Châtiment pour mémoire - Hervé Huguen - E-Book

Châtiment pour mémoire E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

La découverte d'un vieux paysan assassiné relance le commissaire Nazer Baron sur une nouvelle enquête !

Un vieux paysan est découvert assassiné dans sa ferme près de Roscoff. L’homme, veuf et malade, allait avoir quatre-vingt-dix ans.
Qui a pu s’en prendre à un vieillard inoffensif ? Et dans quel but ? L’autopsie réservera même quelques surprises...
Le lendemain, c’est une tombe du cimetière de Santec qui est découverte profanée. Quelqu’un y a gravé, par deux fois, le mot Assassin. L’homme inhumé là aurait eu quatre-vingt-six ans. Existe-t-il un rapport entre les deux ?
Mis en cause de manière inattendue, le commissaire Nazer Baron se révèle incapable de faire progresser l’enquête. Ses pas le mènent de Roscoff au pays des Abers, où il finira par soulever un coin du voile, au risque de fouiller au plus profond de sa vie personnelle.

Plongez-vous dans ce polar d’atmosphère, dont la passionnante intrigue révélera au commissaire Nazer Baron une partie de son passé.

EXTRAIT

D’un geste ample, le commissaire Nazer Baron enroula son sac à dos sur ses épaules, après avoir vérifié d’un coup d’œil qu’il ne risquait pas de percuter un passant. La bourriche d’huîtres creuses lui heurta les reins. Il ajusta les sangles et passa une main reposée sur son crâne, en contemplant les rues ensoleillées du Croisic.
Le ciel s’était teinté de bleu et la lumière balançait des grenades explosives sur les eaux du traict. Un soleil d’hiver, décidé à chasser les intempéries des journées précédentes, atténuait le froid piquant du matin.
Baron demeura un instant immobile. Onze heures avaient sonné au clocher de Notre-Dame de Pitié, il lui restait une dernière course à faire avant de rentrer.
L’envie le prit d’un détour par le quartier du port de pêche, et il enfourcha son vélo.
Il y avait encore du monde dans les rues du Croisic. On était le premier vendredi de janvier, ultime journée de vacances scolaires. Il roula au hasard, les poumons râpés par l’air marin, empruntant le quai de la Petite Chambre, passant devant chez lui, jusqu’au quai du Lénigo, où il fit une nouvelle halte.
Une demi-douzaine de fourgons blancs stationnaient devant l’entrée de la criée, de l’autre côté du bassin. Un groupe revenait de la passerelle de la Toison d’Or, du côté de la statue d’Hervé Rielle, flibustier en sabots cramponné à son gouvernail, les épaules verdies par les fientes de goélands sans respect.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nantais et avocat de profession, Hervé Huguen consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles.
Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences…
Châtiment pour mémoire est le quatorzième titre de cette série aux intrigues bien ficelées et aux protagonistes attachants…

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Si ce roman tire son action de faits authentiques, les personnages et les lieux sont fictifs, de sorte que nul ne pourrait prétendre désigner qui que ce soit dans les protagonistes de cette histoire. La part de création ne saurait non plus prêter à interprétation. Ce livre est un roman, dans lequel l’auteur apporte au lecteur une solution qui reste le fruit de son imagination.

Ma vengeance est perdue S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue

(Jean Racine, Andromaque)

À Firmin Le Bourhis

I

Bientôt 8 heures…

D’un geste sec, Francine Caldiou tira les rideaux pour dévoiler les ombres éphémères d’un jour qui peinait à se lever. Il était encore tôt, on ne distinguait que des contours brumeux tracés par les halos qui balisaient la rue. C’était un jour sale. Ou fatigué plutôt, jugea Francine. C’était cela, on eût dit un jour déprimé qui n’avait plus la force d’éclairer le monde. Il ferait gris toute la journée.

Francine perdit quelques instants à observer le combat des goélands et des mouettes contre le souffle du large. Ils avaient trouvé refuge dans le parc, leurs cris crevaient la brouillasse poisseuse étalée sur la mer. Ils lançaient des appels de détresse alors que la terre trépidait sous la violence des vents.

Tous finissaient par s’avouer vaincus et se laissaient propulser vers les terres, bien à l’abri du côté de l’avenue Bir Hakeim. L’océan dans le lointain avait une teinte de plomb, mélangée à un ciel de carême sur un horizon vide. Pas l’ombre d’un cargo sur cette ligne-là, pas une voile ballottée par les creux de la houle… Pas l’âme d’un mortel dans ce bout d’univers où le Créateur déversait son courroux depuis deux semaines… Tous les marins de Roscoff devaient s’être réfugiés à l’abri du quai Neuf…

Morose, Francine se retourna. Il était temps pour elle de se jeter dans la tourmente et le programme ne la ravissait pas. Le vieil Auguste attendait sa visite, et Francine n’aimait pas le vieil Auguste. Elle décrocha son imperméable de la patère, vérifia d’un regard qu’elle n’oubliait rien et se décida à entrouvrir la porte.

Les bourrasques la fouettèrent aussitôt, chargées d’un voile d’écume qui la glaça jusqu’au sang. Elle referma derrière elle en songeant à sa vieille grand-mère de Kersaliou : « En janvier s’il fait vent, nous aurons la guerre. Et si l’on voit épais brouillards, mortalité de toute part. » L’avenir, s’il fallait en croire les caprices de la météo et les prévisions d’Yvonne Dantec, s’annonçait bien sombre… Les tempêtes se succédaient depuis la fin de l’année précédente.

Francine boucla la porte avant de s’éloigner.

Seule au monde, elle resserra d’une main les pans du fichu qui protégeait son front de la pluie. Le grain tombait à l’horizontale, pas les gouttes grasses d’un orage d’été qui creusaient des cratères dans la terre sèche, mais un rideau fin et lent qu’on devinait à peine et qui pourtant s’infiltrait partout, sournois et gelé. Désespérant.

Francine baissa la tête, la vue brouillée par le filtre douché de ses verres de myope, et se mit à trottiner sur ses jambes courtes en direction de l’emplacement où elle avait garé sa voiture la veille au soir. Elle avait à faire et elle avait froid.

Depuis la tempête Anna en décembre, une bise aigre soufflait de la Manche sans discontinuer, décapant les mamelons de Perharidi et du rocher de Saint-Jean, et fauchant les prairies de ses embruns salés. Les tourbillons avaient imprégné le sol d’un bourbier collant qui emprisonnait les chevilles dans les prairies. Un temps pourri : Eun amzer brein ! Francine ronchonnait dans les pans trempés de son fichu. Il fallait enjamber des flaques d’eau prisonnières des dalles du trottoir, avec des rafales qui plantaient des aiguilles de givre pénétrant jusque dans la moelle…

Alors Francine frappait plus fort pour réchauffer ses os. Elle battait le sol comme savent le faire les impatients, avec une sorte d’exaspération qui bouillonnait en elle, elle ne savait même pas pourquoi. Butée. Têtue. Elle contournait les nappes, le regard vrillé dans cette terre gluante, et chaque pas accentuait le vieux fond d’agressivité qui pourrissait en elle à l’idée de ce qu’elle allait trouver. Elle détestait le vieil Auguste.

Elle atteignit enfin la rue Marquise de Kergariou et se glissa au volant de sa voiture, abandonnée pour la nuit à l’angle de l’allée de Groa-Rouz, face au bâtiment du Gulf Stream. Les globes de verre emprisonnant les candélabres s’effaçaient peu à peu dans la lumière changeante du ciel, bousculé par une armada de nuages sombres. L’hiver comblait les vides laissés par un automne trop sec. Francine poussa le chauffage à fond avant de démarrer, sous l’œil d’un passant solitaire réfugié sous l’aubette de bus.

À droite, rue de la Baie. L’artère longeait la mer. Elle la suivit jusqu’au jardin Kerdilès où elle traversa le carrefour, roulant à une allure plus soutenue jusqu’à l’embranchement de la plage du Pouldu. Elle avançait en pleine campagne, sur une petite route étroite, au milieu des étendues de champs transis par le gel de janvier.

L’horizon était totalement plat, Francine croisait une succession d’exploitations au milieu desquelles se dressaient des hameaux de pierre grise, reliés entre eux par des fils électriques au balancement rythmé par les rafales déboulant du Channel. Un virage sur la droite à l’école Tanguy Prigent. Les dentelles du clocher de Santec se découpaient entre deux habitations. Elle approchait. Elle traversa le village.

De nouveau, une route étroite bordée de résidences. Le paysage changeait. L’aube naissante dessinait les dunes à gauche de la chaussée, Francine devina la mer crevée par des amas de rochers. Rue des Corps de Garde. Des sapins dépouillés par le vent pointaient toutes leurs branches en direction des terres. Francine tourna mécaniquement sur sa droite pour suivre la boucle que dessinait la route. Des villas de part et d’autre, des champs. Elle ralentit pour emprunter un chemin de pierre conduisant à un bouquet d’épineux derrière lequel se devinait la ferme du Marc’h Du, la ferme du Cheval Noir. Elle rétrograda. Le passage était serré, pratiquement réduit à la largeur des roues d’un tracteur.

Elle était arrivée. 8 h 25. Elle aimait être à l’heure…

Francine cahota dans la cour pour se rapprocher au plus près de l’entrée. Tout semblait calme. Si le Marc’h Du avait existé, il devait être mort depuis longtemps, Francine ne se souvenait pas de l’avoir vu un jour. D’ailleurs, le vieux s’était débarrassé de toutes ses bêtes, il n’avait gardé que quelques lapins. Et le chien bien sûr. Alors le Cheval Noir, il devait remonter à loin, à l’époque du tad koz sans doute, le père d’Auguste, et celui-là, elle ne l’avait évidemment pas connu.

Francine freina et coupa son moteur, sourcils aussitôt arqués par l’étonnement. Dans la lumière des phares, elle n’avait pas été attentive à ce détail, mais maintenant qu’elle avait éteint, la bizarrerie lui sautait aux yeux. Elle se pencha pour observer les ombres qui s’accrochaient aux murs.

Elle venait ici trois fois par semaine, missionnée par le service d’aide ménagère à domicile, et le vieux était toujours levé lorsqu’elle arrivait. Aujourd’hui encore, les volets de bois avaient bien été poussés à toutes les ouvertures de la façade, Auguste était debout… seulement il ne brillait aucune lumière.

Nulle part.

Circonspecte, Francine Caldiou posa un pied sur le sol durci par le gel, et s’attarda sur la vision du chien qui s’était dressé pour l’accueillir. Debout sur ses pattes arrière, le cou tiré par la chaîne qui le retenait à sa niche, l’animal gémissait d’une manière curieuse. Francine s’approcha. Elle connaissait la bête, un bâtard tacheté de brun, fruit des amours champêtres de deux cabots qui affichaient eux-mêmes un pedigree très approximatif.

Francine lui flatta le col.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

L’animal, d’ordinaire, lui faisait des joies. Illégitime peut-être, mais bon chien. C’était différent ce matin-là, comme s’il flairait quelque chose. L’instinct. Francine se redressa avec un coup d’œil en direction de la gamelle posée sur une pierre. Elle était vide. Le bâtard avait faim et son maître ne s’en occupait pas. Curieux. Le corniaud était sûrement le seul être vivant qu’Auguste ait réellement aimé dans sa vie, s’il avait aimé un jour. En tout cas, Francine n’imaginait pas autre chose. Peut-être qu’elle avait tort. Les maux de la vieillesse finissent par transformer les hommes. La solitude et la fatigue écorchent le caractère. Certains deviennent odieux et le vieux, dans ce domaine, n’avait rien à envier à personne. Insupportable, exigeant, alcoolique… Francine n’aimait pas le vieil Auguste, mais elle n’était pas payée pour aimer les gens.

Elle tourna la tête vers la fenêtre de la cuisine. L’absence de rideaux lui permettait de distinguer le contour des meubles, mais il n’y brûlait décidément aucune lumière. Elle n’entendait rien. Abritée par le corps de ferme, elle ne sentait plus le vent, seulement le froid qui transperçait ses vêtements et qui ne tarderait pas à la faire grelotter.

Elle abandonna le chien pour se rapprocher de la porte et pesa sur la poignée, avant de repousser le battant sans difficulté.

— Monsieur Morvan ? C’est moi !

Le silence lui répondit, un silence imparfait, brisé par les rafales soufflant depuis la mer et qu’aucune colline n’arrêtait. Les jointures du vieux bâtiment craquaient sur la façade ouest.

— Monsieur Morvan ?

Francine referma doucement derrière elle. Maintenant, c’était autre chose qui l’alertait. L’odeur. Celle des vieilles personnes et du vieux bois, celle des tapisseries fanées et de l’air qu’on ne renouvelait pas. Un mélange auquel elle était habituée. Il s’y ajoutait pourtant une senteur différente qu’elle n’identifiait pas, plus âcre qu’à l’ordinaire… Elle resta un moment immobile, cherchant à deviner. Relents de cuisine ou plat calciné… Auguste préparait ses repas lui-même, il avait pu oublier une casserole sur le feu… Non !

Les narines de Francine Caldiou s’étaient pincées. Impossible de deviner d’où provenaient les effluves qu’elle flairait. Elle pénétra dans la cuisine. Table de formica verte, chaises grinçantes, gros bahut. Ça ne venait pas de là. Dans le jour qui s’infiltrait péniblement par l’étroite fenêtre, elle ne vit aucune vaisselle traînant dans l’évier, tout était rangé et en ordre. Une des qualités du vieux, elle devait le reconnaître.

La seule, selon elle…

Auguste n’avait donc pas déjeuné. Francine interrogea les murs. L’horloge suspendue face à elle égrenait ses secondes. Le chien avait repris ses gémissements dehors. C’était une vieille bête, habituée aux sifflements du vent dans les corniches, et l’arrivée de Francine aurait dû l’apaiser.

— Monsieur Morvan ?

Les mots se heurtèrent aux cloisons silencieuses. Une espèce de grand vide. Tendre l’oreille était inutile. Francine s’était retournée pour crier plus fort, et le vieux l’avait forcément entendue. Il aurait dû répondre, même en râlant. Elle eut froid soudain. Une mauvaise pensée venait de l’envahir, une pensée inquiétante. Auguste n’était pas bien, il traînait sa fin de vie comme un soldat perdu, guettant la dernière embuscade. Et à son âge, l’attaque pouvait être soudaine et brutale. Les volets ouverts, la porte non verrouillée, le chien mal nourri… Et ce silence épais, cette odeur anormale…

Un frisson secoua Francine tout entière. La seule idée de découvrir elle-même que le vieux avait abandonné sa terre de misère pour un monde prétendu meilleur, peut-être même depuis deux jours, la remplissait d’une appréhension étouffante. Elle porta simultanément la main à sa poitrine et le regard sur la porte fermée de la chambre. Auguste avait délaissé l’étage depuis longtemps, il ne vivait plus que dans les pièces du rez-de-chaussée, traînant la jambe, grognant son désœuvrement continu, de plus en plus fort au fur et à mesure qu’avançait la journée. Il cherchait à le noyer. Il y arrivait plutôt bien d’ailleurs. Ensuite il dormait mieux.

Francine s’approcha timidement. Aucun bruit ne traversait les murs. Elle guetta un ronflement que les murmures du vent ne lui accordèrent pas. Son index plié frappa contre le battant.

— Monsieur Morvan ? Tout va bien ?

Auguste ne répondit pas. Elle recommença plus fort, plus sèchement, avant d’avaler une grande goulée d’air et de se décider à pousser fermement la porte. Elle savait ce qu’elle allait trouver.

— Monsieur Morvan !

La surprise lui fit écarquiller les yeux. Dans cette pièce non plus, les volets n’étaient pas fermés. Elle voyait la campagne à l’ouest, les branches secouées par les rafales de vent iodées qui frappaient l’arrière de la bâtisse. Et le lit n’était pas défait.

Francine resta médusée. À bientôt 90 ans, le bonhomme ne conduisait plus beaucoup et il n’avait certainement pas découché. Pourquoi aurait-il refait si soigneusement son lit s’il avait dû s’absenter tôt le matin ? Et il l’aurait prévenue, il aurait déjeuné avant de partir, il n’aurait pas laissé la porte ouverte, il aurait nourri le chien…

Francine n’entra pas. Elle avait désormais la conviction qu’il était bien arrivé quelque chose au vieux. Elle examina le hall qu’elle avait éclairé en entrant. C’était la même désolation triste que dans les pièces, les mêmes cloisons défraîchies supportant les mêmes chromos désuets. Auguste n’avait jamais roulé sur l’or.

Francine bougea. Il lui restait la salle de bains, les toilettes, et la dernière salle. Toutes les portes étaient fermées. Elle les ouvrit en tremblant. La salle d’eau, vide. L’air ne sentait rien, ni savon ni après-rasage. Et pourtant… Il semblait à Francine que l’odeur devenait plus prégnante. Ses narines en étaient remplies. L’odeur de quoi ? … Elle poussa la seconde porte. Les toilettes, plongées dans l’obscurité. Elle se tourna vers la dernière, recouverte d’une vilaine peinture vert d’eau qui aurait eu besoin d’un bon lessivage.

Il était là. Il ne pouvait être que là.

Francine s’approcha, les jambes légèrement flageolantes. L’idée d’appeler du secours lui traversa l’esprit. Le vieil homme était malade, elle le savait, tout le monde le savait. Condamné. À court terme. Elle avait croisé le docteur Couviour une fois, et Auguste le lui avait dit. Cancer. Elle avait traduit : cirrhose. Avec tout ce que le bonhomme avait avalé de mauvais vin dans sa garce de vie, c’était déjà miracle qu’il ait tenu jusque-là.

Un abominable pressentiment la fit hésiter. Auguste avait dû tirer sa révérence la veille, s’effondrer dans son canapé ou s’écrouler d’un coup, foudroyé. Le chien l’avait senti. Elle avala sa salive. Sa main frémissait de plus en plus fort en serrant la poignée, elle tourna.

Elle avait beau s’y attendre… Un voile d’affolement passa devant ses yeux, des éclairs noirs mélangés à des filaments de sang rouge. Le cri qui monta dans sa gorge resta bloqué avant d’avoir eu le temps de rugir. La terreur la paralysa.

Auguste était bien là. Son regard éteint tourné dans la direction de la lumière qu’il ne voyait pas. Son corps cassé dans un fauteuil, bras étendus sur les accoudoirs. Il était comme tassé, recroquevillé dans l’attente du coup qui allait le frapper, la bouche ouverte sur une ultime exhortation muette.

Francine avait plongé dans un bain d’eau glacée, elle ne sentait plus rien, ni ses membres, ni ses doigts. Son cœur s’affolait. Elle n’aimait pas Auguste, elle avait l’impression de le détester parfois, mais pas ça… pas comme ça… Elle gémit un refus…

La poitrine du vieil homme avait explosé, son plastron n’était plus qu’une bouillie dont les projections avaient giclé jusque sur le mur, une sorte de cataplasme rouge qui aurait fondu avant de s’étaler dans les plis du ventre.

Francine Caldiou avait toujours envie de hurler, mais ce qui sortait de ses lèvres n’était qu’une plainte sans effet. Un jet de bile lui souleva la poitrine, elle faillit vomir, la cervelle décapée à la limaille de fer et le regard brouillé.

Elle devait dire plus tard, aux enquêteurs qui l’interrogeaient, que c’était le spectacle le plus atroce qu’il lui ait été donné de voir. Les prédictions de la grand-mère de Kersaliou. « Épais brouillard… mortalité de toute part. » La terreur se mua en besoin de fuir. Elle fut dehors en quelques secondes, dans le petit matin glacial, et le chien tira plus fort sur sa chaîne. C’était comme s’il avait compris.

*

Le mur du pignon montrait de larges taches noires, à partir du niveau du premier étage. En dessous, le crépi avait été refait. Une barrière, peinte d’une vilaine couleur marron, fermait l’accès d’un passage entre le jardin et le sol couvert de graviers du cimetière.

Morgane Le Cerf observait la maison. La large fenêtre du rez-de-chaussée, obturée par des volets blancs, était protégée par un auvent d’ardoises. Les ouvertures de l’étage avaient été changées, l’ensemble donnait une impression de rénovation inachevée, avec au ras de la gouttière l’excroissance d’un support métallique sous lequel avait dû autre-fois se balancer une enseigne. Personne n’avait songé à l’enlever. Morgane Le Cerf se demanda quel commerce avait bien pu se tenir ici. Un bistro sans doute, un bar de campagne livrant des services multiples, restaurant, épicerie et quincaillerie… Il était mort avec Internet…

L’arrêt du moteur tira Morgane de ses songes. Le gendarme Vachet avait immobilisé la voiture sur le trottoir de terre battue, le long du muret de pierre qui fermait l’angle du cimetière. Elle tourna la tête. Le parapet ne lui permettait d’apercevoir que le sommet des stèles, de couleur uniformément grise ou noire, et le Christ dressé comme un gardien, sur le fond du mur blanc de la mairie. Elle ouvrit la portière et posa le pied à terre, aussitôt agressée par le vent qui soufflait depuis la plage du Staol. Il ne pleuvait presque plus, c’étaient des embruns que les bourrasques ramenaient dans leurs tourbillons. Mais si le ciel avait cessé de pleurer, le froid continuait à mordre. Morgane Le Cerf tira son blouson sur ses reins et vérifia du coude que son arme de service ne la gênait pas. Vachet faisait la même chose de son côté. Il appréciait du regard la file de véhicules grimpés sur le trottoir, le long de la rue des Johnnies.

— Nous sommes attendus… marmonna-t-il.

Morgane Le Cerf ne répondit pas. Le groupe rassemblé au milieu des tombes, presque au pied du calvaire filiforme, traduisait à lui seul l’impatience des autorités civiles et religieuses. Elle contourna le pilier et s’avança sur l’allée gravillonnée. Une ombre se détacha de la cellule.

— Loïc Guyenot, dit l’homme, adjoint au maire.

La cinquantaine compacte, le regard curieux derrière des verres épais.

— Adjudant Le Cerf, gendarme Vachet… lui répondit Morgane. Nous avons fait au plus vite. Montrez-nous…

— C’est par là.

Le groupe avait fait silence. Une demi-douzaine de personnes rassemblées dans l’allée, à trois mètres de la sépulture dont Guyenot s’approcha.

— Voilà…

Morgane sentait dans son dos la même demi-douzaine de paires d’yeux braquées sur eux. Elle se positionna au pied de la tombe indiquée par Guyenot, une pierre plate sans prétention, surmontée d’une stèle gravée. Famille Chavic. Un couple reposait là.

Morgane plia les genoux pour examiner le bloc de marbre gris, sans y toucher. L’homme, Edgar, était décédé quatre années plus tôt, à l’âge de 82 ans. Sa femme Janine l’avait rejoint dans la tombe vingt-quatre mois plus tard, au même âge. Une simple plaque rectangulaire scellée dans la pierre était creusée de lettres dorées surmontées d’une croix discrète. « À nos parents ». Avec un pot de fleurs unique, un bouquet de chrysanthèmes que les intempéries avaient peu à peu dénudées.

Morgane Le Cerf suivit des yeux le tracé des veines imprimées dans la masse. La pierre était entretenue, elle avait été brossée récemment.

— Quelqu’un y a touché ?

— Je ne pense pas, répondit Guyenot. On est tous restés à distance.

Dans la grisaille du jour à peine levé, au cœur de ce lieu de respect, la scène avait un aspect détestable.

La première inscription à la peinture rouge occupait toute la largeur de la roche, les dernières lettres en étaient plus serrées, comme si le scripteur n’avait pas pris la peine d’adapter le format de son message à la taille du support. Il avait dû agir vite, probablement à l’aide d’une bombe. La deuxième branche du N était à peine visible, le jet s’était perdu dans les gravillons entourant la sépulture.

Morgane redressa la tête. La seconde inscription sur la stèle avait dû être tracée après. Les caractères en étaient plus petits, cette fois l’auteur s’était méfié. Deux d’entre eux couvraient la croix fixée au marbre, au-dessus des lettres d’or rappelant l’identité des défunts : AS.

Morgane se mordilla la lèvre. Dans ce décor sans couleurs, le rouge sang de la peinture donnait à l’avertissement l’allure d’une prophétie morbide. Mais quel avertissement ? s’interrogea-t-elle. Et pour quelle prophétie, puisque les intéressés étaient déjà morts, et depuis longtemps ? Il ne pouvait rien leur arriver de plus. Alors ? Vengeance d’un malade ?

Elle se redressa, les yeux toujours posés sur la pierre tombale.

Elle y lisait le même mot imprimé sur le marbre, et reproduit deux fois.

« Assassin »

— Qui a découvert la profanation ? demanda-t-elle à Loïc Guyenot.

L’adjoint au maire eut un regard par-dessus son épaule.

— Madame Sagec. Son mari est enterré un peu plus loin. Elle a couru à la mairie pour prévenir.

Il montrait une petite femme vêtue de noir, le crâne protégé par un foulard noué sous le menton.

— Il était 8 heures à peu près, je vous ai appelés tout de suite, ajouta-t-il.

— Et qui sont les autres ?

— L’abbé Borel, il est venu dès qu’il a su…

Reconnaissable à la petite croix d’argent fixée à son revers.

— Et Mickaël Jodar, il s’occupe de la voirie et des espaces communaux, c’est moi qui l’ai prié de m’accompagner…

Un jeune, la trentaine chevelue, les épaules protégées par un ciré de marin.

— Les autres… je ne les connais pas. Des gens qui visitaient un défunt, je suppose… Je ne vis ici que depuis quelques années, je ne connais pas encore tout le monde.

— Quelqu’un a vu quelque chose ?

— Rien. Ça a dû se passer dans la nuit.

Morgane laissa son regard errer en direction de l’accès au cimetière qu’ils avaient emprunté. Le passage était parfaitement libre, fermé par une simple grille uniquement destinée à empêcher les chiens d’entrer. De toute façon, le muret était facile à enjamber.

Combien de temps avait-il fallu à quelqu’un connaissant exactement l’emplacement de la tombe ? Une simple poignée de secondes pour parcourir la distance. Ensuite… une… deux minutes… pour tracer les mots de l’accusation. Il n’en fallait pas davantage. « Assassin », deux fois. Il faisait nuit et les gens dormaient. Il aurait fallu un hasard, et encore… Une ombre noire s’était fondue dans l’obscurité… Elle reporta son attention sur la pierre.

— Les Chavic, vous les connaissiez ?

— Non, avoua Guyenot avec une moue des lèvres. Mais madame Sagec se souvient d’eux. Elle m’a dit que le mari était artisan maçon.

— Dans la commune ?

— Il a vécu toute sa vie ici.

— Mais vous ne les connaissiez pas ?

— Il aurait 86 ans… calcula Guyenot. Il a dû cesser son activité il y a au moins une vingtaine d’années.

Morgane hocha la tête. L’adjoint était d’une autre génération.

— Pourquoi assassin ? Vous savez s’il avait eu des ennuis avec quelqu’un, des embarras judiciaires ou autres ?

— Pas la moindre idée.

— Lui ou elle d’ailleurs, corrigea aussitôt l’adjudant. L’inscription est au singulier, on ne sait pas qui elle concerne.

Loïc Guyenot secoua la tête à son tour.

— Selon madame Sagec, les Chavic étaient des gens parfaitement honorables. Et l’abbé confirme, il a eu l’occasion de les croiser.

Morgane ne commenta pas. Les mots recèlent parfois un sens caché. Ce n’est pas parce qu’on traite son prochain de débile mental qu’il est nécessairement arriéré.

— Ils ont pu être impliqués dans un simple accident, intervint tranquillement Vachet.

— Ça n’en ferait pas des assassins.

— Du point de vue de la victime…

Guyenot fit entendre un bruit des lèvres pour marquer son ignorance, avant d’ajouter :

— Ils sont décédés il y a plusieurs années de cela, à 82 ans tous les deux… Ça n’a pas de sens de les accuser aujourd’hui.

— Apparemment, ils avaient des enfants, nota Morgane Le Cerf.

— Deux, qui n’habitent plus la commune.

Elle fixa le tracé des lettres rouges.

Tout était écrit en majuscules. La peinture avait débordé à certains endroits, comme des traînées de sang. « Assassin ». Les deux double S, sur la stèle, avaient été dessinés à l’aide de simples barres, sans arrondis. Deux SS en lettres runiques qui rappelaient des heures sombres. Elle y voyait comme une intimidation.

— Alors ça signifie quoi, à votre avis ? demanda-t-elle en soupirant toute sa perplexité.

Elle s’était reculée de quelques pas pour permettre à Vachet de prendre des clichés de la tombe profanée.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répéta l’adjoint.

— On dirait une dénonciation.

— Ils sont morts… protesta Guyenot. Et n’en déplaise à l’abbé, ça m’étonnerait que le message leur parvienne là où ils sont. Saint Pierre ne donnera pas une conférence de presse.

Il avait baissé le ton pour formuler sa plaisanterie.

— Le but est peut-être ailleurs, objecta Morgane sans relever la dérision. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose…

— Ils sont morts, insista Guyenot. Ça ne risque pas de les affecter.

— Eux non, mais la population. Et leurs enfants. Si l’auteur veut répandre un poison… Il a peut-être prévu d’autres avertissements.

— Ouais… Je pencherais plutôt pour une connerie ! trancha l’adjoint, vindicatif. Les Chavic n’avaient rien de criminels, c’était des vieilles personnes, un couple d’artisans à la retraite… Une connerie à mettre sur le compte d’un malade ! Il a pris une tombe au hasard.

Elle opina sans conviction.

— Mais pourquoi « assassin » ? Si encore il avait écrit « fuck »… ou « no future »…

Elle haussa les épaules. Dans le domaine, l’imagination pouvait être sans limites.

— Rock’n’roll is dead… suggéra Vachet en modérant lui aussi le ton.

— Il a juste écrit n’importe quoi… balaya Guyenot.

Morgane Le Cerf humait l’odeur de la mer toute proche. Les mouettes continuaient de crier dans les mauvaises rafales de vent, elle ne les entendait pas parce qu’elle avait l’habitude. Il aurait fallu faire silence pour les comprendre, ne plus parler. Peut-être qu’elles avaient été témoins de quelque chose.

Morgane avala une grande goulée d’air. Vachet terminait ses enregistrements de photographies. Et après ? Il suffisait d’un coup d’éponge pour que le couple Chavic replonge dans son anonymat infini.

— C’est la première fois ?

— Que ?

— Qu’une tombe est profanée dans ce cimetière ? précisa-t-elle.

— Il faudrait que je me renseigne, concéda Guyenot. Je n’ai entendu parler de rien.

Morgane lui accorda un regard. C’était la facilité. Balayer, nettoyer. Et attendre un signal du hasard.

— Ça ne me plaît quand même pas, intervint tranquillement Vachet après avoir vérifié la qualité de ses clichés.

— Tu parles de quoi ?

— Du message.

— Ça t’inquiète ?

— Je suis de ton avis.

Il prit le temps de ramasser son appareil.

— Il dénonce…

Morgane approuva d’un hochement de tête. C’était exactement son sentiment. Le téléphone vibrant au fond de sa poche lui ôta tout besoin de répondre. Elle vérifia l’origine de l’appel.

— Excusez-moi… Mon capitaine ?

Ils la virent s’éloigner de quelques pas, en direction d’un tracteur garé au fond du cimetière. Elle parlait peu, elle répondait seulement. Vachet en profita pour se tourner vers le groupe qui tendait l’oreille.

— Vous êtes madame Sagec ? dit-il en s’approchant. Monsieur Guyenot nous dit que vous vous souvenez des Chavic ?

La vieille au foulard noué sous le menton opina avec vivacité.

— On a été voisins pendant presque trente ans.

— Vous les connaissiez donc bien.

Elle ne répondit pas, se contentant de secouer la tête tout en gardant les yeux rivés à ceux du gendarme.

— Et c’étaient de bons voisins ?

— Bien sûr !

— Sans histoires ?

— Il n’y en a jamais eu.

— Il était artisan, c’est ça ?

— Et elle travaillait à Roscoff, au centre héliomarin.

— Rien à voir avec des assassins ?

— Sûrement pas !

Elle avait définitivement arrimé son regard à celui de Vachet.

— C’est abominable de faire des choses comme ça !

— Je suis de votre avis… Seulement, pourquoi les accabler de cette manière, si longtemps après leur mort ?

— On a habité la même rue pendant des années, je peux vous assurer qu’il n’y a jamais eu le moindre problème !

Le cri d’un goéland la dispensa de poursuivre. Vachet leva la tête. Il aperçut l’oiseau perché à l’angle du toit du bâtiment, à l’entrée du cimetière. L’animal fixait l’horizon d’un air hautain qui lui donnait l’apparence d’une momie statufiée dans ses bandelettes. Il faisait toujours aussi froid. Vachet commençait à avoir les pieds gelés. Il chercha Morgane du regard. Elle avait cessé de parler. Pourtant, elle ne revenait pas. Elle restait plantée au milieu des tombes, immobile et le dos tourné, son téléphone à la main comme si elle attendait un nouvel appel. Il la vit bouger enfin. En deux ans de collaboration, il avait appris à la connaître. Il fronça les sourcils.

Morgane Le Cerf se rapprocha du groupe, le visage anormalement préoccupé.

— Monsieur Jodar… dit-elle d’un ton concentré à l’homme en ciré jaune et bleu, je vais vous demander de placer des barrières autour de cette tombe, pour éviter que la scène ne soit polluée par des visiteurs curieux. Une équipe passera dans la journée relever d’éventuels indices et prélever des échantillons de peinture.

Elle n’expliqua rien, peut-être parce qu’il n’y avait encore rien à expliquer.

— Monsieur Guyenot… j’aimerais vous parler quelques instants.

L’adjoint opina du bonnet, assez fin pour comprendre qu’il s’était passé quelque chose. Il se laissa entraîner dans l’allée parallèle, à l’abri de toute indiscrétion.

— Connaissez-vous la ferme du Marc’h Du ?

Il esquissa une moue. Des fermes, il y en avait tout autour…

— Route des Corps de Garde ? proposa-t-il au bout d’un instant. Je vois à peu près…

— Auguste Morvan ?

— Ça ne me dit rien.

— Un vieil homme. Il vivait seul. Son corps vient d’être découvert par l’aide ménagère.

Il arqua les sourcils, brusquement inquiet.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je n’ai pas de détails, mais nous devons y aller. Et je préférerais qu’on ne touche à rien ici. Je compte sur vous.

Il la regarda s’éloigner. Vachet lui avait emboîté le pas.

— Qu’est-ce qu’il te voulait, le capitaine ?

Elle lui fit signe d’attendre qu’ils soient dans la voiture où ils s’installèrent. Elle claqua la portière avant de répondre.

— On a un cadavre dans une ferme. Un vieillard de 90 ans.

— Ah…

— On nous attend.

— Quel est le problème ? C’est l’âge, non ?

— Pour mourir dans son lit, sûrement. Pas pour se faire défoncer la poitrine à coups de chevrotines.

Vachet en ouvrait des yeux estomaqués.

— Putain… Il se passe quoi ce matin ?

— Démarre. Route des Corps de Garde. Nicolot est déjà sur place. Le parquet est prévenu et le capitaine arrive.

Ils étaient dans le mauvais sens. Vachet profita de l’entrée du cimetière pour effectuer son demi-tour, sous le regard curieux du groupe qui n’avait pas bougé.

II

Le capitaine Pascal Larouche fit cahoter son véhicule dans les ornières, au-delà de la cour d’accès à la ferme du Marc’h Du. Cabossé par le passage des tracteurs, le chemin traçait dans la lande deux sillons parallèles que les pluies des jours précédents avaient remplis de boue noire. Larouche prit la précaution de se garer de manière à ne pas patauger en descendant, et décida d’abandonner sa voiture là. Il voulait laisser l’espace suffisamment dégagé pour les techniciens de l’investigation criminelle, déjà en route, comme la légiste et le substitut Méchin. Dans moins d’une heure, l’endroit allait grouiller davantage qu’une fourmilière.

Larouche posa les pieds sur la terre meuble, et slaloma entre les fondrières, jusqu’à l’espace gravillonné où stationnaient déjà plusieurs véhicules. Il s’immobilisa, la mine soucieuse. Un chien s’était mis à aboyer, un vieux cabot qui n’avait plus la force de tirer sur la chaîne qui le liait à sa niche. Il devait avoir peur. Voyant que Larouche n’était pas hostile, il cessa de japper et retourna s’allonger, la gueule posée sur ses pattes avant.

L’officier observait le bâtiment, un corps de ferme dont la construction devait remonter à plus d’un siècle, percé d’ouvertures étroites, et dont la couverture donnait l’impression de s’incurver. La grange, sur la droite, était vide et ouverte à tout vent. Plus de machines ni de matériel. L’exploitation avait cessé. Le couple Morvan, s’il fallait en croire les premiers renseignements récoltés, n’avait pas eu d’enfant. Personne pour prendre la suite d’Auguste, qui avait tout vendu sauf la maison.

Larouche fit quelques pas. Une petite Renault noire était garée le long du pignon gauche, propriété d’Auguste Morvan. Une autre avait été rangée près de l’entrée, celle de l’aide ménagère probablement. Le reste appartenait à la brigade. Larouche les contournait au moment où Morgane Le Cerf apparut sur le seuil.

Elle était presque aussi grande que lui. Plantée sur la marche du perron, elle le dépassait d’une demi-tête. Trente-cinq ans, les cheveux courts et blonds, plutôt jolie. Affectée depuis deux ans à la COB1 de Saint-Pol-de-Léon.

— L’aide ménagère est toujours là ? s’inquiéta Larouche.

— Elle attend dans la cuisine, Nicolot reste avec elle.

Il prit le temps d’envelopper ses mocassins et d’enfiler des gants, avant de pénétrer dans le vestibule. Tout sentait le vieux ici, une odeur de murs centenaires et de renfermé. Le papier peint avait une teinte fanée, les peintures auraient eu besoin d’une couche neuve.

— Où est-ce ? s’enquit-il.

— Dans la salle, là. De l’autre côté, c’est la chambre.