Crépuscule sur la Loire - Hervé Huguen - E-Book

Crépuscule sur la Loire E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Virginie Sourget était à la tête d’une petite fortune héritée de ses parents. Une chaîne de restaurants, des participations dans différentes sociétés, une galerie d’art… Elle avait beaucoup d’argent. Elle avait donc beaucoup d’amis.

Lorsque son corps sans vie avait été découvert dans sa luxueuse chaumière de la banlieue nantaise, la mort accidentelle avait d’abord semblé une évidence.

Pourtant… Tout n’était pas aussi limpide. Une porte non verrouillée, un coffre-fort ouvert… Virginie était-elle vraiment seule ? Un cocktail mondain avait réuni la veille une trentaine de personnes dans l’imposante chaumière.

Et tous ces gens n’étaient peut-être pas que ses amis. Entre argent, sexe et manipulation, plusieurs d’entre eux auraient même eu de bonnes raisons d’en vouloir à Virginie Sourget.
Le commissaire Nazer Baron va le réaliser très vite…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Ce nantais, avocat de profession, consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles.
Passionné de polar, il a publié son premier titre en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences…

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN. Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À Pome et Amélie Un amical clin d’œil à leur 18 juin…

« Bois et mange avec ton ami, Mais n’aie point d’affaires avec lui »

Proverbe turc

PROLOGUE

Il s’était remis à pleuvoir, une pluie particulière, régulière et lente, un déchet des orages de la nuit, avec de grosses gouttes froides qui s’insinuaient partout et donnaient le sentiment que tout était humide, venteux, et en définitive sale et triste.

Debout au milieu de la cour en demi-lune où il avait arrêté sa voiture, le commissaire Nazer Baron observait la façade de la vieille ferme centenaire dont le long toit de chaume dessinait des vagues au-dessus des ouvertures de l’étage.

Il cherchait à se faire sa première impression, celle qu’il conserverait à l’esprit si l’affaire se révélait en être vraiment une.

Pour l’instant, il ne le savait pas. La procureure Kerneis-Le Hir avait parlé d’une femme retrouvée morte à son domicile dans des conditions étranges. Le médecin réquisitionné hésitait à se prononcer. Des soupçons de cambriolage… Une porte non verrouillée…

Baron gravait les lieux dans sa mémoire, le jardin piqué de massifs qui frissonnaient dans les courants d’air, les murs blancs du bâtiment tout en longueur.

Une verrière enchâssée dans son treillis d’acier noirci prolongeait le pignon, sur la gauche, et en s’écartant un peu en direction de la clôture latérale, il était possible d’apercevoir deux belles dépendances, également couvertes de chaume, érigées dans le fond du parc. Un coupé Mercedes noir était garé sous l’appentis, juste devant.

Une construction ancestrale réaménagée de manière luxueuse, dans un quartier en périphérie de l’agglomération nantaise, tout près des hectares boisés du parc de La Gournerie et de son château.

Une grosse résidence bourgeoise, cossue, dont les fenêtres demeuraient éclairées pour combattre le jour terne et haché par les zébrures de pluie…

Une demi-douzaine de véhicules étaient stationnés dans la cour ou alignés dans l’allée, le long du jardin d’hiver, et un agent avait été planté là, stoïque, pour surveiller les allées et venues par le grand portail qui restait ouvert.

Baron se rapprocha de l’entrée. Il avait relevé le col de son imperméable et tiré sur le rebord de son chapeau afin de se protéger les yeux, mais il progressait sans hâte, tel un homme finalement peu soucieux de se mettre à l’abri. Des ombres mouvantes se devinaient derrière les carreaux. Il croyait reconnaître la silhouette du lieutenant Chevilleau, son ventre gonflé et ses cheveux raides autour du crâne. Le lieutenant faisait penser à un Playmobil.

Le commissaire s’immobilisa alors que s’ouvrait la lourde porte de chêne, et regarda sortir deux sapeurs-pompiers traînant derrière eux un brancard monté sur roulettes, transportant une forme humaine dissimulée dans une housse mortuaire.

Le duo allongea le pas en direction d’un fourgon rouge. Baron, les mains aux poches de son pardessus, donnait sans doute l’impression de battre la semelle. Il marcha vers eux.

— Un instant, s’il vous plaît !

Il les rejoignit et tira avec précaution sur le curseur de la fermeture, suffisamment pour dégager un visage en écartant les pans de la housse.

La femme paraissait endormie. Quelqu’un lui avait fermé les yeux. Baron enregistra les mèches châtain clair rabattues sur le front lisse et la physionomie gracile d’une jolie quadragénaire, des traits fins, à peine marqués de ridules au coin des paupières. Elle avait les lèvres légèrement tombantes, comme si un poids pesait aux commissures. Ce qui, sans l’enlaidir, lui donnait un air un peu revêche.

On devinait, à l’absence de tissu recouvrant ses épaules et le haut de sa poitrine, qu’elle était nue.

Il referma la housse. Il était désormais certain de ne pas l’oublier.

— Merci…

Hubert Arneke l’attendait à la porte.

I

Douze heures plus tôt

Pierre Salaün se sentait inutile.

Le brouhaha permanent avait créé une sorte de blindage derrière lequel il s’était réfugié.

Au cœur de la foule et pourtant seul au monde…

L’esprit enlisé dans des réflexions douces-amères, il considérait distraitement son verre et le fond de whisky pâle qu’il contenait encore, sans très bien savoir ce qu’il faisait là, entouré par tous ces gens qu’il connaissait parfois de longue date et parmi lesquels il commençait à s’ennuyer vraiment.

Il donnait l’impression de retarder l’instant où il avalerait cette dernière gorgée.

Il hésitait.

C’était le troisième ou quatrième whisky qu’il s’accordait depuis son arrivée à la chaumière, et il avait beau confesser une certaine habitude de ces pince-fesses mondains largement arrosés, il n’en avait pas moins conscience que ses yeux devaient désormais luire d’un éclat étrange sous ses paupières qui le piquaient un peu.

Il était fatigué !

*

— Chers amis ! Un petit instant d’attention, s’il vous plaît !

La voix de Virginie avait couvert le bruissement ambiant. Le silence s’était fait.

— D’abord, merci à tous d’avoir répondu si nombreux à cette invitation…

L’assemblée formait un demi-cercle auquel elle faisait face, en longue robe noire à fines bretelles dégageant le haut de sa poitrine bronzée.

Elle n’était pas seule. Une jeune femme brune, vêtue d’une tunique à col Mao sur un pantalon gris, se tenait à son côté, doigts croisés au bout des bras ballants, les dents découvertes par un large sourire.

— Permettez-moi de vous présenter Céline Jourdan, avait annoncé Virginie, une artiste que la galerie Sourget a eu le grand plaisir de faire découvrir au public nantais, mais pas seulement… Céline est photographe et vient d’obtenir le prix de la Fondation Garnier-Clisson pour ses travaux d’urbexeuse, notamment dans les friches industrielles de l’Île de Nantes…

Une salve d’applaudissements avait accueilli la nouvelle. L’artiste avait salué d’une légère oscillation du buste.

— À travers ses clichés uniques, avait enchaîné Virginie Sourget, Céline nous plonge dans un monde hors du temps, elle nous fait découvrir des histoires oubliées, elle nous promène dans des lieux abandonnés ou interdits témoins d’époques lointaines…

D’un geste lent, Virginie avait porté une main à ses lèvres et y avait posé deux doigts tendus, comme pour laisser aux mots le temps de se fixer.

— La qualité remarquable de ce travail, avait-elle repris, a convaincu les Éditions Sourget de publier un album regroupant quelques-uns des clichés les plus emblématiques réalisés par Céline au cours de ses explorations. Je suis très heureuse de vous le présenter ce soir, comme Céline sera ravie de vous le dédicacer si vous le souhaitez…

Une pause. Virginie avait promené un regard ambigu sur les visages tendus vers elle.

— Quelques-uns de ces clichés sont également exposés, vous pouvez les admirer derrière moi… Et j’ajoute que cette collaboration est appelée à se renforcer au cours des mois et des années à venir, les Éditions Sourget devenant à partir d’aujourd’hui l’agent exclusif de Céline Jourdan !

Un nouveau silence, destiné à rendre le public plus attentif.

— Et sachez d’ores et déjà que les œuvres de Céline s’envoleront très prochainement à destination d’une galerie parisienne, pour un projet dont je vous reparlerai plus tard…

*

Pierre Salaün soupira d’ennui. Un dernier effort. L’alcool lui brûla la gorge. Un frisson le secoua tout entier. Il se connaissait. Il était temps de marquer une pause.

Il continua un bon moment à fixer son verre vide. Rien autour de lui n’avait de réelle importance. Même le bavardage de cette femme qui l’avait abordé l’instant d’avant ne l’avait pas tiré de sa léthargie. Il n’avait fait aucun effort pour lui répondre. Une jolie femme pourtant, qu’il était certain d’avoir rencontrée autrefois, même s’il n’était pas parvenu à se souvenir de son nom. D’instinct, il aurait peut-être parié pour Lisbeth, mais il n’avait pas vraiment cherché, pour la simple raison qu’il s’en moquait.

Il n’était plus revenu ici depuis son divorce, néanmoins cette femme l’avait appelé Pierre. Tout le monde savait sans doute qui il était. Pierre Salaün, le mari de Virginie. L’ex-mari plutôt…

L’ex-mari qui se demandait vraiment ce qu’il était venu faire dans ce salon aux proportions majestueuses.

Subir l’ultime humiliation…

L’air buté, il abandonna son verre sur un plateau et décida de s’égarer dans cette mouvance frivole qu’il imaginait pourtant hostile.

Il se mit à errer parmi la grappe humaine.

D’aucuns auraient sans doute jugé que la soirée battait désormais son plein, et que tout le monde s’amusait. Pierre Salaün estimait au contraire qu’elle tirait en longueur. Il était venu parce qu’il y était obligé et n’aspirait qu’à s’en aller et retrouver son lit. À cette heure-ci, les boulevards périphériques de Nantes devaient être déserts. Il en rêvait vraiment… Le temps s’écoulait trop lentement.

Il se mêla à quelques conversations sans intérêt, encore assez lucide pour réaliser que l’idée même d’une exfiltration en catimini relevait pour l’instant tout simplement de la chimère. Il le savait. Virginie avait posé ses conditions, elle n’apprécierait pas du tout de le voir s’éclipser discrètement.

Elle se vengeait, la garce…

De quoi, mon Dieu, tellement d’années après ?

Il se mit à observer distraitement l’assemblée, le regard un peu flou. Il n’était pas vraiment ivre, mais les murs de la longue salle lui donnaient l’impression de vaciller.

Ils n’étaient pas loin d’une trentaine autour de lui, en tenue de soirée, costumes sombres et robes plus ou moins décolletées, dans le vaste salon réchauffé par une cheminée monumentale. Virginie organisait des cocktails à la chaumière sous tous les prétextes possibles. Ce soir, c’était donc l’attribution du prix de la Fondation Garnier-Clisson à une artiste qu’elle avait exposée à la galerie Sourget.

L’invitée du jour s’appelait Céline Jourdan, dont Pierre Salaün repéra la tête brune au milieu des groupes qui s’étaient formés autour du buffet, et dans lesquels les rires se faisaient plus sonores et les gestes plus appuyés.

Mais la vraie raison n’était-elle pas ailleurs ? L’occasion pour Virginie d’affirmer sa puissance et sa réussite…

Salaün déplaça son regard.

Dans l’angle le plus distant de l’âtre, près des chevalets qui supportaient quelques tirages des œuvres de Céline Jourdan, une discrète chaîne hi-fi diffusait maintenant une musique de jazz que personne n’écoutait. Un couple s’était isolé là, étroitement enlacé. Ils se parlaient en donnant le sentiment de se soutenir mutuellement, indifférents à tout le reste. Ceux-là au moins profitaient de leur soirée.

Pierre Salaün s’éloigna, en quête d’un interlocuteur avec lequel il pourrait échanger quelques mots qui combleraient l’ennui. Il slaloma entre les groupes, répondit à quelques sollicitations, refusa un verre qu’on lui tendait. Il avait conscience de se rapprocher de Virginie.

Elle lui tournait le dos, à l’angle de la cheminée, bavardant avec Hugo Sourn et Gaétan Marot. Leur conversation avait l’air d’un entretien sérieux. Marot cherchait manifestement à convaincre et n’y parvenait sans doute pas.

Lui aussi allait être humilié…

Pierre Salaün se mit à observer en coin. Sourn et Marot, les amitiés d’un temps révolu. Il s’était contenté de saluer Marot lorsqu’ils s’étaient croisés, sans s’attarder au-delà des banalités habituelles et des sourires de complaisance. Avec Hugo Sourn, les rapports étaient différents. Pour qui connaissait leur histoire… Il savait. Les autres savaient qu’il savait. Il savait que les autres savaient… Ils auraient dû s’oublier, et pourtant ils continuaient de se fréquenter, de faire comme si.

L’idée de se joindre à eux l’effleura une seconde. Un quatuor exceptionnel. Trois hommes partageant le même dénominateur commun, Virginie Sourget, quarante-quatre ans, riche et belle dans une longue robe noire dont le décolleté laissait son dos nu. Dotée d’un corps de liane que Pierre Salaün, du temps de leur union, n’était jamais parvenu à réchauffer vraiment. Il n’en éprouvait honnêtement aucune amertume, le désir avait simplement fini par l’abandonner, l’échec ne venait pas de lui. Il était allé voir ailleurs, en se demandant cyniquement si Virginie, finalement, ne préférait pas les femmes. Ça le rassurait probablement…

Il aurait mieux fait de garder ça pour lui. Mais non. Il le lui avait suggéré, un soir comme celui-ci, dans les vapeurs d’alcool qui n’étaient pas bonnes conseillères et la musique de jazz devenue inaudible. Il n’aurait sans doute pas dû.

Il fit un écart pour éviter de se rapprocher encore.

Patricia Pirson se tenait près du buffet, en maîtresse de cérémonie chargée de veiller au parfait déroulement des réjouissances. Elle nota son changement de direction.

— Pierre… Je vous sers quelque chose ?

Elle lui avait saisi le coude au passage, cherchant à le retenir.

— Je ne suis pas certain d’avoir très faim, dit-il avec une moue blasée.

— Il n’est pas utile d’avoir faim… Tenez.

Il prit le canapé qu’elle lui proposait.

— Vous paraissez fatigué.

— Je le suis, confirma-t-il, sincère. J’ai des journées à rallonge, en ce moment.

— Les affaires sont dures ?

— Plutôt, oui…

Il avait eu un mouvement de tête affirmatif, peu soucieux de s’étendre sur un sujet qui ne la regardait sûrement pas.

À trente-huit ans, Patricia Pirson était plutôt une jolie blonde, petite et mince, avec des yeux verts en amande tirés vers les tempes, qu’il trouva moins brillants que d’habitude. Elle aussi semblait fatiguée.

Elle avait revêtu ce soir-là une jupe moulante de toile noire, fendue sur le côté jusqu’à mi-cuisse, et une blouse blanche à manches courtes, décolletée en bateau sur une poitrine généreuse. Il la dominait d’une bonne tête et elle faisait l’effort de lever les yeux pour croiser son regard, presque collée à lui, poussée par un gros homme qui venait de se glisser le long du buffet, dans son dos.

Salaün s’écarta pour lui donner un peu d’espace.

— Vous avez vu Hugo ? questionna-t-elle en l’entraînant plus loin.

— Rapidement, lorsque je suis arrivé.

— Je crois qu’il a besoin de vous parler.

Il opina de nouveau, silencieux. Si Hugo Sourn avait besoin de lui parler, c’était peut-être parce que Virginie s’était décidée. Enfin ! Seulement ce n’était pas au milieu de tous ces gens qu’ils parviendraient à tenir une conversation raisonnable.

Il avait eu un regard circulaire. Le trio près de la cheminée s’était disloqué. Gaétan Marot s’était éloigné et Virginie s’était retournée vers l’assemblée ; elle offrait désormais son dos nu à la chaleur des flammes, un bras glissé sous celui de Céline Jourdan, son invitée d’honneur, à qui elle parlait à l’oreille. Le propos faisait rire la photographe.

Virginie était toujours aussi belle, belle et terriblement distante. Salaün croisa ses yeux, y décela comme un éclair d’ironie qui ne devait être que le reflet d’une des nombreuses lampes allumées. Ce n’était d’ailleurs même pas de l’ironie, plutôt un défi nuancé de mépris. Elle n’avait pas oublié. Elle le tenait…

Il le savait.

Peut-être qu’elle parlait de lui… Il réalisa que Patricia Pirson lui serrait toujours le coude. On eût dit qu’elle refusait de le lâcher.

*

Perplexe, Hugo Sourn hésitait à faire les quelques pas qui le rapprocheraient de Patricia Pirson. La jeune femme bavardait avec Pierre Salaün et Sourn ne se sentait pas le courage de se mêler à leur échange. Il éprouvait plutôt l’envie de marquer une parenthèse tranquille après la conversation qu’il venait d’avoir.

Dire que Marot les avait quittés contrarié était un doux euphémisme. Marot comptait sur Virginie et il s’était trompé, voilà tout. Et Sourn, en fin connaisseur des affaires que traitaient les uns et les autres, mesurait parfaitement l’étendue de la déconvenue. Sans une aide rapide dont il avait instamment besoin, Gaétan Marot n’aurait bientôt plus le choix.

Virginie n’avait pas dit non… Elle n’avait pas dit oui non plus. Et il était certain qu’elle finirait par refuser.

D’un pas brusquement résolu, Sourn se décida à fendre l’assemblée, visant la double porte vitrée ouverte sur le hall d’accueil de la chaumière. La musique avait changé, la sono diffusait un boogie-woogie et deux couples s’étaient mis à danser, transformant l’espace dégagé de son mobilier en piste de danse.

C’était l’heure habituelle à laquelle les invités commençaient à se lâcher, comme chaque fois, vers vingt-trois heures à peine passées. L’atmosphère se modifiait. Il y avait des zones d’ombre et de lumière, des verres traînant partout, des gens qui circulaient d’une pièce à l’autre. La fête pouvait durer encore longtemps. En réalité, tous les prétextes étaient bons pour provoquer ces agapes auxquelles Hugo Sourn ne goûtait que modérément. Lui n’était là que pour les affaires. Les réseaux. Le carnet d’adresses. Plusieurs des participants étaient devenus ses clients, il faisait maintenant semblant d’être leur ami alors qu’en vérité, il ne les aimait pas vraiment.

Il passa dans le hall, pénétra dans la cuisine qu’il traversa jusqu’à la porte du fond, ouverte sur la verrière du jardin d’hiver. L’endroit était désert.

Après la chaleur dégagée par les flammes de la cheminée, Hugo Sourn eut l’impression de s’enfermer dans une glacière. Un chauffage au gaz rougeoyait au centre de l’espace, dispensant une maigre température qui lui éviterait au moins de geler sur place.

Il sortit son paquet de cigarettes et alluma une première Marlboro dont il inhala la fumée avec délectation. La lumière l’empêchait de distinguer les frondaisons du parc autour de la chaumière. Il avait plu au cours des heures passées, des averses soudaines déversant des trombes d’eau depuis le ciel anthracite. La vague dégringolait avec une telle force que l’on pouvait craindre de voir la verrière exploser. C’était comme un trop-plein libéré en quelques minutes dans un déluge que l’on entendait s’engouffrer en torrent dans les canalisations.

Et puis plus rien. Le silence d’un coup. Les nuages s’étaient refermés. Il restait des arabesques sur les vitres, des traits luisants qui s’effaçaient en attendant la prochaine averse.

Hugo Sourn regardait sans voir. Sa silhouette se dessinait en reflet pâle sur le fond des ténèbres. Il se demandait depuis combien de temps il venait ici, de manière assez régulière. Ils n’étaient pas plus d’une dizaine au début, un cercle proche, à l’époque où vivaient encore les parents de Virginie. Sourn avait eu l’idée de ce club d’investissement, un prétexte pour se réunir, créer des liens, étoffer les réseaux. Puis Virginie avait hérité de la chaumière. Elle avait pris goût à ces soirées mondaines. Alors douze… Quinze…

Sourn avait compté qu’ils devaient être vingt-cinq ou vingt-six invités ce soir-là. Cooptés au début, habitués ensuite de ces réjouissances chez Virginie Sourget. Certains avaient même pris le relais, dans d’autres villas isolées derrière de hauts murs, au cœur des banlieues vertes de Sautron ou d’Orvault. Il leur était arrivé de partir finir la beuverie ailleurs, à quatre ou cinq voitures, d’enchaîner sur un petit déjeuner…

Pensif, Hugo Sourn écrasa son mégot dans l’un des deux cendriers déjà aux trois quarts pleins et alluma aussitôt une autre cigarette. Il y avait des trous dans ses souvenirs. Quand le malaise s’était-il réellement installé ? Quand avait-il senti que les rapports entre eux menaçaient de déraper ? Virginie était la cause de tout. Il tourna la tête. La porte venait de s’ouvrir dans son dos. Quand avait-il compris que tout cela risquait de mal finir ?

Pierre Salaün pénétrait dans le jardin d’hiver.

*

De son poste d’observation, près du buffet, Pierre Salaün avait parfaitement repéré la manœuvre d’Hugo, traversant la salle d’un pas décidé en direction du hall. Il ne s’en allait pas, il était trop tôt encore, il ne pouvait pas être le premier à partir.

Salaün avait compris en le voyant pénétrer dans la cuisine. Le jardin d’hiver faisait office de fumoir.

Il posa sa main sur le poignet de Patricia Pirson, l’obligeant à libérer son coude qu’elle comprimait toujours.

— Je crois qu’Hugo est parti s’en griller une, dit-il comme une excuse. Je vais le rejoindre.

— Vous fumez ? s’étonna-t-elle.

— Ça m’arrive.

Rarement. Presque jamais. Il s’éloigna.

La soirée se débridait vraiment désormais. Les bruits s’étaient considérablement amplifiés, on entendait des phrases prononcées d’une voix forte qui restaient sans réponse, et des rires plus aigus que d’ordinaire, haut perchés, un peu comme des roucoulades échappées de la gorge d’une femme chatouillée.

Trop de gens parlaient en même temps, allaient et venaient, prenaient leurs voisins à témoin. Tout un brouhaha au milieu duquel il était difficile de discerner le sens véritable des mots.

— Pierre !

Salaün allait atteindre le hall. Il se sentit retenu. Sarah Loubière lui avait agrippé le bras alors qu’il la frôlait sans la voir. Son mari n’était pas avec elle, occupé à se servir au bar.

Il se fendit d’un sourire.

— Comment vas-tu, ma chère Sarah ?

Il ne pouvait pas faire moins. Sarah Loubière était une vipère, la plus vieille amie de Virginie. Son témoin de mariage. Et certainement sa confidente au temps du divorce.

— Ça fait une éternité qu’on ne t’a pas vu… reprocha-t-elle dans un souffle aromatisé au champagne.

Elle avait parfaitement raison. Mais pourquoi se seraient-ils croisés ? À quelle occasion ? Et était-ce vraiment important, au point de l’intercepter ainsi ? Elle minaudait. Elle n’avait rien à dire, tout simplement. Juste des phrases toutes faites. Des banalités. Passé une certaine heure, les idées s’embrouillaient et tout devenait flou.

— C’est vrai, confessa-t-il, masquant son impatience sous une once de faux regret.

Il ne voulait rien laisser paraître puisque tout serait répété.

Les Loubière aussi possédaient une chaumière qu’ils occupaient le week-end, à Saint-Lyphard, tout près du port de Bréca. Il n’y était pas allé depuis des années.

— Je passerai, promit-il.

Des mots… Ils n’y croyaient ni l’un ni l’autre. Il était simplement prêt à garantir n’importe quoi pour pouvoir s’en aller. Sarah Loubière le mettait mal à l’aise, il préférait regarder ailleurs que dans sa direction. Par prudence. Peut-être même par gêne.

La robe crème qu’elle portait ne tenait que par deux fines bretelles, dont l’une avait glissé sur son épaule, menaçant de libérer en partie sa poitrine. Il suffisait de pas grand-chose, surtout qu’elle avait de petits seins, à peine plus gros que ceux d’une gamine de seize ans. Salaün s’en souvenait parfaitement, il avait déjà eu l’occasion d’en voir un s’échapper. À Saint-Lyphard justement. C’était sans doute la même robe… Peut-être qu’elle ne s’en rendait pas compte. Elle ne portait rien en dessous. Il se rappelait aussi l’avoir vue presque nue au bord de la piscine, vêtue d’un simple slip qui ne dissimulait pas grand-chose. Ça ne la gênait pas… Il pensait plutôt qu’elle le faisait exprès.

Il se demanda si elle était saoule. Sûrement un peu, comme tout le monde ici. Comme lui, qui se sentait soudain pris par de légers vertiges.

Il lui était arrivé d’être réellement ivre, à en perdre parfois conscience, à se réveiller dans la nuit en se demandant où il était et qui l’avait déposé là. Il n’avait pas aimé cette sensation, il avait appris à reconnaître les signes, à savoir s’arrêter à temps.

Il n’écoutait pas ce qu’elle lui racontait.

— Je reviens… dit-il en guise d’excuse.

Elle ne chercha pas à le retenir. Il quitta le salon avec le sentiment de fuir. Il y avait du monde dans la cuisine, des gens auxquels il ne fit pas attention. Il poussa la porte du patio.

Hugo Sourn était là, seul dans la chaleur du brasero, occupé à fumer en observant distraitement les coulées de pluie qui sillonnaient les vitres enchâssées dans un squelette d’acier noir.

Il tourna la tête.

Pierre Salaün se rapprocha.

— Ça va, Pierre ?

Il ne répondit pas. Sa mine était probablement suffisamment expressive, même s’il réussissait à rester calme.

— Tu en veux une ? proposa Sourn en tendant son paquet de cigarettes.

Salaün accepta.

— Patricia m’a dit que tu voulais me parler ? demanda-t-il.

— Elle t’a dit ça ?

Sourn fronçait les sourcils, comme si ce n’était pas le bon moment.

— Oui, c’est vrai… J’ai discuté avec Virginie, formula-t-il.

— Et alors ?

Il hésita, le temps d’embraser la Marlboro que Salaün pinçait entre ses lèvres.

— On va y arriver, assura-t-il enfin.

Le pensait-il vraiment ?

— Mais pas tout de suite ?

— Elle va accepter.

Salaün hocha la tête. Silencieux. Il ne s’était pas attendu à autre chose et pourtant il sentait soudain le froid en lui, pas celui qui tombait des vitres pour leur saisir la nuque et les épaules, mais un froid intérieur, un détachement glacé.

Il évita de croiser le regard qu’il sentait braqué sur son visage. Les choses étaient devenues trop compliquées entre Sourn et lui. Il leur arrivait d’être aussi gênés l’un que l’autre, de n’avoir plus rien à se dire, alors qu’ils se connaissaient depuis vingt ans.

C’était même Hugo Sourn qui lui avait présenté Virginie, il se souvenait parfaitement de leur première rencontre, dans un restaurant de la rue Kervégan. Virginie qu’il avait fini par épouser et qu’il avait déçue.

Virginie qui l’avait quitté.

Mais Virginie qui avait couché avec Hugo Sourn et qui s’était arrangée pour qu’il le sache.

Virginie qui se vengeait depuis…

Salaün regarda le bout incandescent de sa cigarette. Fumer le faisait tousser. Il n’aimait plus ça. Sourn avait dit : « On va y arriver… » On… Ça signifiait quoi ? À qui pouvait-il faire confiance ?

— Il existe une autre solution, articula-t-il soudain en écrasant le mégot dont il ne voulait plus.

Il n’y avait pas réellement songé, pas en conscience en tout cas. Mais peut-être que l’idée cheminait toute seule depuis un moment, sans qu’il ait éprouvé l’envie de la saisir. Les mots avaient franchi ses lèvres sans qu’il essaie de les retenir.

Sourn se contenta de l’interroger en dressant les sourcils.

— Je peux vendre, repartir de zéro, disparaître…

— Ce serait idiot, certifia Sourn.

— Je peux céder mes parts.

— À perte. Laisse-moi faire, je te dis.

Il balaya l’air frais de la main.

— Ça ne l’amuse plus. Elle a la tête ailleurs. Je t’assure qu’elle va accepter.

— Et tu peux me dire ce que je fais là ?

Sourn haussa les épaules.

— Les caprices de la châtelaine… Elle t’en veut, ce n’est pas nouveau. Laisse tomber.

— Tu m’emmerdes, Hugo, soupira Pierre Salaün.

Il se remettait à pleuvoir, de grosses gouttes qui s’écrasaient sur la verrière en pente, mais que l’on ne voyait pas tomber. La nuit était trop noire. On les entendait simplement marteler les vitres, sur un rythme de plus en plus soutenu.

Ils étaient face à face, tout près du brasero, comme confinés dans un puits de maigre chaleur. Des voix transperçaient la porte, depuis la cuisine. Les premiers invités ne tarderaient plus à partir, maintenant.

Ils tournèrent la tête ensemble.

Gaétan Marot les observait depuis l’ouverture du patio, dont il venait de repousser le battant.

*

Il restait les derniers convives, ceux qui tardaient toujours à s’en aller, éparpillés dans le salon avec un fond de verre à la main, cherchant un auditeur pour quelques plaisanteries à raconter encore. La porte s’ouvrait et se refermait sans cesse, la musique avait été coupée et on entendait des bruits de moteurs dans la cour.

Virginie Sourget avait depuis longtemps quitté la zone de chaleur qui enveloppait la cheminée pour se rapprocher. Elle saluait les retardataires, acceptait leurs remerciements, les raccompagnait jusqu’au hall.

Patricia Pirson venait de prendre congé, préférant rentrer chez elle, dans le centre de Nantes, sans Hugo qui avait au contraire fait le choix de passer le reste de sa nuit dans sa maison de Trentemoult. Il avait quitté les lieux depuis un bon moment déjà.

Pierre Salaün aussi avait disparu. Comme Gaétan Marot. Ils s’étaient tous éclipsés discrètement.

Il ne pleuvait plus. L’humidité entrait dans la chaumière par la porte que personne ne songeait plus à fermer. Les derniers phares illuminaient les feuillages du parc avant de les rejeter dans une profondeur de catacombes. Le couple Bergot venait de s’en aller. Ils n’étaient plus que quatre et Virginie se dirigea vers Loïc Blanchet à qui elle avait demandé de rester. Elle voulait lui parler. Ils s’isolèrent. Les Josselin firent mine de ne pas écouter. Quelques minutes. On entendait un dernier roulement de tonnerre quelque part, très loin… Ce fut fini.

Virginie Sourget se retrouva enfin seule sur le seuil, les bras agacés par les multiples piqûres du froid sur sa peau nue. Elle referma précipitamment et boucla le verrou avant de presser la commande générale de fermeture automatique des volets du rez-de-chaussée, restés ouverts le temps de la réception.

Le calme enfin. Le silence…

Elle souffla.

Son dos largement découvert par le décolleté de sa robe collait à la porte que transperçait la fraîcheur du dehors. Virginie resta un moment à observer la grande salle de réception dans laquelle Patricia avait commencé à mettre un peu d’ordre avant de disparaître.

Céline Jourdan avait également emporté ses œuvres, quelqu’un avait replacé les fauteuils dans leur disposition habituelle après avoir coupé le fond sonore.

Le traiteur ne passerait pas avant neuf heures le lendemain matin. Virginie décida qu’il serait bien temps de s’occuper du rangement à ce moment-là, elle ne s’en sentait pas le courage. Sans avoir pour autant vraiment envie d’aller dormir tout de suite.

Elle remonta le couloir pour boucler la petite porte à l’arrière, avant de faire valser ses escarpins et de se rapprocher de l’escalier. Elle éteignit au fur et à mesure de sa progression. La quiétude de la nuit avait envahi la grande maison, à peine troublée par quelques gargouillements dans le réseau d’évacuation des eaux. Les grondements de l’orage paraissaient s’être irrémédiablement éloignés.

Virginie attaqua les marches tout en faisant coulisser la courte fermeture Éclair de sa robe noire sur ses reins. Elle n’était pas mécontente de sa soirée et songeait maintenant à ce que lui avait proposé Hugo Sourn. Une solution, une manière d’en finir…

Pour Gaétan Marot, Loïc Blanchet l’avait définitivement convaincue.

Elle pénétra dans sa chambre, se débarrassa de ses bijoux et de son téléphone sur la table de chevet, et fit glisser sur ses épaules nues les bretelles de sa robe qu’elle lança sur le lit. Le soutien-gorge adhésif suivit et Virginie en profita pour se masser rêveusement les côtes, juste sous les seins.

L’offre d’Hugo…

Les comptes n’étaient-ils pas effectivement réglés ?

Virginie n’était même plus certaine d’avoir détesté Pierre un jour. C’était autre chose, une colère froide, un besoin de vengeance, de tenir à sa merci cet homme qui avait osé la trahir. De l’humilier. C’était fait. Son air accablé de la soirée n’avait sûrement échappé à personne.

Et après ? Elle n’avait plus envie. Elle aspirait à autre chose. L’histoire ancienne ne l’intéressait plus. Alors, bien sûr qu’il était temps… Y avait-il vraiment nécessité d’y réfléchir encore ?