Angèle - Henry Gréville - E-Book

Angèle E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Mais une petite-fille, c'est une enfant prévue, annoncée d'avance, qu'une mère ou un père triomphant apporte dans ses bras. Celle-ci entrait inopinément dans la vie de sa grand-mère comme une pierre entre dans un bassin, lancée par la fronde d'un enfant. Mélanie regarda sa maîtresse, pendant que la petite, qui avait pris sa tartine, mangeait sans cesser de les regarder attentivement, et les deux femmes virent dans les yeux l'une de l'autre qu'elles avaient eu la même idée : Si cette enfant n'était pas à nous ?

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Angèle

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIXXLXLIXLIIXLIIIXLIVXLVXLVIPage de copyright

Henry Gréville

Angèle

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

La grande rue de Beaumont était pleine de poussière, de soleil et de silence.

Personne sur le seuil des maisons de pierre grise, uniformément construites sur le même modèle, suivant une ligne tirée au cordeau. Au-dessus du rez-de-chaussée s’élevait un premier étage aux fenêtres garnies de petits carreaux verdâtres, doublés pour l’œil du curieux de rideaux de mousseline blanche à fleurs, plus impénétrables que les triples voiles d’Isis.

Madame Lagarde tricotait paisiblement un bas qui n’en finissait plus, tant la jambe en était longue ; dérogeant aux usages des gens comme il faut du pays, elle avait gardé à sa maison l’ancienne porte coupée en deux dans le sens de la hauteur, dont la partie inférieure, fermée au loquet, protégeait la salle contre les invasions probables des chiens, des poules, des oies, voire même des agneaux égarés. La partie supérieure, formant volet, restait ouverte et suppléait d’une manière très efficace au jour insuffisant que donnait l’unique fenêtre de la grande pièce du rez-de-chaussée.

– Voici la poste qui arrive, dit à demi-voix madame Lagarde au moment où la petite diligence jaune, traînée par un seul cheval qui emportait parfois jusqu’à huit personnes, malgré sa maigreur apocalyptique, passa devant sa fenêtre avec un bruit de ferraille distinct, mais modeste, comme il convient à un équipage qui fait le service public, payé par le gouvernement. La vieille dame retomba dans son silence ordinaire, coupé seulement par le cliquetis régulier des aiguilles dans le bas de laine ; les facteurs, un à un, entrèrent dans le bureau de poste, d’où ils ressortirent bientôt, le lourd sac plein de journaux et de lettres pendu en bandoulière, le gros bâton d’épine à la main.

– Mélanie, cria madame Lagarde, va donc voir à la poste s’il n’y a pas de lettres pour moi.

– Eh ! mon Dieu, pourquoi voulez-vous qu’il y ait des lettres pour vous ? fit Mélanie en apparaissant sur le seuil de la cuisine qui donnait du côté opposé sur un petit jardin plein de lavande et de romarin. Vous avez eu une lettre de votre fils, il y a quinze jours, et vous savez bien que personne d’autre ne vous écrit. Et puis, ce n’est pas votre jour de journal.

– Va à la poste tout de même, insista madame Lagarde, en faisant un accent circonflexe avec ses sourcils blancs ; s’il n’y a rien, cela te promènera.

Mélanie traversa la rue et disparut dans la porte du bureau de poste. L’instant d’après elle reparut une lettre à la main. Sa surprise était si grande qu’elle revint en courant et présenta à sa maîtresse par la fenêtre ouverte la large enveloppe cachetée de cire rouge.

Madame Lagarde ne parut pas moins étonnée que sa servante ; c’était un petit caprice despotique de femme désœuvrée qui l’avait portée à envoyer à la poste.

Ainsi que Mélanie l’avait dit, hormis les communications mensuelles de son fils, elle ne recevait pas une lettre en deux ans.

– Qui est-ce qui peut bien vous écrire, madame ? demanda Mélanie en se plantant devant sa maîtresse.

– Je ne sais pas, fit madame Lagarde en assujettissant ses lunettes et en décachetant l’enveloppe avec une sorte de respect.

Elle ouvrit la feuille de papier et la parcourut des yeux, puis son visage changea d’expression, et elle pâlit par degrés, comme si la vie se retirait d’elle.

– Qu’avez-vous, ma bonne dame ? s’écria Mélanie tout effrayée.

Avec cette confiance naturelle des serviteurs pour qui leurs maîtres n’ont pas de secret, elle étendait la main vers la lettre. Madame Lagarde retint le papier dans sa main.

– Attends, dit-elle ; je n’ai pas bien compris.

Elle ôta ses lunettes et les essuya avec soin, puis relut le papier depuis la première ligne jusqu’à la dernière avec un soin extrême. Lorsqu’elle eut terminé, elle regarda gravement Mélanie, et lui dit :

– Il est arrivé un grand malheur.

– Pas à votre fils, toujours, dit Mélanie d’un air furibond, comme si elle voulait se quereller avec la destinée.

– Si, Mélanie, à mon fils, et le malheur doit être grand en vérité, puisqu’il n’ose pas me l’apprendre lui-même.

– Qui est-ce qui vous écrit alors ? fit Mélanie avec humeur.

– Le notaire, répondit madame Lagarde. Il m’annonce que mon fils, ayant fait de mauvaises affaires, s’expatrie pour un certain temps...

– Eh bien ! et sa femme, qu’en fait-il, grommela Mélanie, et sa fille ?

– Le notaire n’en dit rien, répondit la vieille femme ; je pense bien que Georges m’écrira demain ; il n’a pas osé me porter le premier coup, mais je suppose qu’il ne va pas me laisser dans l’incertitude.

Madame Lagarde ôta ses lunettes, inutiles pour tricoter, les remit dans leur étui et reprit son bas de laine ; Mélanie se tint debout devant elle, et elles restèrent toutes deux silencieuses.

– Madame, fit la servante au bout d’un moment, qu’est-ce que c’est que des mauvaises affaires ?

– C’est bien des choses, ma pauvre fille, répondit la vieille dame avec un soupir. Va dans le jardin cueillir une laitue pour notre souper.

Mélanie obéit et referma derrière elle la porte de la salle. Madame Lagarde laissa tomber son tricot sur ses genoux, et deux larmes roulèrent lentement sur ses joues fraîches comme des pommes d’hiver bien conservées. Mélanie rentra dans la cuisine où on l’entendait aller et venir, mais madame Lagarde ne sortit pas de sa méditation.

Tout à coup, dans l’air paisible se fit entendre un roulement lointain. Les chiens assis au soleil dans la rue déserte levèrent le nez d’un air inquisiteur ; une calèche antique, traînée par deux chevaux poussifs, tourna le coin de la route, non sans accrocher un peu une borne placée là par la prudence de la commune. Cet édifice branlant s’arrêta devant le bureau de poste, où le cocher entra pour demander un renseignement. Il en ressortît aussitôt, et à l’inexprimable surprise de madame Lagarde, il prit ses chevaux par la bride, leur fit traverser la rue et s’arrêta devant la porte de la vieille dame.

Une femme coiffée de travers d’un chapeau fané à plumes ébouriffées et d’un manteau prétentieux descendit péniblement de dessous la capote du véhicule.

– C’est ici madame Lagarde ? demanda-t-elle en fourrant sa tête dans la salle par la partie supérieure de la porte.

– Oui, madame, répondit en se levant la vieille femme stupéfaite.

– Attendez ! fit l’étrangère en retournant à la calèche. Elle revint aussitôt, rapportant dans ses bras une petite fille de trois ans environ, belle comme le jour, et endormie de ce doux sommeil de l’enfance que rien ne trouble.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria Mélanie qui apparut le visage bouleversé.

– Cela, dit la femme, c’est la petite de M. Georges Lagarde. Nous en avons assez de la garder pour rien : mon mari me conseillait de la remettre à l’assistance publique, mais je me suis dit : Ma foi, tant pis, risquons le paquet. Je m’en vais la porter à sa grand-mère ; elle payera peut-être bien le voyage. La voilà.

En parlant ainsi, elle déposa la petite endormie dans les bras de Mélanie qui se trouvait plus près d’elle. La vieille servante avait eu envie de reculer ; elle accepta néanmoins le fardeau et regarda sa maîtresse avec une question dans les yeux.

– C’est donc Angèle ? dit madame Lagarde tout bas en regardant la petite fille, avec un mélange de curiosité, de tendresse et presque de crainte.

– Qu’est-ce que nous allons en faire ? grommela Mélanie en cherchant des yeux un endroit où elle pût déposer l’enfant sans la réveiller.

La grand-mère, qui contemplait Angèle depuis un instant, enleva adroitement l’enfant des bras de la servante et s’assit avec elle dans le grand fauteuil, sa place ordinaire.

– Nous l’aimerons, dit-elle pendant que son vieux visage s’éclairait d’une douce lueur.

II

Pendant que la petite dormait, la femme au chapeau à plumes s’était attablée devant un déjeuner copieux, et, tout en mettant les morceaux doubles, elle répondait aux questions de madame Lagarde.

– Comment se faisait-il qu’Angèle eût été remise à des mains étrangères ?

C’était bien simple, sa mère n’aimait pas les enfants qui font du bruit et mettent une maison sens dessus dessous ; Angèle à peine revenue de nourrice avait été confiée pour tous les jours aux soins de la femme à plumes. Qui était celle-ci ? une voisine pas très riche, – cela se voyait, – pas très bien élevée, – cela se voyait aussi, – et elle l’avait gardée pendant que la jeune madame Georges s’occupait de son ménage un peu, de sa toilette beaucoup, de ses plaisirs passionnément. La petite n’était pas méchante, on ne pouvait pas dire cela. Mais comment se faisait-il que le père consentît à vivre séparé de son enfant ?

Angèle couchait dans son petit lit près de ses parents, et son père n’avait jamais su qu’elle passait ses journées ailleurs que sous son toit.

– Eh bien, et madame Georges Lagarde, où était-elle ?

La femme à plumes fit un geste qui dispersait le souvenir de la mère d’Angèle aux quatre coins du ciel.

– Elle ne savait pas se tenir chez elle, conclut cette personne, bizarre à coup sûr, mais bien intentionnée. Que voulez-vous qu’on fasse d’une femme qui n’aime pas son intérieur ?...

– Je ne comprends plus du tout, fit la vieille femme ; vous dites que madame Georges est partie ; depuis quand ?

– Un mois, six semaines, répondit l’étrangère en s’appuyant sur le dossier de sa chaise de l’air enchanté d’une personne qui a bien déjeuné.

– Comment se fait-il que je ne l’aie pas su ? demanda la vieille femme avec un frisson.

– Il n’y avait pas de danger que M. Georges parlât de sa femme autrement que pour en dire du bien ; il l’aimait trop, et même quand elle l’a eu planté là, vous ne lui auriez pas tiré une plainte à son sujet. C’est comme ça que l’enfant s’est trouvée placée chez nous, car vous comprenez, cet homme, il était toujours dehors.

– Et maintenant ? demanda madame Lagarde en rougissant comme si c’était elle qui eût failli à son devoir.

– Maintenant, le père est parti, personne ne sait où ; le premier mois était fini, nous n’avions pas vu la couleur de son argent...

– Cela ne se peut pas, s’écria madame Lagarde avec véhémence ; mon fils est un honnête homme et paye toujours ce qu’il doit.

– Pour dire la vérité, reprit la femme, j’ai bien dans l’idée qu’il avait dit à quelqu’un de nous payer, et qu’il avait laissé l’argent pour cela ; mais ce quelqu’un-là aura mangé la grenouille, et vous comprenez bien, ce n’est pas notre faute à nous, et nous ne sommes pas assez riches pour perdre ce qui nous est dû. La preuve que nous avions confiance, c’est que je suis venue avec la petite, et c’est un long voyage, je vous assure... et cher : rien que la calèche pour venir de la ville ici coûte vingt francs : le coquin, il n’a jamais voulu venir à moins, ajouta-t-elle en secouant vigoureusement son index dans la direction où elle supposait que pouvait être le cocher.

– C’est le prix, dit madame Lagarde d’un air distrait, et, ajouta-t-elle aussitôt, le père est parti sans embrasser son enfant ?

– Que si, qu’il l’a bien embrassée, mais il ne nous a pas dit qu’il s’en allait, ni à elle non plus, la pauvre mignonne.

Son regard se tourna vers le grand fauteuil où Angèle continuait de dormir paisiblement.

– Eh bien, dit-elle brusquement en se levant, je m’en retourne ; je pense bien que vous n’allez pas refuser de me payer ma petite note ; c’est mon mari qui l’a faite.

Ce dernier mot demandait grâce pour certaines particularités de la petite note. Dans toute autre circonstance, madame Lagarde n’eût point payé sans marchander ; mais en ce moment elle était trop émue pour discuter quoi que ce fût. Elle paya, et la femme à plumes enfouit l’argent dans son porte-monnaie avec une satisfaction visible. Après quoi elle héla le cocher qui festoyait à l’auberge, remonta dans la calèche et disparut bientôt aux yeux des habitants de Beaumont, attirés sur leur porte par un événement aussi inusité. Quand la poussière des roues fut retombée dans le rayon de soleil qui enfilait la rue, quand les chiens cessant d’aboyer eurent repris leur sieste, madame Lagarde se tourna vers Mélanie et dit à son tour :

– Qu’est-ce que nous allons faire de cette enfant-là ?

III

Au moment où les deux femmes se posaient cette question, Angèle s’éveilla et promena autour d’elle, en silence, le regard étonné et pensif de ses yeux bleus. Contrairement à l’habitude enfantine, si douce et si naturelle, elle ne dit pas : Maman. Pour cette enfant, la mère n’avait dû exister que bien peu, madame Lagarde n’eut plus tard que trop d’occasions de s’en apercevoir.

Se soulevant à l’aide des bras du fauteuil d’osier sur le large coussin qui le rembourrait, elle dressa sa petite tête blonde, ébouriffée ; d’un geste rêveur, encore endormi, elle écarta les rubans de son chapeau, tombé sur ses épaules, et elle continua de promener son regard sur tout ce qui l’entourait.

Madame Lagarde s’était approchée, redoutant instinctivement une explosion de cris ; elle s’arrêta stupéfaite, voyant que rien de semblable n’était à craindre.

– Où est la dame ? dit Angèle d’une petite voix harmonieuse et vibrante comme une clochette de cristal.

Mélanie et sa maîtresse s’entre-regardèrent en hésitant.

– La dame ? insista l’enfant d’un petit air entendu, comme quelqu’un qui tient à se faire comprendre.

– Elle est partie, dit Mélanie, se risquant à provoquer l’explosion redoutée.

– Ah ! fit Angèle sans témoigner d’autre émotion.

Elle s’était assise dans le grand fauteuil et considérait les deux femmes avec une attention extraordinaire. La vue du pain et des assiettes restés sur la table éveilla en elle un autre ordre d’idées, et elle dit, tranquillement, sans impatience :

– J’ai faim.

Mélanie machinalement retourna à la cuisine et revint avec un petit pot de beurre dont elle se servit pour faire une tartine. Pendant ce temps, s’aidant des bras et des pieds, la petite fille était parvenue à descendre à terre, et elle se tenait devant sa grand-mère qu’elle regardait toujours avec la même attention, d’ailleurs bienveillante.

Madame Lagarde éprouvait en ce moment une émotion tout à fait indescriptible et que n’avait jamais soupçonnée son vieux cœur.

Bien souvent elle avait songé à sa petite-fille, et s’était fait une joie de la voir, comme toutes les grand-mères qui pensent à leurs petits-enfants.

Mais une petite-fille, c’est une enfant prévue, annoncée d’avance, qu’une mère ou un père triomphant apporte dans ses bras. Celle-ci entrait inopinément dans la vie de sa grand-mère comme une pierre entre dans un bassin, lancée par la fronde d’un enfant. Mélanie regarda sa maîtresse, pendant que la petite, qui avait pris sa tartine, mangeait sans cesser de les regarder attentivement, et les deux femmes virent dans les yeux l’une de l’autre qu’elles avaient eu la même idée : Si cette enfant n’était pas à nous ?

La grand-mère fit un pas vers l’enfant, qui mordait de bon appétit dans le pain beurré.

– Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle.

– Angèle Lagarde, répondit l’enfant sans cesser de manger.

La grand-mère regarda Mélanie, et hocha la tête d’un air satisfait.

– Quel âge as-tu ?

– Trois ans bientôt.

– Où demeures-tu ?

– Là-bas, fit la petite en agitant sa menotte dans la direction de la porte.

– À la ville ou à la campagne ? insista Mélanie toujours soupçonneuse.

Angèle ouvrit de grands yeux et ne répondit pas ; pour elle, ces deux mots ne représentaient pas d’idées distinctes. Son petit monde intérieur se divisait en deux catégories : Ici et là-bas.

– Où est ta maman ? demanda Mélanie, reprenant l’interrogatoire pour son compte.

– Partie, fit l’enfant.

– Et ton papa ?

– Parti.

– Qui est-ce qui s’occupe de toi ?

– La dame.

– L’aimes-tu ?

L’enfant secoua lentement la tête de gauche à droite, et regarda le pain resté sur la table.

– En veux-tu encore ? fit madame Lagarde en suivant la direction de ses yeux.

– Je veux bien, fit la petite.

– Qu’est-ce que tu mangeais là-bas ? demanda Mélanie.

– Du pain, très blanc, plus blanc, mais il n’y avait pas de beurre dessus.

Mue par un sentiment de compassion, madame Lagarde posa sa vieille main ridée sur la petite tête blonde. L’enfant leva les yeux, sourit, et le bon regard fixé sur elle lui inspirant confiance, elle dit de sa voix délicieuse :

– Je vous aime bien.

Tous les sentiments endormis ou indistincts qui se remuaient confusément depuis une heure dans le cœur de la vieille dame, disparurent, noyés dans un flot de pitié. Elle ne vit plus que ce visage d’enfant sans famille et sans protection, elle n’entendit plus que la voix qui lui disait : Je vous aime bien, et elle se pencha vers Angèle pour l’embrasser. La petite avait fait la moitié du chemin, et ses lèvres fraîches touchèrent la vieille joue ; ce fut le premier baiser échangé entre l’enfant et sa grand-mère.

Le minet de la maison, effarouché par ce grand événement d’une visite si imprévue, rôdait autour de la table ; Angèle l’aperçut et lui passa la main sur le dos, avec une politesse mêlée d’un certain respect. Le chat reçut cette caresse avec une indifférence marquée. Les chats n’aiment pas à se compromettre avec les personnes qu’ils ne connaissent pas.

Angèle poussa un très léger soupir de regret en voyant ses intentions ainsi méconnues et se tourna vers la porte par où entraient la lumière et la gaieté du jour. Mais la porte était fermée dans sa moitié inférieure, et elle soupira encore une fois.

– Veux-tu aller dans le jardin ? suggéra tout à coup madame Lagarde.

Un jardin ! Angèle ouvrit de grands yeux ; qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Mélanie prit la main de l’enfant, traversa avec elle la cuisine bien claire où reluisaient les ustensiles de cuisine, et la conduisit dans le jardinet, à cette heure du jour plein de grand soleil.

Les abeilles bruissaient affairées dans les touffes de thym en fleur qui bordaient les plates-bandes, et s’envolaient vers quelques ruches lointaines. Le jardinet, moitié ville, moitié campagne, se composait d’un carré de choux, de quelques plants de pois, et de deux ou trois corbeilles de fleurs rustiques, au milieu desquelles trônaient les lys, dans leurs splendeurs de juin.

– Oh ! des fleurs ! fit Angèle, et, s’arrachant à la main de Mélanie, elle courut se planter devant les tiges pyramidales des lys.

– Elle va tout nous massacrer ! s’écria Mélanie en se précipitant pour la rattraper.

Sa maîtresse la retint du geste.

Angèle était restée en extase devant les fleurs magnifiques et les contemplait avec une vénération qui excluait toute envie d’y porter la main. Elle resta ainsi muette et absorbée assez longtemps pour que Mélanie revint avec le petit chapeau de paille qu’elle était allée chercher. Madame Lagarde le lui prit des mains et le posa doucement sur la tête de la petite fille, qui sortit alors de sa contemplation.

– C’est beau, dit-elle doucement.

– Oui, dit la grand-mère qui ne voulut pas perdre l’opportunité d’une première leçon, mais il ne faut pas y toucher.

Angèle avança son petit doigt lentement et avec précaution comme pour effleurer la tige qui se trouvait le plus près d’elle, mais elle le retira avant de l’avoir atteinte et regarda la vieille dame avec un indescriptible mélange de gaieté enfantine, de malice et de soumission.

– Elle est désobéissante, grommela Mélanie.

– Je ne crois pas, fit madame Lagarde, mais elle aime à jouer.

Angèle quitta les lys pour une touffe de lavande où il y avait presque autant d’abeilles que d’épis en fleur.

– Et des bêtes, s’écria-t-elle, c’est plein de bêtes ! quel bonheur !

– Il ne faut pas toucher aux bêtes non plus.

Angèle hocha la tête avec son petit air entendu.

– Je sais, fit-elle, c’est comme là-bas ; il ne faut jamais toucher à rien.

Elle fit la revue du jardin toujours silencieuse, très attentive et plus grave que ne l’est d’ordinaire un enfant de cet âge. Après un coup d’œil jeté sur l’enceinte bien close du petit jardin, madame Lagarde dit à sa servante :

– Je crois que nous pouvons la laisser seule.

Elles se retirèrent sans que la petite fille, perdue dans son émerveillement, y fît la moindre attention.

IV

La journée finit par s’écouler. Vers neuf heures du soir les deux femmes se retrouvèrent en tête-à-tête et se regardèrent comme au sortir d’un songe.

– Mais, madame, dit enfin Mélanie, concentrant en cette question tous les doutes qu’avait fait naître en son esprit cette journée à jamais mémorable, – au bout du compte, rien ne prouve que cette enfant-là soit à M. Georges. Vous n’avez pas l’adresse de cette femme, et elle ne vous a pas dit son nom, vous ne pourrez jamais la retrouver, car vous ne savez pas d’où elle vient... À votre place, je n’aurais pas accepté l’enfant.

– Et qu’est-ce qu’on en aurait fait ? demanda madame Lagarde d’un air sévère.

– Dame ! je n’en sais rien, ces choses-là ne me regardent pas. Mais supposez que cette petite ne soit pas la vraie fille de M. Georges ? qu’est-ce que vous ferez maintenant ? Où mettrez-vous celle-là, si la vraie vient à vous arriver ?

– Je n’en sais rien, fit la vieille dame en portant les deux mains à ses tempes échauffées par le rude labeur de son esprit accoutumé à vivre dans une si douce oisiveté ; quand le mal viendra, il sera temps de le prendre. Tu me tournes l’esprit et le sang avec tes suppositions.

Mélanie ne répondit rien et fut se coucher en grommelant.

Le lendemain, madame Lagarde fut réveillée par l’irruption de sa vieille bonne dans sa chambre.

– Madame, qu’est-ce qu’il faut que je leur dise ? tout le monde me demande ce que c’est que cette femme qui est venue hier et cette enfant qu’elle a amenée ?

– Dis-leur que mon fils, partant pour un long voyage, m’a envoyé sa fille pour que j’en prenne soin.

– Et si ce n’est pas sa fille ? fit Mélanie entichée de son idée, la première idée romanesque qui eût jamais pénétré dans son cerveau.

– Dis-leur tout ce que tu voudras, mais ne me romps pas la tête, fit madame Lagarde impatientée. As-tu vu la petite ce matin ?

– Non, madame.

Madame Lagarde sauta à bas de son lit, passa rapidement un jupon, et courut à la chambre voisine ; bien que la porte ne fût pas fermée et que personne n’eût pu entrer sans qu’elle s’en aperçût, elle avait une vague impression que l’enfant était partie, ou n’était jamais venue, et qu’elle allait trouver la chambre déserte... Non ; un joyeux gazouillis discret d’enfant accoutumé à se faire à lui-même une petite causette tranquille, remplissait la grande pièce blanche et froide d’une joie intime et jeune, à laquelle les vieux murs semblaient peu accoutumés. Madame Lagarde risqua sa tête, puis le reste, et fut accueillie par un petit rire doux et satisfait.

– Bonjour, madame, dit Angèle avec plusieurs petits signes de tête ; est-ce vous qui allez me lever ? Mettez-moi par terre... Après un instant de réflexion, elle ajouta gravement : – S’il vous plaît.

La vieille dame se pencha vers l’enfant qui lui tendait ses petites mains frémissantes d’impatience et l’enleva dans ses bras. Au moment où elle la déposait sur le plancher de sapin, elle sentit les lèvres fraîches de la petite fille déposer un gros baiser sur sa joue.

Émue et surprise, la vieille femme rendit cette caresse et contempla avec un étonnement sans bornes cette toute petite fille qui s’habillait déjà toute seule avec une sorte de résignation joyeuse.

– Qui est-ce qui t’a appris à t’habiller toute seule ? demanda-t-elle pendant qu’Angèle, assise par terre, tirait avec effort son petit bas sur ses mollets ronds.

L’enfant leva la tête et répondit gravement :

– Personne, c’est moi.

Madame Lagarde retomba dans ses méditations, pendant qu’Angèle continuait sa petite toilette, non sans quelque anicroche. Elle s’approcha de la vieille dame, pour que celle-ci fixât quelques agrafes, nouât quelques cordons, puis elle resta debout devant sa grand-mère en disant :

– Et de l’eau pour se débarbouiller ?

Ramenée à ses devoirs par cette question, madame Lagarde emmena sa petite-fille dans sa chambre, où elle compléta sa toilette, puis elle la conduisit en bas pour la faire déjeuner, et remonta de plus en plus perplexe.

Qu’était cette enfant si étrange dans ses manières, si philosophe malgré son jeune âge, si peu habituée à ce qu’on lui vînt en aide, et, on était presque tenté de le dire, si résignée ?

Était-ce vraiment la fille de son fils ? À la pensée que ce pouvait être elle, le cœur de madame Lagarde se serra. Si c’était la fille de Georges, à quelle école la pauvre enfant avait-elle appris sa précoce science de la vie ? Si non, par quel destin cette petite étrangère se trouvait-elle jetée au travers de la destinée d’une vieille femme inconnue de tout le monde, qui vivait depuis tant d’années perdue au fond d’un petit bourg de province ? Qui avait pu renseigner des étrangers sur l’existence de madame Lagarde ? Et si cette enfant était vraiment la fille de son fils, comment se faisait-il que rien n’eût averti sa grand-mère de sa venue ? – Combien elle se repentait maintenant de ne pas avoir plus étroitement interrogé cette étrangère ! Et si ce n’était pas sa petite fille, comment se faisait-il qu’on eût choisi en toutes les femmes de France cette vieille femme pour lui apporter un enfant abandonné ?

– Cela ne se peut pas, se dit-elle, répondant à l’obsession intérieure de la pensée. Mélanie rêve, cette petite est la fille de mon fils.

Sa pensée se tourna alors vers ce fils absent, mystérieusement disparu, auquel depuis la veille l’incroyable arrivée d’Angèle l’avait empêchée de penser.

Depuis les années d’enfance Georges ne s’était jamais montré un fils très empressé, bien qu’il eût toujours été respectueux. Quelques années plus tôt, un dissentiment grave avait éclaté entre la mère et le fils, et les avait encore séparés davantage. C’était au sujet du mariage de Georges, madame Lagarde n’avait jamais vu la bru que voulait lui donner son fils, mais rien qu’à la façon dont celui-ci avait annoncé ses projets, le vieux sang provincial et bourgeois de la bonne dame s’était révolté.

Mais Georges avait tenu bon, et le mariage s’était fait. Depuis, la vieille mère résignée avait appris la naissance de sa petite-fille.

Ces choses qui se passent si loin ne changent rien à la vie. Qu’allait devenir madame Lagarde s’il lui fallait sur ses vieux jours rapprendre ce dur métier de la maternité, tellement pénible que bien des mères reculent devant leur tâche et s’en reposent sur les autres ?

– Avant tout, se dit-elle revenant au sentiment de sa personnalité, singulièrement lésée depuis la veille, il faudrait savoir si cette petite fille m’est vraiment quelque chose. Elle retourna à la cuisine et regarda ce qui s’étalait devant elle.

Le nez enfoncé dans sa tasse de lait, Angèle buvait avec délices, mais ses yeux toujours actifs ne perdaient pas de vue le chat pelotonné à l’autre bout de la table, qui regardait le pot de lait les yeux à demi fermés, pleins à la fois de crainte et de convoitise.

En voyant entrer la vieille dame, Angèle s’arrêta pour respirer et reposa sa tasse sur la table, bien qu’elle ne fût pas vide.

– Bonjour, madame, dit-elle de sa voix délicieuse. Après un instant de réflexion, elle reprit toute pensive : – Comment vous appelez-vous ?

Une indicible pitié saisit le cœur de la vieille femme, au moment où elle se penchait vers l’enfant pour lui donner le baiser que celle-ci réclamait du geste...

– Appelle-moi grand-mère, lui dit-elle.

Mélanie n’était pas là, sans quoi, bien sûr, elle eût levé les yeux et les bras au ciel. Madame Lagarde, effrayée de sa témérité, regarda autour d’elle et s’assura qu’elle était bien seule. Elle se pencha alors vers la petite fille qui la regardait d’un air heureux et satisfait, et, cédant à une impulsion irrésistible, elle l’embrassa à plusieurs reprises.

– M’aimeras-tu ? lui dit-elle, avec un trouble qu’elle ne pouvait définir.

– Oh ! oui, répondit la petite, vous êtes bonne, vous !

Prenant la main de la vieille femme, elle l’entraîna d’un geste câlin vers le jardin, souriant dans la lueur du matin et encore baigné de rosée.

– Allons voir les fleurs, dit-elle.

Sa grand-mère la suivit docilement.

V

Angèle ne faisait pas grand bruit et ne dérangeait guère. C’était une petite fille discrète et silencieuse. On voyait qu’elle n’avait pas été accoutumée à la société des enfants, car elle ne la recherchait pas.

Pendant une dizaine de jours encore, elle s’amusa de ce qui l’entourait ; le jardin, le chat, les insectes, les meubles de la maison nouveaux pour elle, l’absorbèrent longuement ; puis, le temps s’étant mis à la pluie, une mélancolie soudaine s’abattit sur la pauvrette.

Appuyée sur la partie inférieure de la porte, ce qu’elle ne pouvait faire qu’en montant sur un petit escabeau, elle regardait tristement tomber la pluie, cette pluie des côtes, qui tombe pendant des journées entières sans forcer ni diminuer, comme si le ciel gris avait pris à tâche de punir les humains avec l’inflexibilité d’un pédagogue bourru.

Elle se rappelait peut-être les heures noires de son enfance ; le père toujours absent, qui rentrait tard, fatigué, toujours silencieux et préoccupé ; la mère gaie et coquette, bien mise, qui s’habillait lentement devant la glace en fredonnant un air ; les brides du chapeau étaient l’objet d’un long travail ; puis la jeune femme étirait ses gants sur ses poignets, jetait un dernier coup d’œil à son élégante image, et souriait. Elle prenait ensuite par la main Angèle, qui, blottie dans un coin, sur son petit escabeau, regardait avec une admiration mêlée de crainte sa jolie maman, si jolie qu’elle eût bien voulu l’embrasser.

Mais la maman n’aimait pas beaucoup qu’on l’embrassât, cela chiffonnait sa robe. Alors Angèle se contentait de poser ses lèvres sur les volants de la belle robe neuve. Malheureusement un jour les petites lèvres roses avaient goûté à la confiture, et leur marque était restée sur les volants soyeux. La maman n’avait jamais pu comprendre d’où venait la tache ; mais Angèle avait compris et n’avait plus embrassé même la robe.

La mère d’Angèle la conduisait alors chez cette femme empanachée qui l’avait apportée à Beaumont, dormant d’un si bon sommeil. Là c’était moins gai encore. Angèle prenait sa poupée dans ses bras et essayait de l’endormir.

Puis la mère était partie. Où ? Angèle ne savait pas. Son père l’avait amenée chez la femme empanachée, et elle y était restée pour la nuit. Son père venait la voir cependant, mais souvent c’était le soir, lorsqu’elle tombait de sommeil. Il semblait à la petite que plus d’une fois son père l’avait portée lui-même dans son petit lit ; il l’embrassait plusieurs fois, en la portant, avec tendresse ; elle croyait bien se rappeler l’impression de la grande barbe soyeuse effleurant son visage... Mais cela aussi devait être un rêve, comme le chant de la nourrice.

Et puis, on l’avait mise dans une voiture, puis dans le chemin de fer, encore dans une voiture, où elle s’était endormie, et à la fin elle s’était réveillée dans cette maison singulière, où rien ne ressemblait à ce qu’elle avait connu, où dans le jardin il y avait des fleurs et des bêtes ; mais depuis qu’il pleuvait, on n’allait plus dans le jardin... Est-ce qu’il allait pleuvoir toujours ?

Angèle en était là de ses méditations, une après-midi encore plus sombre que les autres, lorsque son visage s’éclaira soudain.

Abritée par un large parapluie, qui débordait d’un mètre dans tous les sens au-dessus de sa personne exiguë, une petite fille d’une dizaine d’années passait devant la porte en faisant claquer ses sabots sur la route détrempée.

La petite fille qui passait était de fort bonne maison pour le pays ; pour quiconque en eût douté, l’énormité de son parapluie en faisait foi. Les gens d’extraction vulgaire ne possèdent point de si énormes robinsons. Tel est le nom familier de ces objets, en souvenir de Robinson Crusoé.

La petite porteuse de parapluie sourit en regardant la figure rêveuse qu’Angèle appuyait sur ses petites mains, et Angèle sourit en réponse. Un instant après, en repassant, la grande fille sourit encore à la petite qui lui répondit d’un signe de tête amical.

Le lendemain, à la même heure, mais cette fois sans parapluie, car le ciel par hasard semblait témoigner des velléités de clémence, la fillette de dix ans dit bonjour à celle de trois ans ; depuis, tous les jours Angèle, bien qu’elle ne sût pas l’heure, avertie par un instinct secret, quittait son occupation quelle qu’elle fût, et venait attendre le passage de son amie inconnue.

La grande fillette était la fille d’un père veuf, petit propriétaire, rentier, grand amateur de rosiers et capable, pour se procurer des écussons, de tout, même d’un vol ; au demeurant le meilleur homme du monde.

Marianne Benoît tenait à elle toute seule la maison de son père ; de temps à autre une femme de peine venait lui donner un coup de main et faire le plus difficile de l’ouvrage ; mais Marianne n’eût permis à personne de l’aider dans les travaux journaliers de la maison : elle y mettait même un singulier amour-propre. Son père prenait volontiers un fusil sous le bras, en temps de chasse, et un livre, en temps ordinaire, car il aimait la lecture. Botaniste intrépide, et classificateur enragé, il se dispensait d’ailleurs des études techniques qui lui eussent rendu la vie trop pénible. Il se bornait à essayer d’acclimater dans son jardin les plantes récalcitrantes qu’il allait recueillir dans le ruisseau ou sur la lande.

Marianne avait donc beaucoup de temps à elle ; elle allait à l’école, plutôt pour passer les heures de la journée que pour apprendre quelque chose, car depuis longtemps, quoique la plus jeune de toute la classe, elle savait tout ce que pouvait lui enseigner la pauvre vieille institutrice.

Tous les soirs, vers cinq heures, Marianne allait chez l’épicier chercher les menues provisions nécessaires pour le repas du soir ; elle rentrait, son petit panier à la main, et s’occupait aussitôt des apprêts du souper. C’est dans une de ces courses qu’elle avait aperçu Angèle. Une question discrète à l’épicière l’avait mise au courant de tout ce que l’on savait dans le pays relativement à la petite fille, et elle s’était prise aussitôt d’un grand intérêt pour la pauvre enfant plus qu’orpheline. Depuis lors, elle sortit plus souvent, cherchant les occasions.

L’hiver s’écoula ainsi. Quand il faisait mauvais temps, la porte était tout à fait fermée, et alors faute de voir le joli petit visage triste, et les grands yeux mélancoliques, Marianne rentrait chez elle, moins gaie qu’au départ ; Angèle tenait, sans qu’elle le sût, une grande place dans sa vie.

VI

Le printemps était venu, et même dans les villes les plus noires et les plus populeuses, on ne pouvait s’empêcher de sentir son influence. D’un bout à l’autre du pays cette joie des premiers beaux jours, que ressentent les plus moroses, pénétrait dans toutes les maisons.

C’est à ce moment-là qu’il arriva à un fermier qui demeurait à l’autre extrémité du bourg, à cinq cents mètres des dernières maisons, une aventure bien extraordinaire et qui fit jaser les bonnes gens de Beaumont.

Jean Béru revenait de voir ses orges ; suivant son habitude, il marchait la tête baissée, les mains derrière le dos, ne pensant à pas grand-chose, probablement. Le soleil venait de se coucher, la nuit promettait d’être froide et le temps serait beau le lendemain ; tout cela ne contrariait pas Jean Béru.

Le chemin qu’il suivait entre deux pièces de terre n’était pas bien large et venait des champs, conduisant à la ferme ; hormis les gens de cette maison, il n’y passait jamais personne.

Jean Béru entendit marcher derrière lui, ce qui l’étonna, car il croyait tout le monde rentré ; cependant il ne se retourna point, car il n’était pas curieux. Le pas se ralentit : c’était un pas léger, indécis, comme celui de quelqu’un qui ne sait trop s’il doit avancer ou reculer.

Une voix d’enfant grêle et tremblante s’éleva dans le grand silence des champs :

– Monsieur, vous n’auriez pas besoin d’un garçon de ferme ?

Jean Béru se retourna brusquement. Devant lui se détachait, tout en noir sur le fond d’or du ciel, la silhouette d’un garçon de treize à quatorze ans. Il était vêtu d’une petite veste courte qui avait dû lui servir pour sa première communion, car les manches ne lui venaient pas à la moitié du bras ; il portait un pantalon en toile bleue et blanche à petits carreaux et des souliers qui avaient fait beaucoup de chemin. Avec cela, un air honnête et décidé, qui contrastait avec le tremblement de sa voix craintive.

Jean Béru resta fort étonné de la rencontre ; d’ordinaire on ne loue pas les garçons de ferme en plein champ, vers sept heures du soir.

– D’où viens-tu ? demanda-t-il d’un ton sévère à ce garçonnet, qui n’avait pourtant pas l’air d’un vagabond.

L’enfant nomma la ville la plus voisine.

– Comment se fait-il que tu cherches à te placer avant la Saint-Jean ? dit le fermier, continuant son interrogatoire.

– Je n’ai plus de famille, dit l’enfant, et j’aime le travail des champs. Je suis un honnête garçon ; prenez-moi pour mon pain, si je ne mérite pas mieux ; je vous servirai fidèlement.

Jean Béru regarda plus attentivement encore ce petit garçon énergique et décidé, qui l’accostait ainsi avec tant de confiance.

– Qu’est-ce que ça peut bien être que cet enfant-là ? se demandait-il en lui-même, tout en inspectant sa nouvelle connaissance. – Comment t’appelles-tu ? dit-il tout haut.

– Prosper, répondit l’enfant.

– Prosper tout court ?

Le petit baissa la tête.

– Pauvre enfant ! pensa le fermier. Après tout, c’est possible. Il a pourtant l’air d’avoir été bien élevé.

La prudence normande reprenant le dessus, maître Béru se dit qu’on ne loue pas les domestiques sur les routes le soir, et que ce petit pouvait être dangereux ; il le regarda néanmoins encore une fois et se dit qu’en ce cas les apparences seraient bien trompeuses ; malgré cela, il fit d’une grosse voix :

– Je n’ai besoin de personne.

Ce n’était pas vrai. Quinze jours auparavant, Béru avait renvoyé un valet de ferme, ivrogne et paresseux, qui ne faisait pas de besogne pour le pain qu’il mangeait ; les travaux étaient déjà commencés, la maison était pleine d’ouvrage, et parfois la maîtresse ne savait où donner de la tête. Mais comment accepter les services de quelqu’un qu’on ne connaît pas, alors qu’on est si bien trompé par les gens que l’on connaît ?

Ce raisonnement n’était peut-être pas très bon, mais il avait cela d’agréable pour le moment, qu’il permettait à Jean Béru de repousser la requête du garçonnet. Il reprit le chemin de la ferme en disant bonsoir, – car il faut être poli.

L’enfant était resté interdit sur le chemin, sa casquette à la main. Il regardait s’éloigner le fermier, et la solitude lui paraissait beaucoup plus vaste qu’avant sa rencontre. Une heure auparavant, il ne savait pas où il passerait la nuit ; maintenant il ne le savait pas davantage : c’était la même chose, et c’était beaucoup plus cruel.

Le fermier se retourna : depuis qu’il avait donné satisfaction à la méfiance instinctive du paysan, il se reprochait quelque chose, il ne savait pas quoi. Est-ce que ce petit allait rester toute la nuit, debout, tête nue, au milieu de son champ ? C’était du vagabondage, cela, et la commune ne souffrait pas les vagabonds.

Il revint sur ses pas.

– Où vas-tu coucher ce soir ? demanda-t-il rudement au garçon toujours immobile.

L’enfant fit un geste vague de la main droite ; il indiquait l’espace ; et l’espace semblait énorme autour de lui. Le ciel s’était assombri ; les quelques nuages qui flottaient là-haut, dorés tout à l’heure, étaient maintenant d’un noir profond ; la nuit tombait vite, il allait faire bien froid.

– Où as-tu couché la nuit dernière ? demanda Béru toujours rude.

L’enfant esquissa sans répondre un autre geste semblable au premier. Le fermier se sentit le cœur saisi par il ne savait quelle émotion singulière. Il songea soudain à ses propres petits qui l’attendaient pour souper devant la grande flambée qui faisait bouillir la marmite.

– As-tu mangé aujourd’hui ? demanda-t-il.

– Non, dit l’enfant, hier.

Il se tenait droit sous le ciel, l’enfant qui n’avait pas mangé et ne semblait pas honteux de sa misère.

– Tu n’as donc personne qui s’occupe de toi ? demanda-t-il inquiet et harcelé par quelque sentiment bizarre qu’il ne pouvait définir et qui lui faisait mal.

L’enfant regarda le ciel au-dessus de sa tête, où apparaissaient les premières étoiles, et dit :

– Personne.

La main du fermier s’abattit sur son épaule, et le poussa en avant.

– Marche, fit-il.

En quelques enjambées ils atteignirent la grande avenue de hêtres qui menait à la ferme. Là-dessous, tout semblait noir, les branchages qui s’entrelaçaient au-dessus de leurs têtes, et l’herbe du chemin, plus épaisse sur les talus. Dans les ornières l’eau réfléchissait un lambeau de ciel bleu qui perçait à travers la hêtraie... Tout au fond la lueur du grand feu de la cheminée faisait resplendir comme braise les fenêtres de la salle, et, par la porte entrouverte, on voyait aller et venir les ombres et les clartés capricieuses du foyer.

Jean Béru, poussant toujours devant lui l’enfant rencontré sur la route, entra dans la salle en disant : Bonsoir.

L’ombre double de ces deux corps attira l’attention de la mère Béru, qui allumait une lampe pour le repas.

– Qu’est-ce que tu nous amènes ? demanda-t-elle tranquillement, confiante en son mari qui était un homme sage.

– Un enfant, à qui il faut donner pour cette nuit le souper et le gîte, répondit Jean.

La fermière posa la lampe sur la table et dévisagea le nouveau venu.

– Ce n’est pas un enfant de paysan, dit-elle. D’où viens-tu, petit ? comment se fait-il que tu sois seul dans les champs à cette heure du soir ?

– Je connais le travail des champs, fit Prosper éludant ainsi une réponse directe ; j’ai travaillé tout l’août dernier chez mon grand-père qui est cultivateur près de Coutances, à la ferme Saint-Joseph. Vous connaissez la ferme Saint-Joseph ?

Personne chez Béru ne connaissait la ferme Saint-Joseph, et Coutances était très loin ; mais tout le monde prit un air entendu : le paysan normand quand il ignore quelque chose devient très sérieux et feint de savoir.

L’enfant s’enhardit et continua d’une voix plus ferme et plus rassurée :

– Ils ont dit là-bas que je travaillais comme un journalier ; je vous assure que je puis gagner ma vie...

– Assieds-toi et mange, dit Béru sans lâcher l’épaule qu’il tenait.

Il le dirigea vers le banc de châtaignier qui longeait la table où fumaient les petites soupières de terre brune pleines de soupe brûlante.

L’enfant obéit. Les garçons de ferme, robustes gaillards, sont méchants d’ordinaire avec les nouveaux venus ; Prosper fut heureux qu’il ne s’en trouvât point à la ferme de Béru. La famille se composait de la mère, femme tranquille et sérieuse, qui ne riait guère, mais ne grondait qu’à bon escient ; ensuite venaient une grande fille de quinze ans qui en paraissait dix-huit, puis une fillette de neuf ans, un garçon de cinq et un tout petit de trois, qui était le benjamin de toute la maison.

Prosper regarda tout cela sans le voir ; après les journées précédentes passées dans la solitude et la faim, ce repas de famille avait pour lui une douceur indicible.

Quand ce fut fini, au milieu du silence, car la présence du nouveau venu arrêtait encore les conversations déjà si rares chez les paysans normands, le père Béru dit à Prosper :

– Viens par ici, tu coucheras dans la grange.

Il traversa la cour et ouvrit une grande porte, l’enfant entra docilement.

– Bonsoir, dit Béru, en refermant la lourde porte de sapin.

L’enfant répéta : Bonsoir, mais le fermier était déjà loin. Prosper s’avança à tâtons, trébucha bientôt contre quelques bottes de foin qui s’étaient écroulées du grand tas parfumé, empilé jusqu’au plafond, puis il se creusa un nid entre les masses d’herbes séchées et s’y endormit bientôt avec un sentiment de profonde quiétude. C’était un abri, et dans son idée, la famille Béru serait pour lui une famille.

VII