau, fatigué de naissance. Il devait patauger dans la suie sans savoir où poser ses yeux globuleux, son crâne chauve protégé par un bonnet de laine masquant des écouteurs. Tout le monde le savait fan inconditionnel de Hallyday, dont il possédait tous les enregistrements, vinyles, CD et DVD, sans parler des produits dérivés à la gloire de l’artiste. Il y consacrait ses loisirs et tout son argent de poche. Sa fille s’appelait Laura…

Dégoûté, Arneke reposa le combiné et s’autorisa une bonne minute d’étirements avant de se lever. Une pointe de repentir continuait à lui agacer la poitrine. La douceur d’une peau émergée de son rêve. Laurence. Un corps de liane, des yeux en amandes et une tête bien pleine… Laurence était belle, Laurence était jeune, et surtout Laurence avait la grâce sublime d’une déesse. Ils n’auraient pas dû se quitter comme ça. D’ailleurs il lui avait promis. Avant la fin du mois, un week-end chez toi, dans le Cotentin. Il avait son adresse, son téléphone… il ne savait plus où. Une autre l’attendait lorsqu’il était rentré, il n’avait pas choisi. C’était idiot, l’autre aussi avait fait ses valises et il n’avait pas vu la Normandie.

Il se leva en se promettant de chercher et passa sous la douche, avala un café tout en s’habillant et un bout de brioche en descendant les marches, débouchant sur le trottoir brumeux de la rue Louis Blanc. Il habitait un vieil immeuble, au milieu d’une artère qui avait su garder ses platanes et ses boutiques anciennes, à une encablure du goulot de Pirmil. Une artère aux allures de torrent.

Arneke alluma sa première cigarette, coincé sous le porche à l’abri des gifles d’une pluie drue tombant presque à l’horizontale. Les bouches d’égout vomissaient leur trop-plein dans lequel pataugeaient les détritus, l’orage éclatait en gouttes serrées rebondissant contre les volets de fer occultant les vitrines, contre les carrosseries noyées. La tempête annoncée déferlait sur tout l’Ouest, la Loire mugissait entre les murailles de ses quais et des fils, quelque part le long des façades, claquaient comme des élingues dans les rafales furieuses.

Il se lança en courant, luttant contre la bourrasque, penché en avant, cinglé par l’averse diluvienne, avant de se mettre au volant avec le sentiment de plonger au cœur d’un aquarium. Le quartier était désert mais les bâtiments ondoyaient en cadence, derrière le balayage laborieux des essuie-glaces à pleine vitesse. Arneke accéléra très vite en direction du quai des Antilles et vira pour traverser le fleuve par le pont Anne de Bretagne. Cette fois il était au cœur du cyclone, privé de l’abri des immeubles. La Loire se ridait sous la poussée des déferlantes remontant l’estuaire, la radio rappelait à l’envi le maintien de l’alerte orange en raison d’un risque de submersion du fait de la haute mer.

Le quai de la Fosse était abandonné, juste piqué par les lumières ouatées de ses feux tricolores qui fonctionnaient toujours, quand ERDF annonçait des coupures en progression constante. Deux cent mille foyers pour l’instant. La chaussée ondulait dans le pinceau des phares. Chambre de commerce. Arneke accéléra encore. Il fallait longer le fleuve, le GPS lui ouvrait la route. Il rattrapa les anciens corons par la rue Niescierewicz en traversant des flaques d’eau noire projetée comme des geysers de part et d’autre de la carrosserie.

*

L’incendie était maîtrisé. Deux agents qui contrôlaient l’accès à la rue des Combats de Lagarde le laissèrent circuler, les pompiers se reposaient à l’abri d’un garage ouvert, gobelet de café en main, tête nue, contemplant ce qui restait de la maison après leur passage. Des décombres sur la droite, là où le feu avait pris, le pignon gauche paraissait davantage épargné.

Grimpé sur le trottoir, Arneke prit le temps d’observer la rue brouillée par la pluie, une succession de pavillons individuels dans un quartier populaire. Le numéro 15 avait l’allure de ses voisins, façade de brique à un étage sans mitoyenneté, garage sur la gauche, allée couverte de vieilles dalles entre lesquelles poussaient des herbes folles.

Il descendit de voiture, aussitôt agressé par le froid mordant auquel il n’avait pas prêté attention. L’averse s’était calmée pendant le trajet, mais le vent ne désarmait pas, la tempête Joachim libérait des rafales pointées à plus de 120 km/h à l’intérieur des terres.

Secoué, Arneke resserra le col de son manteau en marchant vers Chevilleau dont il avait repéré la silhouette. Le fan de Hallyday n’était pas seul, il parlait à un sous-officier du SDIS, un jeune qui n’avait pas dépassé la trentaine et dont les épaules étaient carrossées par la parka antifeu.

— Lieutenant Blaucé, se présenta l’homme.

Ses joues portaient des traces noires, sueur et suie mélangées.

— Capitaine Arneke.

Il lui serra la main. Le gobelet fumait dans la lumière crue du projecteur.

— Vous auriez dû maintenir un petit foyer, Lieutenant.

Il faisait vraiment froid. L’autre osa un sourire. Il décompressait.

— Désolé, on a fait vite.

— Incendie volontaire ?

— Vous ne sentez pas ?

Blaucé écarta son gobelet, comme si les vapeurs du café venaient contrarier ses propos :

— L’odeur des solvants. Il y a des traces d’accélérant.

On pouvait lui faire confiance.

— Et les victimes ?

— La femme a été abattue, plein front, intervint le rocker aux yeux ronds comme des billes. L’homme est à l’étage, il s’est fait exploser la cervelle après avoir mis le feu, il a encore l’arme à la main.

— Qui a alerté ?

— Le voisin d’en face, répondit Blaucé avec un coup de menton. À vingt et une heures quarante-trois. On était en alerte depuis la fin d’après-midi à cause de Joachim, et sur site moins de dix minutes plus tard.

— Il a vu ou entendu quelque chose ?

— Rien.

— Il a profité de la pub pour aller pisser et il a juste aperçu les flammes, intervint Chevilleau.

— On sait quoi des victimes ?

— Antoine et Karine Barneix, la quarantaine. D’après le voisin, le couple a une fille, mais on n’a aucune trace de la gamine.

— Quel âge ?

— Treize ou quatorze ans.

Mauvais…

— Le médecin est arrivé ?

— Il est à l’intérieur.

Arneke les entraîna hors du garage où ils s’étaient abrités. Il régnait sur le site une odeur âcre de fumée mélangée à celle du plâtre mouillé, une atmosphère presque suffocante dont il chercha à se préserver à l’abri du col de son loden relevé haut. Ils pataugeaient dans une boue grasse dont s’échappaient encore des fumerolles. L’habitation avait été littéralement noyée sous des masses liquides, le plafond gouttait sur eux, gorgé de tonnes d’eau.

La femme gisait à demi calcinée dans la salle de séjour. Visage méconnaissable, vêtements noircis en grande partie dévorés par les flammes. Elle semblait s’être affalée là, comme un tas de vieux chiffons jeté à même le sol, elle s’était effondrée, jambes repliées sous elle, corps tassé, un bras en équerre glissé derrière le dos. Ses traits carbonisés n’avaient plus rien d’humain, une figure grillée dont les aspérités avaient été gommées, couronnée d’un reste de brosse frisée dont on n’identifiait plus la couleur.

Arneke s’agenouilla, en s’efforçant de ne respirer que par la bouche. Dans la lumière rasante des torches, c’était encore plus effroyable. Chevilleau avait raison, les flammes n’avaient pas tout consumé, on distinguait nettement le front éclaté par le projectile qui l’avait foudroyée.

Hubert Arneke se redressa sans parler. C’était le chaos autour de lui, un magma de débris grillés et d’objets projetés à même le sol, couverts de suie, noyés, brisés, entassés comme d’improbables compressions.

— Points de feu ici… et là… indiqua Blaucé en pointant un doigt en direction de l’entrée, puis du pan de mur où avait dû se dresser une petite bibliothèque.

La victime était étendue au pied du meuble, des livres lui avaient chuté sur tout le corps. Le papier compressé brûle difficilement. Arneke prit du temps pour observer la scène à distance, il reconstituait un scénario dans sa tête. Le corps avait été aspergé d’accélérant, un linge imprégné avait aussi été placé dans l’entrée. En attaquant la porte extérieure, c’était lui qui avait permis au voisin d’en face de donner l’alerte rapidement.

— Les flammes ont dû s’étouffer par manque d’oxygène, commenta Chevilleau, la chambre de la petite donne sur l’arrière, la pièce a été préservée. À part les dommages de fumée évidemment. La gamine n’y était pas.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Ninon.

— Essaie de savoir où elle va à l’école, si elle a de la famille ou une copine chez qui elle aurait pu dormir. Où il est, ce médecin ?

— Là-haut.

L’escalier, en béton moquetté, n’avait plus sa rambarde de bois. Ils grimpèrent en évitant de se frotter au mur dévasté par les cendres, jusqu’à la chambre du couple, au-dessus du garage.

Le praticien de garde avait une quarantaine d’années, il s’appelait Lauric et serrait contre lui sa grosse sacoche de cuir, pour éviter de la poser sur le sol saccagé par une couche de graisse noire. Ils se serrèrent la main.

— Je n’ai pas pu faire grand-chose, dit-il en s’excusant presque.

Antoine Barneix – à vérifier d’abord qu’il s’agissait bien de lui – gisait sur le lit, allongé sur le dos, en pull-over et pantalon de toile. Les flammes n’avaient pas eu le temps de l’atteindre totalement, tout le haut de son corps avait en partie été préservé, ce qui évitait au moins de se poser des questions sur les causes du décès. L’angle supérieur droit de son visage avait été explosé par la balle qu’il s’était tirée dans l’œil, à l’aide d’un petit 22 long rifle que ses doigts serraient encore, l’index toujours glissé dans le pontet.

— Troisième départ de feu à proximité de la porte, montra le sous-officier du SDIS qui tenait toujours son gobelet de café à la main.

On voyait nettement où la combustion avait démarré, la chaleur avait déformé les pieds métalliques d’une chaise et les flammes envahi le mur, accroché la courtepointe, attaqué la literie et le sommier, léché les rideaux, atteint le plafond.

— Ce connard a descendu sa femme, traduisit Chevilleau dans son langage à lui, et jeté un chiffon imprégné d’un solvant quelconque après avoir aspergé le corps et l’escalier, avant de gagner l’étage.

Son index pointa le plancher.

— Mis le feu à l’entrée de la chambre, juste le temps pour lui de s’allonger sur le lit et de se tirer une balle dans le crâne. Rideau.

— Pourquoi ? interrogea Lauric à qui le scénario paraissait vraisemblable. Je veux dire, pourquoi l’incendie ?

Le praticien était un pragmatique, se débarrasser d’une épouse que l’on ne supportait plus entrait parfaitement dans son schéma de pensées, il pouvait exister mille raisons de le faire. Mettre fin à ses jours après avoir réalisé l’horreur de l’acte relevait également de la logique cartésienne. Mais l’incendie ? Ce geste était inutile. Donc absurde.

Arneke remua les épaules dans son loden.

— Il arrive parfois que les hommes décident de s’en aller en refusant l’idée que quelque chose ou quelqu’un puisse leur survivre. Ils détruisent.

— Et la petite fille ?

Il renonça cette fois à répondre, il ne voulait rien envisager pour l’instant. Juste une grimace d’impuissance avant de se tourner vers Chevilleau.

— Tu as prévenu les TIC ?

— Après t’avoir appelé, ils avaient besoin d’une heure.

Il allait être cinq heures, un peu tôt encore pour informer le commissaire. Encore que la disparition de la fillette tracassait Arneke.

— Merci, Docteur.

Il redescendit. Ça bougeait dans la rue, de nouveaux fourgons s’étaient joints à ceux du service d’incendie, des hommes enfilaient des gilets gris sans manches, à côté de mallettes métalliques posées à même le bitume. L’un d’entre eux constituait l’équipe, le coordinateur vers lequel s’orienta Arneke.

Quinquagénaire et de petite taille, Roland Dumont avait le nez cabossé et une face lunaire longtemps barrée par une fine moustache qu’il avait effacée dix mois auparavant. Quelques coups de lame lui avaient fait gagner dix ans, mais il passait constamment depuis un index inquiet sur sa lèvre supérieure. La sensation de froid devait lui donner l’impression d’être nu.

— Capitaine, salua-t-il, main tendue.

Il fouillait la nuit d’un regard curieux.

— Deux victimes ?

— Une femme, une balle en plein front, et un homme à l’étage. Suicide. Il a encore l’arme à la main.

— Et l’incendie ?

— Trois départs.

— On vient de me parler d’un lieutenant Blaucé.

— Il arrive.

De l’autre côté de la rue, les volets étaient restés ouverts au rez-de-chaussée, la fenêtre éclairée découpait la silhouette d’un homme solitaire qui les observait, bras croisés, le front appuyé contre la vitre. Le voisin qui avait donné l’alerte. Son regard croisa celui d’Arneke qui décida de traverser la rue en pestant, le pantalon trempé collé aux genoux par la pluie incessante. Il n’eut pas à sonner, l’homme l’avait vu approcher et s’était déplacé.

— Entrez, vous serez mieux à l’intérieur.

La cinquantaine empâtée mais le visage osseux, les joues mal rasées, des cheveux blonds filasse collés en mèches trop longues au col râpé d’une chemise. Manifestement il n’avait pas dormi de la nuit, il n’avait pas bougé de son poste d’observation. Il referma derrière eux, enrayant les bourrasques, et tourna machinalement la clé.

— On dirait que ça se calme un peu. J’ai du café si vous voulez…

— Je veux bien. C’est vous qui avez donné l’alerte ?

— C’est moi. J’ai aperçu les flammes par l’ouverture des toilettes.

— Je peux vous demander qui vous êtes ?

— André Frilet.

Le nom seul dut lui paraître laconique, il ajouta finalement un bref état civil :

— Chômeur, invalide, divorcé…

Il avait parlé tout en marchant vers la cuisine. D’un ton parfaitement ennuyé.

— Du sucre ?

— Non, merci.

Arneke attendit, planté au milieu de la salle. Décor modeste mais plutôt harmonieux, quelques dessins aux murs, des marines, des ouvrages dans une bibliothèque, l’histoire de la Navale, des grands paquebots, des luttes ouvrières.

— Vous étiez aux Chantiers ?

— Dans la sous-traitance…

Frilet revint, porteur d’un plateau.

— Vous pouvez fumer, dit-il.

Il avait posé un paquet de Gauloises à côté des tasses, en préleva une qu’il alluma, imité par Arneke.

— J’étais cariste, ajouta-t-il en hachurant la fumée qui lui sortait de la bouche, mes vertèbres ont lâché et j’ai été mal opéré. Invalide à trente pour cent. Depuis…

Il balaya l’air.

— Vous avez réussi à les sauver ?

Il savait bien que non, la maison d’en face avait maintenant un air misérable, il avait vu la demi-douzaine d’experts entrant précautionneusement, les pompiers éreintés dévissant des thermos à l’abri du garage. Il ne restait plus que le vent, la pluie, balayant une scène figée, plus personne ne courait parce qu’il n’y avait plus rien à faire.

— Vous les connaissiez bien, vos voisins ?

— Pas vraiment. On ne se cause pas beaucoup dans le quartier. Vous parlez au passé… La petite aussi ?

— Vous la connaissez mieux, elle ?

— Non plus, bonjour bonsoir, mais toujours avec le sourire, un geste de la main, une mignonne petite fille.

— Elle n’était pas là, révéla Arneke.

— Ah…

Il tira une chaise à lui, tapota sa cendre au-dessus d’une coupelle, prit le temps de goûter au café. Frilet ne posait pas de questions.

— Il n’y avait que le couple dans la maison. Vous les avez vus dans la journée ?

— Pas le souvenir. Je me suis absenté une partie de l’après-midi.

— Et ce soir ? Vous avez entendu quelque chose ?

— À sept heures, j’avais tout bouclé, et avec ce putain de vent… Qu’est-ce que j’aurais dû entendre ?

— Une explosion par exemple.

— Non. C’est le gaz ?

— On ne sait pas, il y aura enquête. Et la petite ?

— Pas vue non plus… Vous devriez poser la question au 21, peut-être qu’elle sait. Je l’ai souvent vue bavarder avec la mère.

— Quel nom ?

— Gossin.

Arneke prit le temps d’une dernière bouffée avant d’écraser son mégot.

— Barneix, le père, vous savez ce qu’il faisait dans la vie ?

— Bricolage en tout genre, plomberie, maçonnerie, peinture… Il a une entreprise à La Chabossière.

— Vous lui parliez ?

— Jamais.

L’homme leva les yeux au ciel, prenant les anges à témoin.

— Un mec plutôt antipathique.

— Et sa femme ? Elle travaillait aussi ?

— Elle s’absentait tous les jours, mais je ne sais pas où…

Karine… Une jolie femme qui allait lui manquer, oui. Petite brune à cheveux courts, avec des mèches rebelles qui avaient tendance à prendre le vent, le regard sombre, des dents larges, solides. Une belle cambrure de reins, des fesses rondes et fermes. Belle femme oui, sans nul doute, qu’il connaissait tellement bien. Lui avait-il seulement parlé un jour ? Il ne s’en souvenait pas. Un peu hautaine sûrement…

— Ils se disputaient ?

Les rides de son front marquèrent de l’étonnement.

— Ce n’est pas un accident ?

— Pour l’instant, on ne sait pas, éluda Arneke.

Il était mal à l’aise dans son pantalon trempé, il songeait à la petite fille.

— Alors ?

— Je n’ai jamais rien entendu, certifia Frilet, ni dans un sens ni dans l’autre.

Il gonfla son torse, perplexe. Un banal incendie. Pourquoi lui demander s’il avait entendu quelque chose ? Une explosion… À la réflexion, il était bien certain d’avoir discerné un bruit curieux dont il n’avait pas identifié la nature, le claquement d’une porte repoussée par le vent, une moto en décélération… Quelle heure était-il ? L’homme était arrivé quelques minutes après vingt heures, Karine était déjà sortie, il s’était écoulé un petit moment, Frilet s’apprêtait à quitter le pigeonnier. S’il s’était passé quelque chose, c’est le visiteur qui aurait donné l’alerte. Non…

Et pourquoi ce n’était pas les gendarmes qui s’occupaient de ça ? Peut-être bien que le flic n’était pas au courant pour la petite Ninon, pas encore.

— On vous a raconté pour la petite ? dit-il en jouant avec sa tasse.

— Raconté quoi ?

— Elle s’est réveillée une nuit et s’est mise à hurler, les parents l’ont trouvée assise dans son lit, le volet avait été crocheté et la vitre découpée, la fenêtre était grande ouverte.

— C’était quand ?

— Il y a une dizaine de jours. Une tentative de cambriolage d’après les gendarmes, la gamine était choquée. Ils ont enquêté dans tout le voisinage, relevé les empreintes.

— Ils ont trouvé ?

— Je ne crois pas… Des empreintes de chaussures.

Arneke l’observa avec plus d’attention. Sous son masque un peu trop benêt, Frilet était tout sauf idiot.

— Vous devriez chercher la petite si vous n’êtes pas certain de l’accident.

— Je crois, oui… On s’en occupe.

Il repoussa son siège.

— C’était quand, exactement ?

— Une semaine, huit jours, je ne sais plus. La petite est revenue le lendemain, ça avait l’air d’aller.

— Merci pour le café.

Il sortit rapidement. C’était peut-être vrai que Joachim avait déjà pleuré tout son soûl sur la misère des hommes, les glandes lacrymales asséchées comme un puits du Sahel, il n’était plus bon qu’à verser une pluie fine qui prenait des allures de crachin en arrosant la rue. Arneke trouva qu’il flottait des senteurs de chair brûlée au milieu de l’odeur plus âcre de fumée, mais sans doute se faisait-il des idées. Il chercha Chevilleau et l’aperçut à l’angle du bâtiment, le téléphone à la main. Le fan du vieux rocker était seul, les yeux plongés vers le sol, mocassins plantés dans la terre spongieuse.

— La petite est inscrite au collège Paul Langevin, indiqua-t-il aussitôt, on cherche à joindre le directeur.

— Il paraît que les Barneix ont été victime d’une tentative de cambriolage il y a une huitaine de jours, essaie d’en savoir davantage. Où sont les gendarmes ?

— À Indre, la tempête a provoqué des dégâts, répliqua le rocker triste, toute la brigade est mobilisée.

Le ton terne de sa voix, les mèches échappées du bonnet tombant bas sur la nuque, le regard globuleux disaient son manque d’intérêt. Il pianotait le cadran de son portable.

— J’ai besoin de leur parler. Et retrouve la petite !

Arneke se frotta la nuque, là où les nerfs fourmillaient d’une électricité énervante. Il était certain que l’autre rêvait de son pyjama.

— Je suis au 21.

Il laissa Chevilleau à son téléphone et entreprit de remonter la rue des Combats de Lagarde, courbé face aux bourrasques qui chassaient devant elles un tas de déchets végétaux arrachés aux jardins. Des branches brisées et des débris d’ardoises. Mais le reste avait tenu, pas de toit emporté ni de cheminée effondrée, et l’électricité fonctionnait toujours.

Il sonna à la porte du 21, un pavillon identique à celui des Barneix, avec garage attenant, cerné d’une pelouse. La lumière brûlait à l’intérieur mais il dut attendre et répéter son appel avant que quelqu’un prenne enfin le temps de venir lui ouvrir.

— Monsieur Gossin ?

— Ouais…

— Capitaine Arneke, police judiciaire.

L’homme bouchait le passage, sans aucune intention de le libérer. Massif, jambes arquées. Une petite colline de graisse hostile qui n’aimait pas être importunée. Arneke arqua les sourcils en considérant d’un air songeur la corpulence du bonhomme. Pas de puissance, du gras. On distinguait sans mal en lui le fils et petit-fils de rural, rougeur du teint, ongles noirs. Avec autre chose, de l’agressivité dans les yeux. Pourquoi ?

— Je ne vous dérangerai qu’un instant, articula-t-il patiemment, j’ai deux ou trois questions à poser à votre épouse. Je peux entrer ?

— Vous avez vu l’heure ?

— Je peux revenir, mais je suis pressé. Je cherche Ninon, la gamine des Barneix. Ses parents sont décédés dans l’incendie de la maison.

Le gémissement qui jaillit de l’intérieur provenait de la droite, de la cuisine si l’agencement des pièces était identique à celui du logement des Barneix.

— Madame Gossin ? s’imposa Arneke en forçant carrément le passage.

L’autre n’osa pas le repousser. Il vira. C’était bien la cuisine, aménagée en formica vieillot, éclairée par une ampoule trop faible qui laissait des zones d’ombre dans les angles. La femme était à table, devant un bol de café noir, en chemise de nuit sur laquelle elle avait enfilé une polaire bleu ciel. Elle se tamponnait les yeux à l’aide d’un mouchoir.

— Ils sont morts ?

— Je suis désolé…

— C’est arrivé comment ?

Elle reniflait en même temps.

— L’enquête ne fait que commencer, esquiva Arneke en s’installant face à elle. Nous cherchons Ninon, elle n’était pas dans la maison.

— Elle devait dormir chez une copine, pour sa fête. Pauline.

— Sa fête ?

— C’était la sainte Ninon hier.

— Pauline comment ?

— Je ne sais pas, bredouilla la femme, elles sont en classe ensemble.

Elle dissimulait la moitié de son visage derrière le mouchoir qu’elle tenait serré sur sa tempe, à croire qu’elle ne pleurait que de l’œil gauche. L’autre restait fixé sur le bol, entre les paupières rougies.

— Vous avez vu Karine Barneix hier ? questionna Arneke.

Mal à l’aise. Gossin était derrière lui, silencieux, il manipulait de la vaisselle avec la délicatesse d’un ours, on le devinait énervé.

— En fin d’après-midi, elle rentrait.

— Où travaille-t-elle ?

— Au centre social… La petite… Mon Dieu.

Trop tard. Elle n’avait pu retenir un sanglot, une crispation de la gorge qui avait déplacé le mouchoir. La pommette était tuméfiée, enflée, déjà bleue.

— Que vous est-il arrivé ?

— Je me suis cognée dans la rampe en descendant.

— Dans la rampe ?

Elle mentait. Mal. Elle n’avait pu éviter un regard fulgurant par-dessus l’épaule de son vis-à-vis et les bruits de vaisselle s’étaient estompés. Arneke baissa le bras tout doucement. Gossin était une brute, une ordure vulgaire qui cognait sa femme.

Il mourait d’envie de faire face au barbare, de lui planter son poing là où ça faisait mal. Impossible si la femme ne disait rien. Et il sut à sa mine implorante qu’elle ne dirait rien, elle s’était adaptée. Silence, on humilie, on corrige.

— De quoi avez-vous parlé ?

— De rien… Du temps, de la tempête qui arrivait… Elle m’a laissé des revues qu’elle ramenait du centre social.

— D’Antoine ?

— Non… Elle m’a dit que Ninon dormait chez Pauline.

— Elle paraissait soucieuse ? Plus tracassée que d’habitude ?

— Je n’ai rien remarqué.

— Vous êtes restées longtemps ensemble ?

Elle se tordit la bouche, les yeux toujours rouges, le mouchoir serré au creux de sa paume pendouillant comme un étendard mouillé le long de sa joue.

— Quelle heure était-il ?

Le déclenchement de la sonnette brisa l’élan des questions.

— Encore, nom de Dieu ! gronda Gossin en décollant de l’évier.

Ils l’entendirent râler en quittant la cuisine, les bras agités le long de son corps mou.

— Le capitaine Arneke est ici ?

La voix de Chevilleau. Arneke abandonna son siège pour gagner l’entrée, se retourna quand même sur le seuil de la cuisine.

— Savez-vous si les Barneix avaient des problèmes ?

Il n’obtint qu’un haussement d’épaules.

— On l’a retrouvée, annonça Chevilleau, elle passait la nuit chez une amie, le proviseur a joint la mère.

Arneke sortait dans les rafales de vent, sans un regard pour Gossin qui claqua la porte dans son dos.

— La gendarmerie ?

— Le message est passé.

Planté sur le trottoir, il regardait la rue noyée dans la pénombre mouillée, les cônes de lumière pâle cramponnés aux réverbères, les jardins gorgés d’eau, quelques lampes éclairées aux façades. Il n’était pas six heures, le quartier se réveillait doucement.

— Les pompiers sont partis ?

— Il y a des chutes d’arbres partout, tous les trains sont annulés. Ils ont laissé quelqu’un, au cas où…

Arneke fouilla ses poches. Maintenant que Ninon avait été retrouvée, il était temps d’informer. Dans le pavillon d’en face, le visage lunaire d’André Frilet restait collé à la vitre. Aux aguets tel une sentinelle.

Chapitre 2

Vendredi 16 décembre.

Le chien Kalb s’était mis à couiner en grattant la vitre avec impatience, dressé sur ses pattes arrière, sa petite queue raide fouettant l’air pour marquer sa hâte de rejoindre la rivière.

— Doucement…

Sans quitter la chaussée des yeux, Karim calma l’animal d’une caresse sur l’échine et s’avança avec précaution sur la berme rendue spongieuse par les pluies de la nuit, roulant encore quelques mètres avant d’atteindre la barrière de bois qui fermait l’accès à la départementale. Il immobilisa la voiture. L’endroit était totalement désert, pas le moindre véhicule garé sur ce bout de voie en impasse. Pourtant devant lui, de l’autre côté de la palissade, la circulation restait dense sur la petite route, en direction du Bout-des-Landes. La radio parlait d’un accident sur la voie express, de kilomètres de bouchons, d’un périphérique saturé. Les gens essayaient d’autres itinéraires, ils devaient quitter la nationale et se disperser dans la campagne en quête d’une voie dégagée permettant l’accès au nord de Nantes. Par Orvault ou La Chapelle-sur-Erdre. Peine perdue. Les boulevards étaient tout aussi encombrés.

Karim descendit pour libérer le chien. Il avait cessé de pleuvoir, le vent également était tombé et la température restait anormalement douce, mais la tempête avait provoqué des dégâts. Les tramways étaient en panne, les transports scolaires suspendus. Une atmosphère de lendemain de catastrophe.

— À ton tour, petit…

Penché dans l’habitacle, Karim débloqua les anneaux de la ceinture qui sanglait son petit-fils et agrippa l’enfant sous les bras pour le poser à terre. Il vérifia que l’anorak était bien fermé, verrouilla la voiture et, la main du petit bien serrée dans la sienne, se dirigea vers le large passage incliné permettant d’accéder aux rives aménagées du Gesvres. La pente à travers bois était sévère, traçant un lacet jusqu’aux pieds des arches du viaduc sur lequel passaient les voitures, vingt mètres au-dessus d’eux.

Il lâcha le poignet du garçonnet en atteignant la berge, à hauteur de l’ancien moulin reconverti en écluse qui domptait désormais le cours d’eau. En amont, les averses de Joachim avaient gonflé le niveau de la rivière, étalée dans une sorte de petit lac artificiel. Karim se mit à longer l’eau d’un pas lent, tournant le dos à la route, observant les eaux qui serpentaient au milieu du chaos de rochers, et les branches cassées accrochées aux bouquets de nénuphars. Sans danger. Le chemin était bien tracé, en retrait de la berge, épousant les sinuosités du terrain au milieu du bois, au fond d’une vallée sévèrement encaissée. Karim laissait son petit-fils courir devant lui, à la remorque du chien Kalb qui s’arrêtait souvent, flairait les racines d’un arbre, regardait derrière lui et disparaissait soudain dans un fourré, poursuivi par l’enfant qui escaladait la terre meuble en appelant l’animal.

C’était lui qui avait baptisé le chien. Il avait à peine trois ans. « Kalb ! » Va pour Kalb…

Détendu, Karim Mahloud fit une pause à un coude du cours d’eau, respirant à pleins poumons l’odeur d’humus qui montait du sous-bois. C’était son lieu de promenade favori, tout près de la ville et pourtant déjà si loin, il y venait deux ou trois fois par semaine pour sortir Kalb et le laisser gambader jusqu’à épuisement dans les taillis. Le chemin aménagé accusait un virage en escaladant les flancs encaissés du vallon, contournait une racine et replongeait ensuite pour récupérer la berge. L’anorak rouge du petit garçon avait disparu.

— Médhi ! appela le grand-père sans s’inquiéter vraiment.

Il prit alors conscience que le chien grondait quelque part au-dessus de lui, invisible lui aussi, et Karim cette fois fronça ses sourcils grisonnants. Jamais l’animal ne grognait ainsi, c’était un petit bâtard, produit hybride de l’accouplement primaire d’un chien errant et d’une femelle de race probablement déjà indéterminée. C’était juste un bon compagnon, fidèle, doux.

— Médhi ! répéta le grand-père, plus fort cette fois.