Au bout du compte - Hervé Huguen - E-Book

Au bout du compte E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Un cadre bancaire ambitieux, qui avait des preuves de malversations concernant son supérieur, est renversé par une voiture avant de pouvoir le faire chanter...

Francis Gosciniak a recueilli les preuves de malversations financières impliquant son supérieur. Une opportunité à ne pas laisser passer pour ce cadre bancaire très ambitieux et dénué de scrupules. Il n’aura cependant pas le temps de monnayer son silence. Il sera renversé le soir même dans une rue de Vannes par une voiture qui prendra la fuite. Intrigué par le comportement de Gosciniak dans les heures qui ont précédé le drame, le lieutenant de police Kerzhéro se lance dans une enquête aux contours imprécis. Tous les coups sont permis au nom de l’argent roi. Les protagonistes se croisent, s’ignorent ou se jalousent. La haine n’est jamais loin. Cette comédie tragique force Kerzhéro à bousculer les codes d’un monde qui n’aime pas les scandales. Chacun y joue son rôle… jusqu’au coup de théâtre final.

Dans ce polar breton aux airs de tragi-comédie, suivez le lieutenant Kerzhéro dans une enquête trépidante où l'argent est roi et où les protagonistes tenteront tout ce qu'ils peuvent jusqu'au dénouement !

EXTRAIT

— Sa mort vous rend service. Jérémie en resta pantois, les yeux écarquillés.
— Vous avez de ces raccourcis, émit-il enfin.
— Gosciniak, vous travailliez bien avec lui ?
— Dans le même département, oui.
— Depuis longtemps ?
— Trois ou quatre ans.
— Et vous vous entendiez bien ? Il bougea les épaules. S’entendre avec Francis Gosciniak ? Oui, ce devait être possible, à condition de ne pas lui faire d’ombre, d’ignorer sa suffisance, de mépriser son arrogance. Gosciniak était un petit con prétentieux. Certains réussissent, Gosciniak eut vraisemblablement été de ceux-là. Mais il était mort, son âme voguait probablement vers les turbulences du Cap Horn avant d’atteindre des contrées plus paisibles, il convenait de se montrer charitable.
— Honnêtement, nous avions peu de choses en commun, dit Jérémie, mais il n’y a jamais eu de heurts, nous n’étions pas concurrents, juste collègues.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un puzzle se crée entre les lignes pour un récit qui prend peu à peu forme et une tournure inattendue. Une analyse de la vie en province et une fin magistrale ! Un gros coup de cœur ! - Blog Eireann Yvon
Excellent polar qui perturbe parce que chaque chapitre se clôt avec des paragraphes en italique qui interpellent : qui est le mystérieux narrateur ? Comment sait-il tout cela ? Il peut être n'importe lequel des protagonistes et tous à la fois. Je me suis posé la question tout au long de ma lecture jusqu'à ce qu'enfin Hervé Huguen donne la solution. Et quelle solution, un truc auquel je ne m'attendais pas du tout et qui m'a scotché. - Yves Mabon, Sens Critique


À PROPOS DE L'AUTEUR

Le Nantais Hervé Huguen est avocat de profession, mais il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers - ces évènements étonnants, tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies - lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, un enquêteur que l’on dit volontiers rêveur, qui aime alimenter sa réflexion par l’écoute nocturne du répertoire des grands bluesmen (l’auteur est lui-même musicien), et qui se méfie beaucoup des apparences…

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Si ce roman tire son action de faits authentiques, les personnages et les lieux sont fictifs, de sorte que nul ne pourrait prétendre désigner qui que ce soit dans les protagonistes de cette histoire. La part de création ne saurait non plus prêter à interprétation. Ce livre est un roman, dans lequel l’auteur apporte au lecteur une solution qui reste le fruit de son imagination.

À Soledad et Philippe Roué, qui m’ont confié les clés de cette histoire.

En amitié

Dans la vie, on ne fait pas ce que l’on veut, mais on est responsable de ce que l’on est.

C’était un vendredi me semble-t-il… En tout cas une fin de semaine, peut-être seulement un jeudi, je ne me souviens plus très bien… Au milieu de l’automne, une intersaison qui se prolongeait cette année-là entre douceur d’un été indien et averses annonciatrices d’un hiver refusant encore de se déclarer vraiment.

Un jour comme un autre en somme, entamé dans le murmure de fond des bulletins d’information sur RTL rythmant les borborygmes de la cafetière, le jet de la douche, le second café avalé debout au centre de la cuisine, manteau sur le dos, prêts à partir.

Il faisait beau mais j’ai quand même pris la voiture, j’avais des rendez-vous à l’extérieur en fin de matinée, seulement ça bouchonnait, évidemment, du côté de l’avenue Victor Hugo et j’avais quelques minutes de retard en arrivant au bureau.

Michèle était au téléphone, justement avec l’un de mes rendez-vous qui souhaitait décaler l’heure de notre rencontre. Elle ouvrait de grands yeux interrogatifs et j’ai approuvé d’un signe de tête. Tant que le client n’annulait pas… Les affaires n’allaient pas très fort, nous savions tous que les comptes de l’agence viraient doucement à l’orange sanguine, alors le prospect, c’était dans le sens du poil qu’il fallait le brosser, et plutôt deux fois qu’une…

C’est curieux, mais je me souviens de chaque phase de cette journée, ma tournée dans le quartier du Bondon, la pizzeria dans laquelle j’ai déjeuné vers 13 heures, mes contacts de l’après-midi, la pause thé alors qu’un beau soleil d’octobre frappait encore la vitrine parsemée d’affiches colorées… Jeudi ou vendredi ? C’est l’unique détail qui soit sorti de ma mémoire, mais il me suffirait de vérifier.

Un jour comme un autre, croit-on quand éclate la sonnerie du réveil, que les mêmes voix que la veille et que le lendemain vous informent des mêmes choses entre deux jingles immuables. Le café coule, la douche est chaude et le week-end s’annonce… C’est comme ça que je sais que nous étions en fin de semaine, j’y ai pensé en m’habillant.

Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive d’entendre parler d’infarctus foudroyant ou d’accident cardio-vasculaire, je comprends mieux ce que cela veut dire. Il était bien, il marchait en bavardant tranquillement, et il s’est écroulé d’un coup. Et après ? Après, plus rien n’a été comme avant.

C’est un peu ce que j’ai vécu, la rupture, la fin d’une vie, l’abrutissement, la révolte, la colère, et finalement la haine… Oui, même si depuis, le temps a fait son œuvre et apaisé la brûlure des cicatrices. J’ai eu la haine…

I

FRANCIS

Un rayon de soleil l’avait cueilli à la sortie de la banque, une flaque de lumière projetée par une trouée dans les nuages. Comme un clin d’œil dont il avait savouré la tiédeur, la caresse de cet été indien qui refusait de céder la place.

Il marqua un temps d’arrêt, ses joues le brûlaient et il sentait dans ses muscles des picotements d’impatience. La journée tirait sur sa fin, les bureaux s’étaient vidés en quelques minutes et le quartier retrouvait son aspect tranquille, sa population calme et ses rues colorées de petites boutiques. La porte derrière lui s’était refermée dans un chuintement d’air comprimé, comme un souffle libérateur vidant la poitrine du grand bâtiment.

Il observa le ciel. Il devait rester calme, surtout ne pas se laisser entraîner par un enthousiasme qui pouvait se révéler de mauvais aloi. Ce n’était probablement qu’une question de jours, d’heures peut-être. Bientôt sûrement…

Il respira un grand coup et se lança d’un pas alerte au travers de l’esplanade. Il était de bonne humeur. Mieux que ça, euphorique ! S’il savait manœuvrer… L’excitation lui enflammait la poitrine.

« Bientôt »… se redit-il.

S’il savait manœuvrer !

Il descendit les marches qui menaient à la rue en contrebas, bifurqua sur sa droite et partit à grandes enjambées le long de l’artère en pente qu’égayaient les vitrines allumées. Le soir tombait, rafraîchi par l’air vif tournoyant entre les façades. Les lampadaires s’étaient éclairés, lumignons fades suspendus dans la lumière du jour qui résistait encore.

La pensée lui vint qu’il s’engageait peut-être dans un processus dangereux et que la machine pouvait le broyer, mais il rejeta cette idée très loin. Non, il ne risquait rien, il ne demandait qu’à bénéficier de sa juste part du gâteau.

Dans le bas de la ruelle, un pauvre hère échappé de l’asile faisait la manche, assis en tailleur sur une plaque de carton. Il sifflait pour attirer l’attention, plutôt bien d’ailleurs, une vieille rengaine triste conservée dans un coin de sa mémoire.

Francis le contourna en l’ignorant totalement, il n’entendait même pas, il revivait l’entretien avec Charles Lebas, dans le bureau au second étage du bâtiment de l’UBO. Baie vitrée ouverte sur les toits alentour avec, entre deux cheminées, le coup de pinceau lointain d’un horizon bleuté. Tapisserie d’Aubusson accrochée au mur, croix de saint Patrick rouge sur fond blanc des couleurs de Jersey, pendue dans l’un des angles de la pièce, histoire de rappeler que Lebas avait commencé sa carrière dans les locaux feutrés d’un discret établissement de Saint-Hélier. Ordinateurs branchés en permanence sur les cours des Bourses du monde entier.

C’était Lebas qui l’avait apostrophé :

— Le dossier Bracq ? Vous en êtes où ?

Il discourait toujours ainsi, d’un ton volontairement cassant, avec cette allure d’homme éternellement pressé qui lui faisait agiter la main pour inviter à répondre vite.

— Pas de souci, Monsieur, avait calmement répondu Francis. Nous avons fait un clean cut.

Il aimait bien parler ainsi, usant du jargon des initiés. Lui aussi avait appris les subtilités du paraître. Il ne disait pas « nous avons transigé, Bracq a réglé ce qu’il devait » ou « nous avons mis un terme à nos relations avec lui »… Non, ils avaient fait un clean cut !

Lebas comprenait mieux ce terme, ça devait lui rappeler Victoria road et ça avait l’avantage du langage hermétique. Ils étaient du même monde, d’une sphère aux contours imprécis mais dont les acteurs savaient se reconnaître.

Fallait-il se montrer plus transparent ? C’était inutile et pourtant Francis avait éprouvé le besoin d’en rajouter :

— Je lui avais fixé une deadline, il n’avait pas le choix.

« Ultimatum » n’était pas suffisant, « mise en demeure » faisait carrément vulgaire, il laissait ça aux juristes.

Deadline… L’expression sonnait juste, Bracq n’avait effectivement pas eu le choix. Il était financièrement mort de toute façon, Francis savait pertinemment que Bracq faisait de la cavalerie et qu’il ne tiendrait pas longtemps, l’essentiel était de réagir avant les autres.

Une deadline ! La Banque avait récupéré ses billes à temps. Grâce à lui ! Grâce à Francis Gosciniak !

Francis s’était rengorgé cependant que Charles Lebas approuvait d’un simple hochement de tête, sans rien laisser paraître des sentiments qui l’habitaient. Et cependant, il jugeait l’époque difficile. Il corrigea mentalement, difficile n’était qu’un doux euphémisme. Les banques mondiales licenciaient à tour de bras après avoir pris en pleine figure les éclats de la bombe qu’elles avaient fabriquée. Et les politiciens salvateurs, tout heureux de se refaire une virginité à peu de frais, maintenaient les collimateurs braqués sur les cols blancs. Ils exigeaient des têtes, oriflamme flamboyant de la démagogie largement déployé.

Les petits yeux gris de Lebas avaient accroché les armoiries de Jersey cousues sur le fond blanc du drapeau. Il était nostalgique d’un temps dont il sentait venir la fin.

— Vous m’avez aussi parlé d’une affaire, l’autre jour…

Il fronçait les sourcils, comme s’il cherchait à se remémorer un nom. « Comique », jugea Francis qui s’était approché. Ça aussi, il avait appris à le faire, parler sur le mode feutré, ne pas laisser percer ses émotions, faire preuve de maîtrise… Le monde de la finance n’aimait pas les scandales.

— Madame Cayez, avait-il dit, vous vouliez savoir…

— Ah oui ! Je connais madame Cayez, avait coupé Charles Lebas. Où en êtes-vous ?

— Il y a eu erreur, certainement un mélange de comptes, je ne sais pas encore à quel niveau.

C’était à cet instant précis qu’il avait pris vraiment la mesure du petit pouvoir qu’il tenait entre ses mains. Malgré toute sa maîtrise, Lebas n’avait pu s’empêcher de réagir, il avait repoussé son siège pour se lever et faire quelques pas comme s’il éprouvait le besoin de se dégourdir les jambes.

Francis avait admiré. L’homme avait de la prestance, grand, visage impénétrable, discrets reflets dorés aux manchettes d’une chemise impeccable. Il pouvait briser un homme d’un simple mot. Agir en douceur, ne pas laisser entendre qu’il savait et laisser l’autre soupçonner qu’il savait peut-être.

— Les dégâts peuvent être tangibles, je le crains…

Lebas ne le regardait pas, il s’était planté à l’angle de la baie vitrée et semblait absorbé par le spectacle de quelques moutons blancs surfant sur l’azur du ciel, là-bas dans le lointain.

— Vous n’en avez parlé à personne ?

On y était.

— Vous me l’aviez demandé, avait opiné Francis. Je n’ai pas fini, de toute façon…

C’était un jeu excitant, il pénétrait le cercle des affranchis. Encore un effort, une pincée de soupçon semée au gré des vents, quelques mots sans importance articulés d’un air assuré. Un intouchable, voilà ce qu’il devenait.

— Je peux rencontrer madame Cayez… avait-il suggéré.

Certain de la réponse :

— Non !

Il existait mille façons de prononcer ce mot, celle de Lebas avait la pureté du diamant. Non ! Il ne serait venu à l’idée de personne d’y rechercher l’ombre d’une hésitation ou d’oser un semblant de protestation. Il avait dit non !

— Apportez-moi le dossier…

Lebas s’était retourné.

— Merci, monsieur Gosciniak. Faites le nécessaire, je vous attends.

Francis était sorti. Son pouls s’était accéléré, il avait besoin de souffler et de reprendre le contrôle. Il avait volontairement ralenti le pas en descendant les escaliers.

Quatre ans qu’il observait, qu’il contrôlait, qu’il disséquait… et qu’il stockait. La frontière est bien mince entre l’usus et l’abusus. Il avait toujours su que son heure viendrait et que lui aussi, à son tour, retirerait les fruits de cette richesse inestimable : la connaissance.

Il venait d’obtenir ce qu’il voulait : le dossier Cayez…

En atteignant le premier niveau où se situait son bureau, il était tombé sur Nadia quittant le cabinet de toilettes. Chemisier blanc nacré, jupe courte très au-dessus du genou, cuisses gainées de soie, bottes hautes masquant les mollets. Belle fille ! Elle l’attirait. Physiquement.

Il l’avait volontairement bousculée comme par inadvertance.

Nadia avait vacillé et le bras de Francis s’était enroulé pour la soutenir, sa main avait éprouvé l’élasticité d’un buste, avait traîné à redescendre en effleurant la cambrure des reins pendant qu’il se blâmait :

— Excusez-moi !

Il était désolé.

— Je suis navré, Nadia.

Elle avait secoué ses boucles très brunes après une grosse inspiration, pas vraiment fâchée.

— J’ai quand même failli tomber.

— Je vous aurais relevée… et frictionnée si besoin, avait-il ajouté, très fin.

Elle avait haussé les épaules et il l’avait regardée s’éloigner en imaginant le balancement de ses fesses sous le tissu serré. Bientôt… elle le considérerait d’un autre œil. Une augmentation, Nadia ?… Approchez… Il allait connaître la griserie du vrai pouvoir.

Il méditait en récupérant le dossier Cayez. Lebas pouvait bien se l’accaparer, il n’en avait de toute façon plus besoin, toutes les copies utiles dormaient dans un tiroir du bureau qu’il s’était aménagé chez lui. Nadia fixait sur lui un regard un tantinet ironique depuis le secrétariat voisin, à travers la vitre de séparation, et il lui avait souri.

— Je remonte chez Lebas.

Puis, sans raison :

— Je reviens !

Évidemment qu’il revenait ! Il n’allait pas y passer la nuit. Il était presque 18 heures, il se demanda si Nadia serait encore là à son retour et décida en fredonnant Le grand vicaire qu’une telle persévérance serait un signe. Les bureaux se vidaient, il avait croisé plusieurs collaborateurs qui l’avaient à peine regardé. Patience…

Il avait réemprunté l’escalier en réfléchissant. Battre le fer pendant qu’il était chaud, avancer ses pions, énoncer clairement la donne… Il fallait pour cela conserver la maîtrise de ses mots, préserver son regard de tout éclair cupide. Lebas était toujours seul.

— Voilà le dossier, Monsieur, avait confirmé bêtement Francis en déposant la chemise cartonnée beige sur le coin de la table de travail de Lebas.

— Merci, monsieur Gosciniak. Autre chose ?

C’était malaisé. Lebas n’offrait qu’un faciès impénétrable, à peine ridé, percé de deux yeux gris et scrutateurs. Il impressionnait, il le savait. Il en jouait.

— Je voulais vous demander quelque chose, Monsieur, avait commencé Francis. Carpentier va bientôt s’en aller, son poste va se trouver disponible.

— … Oui ?

Il se lança :

— Je serais intéressé. Il me semble avoir la formation et l’expérience requises. Avec votre soutien…

— Mon soutien ? avait brutalement coupé Lebas.

Ses épaules s’étaient collées au dossier de son siège, il dardait sur son interlocuteur un regard glacial.

— Oui. Je travaille avec vous depuis quatre années maintenant, je sais beaucoup de choses. Si vous approuviez cette candidature, il me semble que la DRH ne pourrait qu’entériner.

Il y avait eu un silence. Francis était certain d’avoir conservé un visage candide que l’autre détaillait au microscope.

— Je ne sais pas, monsieur Gosciniak… avait-il fini par dire doucement. Il faut que j’y réfléchisse, la DRH a peut-être déjà son idée.

— Bien sûr, je ne demande pas une réponse immédiate. Mais il me semble que je devais vous en informer.

— Vous avez bien fait. Je vous propose d’en reparler. Carpentier ne nous quitte qu’en fin d’année, laissez-moi quelque temps. Bonsoir.

— Bonsoir, Monsieur.

Francis était ressorti, définitivement cette fois. Il avait failli sauter les marches pour libérer l’excitation qui lui bandait les nerfs.

« Je sais beaucoup de choses… » Capito, monsieur Lebas ?

Nadia était à son poste. 18 heures sonnées, pourtant elle était là !… Elle l’avait regardé avec un air visiblement surpris.

— Déjà ?

Il avait opiné, content de lui.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ? Vous êtes promu ?

Elle ne pouvait s’empêcher d’ouvrir des yeux ronds.

— Qu’en diriez-vous ?

Il s’était penché au-dessus du bureau, mystérieux, la tête à vingt centimètres des lèvres de la jeune femme, il sentait son parfum, devinait la naissance d’une gorge élastique dans le décolleté du chemisier blanc vers lequel il plongeait sans vergogne. Dentelle également blanche. La position assise avait fait remonter très haut la jupe qui découvrait le renfort des bas. Il eut envie de se laisser aller. Bientôt… très bientôt… si elle voulait aussi profiter de l’occasion. Ce serait à elle de décider, il lui proposerait de l’accompagner dans le service de Carpentier et d’y être son assistante. Ils traîneraient parfois le soir, il la bousculerait sur le bureau, sur le fauteuil, peut-être même sur la moquette…

Il avait émergé sous le rire clair de Nadia, moqueur mais pas hostile.

— Allô Fox-trot Golf ! Ici UBO Airport ! Où êtes-vous rendu ?

Il s’était redressé, avait épousseté son costume bien coupé, vérifié le brillant de ses chaussures, bombé le torse avant d’agiter les narines.

— Votre parfum, Nadia… Il m’enivre. Qu’est-ce ?

Le rire avait cascadé, plus clair encore.

— 24 Faubourg, c’est mon ami qui me l’a offert.

— Il a bon goût. Je m’en souviendrai… Du parfum, pas de l’ami !

Il s’était éloigné en lui souhaitant un bonsoir appuyé. Il n’y avait pas que le parfum, cette fille respirait la sensualité, elle devait être une liane, avec des cuisses à damner une compagnie de Trappistes… Francis Gosciniak la voulait nue devant lui ! Il décida qu’elle lui appartiendrait un jour.

*

Il marchait maintenant dans la rue, d’un pas tranquille qui le rapprochait du quartier de la cathédrale. Il riait intérieurement, grisé par sa puissance récente, certain que Lebas avait compris le message. « Je sais beaucoup de choses… » Le dossier Cayez était une bombe pour lui. Dans ces temps agités, le conseil d’administration n’oserait pas étouffer l’affaire, il le savait.

Francis marchait le nez au vent, laissant flotter son imagination. Combien gagnait Carpentier ? Trente ? Quarante pour cent de plus que lui ? Il exigerait l’alignement malgré sa faible ancienneté et Lebas saurait l’imposer. Tout était possible à qui voulait s’en donner les moyens, il suffisait de se montrer déterminé.

Il était sorti plus tôt que d’habitude, la nuit n’était pas complètement tombée et la seule pensée de rentrer à une heure si précoce lui donnait soudain la nausée. Il poussa la porte d’un bar qu’il ne connaissait pas, grimpa sur l’un des tabourets et commanda un whisky que le garçon lui servit avec une coupelle de cacahuètes salées.

— Un Cardhu…

Il avait hésité devant la rangée de bouteilles alignées, il n’y connaissait rien, il avait juste aimé le flacon aux flancs incurvés. Il y trempa les lèvres. Un journal traînait sur le velours du siège voisin, plié en page des faits divers dont les gros titres accrochèrent l’attention de Francis.

Les policiers qui accompagnaient les sans-papiers expulsés cumulaient des Miles Air France… Poignardé à 158 reprises : s’agit-il d’un suicide ? La justice n’exclut pas la thèse de l’automutilation…

Francis secoua la tête avec ironie. À chacun sa combine… Il releva les yeux. Le miroir lui renvoyait son image et il se sentait physiquement bien, le corps en repos, l’esprit bouillonnant, conscient de son allure qui inspirait le respect. À trente ans, il avait su éviter les écueils d’une vie sédentaire, il avait le ventre plat et les épaules carrées, les cheveux épais au-dessus d’un front lisse, le visage encore bronzé du soleil marocain où il avait emmené Carine trois semaines plus tôt.

Carine… Sa femme…

Carine ! Son boulet !

Direction le mur des lamentations et le cimetière des occasions perdues ! Ils étaient comme deux rails reliés par des traverses mais toujours parallèles, et qui ne se croisaient jamais. Qui ne se croiseraient plus jamais !

Une boule lui grimpa dans la gorge. Et merde ! Qu’est-ce qui lui prenait de penser à ça maintenant ! Il frémit d’irritation. « Et merde, merde et bordel de merde ! »

Sa respiration s’était bloquée, le Cardhu ingurgité trop vite lui brûlait le gosier. Il fit un geste au barman et se massa le menton avec une contrariété brutale, furieux contre lui-même.

Imbécile ! Il ne la supportait plus. Carine, nom de Dieu ! Il n’en pouvait plus de vivre avec elle, il devait prendre une décision, effacer de son existence sa silhouette sans relief et tordre le cou à ses minables conversations de bonne femme. Elle ne le méritait pas, lui, Francis Gosciniak !

Il frappa sèchement le zinc de ses phalanges pliées. Il avait brisé le rêve, estompé 24 Faubourg dont il se sentait toujours imprégné en parcourant les rues, effacé la dentelle blanche enveloppant une poitrine frémissante qui dansait devant ses yeux.

— Merci…

Il n’était pas heureux. En tout cas, il ne l’était plus, s’il l’avait été un jour. Carine était trop prévisible, trop sage, trop comme il faut. L’amour avec elle imposait un rituel, toute une préparation. Depuis combien de temps ne l’avaient-ils plus fait ailleurs que dans un lit ? Dans leur lit ?

Il souleva le verre que le garçon venait de reposer devant lui, en apprécia la fraîcheur, fit miroiter les éclairages dans le liquide d’ambre. Il avait besoin d’autre chose, il méritait autre chose, quelqu’un qui l’accompagnerait dans son ascension, une égérie de qui il pourrait tout exiger parce qu’en retour, lui-même saurait la récompenser, une femme qui anticiperait ses désirs et apaiserait ses émotions.

Une compagne à la hauteur de ce que lui-même était !

Nadia…

Il l’imagina dans le bureau de Carpentier, retirant une robe sous laquelle elle ne portait rien avant de fermer le verrou. Il se laissait aller dans son large fauteuil de cuir et elle accomplissait les gestes qu’il attendait, ses yeux le fixaient par en dessous, pétillants.

— Francis ?

Il sursauta. Daniel Vanmen le regardait avec curiosité, surpris sans doute de le découvrir seul au bar.

— Je ne t’avais jamais vu ici. Salut Pierrick !

Il serrait la main du barman, en vieil habitué.

— Tu es seul ?

Vanmen, du service des Titres. La cinquantaine ronde, genre vieux routard à qui on ne la fait pas. « Tu comprends, j’ai commencé dans le métier avec la crise de 87, alors… » Condescendant, imbu de lui-même, mal peigné, mal rasé. « Affligeant », trancha Francis que le whisky commençait à chauffer sérieusement.

— J’ai rendez-vous à côté mais je suis en avance, mentit-il.

Il consulta sa montre. 18 h 45. S’il rentrait maintenant, il serait à peine 19 heures. Longue soirée en perspective, avec Carine qui ne porterait sûrement pas de minijupe ni de chemisier échancré. Pour laisser deviner quoi, d’ailleurs ? Elle avait des seins gros comme des billes, pas des boulets, pas des calots, des billes ! Avec des pointes roses heureusement assez grumeleuses pour rappeler au moins qu’elle était une fille.

— Tu prends quelque chose ?

Il en avait déjà bu deux, il accepta un troisième whisky. Vanmen attendait des copains sortant de la cité administrative. 19 heures, trois fois par semaine, pour une heure de billard, ils se retrouvaient depuis des années et ils se retrouveraient encore jusqu’à ce que Dieu siffle la fin de la partie pour l’un ou pour l’autre. Il était content de lui, il jugeait sa vie satisfaisante, il habitait à côté et rentrerait ensuite en moins de dix minutes pour un plateau-télé. Sa femme, les soirs de billard, refusait de préparer autre chose qu’un plat froid.

Il avait l’air d’un homme comblé en racontant ça à Francis qui ne lui demandait rien. Un tel niveau de médiocrité lui donnait des envies de cogner.

Comment était-elle, la femme de Vanmen ? Comme lui, probablement, joufflue, pansue, fessue. Il ricana pour lui-même, au comble du mépris. Ils ne devaient pas baiser souvent tous les deux…

Inspiré, Francis fut à deux doigts de poser la question mais s’abstint dans un reliquat de lucidité. Il s’installerait bientôt dans le fauteuil de Carpentier et tous les Daniel Vanmen de la création lui mangeraient dans la main…

— Navré, je remettrai ça une prochaine fois, mais là je dois vraiment y aller.

Il n’avait aucune envie d’offrir un verre à Vanmen. Il lui avait gâché sa rêverie. « Pauvre type ». Il déposa un billet, empocha sa monnaie avant de descendre du tabouret. Il ne se sentait plus vraiment assuré sur ses jambes. Il n’avait pas l’habitude, il buvait rarement, surtout des alcools forts.

— Salut, Vanmen. Bonne soirée.

— Salut, renvoya Vanmen.

Il n’était plus seul, deux autres venaient de le rejoindre et le billard allait commencer. Francis poussa la porte et avança sur le trottoir. Il avait oublié sa sacoche au bureau, un porte-documents en cuir qu’il avait coutume d’emporter avec lui chaque matin. Tant pis. Il enfourna ses mains au fond des poches de son pantalon et se mit à marcher d’un pas nettement moins affirmé qu’une demi-heure plus tôt.

La magie n’opérait plus, il avait beau frétiller des narines, les fragrances de 24 Faubourg ne montaient plus jusqu’à lui, la dentelle blanche ne s’imprimait plus que brouillée dans sa mémoire, le rire perlé de Nadia ne cascadait plus dans les brumes du Cardhu.

Il se sentait vraiment furieux, entouré de gens médiocres qui ne dressaient que des obstacles sur la route de sa réussite. « Abruti de Vanmen, conseiller à la petite semaine, gestionnaire zélé de portefeuilles sécurisés, buveur de bière et joueur de billard. La seule queue sans doute qu’il pouvait encore agiter ! » Un rire secoua Francis, si âprement qu’une femme qui le croisait se retourna pour l’examiner avec étonnement.

Les choses allaient changer, le fauteuil de Carpentier lui tendait les bras et Lebas n’était pas un idiot, il savait déjà où était son intérêt. Le dossier de madame Cayez les liait à jamais.

L’air frais requinquait Francis, la conscience revenue de sa prééminence chassait ses agacements et il se remit à rêver de Nadia, dont la silhouette se colla aux lumières des boutiques. Quel âge avait-elle, Nadia ? Vingt-sept, vingt-huit ans, deux ou trois années à peine de moins que Carine. Mais tellement plus de chien, tellement plus de classe… Une démarche élancée, un ventre plat, des lèvres… !

Il s’excitait de nouveau. Il avait bien senti qu’il l’intéressait, elle le regardait en coin, elle l’évaluait. Elle se préparait, elle devinait bien qu’un jour… Quand elle saurait qu’il remplaçait Carpentier, elle aussi comprendrait vite, il l’inviterait à dîner pour lui proposer le job.

Après, ils iraient à l’hôtel. Un établissement discret. Formule 1. Il prendrait son temps. Ils boiraient d’abord, un whisky, du Cardhu pour se souvenir de ce soir, il était homme de symbole et d’anniversaire.

Il se demanda quel genre de dessous elle portait. Il en avait aperçu un liséré dans l’échancrure du décolleté, mais encore ? Il lui voyait un corps de liane, une hygiène soignée. Pas comme Carine qui n’avait jamais eu l’idée du moindre soin esthétique de ce côté-là.

Il approchait de chez lui dans les rues désertées, il n’avait pas envie de rentrer, le sang bouillonnait en lui. Il descendit le trottoir, poings serrés enfoncés profondément dans les poches, mâchoires crispées.

Carine l’attendait en tablier de cuisine, elle allait le soûler de propos insignifiants et de considérations ordinaires, il savait déjà qu’il n’aurait pas la force de lui répondre. Il s’était trompé, elle n’avait pas l’envergure pour accompagner son ascension.

Il franchissait la chaussée, l’air buté, avec l’envie de donner des coups de pied dans les cailloux. Sa dernière sensation fut celle d’un danger imminent, l’espace d’une fraction de seconde. Il enregistra le bruit d’un moteur, perçut une sorte d’immobilité de l’air, la suspension du temps, comme si son cerveau enregistrait soudain au ralenti.

Ensuite, il y eut la douleur, le choc très violent, sa tête explosant contre une surface très dure. Il avait déjà perdu connaissance lorsque son corps se désarticula en volant au-dessus de la carrosserie avant de retomber, inerte, cassé. Il n’entendit pas les cris, les portières qui claquaient.

Il savait qu’il était mort.

Le temps a changé très vite dans les jours qui suivirent, l’été était reparti chez les Indiens et la pluie s’est mise à tomber, une grosse pluie froide descendue de là-haut, des étendues glacées au large d’Aberdeen, avant de se renforcer en mer d’Irlande.

La nuit, le vent sifflait entre les joints usés du vasistas du petit grenier et il n’a pas fallu longtemps pour voir les arbres se dénuder. Le jardin de Limur a pris ses quartiers d’hiver, les terrasses ont disparu des trottoirs…

J’évoluais dans une sorte de brouillard ouaté, progressant petit pas par petit pas, chassé l’un après l’autre, comme évolue le funambule en équilibre à qui on a retiré son filet. J’avais la tête vide, des courbatures partout… Une démarche de boxeur sonné.

Ça fait mal.

J’ai appris à rester debout, à serrer les poings, à fermer les yeux, à respirer doucement. Ne rien montrer de ma douleur, reporter à plus tard, à des temps plus paisibles, quand les grondements de la colère se seront apaisés…

Je vivais ainsi lorsque j’ai pour la première fois entendu prononcer son nom.

Jérémie…

Un nom de prophète. Celui du Livre des lamentations.

Je n’y ai pas pensé tout de suite mais plus tard, un peu plus tard…

II

JÉRÉMIE

C’était long. Il s’était mis à pleuvoir tôt le matin et la température avait sérieusement fraîchi, le vent s’était engouffré sous le porche lors de l’ouverture des portes et depuis, Jérémie Gaist ne parvenait pas à se réchauffer.

La cérémonie n’en finissait pas, Jérémie retenait les soupirs d’impatience qui lui gonflaient la poitrine depuis quelques minutes. Il avait froid et il en avait marre. À croire que l’officiant cherchait à compenser la maigreur de l’assemblée par d’interminables paroles de réconfort.

Pour la millième fois, Jérémie resserra le col de son manteau et conserva les bras croisés, cherchant à préserver le peu de chaleur que diffusait encore son costume de laine. Il aurait dû mettre des gants et s’enrouler une écharpe autour du cou. Il se demanda ce qu’il faisait là.

Mauvaise semaine décidément. La veille, il avait dû animer un séminaire des chefs d’agences du secteur Nord et relancer la machine grippée. Nouveaux produits… Projet de rachats… Croissance externe…

« Le directeur général a été très sensible aux résultats enregistrés et m’a chargé… ».

Fadaises. Le directeur général déjeunait avec le président du conseil et se moquait comme d’une guigne des états d’âme des commerciaux de la zone Nord. Ses préoccupations tournaient davantage autour de la prétention des politiques d’encadrer les rémunérations patronales. La sienne ne dépendait pas de lui mais de son conseil d’administration. Il avait eu la faiblesse de le gueuler haut et fort dans un moment d’irritation, alors que traînaient dans le couloir les oreilles d’une secrétaire en CDD dont le contrat n’était pas renouvelé. Et qui connaissait de longue date le chef d’agence de Paimpol-Goëlo, un nommé Xavier Mervel, quadragénaire rubicond et largement caustique, qui n’avait pas manqué de ricaner pendant la réunion.

Sornettes et billevesées. Les autres avaient levé les yeux au ciel et Jérémie avait ramé pour remettre un peu d’ordre dans son séminaire. Il n’était rentré qu’à 21 heures passées, fatigué et trop énervé pour se coucher tout de suite.

Il n’avait pas dîné. Il s’était défroissé les nerfs en écoutant au casque Shine a light, volume poussé à s’en éclater les tympans, un joint au coin des lèvres. Il était 2 heures quand il s’était enfin endormi.