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Henry Gréville

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Beschreibung

Les autres s'éloignèrent, et Boirot entra dans la maison ouverte où il n'y avait plus rien à prendre. Il la parcourut dans tous les sens, du haut en bas, sans y trouver rien que de la paille et des papiers déchirés. L'endroit où avait été le lit se reconnaissait à la boiserie moins enfumée, protégée jadis par les vieilles courtines d'indienne ou de toile bleue en usage dans ce pays. Involontairement Boirot se découvrit et fit un signe de croix, comme s'il eût été devant le corps de la défunte, tel qu'on l'y avait vu si peu de jours auparavant. Presque honteux de cette action machinale, il se détournait, lorsqu'il vit dans la porte l'enfant qu'il cherchait.

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Clairefontaine

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIXPage de copyright

Henry Gréville

Clairefontaine

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Le champ de foire bruissait et grouillait comme un immense rucher, dont les ruches auraient été des boutiques. La vieille lande grise de Sainte-Croix n’en paraissait point autrement émue, ce spectacle se renouvelant une fois par an, sous le plus ardent soleil d’août.

Dans un champ, clos de murailles de terre couronnées d’ajoncs épineux, deux ou trois gardiens avaient massé une prodigieuse quantité de véhicules : on en voyait de toutes formes et de toutes couleurs, depuis la haute charrette à foin, amenée pour remporter bien loin quelque gros bétail, jusqu’à la modeste carriole, à peine assez grande pour contenir un petit veau ; depuis l’élégante calèche d’un visiteur citadin, jusqu’au tilbury le plus exigu, en passant par la marengotte recouverte de toile cerclée, à laquelle ses deux roues et l’équilibre le plus instable dans le poids du chargement font courir à tout instant le risque de verser sur la grande route.

On criait, on jurait, on avait déjà prodigieusement bu. Les moques de faïence commune s’alignaient sous la toile verte des cafés en plein vent, sans cesse vidées et sans cesse remplies. Les familles ou les sociétés s’arrangeaient entre elles pour dîner ensemble, car la messe était finie, et midi depuis longtemps sonné à tous les appétits. Aussi les marchandes de pain avaient-elles fort à faire.

Une broche énorme supportée à chaque extrémité par deux perches en croix présentait à une gigantesque flambée tout un chapelet de gigots à divers degrés de cuisson : la fumée montait vers le ciel, grasse et savoureuse, évoquant dans la mémoire du notaire d’anciennes réminiscences du collège, à travers des lambeaux de vers latins.

– Un beau gigot, maître Mahaut ? demanda gracieusement le titulaire de la rôtisserie en plein vent.

Maître Mahaut regarda dédaigneusement les pièces exposées.

– Trop maigres ! dit-il avec la concision de la véritable éloquence.

– Vous vous y connaissez ! fit le rôtisseur en clignant de l’œil. Eh bien, choisissez votre gigot là-dedans, et vous l’aurez tout cuit dans une demi-heure.

« Là-dedans », c’était une sorte de parc en miniature où une demi-douzaine d’agneaux effarés, pressés les uns contre les autres, regardaient les consommateurs avec une expression de terreur si évidente, qu’un philosophe eût été bien embarrassé d’affirmer qu’ils n’avaient pas la notion la plus exacte du sort qui les attendait.

Maître Mahaut se pencha sur les pauvres bêtes, palpa soigneusement les gigots vivants qui tentaient vainement de se dérober à son étreinte, et, après plusieurs essais :

– Celui-là, dit-il d’un ton convaincu. Le gigot de droite, et laissez-y la queue.

Une petite discussion s’engagea alors sur le prix, absolument exorbitant d’ailleurs, comme de juste en pareille circonstance ; puis maître Mahaut, qui avait le cœur sensible et qui ne pouvait pas voir saigner un poulet, s’éloigna afin de parfaire son appétit, pendant que la victime élue passait de vie à trépas dans les mains expéditives du rôtisseur.

– Bonne foire ? dit un monsieur de la ville, en arrêtant au passage maître Mahaut, son ami.

– Excellente, temps superbe, affaires satisfaisantes. Il n’y a qu’une chose qui m’ennuie : c’est une petite vente cette après-midi ; cela coupe la journée en deux ; mais, dans l’intérêt des héritiers, vous comprenez... Vous dînez avec nous, mon cher ? Je viens de me choisir un gigot ! mais un gigot ! Sous la tente, vous savez ?

– Bien volontiers. Nous avons un pâté...

– Eh bien, on mettra le tout ensemble. Dans un quart d’heure, au café Lamourette, n’est-ce pas ?

Ils se séparèrent gaiement.

– Oh ! papa ! regardez, qu’est-ce qui vole comme cela en l’air ? fit une toute petite voix auprès du notaire.

Il se retourna et vit une fillette mignonne, de six ans à peine, qui tirait de toutes ses forces sur la main que laissait pendre à son côté un homme de haute taille, encore jeune, au teint hâlé, de ce hâle particulier que donne la mer à ceux qui vivent d’elle et avec elle.

– C’est La Haye et sa fille ! dit maître Mahaut. Bonjour, La Haye. Ça va toujours, la pêche ?

– Oui, merci bien, monsieur Mahaut, ça va ! répondit le pêcheur, dont le visage s’éclaira d’un bon sourire.

– Et vous êtes venu avec votre fillette ?

– Faut bien amuser un peu les enfants : depuis que sa mère est demeurée sans pouvoir bouger, elle s’ennuie un brin à la maison. Je la promène.

– Vous faites bien, La Haye, vous faites bien.

La petite fille avait contemplé un instant le ventre respectable et les breloques de maître Mahaut ; mais, dès qu’il eut cessé de parler, elle revint à sa première idée.

– Papa, qu’est-ce que c’est que ça qui vole en l’air ?

C’étaient de petits cochons de lait qui venaient de changer de propriétaire. Placés à terre pour la vente, six par six, dans des sortes de cages à poules, ils devaient être chargés sur une charrette pour aller vivre ou mourir en exil, et, afin d’éviter toute tromperie sur la quantité de la marchandise, le vendeur les livrait à l’acheteur, un à un, à la volée. Il les prenait par une patte et les lançait en l’air ; le nouveau possesseur, debout dans son véhicule, les attrapait au passage et les entassait dextrement.

On peut s’imaginer de quelle musique était accompagnée cette manœuvre aérienne ; aussi les cris stridents des bestioles assourdissaient-ils l’assemblée, pendant que leurs petits ventres roses tournoyaient en l’air comme des oiseaux quelque peu massifs.

– Mais ça doit leur faire mal ! dit Vevette en tirant sur la main de son père.

– Depuis le temps que ça dure, ils y sont accoutumés ! répliqua un loustic qui passait.

Vevette le regarda de travers. C’était une petite demoiselle très fière, et elle n’aimait pas qu’on lui parlât, quand elle ne connaissait pas les gens. La cueillette des petits cochons étant terminée, elle s’éloigna, entraînant doucement son père vers les boutiques où l’on vendait des images.

– Achetez-moi un livre, papa, dit-elle.

– Mais tu ne sais pas lire, fit La Haye en riant.

– Ce sera pour quand je saurai, répondit la fillette, toujours grave.

La Haye s’exécuta, et elle emporta un livre d’images.

Une sorte de silence se fit peu à peu sur le champ de foire : à peine entendait-on les appels des gens attablés sous les bâches de toile des cafés, le bêlement plaintif des agneaux qui n’avaient pas trouvé d’acquéreur, et les gémissements des veaux brusquement séparés de leurs mères.

La foire de Sainte-Croix dînait.

II

Sous le soleil lourd, par les chemins creux dont les arbres se croisaient souvent au-dessus de sa tête, Jean Boirot s’en allait vers Sainte-Croix au pas tranquille de sa bonne jument grise.

Paisible d’habitude, il avait martel en tête ce jour-là, car deux affaires l’avaient poussé hors de chez lui, et deux affaires à la fois, c’était beaucoup pour un homme qui d’ordinaire n’en avait aucune.

La première, la plus ancienne en date, c’était une promesse d’un camarade, rencontré à la dernière foire, et qui lui avait donné rendez-vous pour ce jour-là ; leur but était de lui faire avoir une belle charrette presque neuve pour la moitié du prix qu’elle avait coûté, étant donné que celui qui l’avait fait faire avait grand besoin d’argent et ne savait où en trouver.

La seconde affaire était moins importante ; aussi Jean Boirot n’y songeait qu’entre deux, lorsque l’idée de la charrette avait un peu fatigué son esprit.

La veille, il avait reçu une lettre écrite sur ce papier à envelopper le fromage de gruyère que l’on retrouve encore dans les épiceries de campagne ; le style était simple, mais presque obscur, à force de sous-entendus ; l’enveloppe était cachetée avec de la mie de pain. Du tout ensemble, Boirot avait appris que sa cousine Mélanie Duteux était morte dans sa maison, laissant un fils âgé de huit ans et quelques dettes ; qu’elle avait ordonné avant sa mort de vendre tous ses biens mobiliers pour payer ce qu’elle devait, et que, comme parent, Jean Boirot était invité à passer une fois ou l’autre à Sainte-Croix, afin de voir à ce qu’on ferait du petit garçon.

On cousine à des degrés fort éloignés en Normandie, et surtout dans ce coin de terre compris entre la Manche et l’Océan qu’on appelle la Hague. Les villages sont éloignés les uns des autres ; point de villes ni de gros bourgs pour rapprocher les distances : les cultures, souvent espacées par de grandes landes improductives, retiennent les hommes loin des hameaux tout le jour. Si par tradition les paysans riches ou pauvres ne conservaient pas l’habitude de se visiter de temps à autre, au moins une fois l’an entre gens qui ont quelque lien de parenté, l’isolement moral deviendrait bientôt aussi complet que l’isolement matériel. Donc, on cousine au vingtième degré. Mais Mélanie Duteux n’était point une parente si éloignée pour Jean Boirot ; aussi pensait-il à la défunte avec une sorte de mélancolie.

– C’était une jolie fille autrefois, se disait-il ; si jolie que les garçons se retournaient pour la voir, quand elle passait sur les routes en allant au marché à Cherbourg. Son mari ne valait pas grand-chose, il a bien fait de mourir, et ça l’a bien débarrassée, mais c’était trop tard, à ce qu’il paraît, puisque la voilà qui s’en est allée aussi...

La cloche aiguë de l’église de Sainte-Croix jeta dans l’air une volée de sons joyeux.

– Déjà vêpres ? se demanda Boirot en frappant du talon le flanc de sa bête pacifique. Je me suis joliment attardé !

Comme il débouchait sur la lande, dont il avait à traverser un coin avant de gagner le village, il vit apparaître sur une charrette une armoire de chêne, dont les portes enlevées laissaient voir l’intérieur béant. Derrière la charrette marchaient deux ou trois femmes qui jacassaient avec animation, en se montrant l’une à l’autre des hardes et des affiquets de femme qu’elles emportaient.

– Est-ce qu’ils auraient fait aujourd’hui la vente de Mélanie, pour profiter de l’occasion de la foire ? se demanda Boirot. Et un peu mécontent, avec une vague impression qu’on n’eût pas dû aller si loin sans lui, il fit prendre de force le trot à sa monture.

La maison de Mélanie Duteux était située un peu à l’écart, dans un groupe de constructions qui avait jadis dû former un petit hameau ; mais la plupart des demeures étaient tombées en ruine par la mort ou l’abandon, et la veuve avait passé les dernières années de sa vie dans l’isolement presque complet que produit dans ce pays à demi sauvage le manque de proches voisins.

C’était pourtant une riante maisonnette, à cette heure du jour où le soleil en éclairait la façade. Un rosier blanc, de ceux que les jardiniers rustiques appellent le bouquet de la mariée, cachait la nudité des pierres grises sous un splendide manteau de feuillage sombre et luisant, semé d’une profusion inouïe de grappes d’un blanc à peine rosé. Mais les portes et les fenêtres étaient ouvertes ; la paille jonchait le seuil et les alentours ; des voix criardes piaillaient à l’intérieur ; de gros rires éclataient de temps en temps, couverts par le bruit d’une discussion animée : Jean Boirot se sentit de plus en plus mécontent. Il descendit de sa bête et l’attacha par la bride à l’anneau scellé dans le mur.

Deux ou trois femmes sortirent de la maison pendant que d’autres entraient : chacune emportait quelque objet à la main ; on se hâtait, car la cloche ne cessait de tinter, dominant le tapage de sa claire sonnerie.

– C’est donc pour aujourd’hui la vente ? dit-il à un homme qui sortait.

– C’était pour aujourd’hui, reprit l’homme, car la voilà qui est finie.

La cloche s’arrêta, et les femmes réunies en groupes se mirent à courir du côté de l’église. Bientôt il ne resta plus devant la maison que quelques hommes, parmi lesquels l’huissier qui avait fait la vente.

Boirot se fit connaître et demanda d’un ton fâché pourquoi l’on s’était tant pressé.

– C’était la volonté de la défunte, répondit l’huissier, indifférent : et puis mieux valait aujourd’hui, à cause de la foire. Tout s’est bien vendu, allez, plus qu’on ne pouvait l’espérer ; non seulement les dettes sont couvertes, mais il restera quelque chose pour le petit.

– Tiens, le petit ! C’est vrai ! dit Boirot, où est-il ?

– Depuis que la vente a commencé, je ne l’ai pas vu, fit le notaire, qui venait de se joindre au groupe.

On appela : – Bon-Louis ! mais rien ne répondit.

– Il se retrouvera ce soir, à l’heure de la soupe ! dit quelqu’un en riant.

Boirot hocha la tête d’un air grave. Il n’était satisfait ici ni des hommes ni des choses, mais sa dignité lui interdisait d’en rien manifester.

– Je vais le chercher, dit-il.

Les autres s’éloignèrent, et Boirot entra dans la maison ouverte où il n’y avait plus rien à prendre.

Il la parcourut dans tous les sens, du haut en bas, sans y trouver rien que de la paille et des papiers déchirés. L’endroit où avait été le lit se reconnaissait à la boiserie moins enfumée, protégée jadis par les vieilles courtines d’indienne ou de toile bleue en usage dans ce pays. Involontairement Boirot se découvrit et fit un signe de croix, comme s’il eût été devant le corps de la défunte, tel qu’on l’y avait vu si peu de jours auparavant.

Presque honteux de cette action machinale, il se détournait, lorsqu’il vit dans la porte l’enfant qu’il cherchait.

C’était un beau petit gars de huit ou neuf ans, grand pour son âge, d’un blond de lin, avec des yeux bleus très honnêtes et braves ; les sourcils, d’un noir d’encre, donnaient à ce visage enfantin une fermeté presque virile ; mais, dans ce moment, les lèvres tremblantes et les joues pâles le rendaient aussi pitoyable que le plus misérable orphelin.

– Bon-Louis, dit le paysan, ému, c’est moi qui suis le cousin Jean, Jean Boirot, tu sais bien ?

L’enfant fit un effort souverain pour empêcher ses larmes de couler, et répondit d’un signe de tête.

– Tu me connais ? insista Boirot.

– Maman vous aimait bien, répondit Bon-Louis d’une voix mal assurée. Elle avait dit que vous viendriez.

Le cousin Jean aurait bien voulu dire quelque chose, mais il ne savait pas quoi ; donc il se tut un moment.

– Où t’étais-tu sauvé ? reprit-il pour changer le tour de la conversation.

– Dans le jardin, répondit le petit garçon en indiquant de la main le parterre qui s’étendait derrière la maison ; ils n’ont pas touché aux fleurs ; ils n’y ont pas pensé. Tant mieux. Maman aimait ses roses.

Machinalement Boirot suivait l’enfant, qui s’était avancé sur le seuil et qui regardait tristement le jardin plein de bruissements d’insectes. La joie du jour éclatait dans toute son intensité sur ce coin de terre embaumé.

– Pourquoi t’étais-tu caché ? demanda Boirot, dont l’esprit simple se sentait bouleversé par mille impressions confuses.

– Parce que j’étais en colère. Est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir de les entendre rire et plaisanter de ce qui avait appartenu à ma maman ? Je les déteste tous !

Il ferma les poings, et ses sourcils noirs se rejoignirent en une barre qui traversa tout son visage, donnant une expression redoutable à cette physionomie bonne et franche.

– Et moi ? fit Jean Boirot en posant sa rude main avec une douceur féminine sur la tête du petit rebelle.

– Vous, ce n’est pas la même chose. Je vous ai vu tout à l’heure quand vous vous êtes signé devant la place du lit.

Ils restèrent sans parler, au milieu des roses épanouies, où les abeilles entraient avec avidité pour en ressortir lourdes et chargées de miel. La cloche tinta quelques coups isolés, pour Complies, dans le ciel tranquille où de légers nuages passaient très lentement. Tout était autour d’eux clos et borné par des frondaisons d’un vert intense, et il faisait très chaud.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Boirot.

Bon-Louis haussa les épaules, pour dire qu’il n’en savait rien.

– Tu ne vas pas rester ici tout seul, pourtant ! insista le paysan.

– J’aimerais bien, mais ils ne voudront pas.

– Qu’est-ce que tu aimerais le mieux ? hasarda Boirot.

Bon-Louis se tut un instant, puis brusquement :

– Je voudrais aller à la mer, répondit-il.

– À la mer ! comme marin ?

– Je ne sais pas, je voudrais voir la mer.

– Tu ne l’as jamais vue ?

– Non, fit brièvement le petit.

Cela, c’était le seul chagrin que lui eût causé sa mère. Jamais elle n’avait voulu l’emmener avec elle quand elle allait, – si rarement ! – à la ville, et Sainte-Croix se trouve assez loin dans les terres pour qu’un enfant ne puisse aller et revenir seul, en un jour, de l’Océan ou de la Manche.

– Sais-tu où je demeure ? demanda Boirot, pour dire quelque chose.

– À Clairefontaine.

– Sais-tu où c’est ?

– C’est dans la Hague.

Le paysan traversa la maison et se retrouva sur le chemin. Bon-Louis l’avait suivi.

– Viens avec moi, lui dit-il, nous allons goûter.

– Je n’ai pas faim.

– Ça ne fait rien ; viens tout de même.

Ce n’est pas l’autorité que Boirot venait de mettre dans sa voix qui décida le petit garçon, mais quelque chose d’indéfinissable. Il se sentait malgré lui attaché à ce nouveau venu, étranger tout à l’heure. Il le suivit docilement, aussi docilement que la bonne jument dont Boirot lui avait remis la bride.

III

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse de cet enfant-là ?

Artémise Boirot, qu’on appelait familièrement Témise, regarda de travers son mari, qui, penaud, se tenait debout près de la table.

– Tu nous trouves trop riches, n’est-ce pas, que tu nous amènes une bouche de plus à nourrir ?

Boirot continuant à se taire, Témise répéta brutalement sa question :

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse de cet enfant-là ?

Bon-Louis réprima le mouvement de hautaine colère qui lui avait fait relever la tête pour braver la maussade hôtesse. L’éclair de ses yeux bleus s’éteignit subitement, et il sembla se rencoigner dans l’ombre de la table pour échapper aux mauvaises paroles.

Les flammes mouvantes du foyer jetaient des lueurs capricieuses sur les objets aussi bien que sur les hôtes de ce logis primitif. La nuit qui tombait à peine au dehors était déjà faite depuis longtemps à l’intérieur de la maison basse et enfumée, mais le feu allumé pour le repas du soir jetait dans l’air une sorte de joie inquiète, instable et fugitive comme la courte flambée des ajoncs que jetait sous la chaudière fumante la main parcimonieuse de la ménagère.

Le long de la muraille, près de la porte, s’étageaient sur l’éyer de chêne les assiettes d’étain estampées au millésime de 1672, côte à côte, avec les plats fleuris de faïence, où une fleur bizarre, d’un style archaïque transmis de père en fils chez des décorateurs sans artifice, s’étale sur un fond bleuté, aussi doux au regard que poli sous la main.

Les flammes dansantes jetaient un point rouge sur une assiette de métal, un point d’argent sur un plat de faïence, puis retombaient soudain comme mortes. La grande vieille armoire de chêne sculpté devenait alors toute noire ; les lits drapés d’indienne violette, au bout de la salle, prenaient des airs de sarcophages ; seul, le foyer, d’un rouge sombre, vivait encore, comme un œil courroucé, jusqu’au moment où Témise y jetait une nouvelle flambée d’ajoncs crépitants.

– Vois-tu, ma femme, dit Boirot après un long silence, j’ai amené le petit parce qu’il le fallait.

Artémise haussa les épaules, mais son mari était maintenant décidé à dire ce qu’il avait sur le cœur, et il ne se laissa point troubler.

– Si tu avais vu ce que j’ai vu, reprit-il, tu aurais fait comme moi. Quand je suis allé à Sainte-Croix, je m’imaginais que quelqu’un se serait occupé du petit, que quelques bonnes gens auraient pris soin de lui, comme de son bien. De son bien, oui ; car je suis arrivé comme on finissait la vente des meubles ; j’en avais rencontré sur la route, en m’en venant. Mais je ne pensais pas que c’étaient ceux que notre pauvre grand-mère avait laissés à Mélanie en mourant. Enfin, tout a été vendu pour payer les dettes, car la pauvre cousine avait accepté les dettes de son mari...

– Un joli monsieur ! grommela Artémise en jetant un gros paquet d’ajoncs sous la chaudière.

– C’est son fils qui nous écoute, fit observer doucement Boirot.

La ménagère baissa la tête. Elle était rude, mais point mauvaise au fond, et ne se sentait pas l’envie de blâmer le père mort devant le fils deux fois orphelin.

– Les hardes vendues, reprit le paysan, on a eu de quoi payer tout ce qui était dû, et il est resté quelque chose à Bon-Louis, en même temps que la maison et le bout de jardin. Pour la maison, quelqu’un du pays avait envie de la prendre, et, d’accord avec le notaire, on la lui a louée pour cinquante francs par an, à charge de l’entretenir. D’ailleurs, elle est en bon état et d’ici longtemps n’aura point besoin de réparation. Mais personne ne s’était inquiété du petit. Il faut pourtant bien que cet enfant vive quelque part, et je l’ai amené ici. Il est courageux et point sot ; il saura se rendre utile et gagner sa nourriture. On lui placera son argent, et quand il sera homme, il se trouvera à la tête de quelques écus.

Témise ne répondit rien, ce qui n’était pas bon signe.

– Comment t’appelles-tu ? chuchota une petite voix à l’oreille du garçonnet.

Il faillit tressaillir, mais il se retint.

– Bon-Louis, répondit-il, sans se retourner.

– Moi, je m’appelle Véronique, fit la petite voix, et je suis ta cousine. Quel âge as-tu ?

– Bientôt neuf ans.

– Moi, j’en aurai douze à la Chandeleur.

Boirot s’était rapproché de sa femme et lui parlait à voix basse. Bon-Louis se détourna un peu et regarda sa cousine, aux lueurs fantastiques du foyer.

Elle était un peu plus grande que lui et possédait les mêmes yeux bleus, le même teint délicat. Un grand air de famille les eût fait prendre pour le frère et la sœur de Véronique, sauf que les sourcils, au lieu de se rejoindre comme chez le petit garçon en une ligne sombre et bien fournie, étaient à peine indiqués par une ombre légère et soyeuse.

Elle lui souriait, et pourtant il restait inquiet. Alors, elle prit doucement la main qu’il laissait pendre et la retint dans la sienne.

– Ce n’est point un mendiant, te dis-je, conclut Boirot à demi-voix, et, s’il en était besoin, on pourrait se faire payer son entretien, mais nous ne sommes pas des malheureux, et il me semble que...

– Qu’il reste, alors, fit Artémise avec un soupir de résignation. On le couchera dans le grenier, auprès des pommes de terre.

La main de Bon-Louis, jusque-là molle et lâche, se resserra sur les doigts de la petite fille, mais il ne dit rien.

– Véronique, s’écria tout à coup madame Boirot, va-t’en fermer la barrière du jardin ; je suis sûre de l’avoir laissée ouverte, et la vache sera entrée...

La fillette disparut, comme une ombre s’évanouit sur un mur, et Bon-Louis sentit soudain quelque chose lui manquer.

Boirot s’était remis à causer avec sa femme ; les flammes ne dansaient plus sur le foyer, devenu un amas de paillettes ardentes, où le noir gagnait de plus en plus... Bon-Louis regarda la porte, toujours ouverte en ce pays, excepté durant le sommeil des hôtes, et se glissa sans bruit au dehors.

IV

L’odeur fraîche et pénétrante de menthe froissée qui montait du ruisseau où les bêtes venaient de boire avant de rentrer aux crèches, portait au cerveau comme de l’alcool. Le garçonnet se sentit tout à coup plus fort et moins triste.

Autour de lui se dessinaient vaguement des silhouettes confuses de maisons, où les fenêtres apparaissaient de temps à autre éclairées de l’intérieur par les lueurs fugitives des flambées d’ajoncs ; le ciel était foncé sans être noir, et les nuages légers y laissaient deviner des étoiles naissantes.

L’enfant s’orienta vite : au nord, derrière lui, le chemin par lequel il était venu tout à l’heure, chemin qui décrivait un crochet considérable avant d’entrer dans le ravin où se trouvait le village. En face, la route continuait à dévaler vers le midi, sur une pente rapide, et l’on entendait par là un bruit d’eaux courantes qui devait indiquer un moulin...

Bon-Louis se dirigea du côté du moulin. Tout petit, il allait souvent voir son grand-père, qui était meunier du côté de Valognes, et le bruit familier plaisait à ses oreilles.

C’était un moulin, en effet, vieux et délabré, ou plutôt la ruine d’un moulin ; le chemin, rétréci, tournait autour de la vieille bâtisse et devenait à peine praticable ; l’eau tombait là de vingt pieds de haut au fond du ravin, en une cascade rejaillissante, dont Bon-Louis voyait reluire l’écume argentée. Il se pencha un peu pour humer la fraîcheur bien connue, puis continua de descendre, attiré vers ce « plus loin » qu’on cherche toujours à connaître.

C’était un brave petit garçon accoutumé à marcher seul de nuit et à ne rien craindre de ce qui peut se rencontrer au dehors... Tout à coup, il tressaillit violemment, comme s’il avait reçu un coup en pleine poitrine, et resta rivé sur place.

– Qu’est-ce que c’est que cela ! dit-il tout haut, dans son étonnement mêlé d’un peu d’épouvante.

Il était entre deux hautes roches, qui, à cette heure, dans cette ombre, lui paraissaient noires et gigantesques ; en face de lui, sous ses pieds, s’étendait à perte de vue, sous le ciel presque clair, où une fine bande jaune pâle marquait l’horizon, quelque chose d’immense, de presque lumineux comme un miroir de métal à peine terni, et qui semblait se dresser vers les astres...

C’était la mer.

Bon-Louis n’osait avancer. Une sorte de terreur auguste le clouait à l’endroit où la formidable apparition venait de le surprendre. Si proche, si calme, si effrayante dans son immensité, elle le réduisait à néant, et le courageux garçon ressentait pour la première fois cette frayeur de l’infini que le ciel, avec son azur et ses étoiles, avait été impuissant à lui donner ; car, faute de point de comparaison, le ciel n’est profond que pour ceux qui le savent sans bornes, tandis que l’Océan nous écrase par sa seule présence.

Bon-Louis ne sentait cela que très confusément, mais il le sentait assez pour ne pouvoir lutter contre le saisissement qu’il venait d’éprouver.

Il savait d’ailleurs que Clairefontaine était situé à mi-côte de la falaise, et, s’il avait suivi volontiers Jean Boirot, ce n’est pas seulement parce que celui-ci avait été bon pour lui, mais aussi parce qu’en l’accompagnant, il s’en allait à la mer...

Il fit donc quelques pas en avant et s’arrêta sur une sorte de corniche qui surplombait l’abîme, où se trouvait une petite hutte en terre, asile pour les moutons en temps de pluie et pour les douaniers pendant les gardes de nuit. Ébloui, pris d’un peu de vertige, Bon-Louis s’appuya à la maisonnette et regarda, comme s’il voulait emplir pour jamais son âme de ce qu’il avait sous les yeux.

Il n’était qu’un petit garçon de neuf ans à peine, et pourtant cette heure devait rester gravée dans sa mémoire comme ayant condensé toutes les sensations que la mer éveillerait en lui durant le cours de son existence.

Il sentit qu’il l’aimerait passionnément, que dès lors il lui appartiendrait tout entier ; il eut soif d’elle comme on a soif d’un être adoré, et il la vénéra comme une déité impassible, inexorable, dont il avait peur en même temps.

De cette hauteur, elle lui paraissait immobile, et n’en était que plus redoutable. À peine le bruit des vagues arrivait-il à ses oreilles, et encore il ne savait ce que c’était. Peu lui importait, d’ailleurs, ce qui bruissait au-dessous ; pour le moment, il ne songeait qu’à remplir ses yeux de la splendeur de sa divinité.

La fine raie jaune de l’horizon s’affinait de plus en plus sous une bande de vapeurs, elle avait maintenant l’air d’un mince sourire méchant. Bon-Louis frissonna sans s’en apercevoir. À présent la mer semblait d’étain ; beaucoup plus claire que le ciel, elle se moirait de longues traînées sombres qui plissaient insensiblement sa surface polie : c’était la grande houle venue du large, la vague qui part des côtes de Terre-Neuve, et qui, sans cesse détruite, sans cesse reformée, vient battre les grèves de France après avoir fait six cents lieues.

Les yeux de Bon-Louis furent bientôt las de regarder si attentivement. La petite raie jaune lui faisait un peu peur, et il avait envie qu’elle s’en allât ; résolument il lui tourna le dos, pendant qu’elle gagnait vers le nord, et contempla le sud, où les étoiles brillaient en foule.

Soudain, une grande lumière sortit de la mer, comme si une main gigantesque avait secoué sur les flots une torche enflammée, – puis disparut ; elle reparut encore, s’éclipsa à nouveau, puis revint jeter une troisième lueur à l’horizon... et l’obscurité se fit noire, impénétrable, là où la flamme avait brillé.

Cette fois, Bon-Louis ne dit rien ; il s’accoutumait à la stupeur silencieuse, mais il garda ses yeux obstinément fixés à l’endroit où il avait vu le nouveau prodige.

La lueur réapparut, éclaira la nuit par trois fois, avec un étrange mouvement de rotation, puis l’ombre reprit l’Océan. Sans se lasser, Bon-Louis la vit reparaître et disparaître ; il l’attendait, le cœur battant, la fièvre aux tempes, avec l’impression qu’une large main secouait ainsi la lumière sur le monde...

– Bon-Louis !...

Son nom résonna comme un coup de cloche dans l’air limpide.

– Où ! répondit machinalement le petit garçon.

Quelques cailloux dégringolèrent dans le sentier et, passant par-dessus la corniche, allèrent se briser sur les roches, à cinquante mètres au-dessous. Véronique les suivait en courant, mais elle s’arrêta d’un brusque mouvement de recul, avec la grande indifférence du péril que donne l’habitude de la falaise.

– Bon-Louis, viens-t’en souper, dit-elle un peu essoufflée, et elle lui prit la main.

Sans répondre, il indiqua la lumière éloignée qui décrivait sa triple évolution.

– Ça, c’est le phare des Casquets, dit-elle.

– Les Casquets, c’est une île ?

– Non, des roches seulement.

– C’est loin ?

– Je crois bien ! Quinze lieues !

– Quinze lieues ! répéta le petit garçon pensif. Et ça se voit d’ici !

– Tu le vois bien, que ça se voit d’ici ! Allons, viens souper.

Il résistait instinctivement, comme s’il avait regret à rentrer dans la vie, après le rêve qu’il venait de faire, car toutes ces apparitions lui semblaient à peine réelles ; mais Véronique insista.

– Viens souper ! sans ça maman ne sera pas contente.

Bon-Louis poussa un faible soupir et se laissa emmener.

Pendant qu’ils remontaient la côte roide, vers le village, il eut une idée.

– Comment as-tu su que j’étais là ? demanda-t-il à sa cousine.

– La belle affaire ! Où veux-tu qu’on aille, quand on sort, si l’on ne va pas à la mer ?

Il resta silencieux un moment.

– L’aimes-tu, la mer ? dit-il ensuite.

Comme tous ceux de ce pays, il prononçait la mé.

– Je ne l’aime ni ne la hais, répondit-elle avec un geste d’insouciance ; qu’est-ce que cela peut me faire ? Ce n’est pas une personne.

Bon-Louis se sentit un peu révolté. Comment, ce n’était pas une personne ? C’était bien mieux qu’une personne ! Jamais un être de chair et d’os ne lui avait fait si grand-peur, ni si grand plaisir... Si, pourtant, sa mère, sa mère morte depuis huit jours à peine, à laquelle il n’avait cessé de penser, excepté depuis le moment où l’Océan lui était apparu !

Et cette petite qui disait que la mé n’était pas une personne ! Il se sentit un peu de dédain pour Véronique.

Ils arrivaient à la maison Boirot.

– Attends, dit la fillette, je vais passer la première, et, si maman gronde, je dirai que c’est moi qui t’ai emmené, toi tu ne répondras rien.

Et Bon-Louis pensa que pourtant Véronique était très bonne.

V

La barque de La Haye voguait tranquillement dans la baie de Vauville, sous les feux d’un soleil ardent. Le ciel était d’un bleu intense, la mer d’un bleu foncé, couleur du plus riche lapis : les dunes de sable jaune brillaient comme de l’or pâle, et le père de Vevette, assis à la barre, fumait tranquillement sa pipe, pendant que les trois enfants couchés sur le dos, à l’ombre de la voile rousse, jasaient en regardant branler la cime du mât, où tremblotait une petite flamme tricolore.

C’était un dimanche après midi. Les cloches tintaient partout pour vêpres, et le haut clocher de Siouville, droit comme un phare, envoyait plus haut que les autres sa volée dans l’éther léger.

Entre le cap de Flamanville et le nez de Jobourg, la baie s’étend spacieuse et hospitalière ; à deux kilomètres en mer de ces redoutables promontoires, les écueils qui en rendent l’abord si dangereux disparaissent ou se cachent à des profondeurs où ils deviennent inoffensifs. Le sable le plus fin couvre un espace considérable et s’avance jusqu’à la ceinture de galets du rivage, décrivant le plus gracieux croissant, offrant la plage la plus attrayante. À marée basse, l’Océan se retire de plus de cinq cents mètres, laissant miroiter joyeusement au soleil les filets d’eau douce tracés par les ruisseaux de la côte, qui, perdus dans la dune, se sont frayé jusque-là un passage souterrain. La pleine mer vient battre le galet en belles vagues aux volutes argentées, et toujours, en toute saison, que l’été y répande sa joie ou que l’hiver y brise la fureur des tempêtes, cette baie de Vauville, entre les deux hautes falaises qui, à droite et à gauche, en protègent les abords, semble une large fenêtre ouverte sur l’infini.

La Haye était pêcheur par goût plus que par métier. Le village de Clairefontaine n’a pas avec Cherbourg de communications assez promptes ni assez régulières pour que la profession de pêcheur puisse y être lucrative. Mais nombre d’habitants de cette côte, en plus de la terre qu’ils cultivent, possèdent une barque dont ils se servent ostensiblement pour ajouter quelque petit bénéfice à leurs revenus, en tenant bien garnis leurs casiers à homards, – en réalité pour faire la contrebande avec les îles anglaises, profession plus rémunératrice, mais moins avouable.

La Haye fraudait-il ? C’est probable. Ces paysans de la Hague ont un levain d’indiscipline qui leur fait chérir tout ce qui est défendu par les lois ; les cavernes profondes des falaises offrent mille caches propres à dérouter les douaniers, et les légendes sont nombreuses, relatives aux bons tours joués aux gabelous. De nos jours, les amendes et la prison ont considérablement diminué le zèle des Haguais pour la contrebande ; mais au temps de cette histoire, un paysan des côtes n’était considéré comme un homme que s’il avait fraudé. C’était l’époque où un aubergiste, contrebandier de naissance et signalé pour tel, n’hésitait pas à mettre le feu à sa grange, pour attirer l’attention et dissimuler la sortie de ses complices, chargés de tabac et en route pour le cœur du pays.

Pour l’heure, La Haye ne fraudait pas. En brave pêcheur, il allait tendre ses lignes au large, pour les reprendre le lendemain, et en bon père de famille il avait emmené sa petite Geneviève, Vevette, suivant le gracieux diminutif en usage dans la contrée. De plus, comme Vevette ne voulait aller nulle part sans ses amis Véronique et Bon-Louis, l’excellent homme avait mis dans la barque tout le petit monde et le promenait par cette belle après-midi de dimanche, sous le ciel bleu, en vue des côtes, au milieu des vols de grandes mauves, qui pêchaient pour leur compte, avec des cris stridents.

– Père La Haye, dit tout à coup Bon-Louis en se relevant et en venant s’asseoir auprès du patron, prenez-moi pour votre mousse ; je vous servirai bien.

La Haye ôta sa pipe de sa bouche et se mit à rire.

– Un beau mousse, vraiment ! fit-il : tu ne sais seulement pas nager !

– Vous croyez ça ! dit le jeune garçon d’un ton dédaigneux. Je suis capable de vous repêcher tous, les uns après les autres, si la barque venait à chavirer.

– Quand as-tu appris ?

– Toujours ; est-ce que vous pensez que depuis quatre ans que je vis à Clairefontaine, je ne connais pas tous les tours de la mer et de la falaise ? Si vous le vouliez, je vous dirais où est la cache à Picot, la cache que personne n’a jamais pu trouver ; je sais où elle est, moi, et je vous la montrerai...

– C’est bon, c’est bon, interrompit La Haye avec un peu d’humeur et beaucoup de prudence ; on ne te le demande pas.

Au regard malin que lui jeta Bon-Louis, le pêcheur comprit que le garçonnet connaissait probablement beaucoup d’autres caches. Mais le Haguais n’est ni vantard ni bavard, et sait garder un secret, pour les autres comme pour lui-même.

– Prenez-moi pour votre mousse, répéta le petit ; je suis assez fort et assez grand pour vous être utile, et Boirot dit que je ne ferai jamais un bon laboureur, parce que j’aime trop l’eau salée. Faites de moi un bon marin. Tenez, regardez-moi !

Il s’était levé et se tenait fièrement debout, les jambes écartées pour n’être pas renversé par le roulis.

C’était vraiment un beau garçon : il avait treize ans révolus, et sa taille était plus développée que celle des autres gars de son âge. Ses yeux hardis, son beau sourire attrayant, ses sourcils noirs lui donnaient l’air d’un jeune conquérant. La Haye ne put s’empêcher de sourire.

– Voyez le fanfaron ! dit Vevette, toujours renversée sur un paquet de cordages, une main sous la tête, l’autre suspendue au banc ; il faut que notre Bon-Louis se vante !

Véronique s’était assise au fond de la barque, le dos appuyé à la paroi, et elle regardait son camarade sans rien dire, avec des yeux profonds où perçait une tendresse orgueilleuse et jalouse.

– Est-ce qu’il n’est pas beau ? demanda le regard de la jeune fille, en parcourant d’un éclair rapide les visages qui l’entouraient.

Vevette répondit par une moue boudeuse. La Haye exprimait plus d’approbation, mais Véronique ressentit comme un outrage personnel le silence qui avait suivi la remarque de la petite fille, et elle détourna la tête avec humeur.

– Boirot ne voudra pas, dit le patron.

– Demandez-le-lui.

– Et puis, tu n’es qu’un terrien, au bout du compte ! conclut La Haye avec malice.

– Moi ? un terrien ?

Avant qu’on sût ce qu’il voulait faire, Bon-Louis avait passé de l’autre côté de la voile, qui le cacha momentanément aux regards de ses compagnons ; presque aussitôt, le bruit d’un corps plongeant dans l’eau se fit entendre, et la tête rieuse du jeune garçon apparut à quelques brasses.

– Le mâtin ! il a passé sous la barque ! s’écria La Haye, qui cette fois ne put s’empêcher de rire.

Les fillettes s’étaient appuyées aux bordages et regardaient s’ébattre leur ami.

Il nageait véritablement très bien, avec une grâce inconsciente et une force dont il était bien aise de faire parade. Son corps d’adolescent, qu’on eût dit taillé dans le marbre, brillait sous l’eau d’une blancheur nacrée, et quand il plongeait, les mains en avant, avec la rapidité et le mouvement d’une flèche, il avait l’air d’un jeune dieu précipité de l’Olympe.

Quand il se fut assez diverti de ce jeu, il s’approcha de la barque en écartant ses cheveux mouillés que la vague ramenait sur son visage, et, se maintenant d’un bras à la surface, il demanda au père La Haye :

– Eh bien, est-ce que je sais nager ?

– Puisque tu as pu sortir d’ici, mon garçon, rentres-y ! répondit le patron avec un mélange de malice et de sérieux.

– Ô père ! fit Vevette, jetez-lui une corde ! La barque est haute et incommode...

– Non, dit Véronique avec un peu de colère, il est bien capable de remonter seul, laissez-le faire ; il ne fallait pas l’en défier.

Les joues de la jeune fille brûlaient, et ses yeux étaient troublés.

– Tu n’as pas peur qu’il se fasse du mal, ton chéri ? demanda innocemment Vevette, qui aimait à la taquiner.

– Je n’ai jamais peur pour Bon-Louis ! répondit fièrement Véronique.

La barque s’inclina brusquement du côté opposé, et le jeune garçon passa son visage hardi sous la voile.

– Voilà ce que c’est, dit-il, ce n’est pas difficile. Attendez seulement une minute que je me sèche, et puis, patron, vous allez me donner la barre, et vous verrez si je sais manier un bateau !

Un instant après il reparut tout habillé, et se présenta devant La Haye, qui sans mot dire lui remit le timon.

– Attention, Vevette, s’écria-t-il gaiement, gare les têtes, ceux qui en ont ; nous allons virer de bord. Lâche l’écoute, ma mignonne ; on va montrer à ton père qu’on n’a pas besoin de lui pour aller en Angleterre.

Vevette avait saisi la corde dans ses petites mains brunes et fermes, son père la lui reprit.

– Pas de bêtises, dit-il ; une petite femme comme ça n’a pas des mains faites pour le service de la marine. C’est moi qui serai le mousse.

Au milieu des rires, la barque avait changé de route et décrivait une courbe gracieuse sur la baie ensoleillée. L’écoute de la voile fut fixée à une cheville, et sous la conduite du nouveau timonier, l’équipage se remit à jaser.

Penché sur le bord, La Haye étudiait le fond de la mer, si transparente ce jour-là que les algues du fond semblaient presque effleurer la quille du bateau, bien qu’elles en fussent séparées par vingt-cinq pieds d’eau.

– Tiens ! fit tout à coup le patron, voilà un caillou que je n’avais pas encore vu ! Faut-il que l’eau soit claire, aujourd’hui !

– Où ça ? demanda curieusement sa fille.

– Là, à dix brasses en avant ; nous allons dessus... amène un peu, Bon-Louis, et regarde les amers, que je sache où nous sommes.

La voile dégonflée battit contre le mât, comme une aile brisée, et la barque flotta inerte sur les vagues indolentes, pendant que les navigateurs interrogeaient la côte.

– Je ne connais pas de roche par ici, murmurait La Haye interdit, et pourtant la roche y est, nous tournons autour... Ah ! je sais ! C’est la Corne.

– La Corne ! dit Véronique, je n’en ai jamais entendu parler.

– C’est qu’elle ne découvre pas, même aux plus basses eaux ; il faut un temps clair comme aujourd’hui pour la voir.

Il se penchait sur la mer, sondant la profondeur.

– Vois-tu, garçon, dit-il à Bon-Louis qui regardait attentivement, c’est une mauvaise roche ; elle est toute seule ici, en plein sable, et ce qu’il y a de pire, c’est qu’elle est creuse en dessous ; elle fait une sorte de crochet ; c’est pour ça qu’on l’appelle la Corne. On dit qu’un pêcheur s’y est noyé en retirant ses filets, une fois.

– Il y a longtemps ? demanda Bon-Louis.

– Ah ! vère ! il y a longtemps ! Je n’étais pas né. C’est un vieux qui racontait ça, quand j’étais petit. L’homme est tombé dans ses filets, et l’on n’a pas pu le ravoir. Le filet s’était accroché, et la roche servait d’ancre. Ce sont des gens de chez nous qui l’ont dégagé. L’homme était de Vauville.

– Allons-nous-en, dit Vevette avec un frisson. C’est une vilaine histoire.

– Lofe, garçon, je reprends la barre, dit La Haye ; il est grand temps de ne plus nous amuser, si nous voulons rentrer avant que la mer soit trop basse.

La petite compagnie accomplit le travail qui avait servi de prétexte à cette promenade ; mais, comme le prévoyait le patron, la mer s’était déjà trop retirée pour leur permettre d’aborder dans la crique qui servait de port à Clairefontaine.

– Il faudra se mouiller les pieds, dit philosophiquement La Haye, en attachant sa barque à un pieu destiné à cet usage. Allons, houp, les enfants, à l’eau !

Bon-Louis était déjà sur le sable, où les vagues mouvantes lui venaient à mi-jambes. Véronique attendait qu’il lui tendît les bras pour l’aider à sauter. Mais il avait pris Vevette sur son dos et l’emportait comme un petit paquet, en courant à travers l’eau qui les éclaboussait. On les entendait rire à gorge déployée.

– Attends, ma fille, dit La Haye en se tournant avec bonté vers Véronique, je vais t’emporter, moi, de peur que tu ne mouilles tes jolis bas blancs.

Mais elle avait déjà retiré ses souliers, qu’elle tenait à la main.

– Merci, La Haye, je n’ai pas peur de l’eau, fit-elle en se laissant glisser sur le sable, que le flot n’atteignait déjà plus, car la mer baissait très vite.

Elle marchait à son côté, portant quelques menus objets pour l’en débarrasser, et ils atteignirent bientôt le galet. Arrivés là, le patron s’aperçut qu’elle soupirait fréquemment.

– Tu n’es pas malade ? lui demanda-t-il avec intérêt, car c’était un bon cœur. Les têtes rieuses des deux enfants se montrèrent au-dessus d’eux à mi-chemin de l’escalier ménagé dans les roches, qui abrégeait fort la distance de la crique au village.

– Véronique, eh ! Véronique, es-tu assez lambine, depuis que tes seize ans sont sonnés ! Tu ne sais donc plus courir ?

Bon-Louis lui jetait par plaisanterie de petites touffes de ce gazon d’Olympe dont les jolies fleurs roses égaient l’aridité des falaises. Des larmes jaillirent des yeux de la jeune fille, et tombèrent sur son corsage.

– Ces fillettes, voyez-vous comme cela a le cœur sensible ! pensa La Haye.

Et, pour lui alléger la marche, il prit sans mot dire les objets qu’elle portait.

VI

– Et moi, je ne veux pas qu’il soit le mousse à La Haye ! gronda madame Boirot. Ce n’est pas pour qu’il s’en aille servir les autres, juste au moment où il devient assez fort pour rendre ses services, – non, ce n’est pas pour ça que je l’ai supporté si longtemps, paresseux, pillard et mauvais comme il l’est !

Boirot laissait gronder l’orage en homme qui connaît l’inutilité de la résistance. Bon-Louis fit un mouvement pour parler, Véronique lui mit sa main sur la bouche, et il se tut.

– Un fainéant, qui a passé toute sa vie à « bétifier » dans la falaise et à dénicher des émouchets dans des endroits où un chrétien se casserait le cou ! Dénicheur d’émouchets, va ! Ça ne sait seulement pas tenir le manche d’une charrue, ni couper une brassée d’herbe pour les vaches. Sais-tu par quel bout on prend une faucille, grand niot ?

– Je n’ai pas besoin de me connaître en faucilles pour être marin ! répondit assez judicieusement le jeune garçon.

Madame Boirot se leva, une taloche au bout de son bras ; mais Bon-Louis avait vu le mouvement et s’était prestement dérobé. Véronique était devenue toute pâle.

– C’est pour ça que nous t’avons recueilli par charité, mauvaise graine de mousse ? reprit Témise.

Son mari l’interrompit.

– Non, ma femme, pas par charité. Bon-Louis nous a rendu des services, et, s’il est vrai que ce garçon a toujours mieux aimé la falaise que les champs, il est vrai aussi que ça ne l’a pas empêché de nous servir fidèlement dans bien des circonstances où notre propre fils n’aurait pas mieux fait.

– C’est toi qui le dis ! grogna madame Boirot. Enfin, un mot est un mot, n’est-ce pas ? Je ne veux pas qu’il soit mousse chez La Haye.

– Et moi, je le veux ! dit irrévérencieusement Bon-Louis.

Cette fois, la taloche partit, mais c’est Véronique qui la reçut, retentissante, sur une de ses joues pâles.

– Oh ! ma Véronique ! cria Bon-Louis en se jetant sur elle à corps perdu.

Elle l’avait entouré de ses bras, et, bien qu’il fût plus grand qu’elle, elle semblait le protéger de toute la supériorité de trois années qu’elle avait de plus que lui.

Témise n’était pas contente de ce qu’elle avait fait ; aussi ne trouva-t-elle d’autre réparation qu’une bonne bourrade dans les côtes de Bon-Louis.

Le jeune garçon n’y prit pas garde, et entraîna au dehors Véronique, dont la joue souffletée avait rougi, mais dont le courage semblait doublé par cette violence.