Coups de Maîtres à Nantes - Bernard Larhant - E-Book

Coups de Maîtres à Nantes E-Book

Bernard Larhant

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Beschreibung

La famille de La Bauxière fiance Gonzague, l'héritier, à une riche Suédoise. La fête vire au drame sans que l'on sache qui était réellement visé : l'homme d'affaires et les siens ou bien le jeune politicien Patrick Lachenal ? De son côté, l'avocate Nadège Pascal, évitant une fois de plus la mort par miracle, poursuit sa mise au jour d'une mystérieuse série de trente tableaux... 


À PROPOS DE L'AUTEUR


Bernard Larhant est né à Quimper en 1955. Il exerce une profession particulière : créateur de jeux de lettres. Après un premier roman en Aquitaine, il poursuit par l’écriture de polars avec les enquêtes d’un policier breton au parcours atypique, le capitaine Paul Capitaine et de sa partenaire Sarah Nowak. Il crée aussi le personnage de Nadège Pascal, avocate nantaise aux aventures palpitantes.

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Couverture

Page de titre

REMERCIEMENTS

– À Carl Bargain et son équipe, pour 14 années d’un rêve éveillé.

– Aux fidèles lecteurs – ainsi qu’aux nouveaux – qui permettent au rêve de se poursuivre.

– À Barbara, pour tout… et tellement plus encore.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

LES PRINCIPAUX PROTAGONISTES

NADEGE PASCAL : Avocate quadragénaire au fort tempérament et au passé mystérieux, s’est fixé pour mission de révéler les méfaits d’une famille intouchable de la ville de Nantes. Mais prise à son propre piège, elle se retrouve en prison avec l’une de ses cibles, Régine Parizeau, qui n’est autre que sa mère. En contact régulier avec le commandant de police Philippe Bory, qu’elle manipule en lui livrant des infos, libérée pour raison de santé, elle évite une fois de plus la mort par miracle.

PHILIPPE BORY : Commandant de police renvoyé après avoir été piégé, il est réhabilité grâce à Nadège. Il partage à nouveau la vie de son ex, Solenn Mayeur et de leur fille Morgane. Avec le soutien du procureur Potel, Bory creuse le contenu de vieux dossiers mis au jour par l’avocate. Autour de lui, on retrouve son équipe dont le fidèle Cédric Cazal, Domitille de La Bauxière, issue d’une famille de notables, Renan Le Cunff, un jeune Breton et Stéphanie Bordage, la nouvelle recrue d’origine bordelaise.

LA FAMILLE DE LA BAUXIÈRE : Édouard, le patriarche, a laissé les rênes du groupe à son fils Gonzague, bientôt fiancé à une jeune suédoise. Avec son épouse Bertille, ils sont aussi les parents de deux filles : Domitille, devenue policière, la rebelle de la famille et Guillemette, la benjamine, programmée pour bientôt épauler son frère et amoureuse de Patrick Lachenal, jeune militant socialiste.

REGINE PARIZEAU : l’ex-reine des nuits nantaises est tombée pour proxénétisme et a échappé, durant son incarcération, à un meurtre programmé. Elle a trois enfants : Aymeric, expert-comptable, Baptiste, fils illégitime d’un riche patron de BTP, amoureux transi de Guillemette de La Bauxière ; enfin Coralie, trop souvent insouciante. La Reine va retrouver une autre fille, Nadège, née d’une relation de jeunesse avec l’actuel procureur Potel et abandonnée à la naissance.

LE CLAN CORDOUAN : la famille Touraine – branche des Cordouan – décimée par le groupe Bory, le clan Cordouan se resserre autour de Bertrand Combesson, expert en art mondialement reconnu, qui en est désormais le chef. Pour Nadège, c’est le dernier pion à faire tomber pour boucler sa mission. Combesson est défendu par deux jeunes avocats issus du clan, Julien Delapart et Marie-Flore Balaguer.

MARINA KAPPEL : Juge d’instruction d’une cinquantaine d’années, elle est un personnage ambigu dont les liens avec le milieu local ont été avérés, mais dont les relations lui permettent de rester en poste. Pourtant tenue par le chantage par Bertrand Combesson, elle bénéficie malgré tout, d’une relative confiance de la part de Philippe Bory et Nadège Pascal.

PROLOGUE

Samedi 4 septembre 2010, 14 heures – Château de la Belle Roche – La Chapelle-sur-Erdre (44)

Malgré la grisaille du ciel au-dessus du Pays nantais, c’est un jour de grand soleil pour la famille de La Bauxière. Le fils, l’héritier, le nouveau patron du groupe DLB, célèbre ses fiançailles avec Greta Svensson, fille du PDG de l’un des plus grands groupes suédois de l’industrie du bois et de sa transformation. Plus que l’union de deux êtres, l’événement scelle le rapprochement et la fusion prochaine de deux partenaires de la filière. Car dans l’entourage des deux familles, on a bien perçu que la raison, autant que l’amour, a dicté cette prochaine union. À l’heure des grands bouleversements économiques mondiaux, le pragmatisme est de rigueur, mais cela n’interdit pas les effusions maîtrisées et le faste des festivités, même s’il se veut discret.

Bien que mal en point en raison d’un cancer du sang, le patriarche, Édouard de La Bauxière, a tenu à être présent en compagnie de son épouse, pour orchestrer la journée et recevoir comme il se doit la famille de Greta, sa future bru. Il sait que ses jours sont comptés, il sait aussi à quel point son fils Gonzague s’appuie encore sur lui pour prendre les décisions. S’il possède les qualités et compétences pour diriger la firme, il lui manque la fibre, l’autorité, la stature. Un tempérament affirmé, comme celui dont est nantie Greta, sa fiancée suédoise.

Aussi, cette alliance est-elle pour Gonzague une bonne opération, même si le groupe scandinave va peser de son poids sur la structure française, moins solide et dynamique. Dans un monde économique où celui qui n’avance pas, recule forcément, cette alliance par un mariage se veut la moins pire des solutions. Bien sûr, si Domitille s’était engagée à la tête du groupe familial, si Guillemette avait eu quelques années de plus, la donne aurait été différente. Mais la première a très vite tourné le dos à un tel avenir quand la seconde n’a pas encore achevé ses études de commerce. Pourtant, toutes deux sont dotées d’un tempérament bien plus solide et déterminé que leur frère. Mais puisqu’il en est ainsi…

Domitille et Guillemette, sont naturellement de la fête, accompagnées de leurs compagnons ; son collègue policier Cédric Cazal pour l’aînée, le jeune homme politique socialiste Patrick Lachenal pour la benjamine. Les deux gars sont aussi peu à l’aise au milieu de ces mondanités que des végétariens à la table d’un dîner de chasseurs. Pour qui les suit du regard, perdus au milieu d’une telle faune, le titre du roman de Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, prend tout son sens. Les minutes n’ont pas toutes la même durée, selon les circonstances. Et celles-ci sont abominablement longues.

Tous deux se sont fatalement rapprochés l’un de l’autre depuis l’issue de la cérémonie officielle et la bénédiction spécifique dans une chapelle locale, jusqu’à ce moment plus convivial d’un apéritif servi dans le parc du château de la Belle Roche, sous un immense barnum. Là aussi, une alliance de circonstance, en quelque sorte, entre le policier rugbyman adepte des troisièmes mi-temps entre potes et le candidat socialiste aux prochaines élections cantonales. Deux mouches au milieu d’un bol de lait, mais des mouches d’espèces différentes, tout de même. Dans quelques minutes, selon le protocole, la photo officielle va immortaliser cette journée. Plus tard, vers 15 heures, mais le cérémonial a pris du retard, ce sera l’heure du repas, forcément un temps fort de la gastronomie française.

Donc, pour l’instant, les organisateurs ameutent les membres des deux familles. Dans un souci de rassembler les personnes invitées pour les traditionnelles photos, dans un cadre somptueux, ils incitent poliment les petits groupes à descendre vers le cours de l’Erdre. Pour se sentir utiles, les deux “pièces rapportées” donnent de la voix pour inciter les proches des fiancés à se rapprocher du bord de la rivière. De leur côté, Domitille et Guillemette sont en grande discussion avec les trois frères et sœur de Greta, dérouillant leur anglais malhabile, un exercice plus aisé pour la benjamine, qui a accompli une année de sa scolarité aux États-Unis. Le petit groupe se rapproche des deux héros de la journée pour les escorter sur le chemin gravillonné qui serpente harmonieusement dans le vaste parc jusqu’à la rive de l’Erdre. Chacun y va de son compliment plus ou moins sincère sur la tenue de la mariée, qui lui va à ravir.

Comme souvent, certains se font attendre et le photographe commence à s’impatienter. Il aimerait bénéficier du rayon de soleil qui illumine provisoirement le site pour œuvrer au mieux. Aussi donne-t-il de la voix, à son tour, pour accélérer la mise en place. Nouvel appel plus autoritaire aux retardataires alors que les deux familles se sont rassemblées de chaque côté de Greta et Gonzague. Tout semble prêt en apparence quand Guillemette, agacée par l’absence de Patrick à ses côtés, se met à courir vers le château malgré ses superbes escarpins vernis, en appelant de toutes ses forces son compagnon, en discussion animée avec un membre du personnel.

— Un politicien restera toujours un politicien, persifle de loin Domi à l’oreille de Cédric, bien mal à l’aise, habillé en pingouin. Une voix est une voix et les élections approchent à grand pas. De plus, s’il pouvait éviter d’afficher son museau socialiste sur une photo de famille bourgeoise, cela lui éviterait quelques soucis.

— Vilaine commère, va ! lui rétorque le rugbyman en lui tirant discrètement une mèche de cheveux. Et dire que Madame va à la messe presque tous les dimanches et se gave d’hosties, tu devrais aussi te confesser…

Tout en accomplissant son geste, Cédric a tourné la tête pour regarder les quelques bateaux qui se baladent calmement sur l’Erdre. Son regard est plus particulièrement attiré par l’un d’entre eux, une sorte de vedette des douanes, mais d’une époque très ancienne, et en fixant les membres d’équipage, il constate qu’ils sont armés. Que peut faire un navire officiel sur l’Erdre et pourquoi des hommes sont-ils alignés sur le pont, fusil en main ? Pire encore, dans la seconde qui suit, ils mettent le groupe en joue avec ce qui ressemble à des kalachnikovs.

— Tous à plat ventre, hurle le policier à tue-tête, on va nous tirer dessus !

Dans un réflexe immédiat, il saute sur Domitille pour la plaquer au sol. Les autres n’ont rien compris de ce qui se tramait et quand les premières rafales sont tirées depuis le bateau, les membres des deux familles tombent comme des mouches. L’affaire dure trente secondes, pas davantage, peut-être même moins. Un vacarme étourdissant auquel succède un silence à peine troublé par le bruit du moteur de la vedette qui accélère aussitôt sa progression, puis les cris de panique des membres du personnel, bien plus haut, devant le château, et quelques premiers râles de souffrance.

Quand Cédric veut se relever, il en est incapable. Il a été touché, il le sait, et ne peut plus mouvoir ses jambes. D’un regard sur sa droite et sa gauche, il constate que plus personne ne bouge. Membres de l’une ou l’autre des familles, tous ont été abattus en quelques secondes, comme une lignée de condamnés par un peloton d’exécution. Juste quelques sons rauques d’agonie, abominables chants de la mort, dans un silence glacial.

— Domi, ça va, tu es vivante ? interroge-t-il fébrilement.

— Que s’est-il passé ? lui répond sa partenaire, totalement écrasée par le poids du corps de son compagnon. C’est fini ? On peut se relever ? Tu es lourd, tu sais.

— Je ne peux plus bouger mes jambes, j’ai pris une balle quelque part, je suis paralysé, je crois. Essaie de t’extirper, si tu en as la force, je peux m’appuyer sur mes avant-bras.

— Impossible, je ne peux même pas bouger la tête, geint la jeune femme. Je ne vois rien, j’entends juste des lamentations. C’était quoi, que s’est-il passé ?

— Ils sont tous morts, Domi, ils ont tous été abattus ! Ta famille, les Suédois… Tous !

— Quoi ? Non, ce n’est pas possible…

Les premiers à arriver sur les lieux sont Guillemette et Patrick. La benjamine pousse des hurlements stridents devant le spectacle de désolation. Son compagnon tente de la retenir quand elle veut s’approcher des dépouilles, sans succès. Elle s’agenouille devant les corps inertes de son père et de sa mère, veut les prendre dans ses bras, puis découvre son frère Gonzague qui tient encore la main de Greta avec sa superbe bague de fiançailles à l’annulaire de la main gauche. Elle s’approche de lui. Elle se moque de souiller sa robe au ton lavande du sang des siens, tout tourne dans sa tête, elle n’est plus elle-même et, dans un état second, pousse des hurlements de panique.

De son côté, Patrick constate que Domitille est en vie sous le corps de Cédric qui gesticule, faisant savoir qu’il lui est impossible de se mouvoir tout seul. Patrick parvient à extirper sa future belle-sœur et l’aide à se relever et tenir sur ses jambes. C’est alors, seulement, en balayant la scène d’un regard hébété, que Domi commence à prendre lentement conscience de l’ampleur du drame. Mais contrairement à sa sœur, pas de cris, pas de mots, juste une mimique d’épouvante et les mains dans les cheveux pour que les bras lui masquent le visage, même si ses yeux ne peuvent quitter les corps gisants des siens. Puis elle voit sa jeune sœur.

— Guili, tu es vivante ?

La benjamine vient s’effondrer dans les bras de l’aînée qui ne parvient pas à la calmer, pas vraiment plus fringante, d’autant que son affolement est légitime et compréhensible. Elles viennent de perdre toute leur famille et si leurs réactions sont différentes, le constat est le même, le ciel vient de leur tomber sur la tête et de les assommer. Puis Patrick vient serrer sa compagne contre son corps pour tenter à son tour de l’apaiser, de lui rappeler qu’elle n’est plus seule, qu’il sera toujours là pour elle. Paroles dérisoires, presque surréalistes en cet instant si tragique où un drame inimaginable vient de se produire et que le destin de deux familles vient de basculer.

De son côté, avec le sang-froid d’un robot, comme si tout ce qui venait de se passer lui était étranger, Domi réagit en flic et sort son portable pour appeler son patron, Philippe Bory. Elle est d’une lucidité et d’un calme étonnants, du moins en apparence.

— Chef, toute ma famille est morte à part Guili, on a été attaqués par des fous armés de fusils. Cédric est sur le carreau, lui aussi, il a pris une rafale dans la jambe, mais il est encore en vie. En revanche, mes parents, mon frère, les membres de la famille suédoise ont tous été abattus. Ces cinglés ont tiré en rafales depuis un bateau sur l’Erdre, semble-t-il. Venez vite, c’est un carnage.

— Je rassemble le groupe et on arrive, répond le commandant Philippe Bory, abasourdi par la nouvelle. Vous savez qui ça peut être, Domitille ?

— Pas la moindre idée ! Cédric peut-être, mais là, il est dans les vapes, il souffre beaucoup.

— Mais, vos parents, votre frère…

— Tous abattus comme des chiens ainsi que Greta et l’ensemble de sa famille. Tous morts ! Une chance, dans notre malheur, Guili et Patrick se trouvaient en retrait, à cet instant, un miracle pour eux. Et sans le geste protecteur de Cédric, je serais morte, moi aussi… Un coup du clan Cordouan, certainement, qui d’autre peut semer ainsi la mort ! L’occasion était trop belle d’éliminer l’ensemble d’une famille rivale en une poignée de secondes… Je ne vois pas qui ça peut être d’autre que ces fous… Toujours est-il que c’est un carnage et que Cédric m’a sauvé la vie. J’entends les premiers secours qui approchent, je vais les accueillir. Dépêchez-vous, Philippe, parce qu’à cet instant, je ne suis pas encore totalement consciente du drame, mais quand je vais me réveiller de cet abominable cauchemar, je vais avoir besoin de vous.

* * *

Samedi 4 septembre 2010, 14 heures – Manoir de la Perdrière – Gachet-la-Chantrerie, Nantes (44)

Sur l’autre rive de l’Erdre, un peu plus près du centre de Nantes, l’heure est à la fête. La famille Morat est redevenue propriétaire du bien familial, dont elle avait été indûment spoliée par les Touraine. Baptiste est fier de lui et heureux d’y installer sa mère Régine, remise sur pied après une greffe du rein, mais pas encore très fringante. Il y accueille aussi pour la première fois Nadège Pascal, sa nouvelle demi-sœur et le père de celle-ci, le procureur Pierre Potel, qui prend peu à peu place dans la vie de Régine. Coralie et Aymeric sont également présents pour ce premier repas de famille. Et si les régimes drastiques des deux convalescentes – car Nadège, en donneuse d’organe, doit aussi prendre soin d’elle et veiller à l’équilibre de ses repas – ont influé sur le menu, le festin se situe dans les retrouvailles inespérées d’un clan éclaté par les drames de l’existence.

Naturellement, malgré ses 34 printemps, Baptiste est devenu le patriarche, le leader, le fer de lance de la famille. Sa réussite éclatante à la tête du groupe Bel Art, ses projets audacieux comme le développement d’une importante zone d’activité sur l’emplacement d’une friche industrielle de Rezé, suscitent l’admiration. Sans doute aussi des jalousies, il en est parfaitement conscient ; cependant à cet instant précis, l’atmosphère est au plaisir des retrouvailles familiales.

— J’aimerais porter un toast, si vous le voulez bien, lance-t-il solennellement en se levant de sa chaise en bout de table. Mère, ton cauchemar est achevé, tu es à nouveau chez toi. Ces années de détention illégitime furent longues, je le sais, mais comme c’est bon de t’avoir au milieu de nous. J’aimerais aussi accueillir Nadège, désormais l’aînée de la fratrie, et lui dire que le sacrifice consenti d’un rein pour sauver notre mère légitime, si besoin était, justifie sa présence à cette table. Je comprends mieux aujourd’hui pourquoi ton combat se rapprochait tant du nôtre, grande sœur, nous combattons les mêmes clans. Je voudrais aussi remercier Aymeric, qui traverse une période de turbulences, car durant des années, il a tenu la famille à bras-le-corps. Enfin, je la sens bouillir, j’ai gardé la plus belle pour la fin. Comment oublier Coco, ma petite frangine, qui s’est tant battue pour ta libération, Mère, qui t’a soutenue sans cesse, avec affection et opiniâtreté. Ma tendre Coco car sans sa présence quotidienne à mes côtés, je ne serais pas aujourd’hui à ce poste. Et, sans elle et son grain de folie, la famille n’aurait donc pas recouvré son lustre d’antan. L’heure est au bonheur des retrouvailles, viendra plus tard le temps de la revanche et elle sera implacable. Mais que Monsieur le procureur se rassure, les comptes seront réglés dans le respect des lois, je ne suis pas adepte de la vengeance violente et sanglante. Allez, que la fête commence !

Plus tard dans l’après-midi, alors que la Reine est allée se reposer, que le magistrat a pris congé comme Aymeric, appelé à son bureau d’expert-comptable par un dossier urgent, que Coralie s’est isolée pour regarder une série à la télé, Baptiste frappe à la porte de la chambre de Nadège, qui elle aussi est montée s’allonger un instant.

Elle se lève pour lui ouvrir l’accès, l’invite à pénétrer dans son nouvel intérieur, qu’elle a aménagé avec goût.

— Cela te change de ton appartement du centre de Nantes, sans doute ! lâche-t-il, en entame.

— Bien moins que de ma cellule de prison ou que de la chambre d’hôpital, vois-tu ! Cela me fait drôle de me trouver parmi vous. Je l’ai si souvent rêvé, mais je ne l’imaginais pas ainsi. Parvenir à réunir mes parents, me faire accepter par mes demi-frères, poursuivre ensemble notre quête de vérité, ne plus me sentir seule face à l’adversité…

— Pourquoi mener ce combat, Nadège ? Tu avais tout pour être heureuse, un métier passionnant, une carrière prometteuse, sûrement des opportunités intéressantes de fonder un foyer. Le destin de notre mère n’était pas forcément le tien puisqu’elle t’a abandonnée dès ta naissance.

— Tu sais, le chemin d’une vie n’est pas juste parsemé de pièges et d’embûches, il est fait aussi de rencontres inattendues et fondamentales. Dans la quête de l’identité de mes parents, je suis venue à Nantes et l’une des premières affaires que j’ai eues à traiter a bouleversé mon existence. Je venais d’apprendre le parcours professionnel de Régine, notre mère et, la sachant emprisonnée, j’ai voulu découvrir les raisons de sa condamnation. J’ai donc repris son dossier, j’ai vite découvert qu’elle avait été mal conseillée dans sa défense, j’ai constaté des zones d’ombre, j’ai suspecté un énorme traquenard, j’ai ciblé les personnages-clés de sa déchéance dont Tarim Khoury.

— Qui n’était en fait qu’un lampiste, note Baptiste, assis au pied du lit. Contremaître lampiste mais lampiste quand même !

— Justement, le point de départ a été l’appel au secours d’un comptable bossant pour le compte de Khoury, un dénommé Michel Soriano, explique Nadège, satisfaite de s’épancher, comme si raconter ces quelques épisodes de son passé l’aidait à synthétiser sa réflexion. Les parents de cet homme tenaient un bar à Marbella, que les sbires de Khoury ont fait brûler avec les propriétaires à l’intérieur, avant de le racheter par la suite aux enfants pour une bouchée de pain puis d’en faire un club phare des nuits de la Costa del Sol. Cela concernait Khoury, j’ai accepté le dossier et je ne le regrette pas, même si cette affaire a bouleversé mon quotidien.

— Tu as mis le doigt dans un engrenage qui t’a menée à découvrir un mécanisme diabolique et tu as voulu faire tomber les instigateurs d’une sombre machination, soupire Baptiste, comprenant l’origine du piège et la quête de sa demi-sœur.

— Avec Soriano, j’ai certes découvert la face sombre de Khoury, mais c’est un détail qui m’a frappée. J’ignore pourquoi, car ce fait ne me concerne pas. Dans leur bar, les parents possédaient, accrochée au mur, une toile de valeur signée par un certain Juanpe Balaguer. Le cadeau d’un de leurs anciens voisins à Gérone, une petite ville près de Barcelone. Un nu troublant dont ils ignoraient la cote faramineuse mais aussi l’origine tellement controversée. Jamais personne n’a retrouvé ce tableau dans les décombres.

— Il aura brûlé, comme le reste…

— Non, les pompiers sont formels, il avait été retiré du mur avant que le feu ne soit déclenché.

— Et alors ?

— Le spécialiste mondial de l’œuvre de Juanpe Balaguer se nomme Bertrand Combesson. Rien d’anormal quand on sait que, rattrapé en Espagne par ses amitiés franquistes, Balaguer a trouvé refuge en France, dans les environs de Nantes, sous l’aile protectrice de la famille Cordouan. Si Balaguer a peint une centaine d’œuvres, a minima, il est avant tout, à ce qui se prétend, le peintre de trente nus féminins d’un réalisme ébouriffant, dont une rumeur prétend qu’ils étaient des portraits d’épouses ou de filles d’ennemis du Caudillo. Une humiliation cruelle pour ces hommes de la part de ceux de Franco que de voir les femmes les plus chères à leur cœur ainsi humiliées. Mais là aussi, le vent a tourné, les gens ont condamné la pratique et commencé à vilipender l’artiste maudit. Il a alors passé des jours et des nuits à tendre d’autres toiles vierges sur ses tableaux de nus, sur lesquels il a peint par la suite des natures mortes ou des paysages marins, de sorte que la vindicte s’est apaisée, le temps faisant son œuvre. Ce sont ces toiles maquillées qu’il a rapportées en France. Par la suite, une fois les œuvres originales révélées, ces nus représentent, selon toute vraisemblance, la base du patrimoine artistique de Bertrand Combesson. Depuis la mort de Balaguer, il n’a eu de cesse de récupérer les absents de la collection, aux quatre points du monde. Le but d’une vie, une véritable obsession…

— Non mais, attends un peu ! intervient Baptiste en se grattant la tête. Tu ne vois pas un lien logique entre les nus humiliants de cet artiste et les photos et films pris par Steven Belliard ? Mon ancien pote a reproduit le même schéma dégradant, des décennies plus tard. Comme s’il s’inscrivait dans la lignée de pervers à la suite de sa mère, qui n’était pas la dernière à humilier ses rivales ou pire encore, de son grand-père, Albin Touraine, un macho sadique de la pire espèce ! Une sale race de détraqués sexuels, depuis les premiers Cordouan, mine de rien.

— Absolument, tu as raison. Ils ne valent pas mieux les uns que les autres, à croire qu’ils se transmettent le gène de la perversité de génération en génération. Pour en revenir à notre sujet, j’ai vite découvert d’autres histoires semblables à celles des parents Soriano. Une maison qui brûle dans un coin d’Espagne, voire même en France, une toile qui disparaît, une œuvre de Juanpe Balaguer, forcément. Combesson semble s’être donné pour mission de rassembler les trente nus de Balaguer en un lieu, comme s’il en avait fait la promesse à l’artiste, avant la mort de celui-ci. Et pour cela, il est prêt à utiliser tous les moyens possibles, quitte à tuer les propriétaires récalcitrants. Mais jamais personne n’a osé mettre en cause sa passion, son statut d’expert, sa renommée internationale. Certaines personnes semblent au-dessus de tout soupçon, au-dessus des lois, comme estampillées à jamais, avec à l’appui un certificat d’innocence et de vertu.

— Et que vient faire ma mère, là-dedans ?

— Quelques-unes de ces toiles se trouvaient alors ici, Baptiste. Certains nus ornaient les murs du manoir de la Perdrière, du temps des Cordouan. Voilà pourquoi, en plus de la fameuse pièce aveugle cachant les secrets embarrassants ou inavouables des familles nantaises, il leur fallait récupérer leur bien par tous les moyens. Les Cordouan et Touraine ont alors piégé la Reine pour la ruiner. Ils l’ont fait accuser d’un meurtre que leur clan avait commandité, ce que l’équipe du commandant Bory est parvenue à prouver.

— Bordel, quels enfoirés ! Une chance qu’ils ne soient plus très nombreux en vie ! Et tu comptes t’y prendre comment, pour la suite de notre vengeance ?

— Holà, pas si vite ! s’exclame Nadège en levant les bras au ciel. Tu l’as dit, aujourd’hui est un jour de bonheur. Tout vient à point à qui sait attendre. J’ai ma petite idée dans la tête, mais il convient de ne pas brûler les étapes car la partie s’annonce serrée. N’oublie pas que j’ai un bracelet électronique à la cheville, ce qui limite mes déplacements. Première étape : prouver mon innocence.

— Tu as des chances ?

— Bien sûr, Baptiste, maintenant que je suis hors de la prison et que ta mère ne risque plus rien, je vais avoir les coudées plus franches pour prouver que je suis innocente des deux crimes aux Antilles. Sais-tu par exemple que Bertrand Combesson possède une maison à Saint-Martin, qui jouxte celle qui appartenait à Tarim Khoury ?

— Ça ne fait pas de ce type un meurtrier !

— Je reviens au point de départ, le bar de Marbella et la famille Soriano. Même mode opératoire, à quelques détails près. Tout est lié depuis l’incendie de ce lieu jusqu’à mon arrestation dans la partie hollandaise de l’île. Un jour, je te montrerai deux photos que je garde en un lieu secret. La première, prise avant le drame de Saint-Martin, lors d’une réunion de la famille Khoury dans sa résidence de vacances, un mois plus tôt. La seconde extraite du dossier de police après l’assassinat des deux femmes, dont les corps ont été retrouvés dans le salon. Un détail cloche, un tableau a été remplacé par un autre sur un mur. Les criminels, après avoir éliminé Zelda Khoury et sa petite amie, l’avocate Sandrine Lamy, ont récupéré le nu de Balaguer qui trônait comme un trophée de chasse pour le remplacer par une autre toile sans grande valeur. Dis-moi qui peut avoir intérêt à récupérer un nu de Balaguer, sinon Bertrand Combesson ? Pas moi, en tout cas. D’ailleurs, quand les flics m’ont arrêtée, ce tableau ne se trouvait pas dans mes affaires.

— Je suis content de discuter avec toi, Nadège, ponctue Baptiste en se levant du lit pour se diriger vers la porte de la chambre. Je vais te laisser te reposer.

— Tu sais, je crois que je vais me lever aussi pour aller marcher un peu dans le parc. Je dois me remettre sérieusement à l’exercice, je m’empâte pas mal.

— Ah, une dernière question, lance le jeune PDG en se retournant d’une volte, main posée sur la poignée de la porte. Tu as su le fin mot à propos du coup de main providentiel de cette chirurgienne, en prison ?

— Oui, je l’ai su et je lui ai rendu la pareille, dès que j’ai été en état de bosser sur un dossier. En fait, notre mère et moi, nous devons ce miracle à la bonne relation entre le directeur de la prison, absent durant cette période, et la juge Marina Kappel. Lui avait été informé de ce qui allait se passer en son absence. La magistrate a déplacé la professeure de chirurgie Christelle Moreau en préventive, en lui promettant que c’était provisoire, avec une sorte de feuille de route pour nous protéger. Depuis, j’ai aidé cette praticienne à obtenir un placement sous contrôle judiciaire, dans l’attente de son procès. La plainte des Combesson à son encontre a été jugée recevable, mais il va couler de l’eau sous les ponts avant le jugement. En clair, elle a repris son poste au CHU de Nantes et sauve à nouveau des vies. Dès que notre mère sera plus robuste, nous irons la remercier.

— Je vais demander à la comptable de Bel Art de faire un chèque à l’attention de son service, c’est bien la moindre des choses, ponctue Baptiste, en se faisant une note sur son téléphone. Ou je vais le faire directement, ce sera plus correct.

* * *

Samedi 4 septembre 2010, 18 heures – Château de la Poupinière – Nort-sur-Erdre (44)

La famille Combesson est réunie dans le salon, presque dans l’obscurité. Lumières indirectes, petites fenêtres avec des vitraux sombres, toiles sinistres aux murs. Un ou deux observateurs adressent à Bertrand des messages dès qu’ils ont des nouvelles fraîches du drame durant les fiançailles. Son épouse Louise est présente, comme Xavière Touraine, mais aussi Julien Delapart et Marie-Flore Balaguer, les jeunes avocats, eux aussi de la famille. Les derniers bruits ne sont pas positifs.

— C’est confirmé, les deux filles de La Bauxière n’ont pas une égratignure, Patrick Lachenal en a réchappé également, quelle poisse ! peste le maître des lieux, de sa voix grasse. Ce plan logiquement imparable n’aura donc servi à rien. Quelle bande d’incapables, ils rateraient un éléphant dans un couloir. Comment ont-ils pu épargner les deux jeunes femmes ?

— Déjà, nous voilà débarrassés d’Édouard et de sa femme, mais aussi de leur fils, c’est une excellente nouvelle, tout de même, intervient Louise, installée dans son fauteuil roulant. C’est à cause de l’intervention de cette ordure et de ses cafardages infects que mon père n’a pas pu poursuivre sa carrière politique. Il a bien mérité de crever, celui-là !

— Enfin, toute la famille éliminée, on respirerait mieux à présent, reprend l’époux, en colère. Et en plus, ces imbéciles ratent le fils Lachenal, je me demande où Kohler les a recrutés, ceux-là ! Ils avaient l’opportunité de faire d’une pierre deux coups et ils se manquent lamentablement… Maintenant, il reste juste à espérer que personne n’a vu la vedette disparaître du côté de nos pontons. Mais il n’y a pas de raison, les Allemands savaient travailler, eux. Rien ne se remarque. Si l’on m’avait dit qu’un jour ce rafiot reprendrait du service. Heureusement que je le fais entretenir par Antoine, le jardinier, passionné de vieilles coques… Bon, je suis énervé, je vais aller me détendre un peu.

Pour les uns et les autres, c’est le signal du lever de séance. Les jeunes avocats vont retourner à Nantes, Louise regagner son appartement au rez-de-chaussée avec vue sur l’Erdre et Xavière la chambre qu’elle squatte à l’étage depuis qu’elle a été dépouillée du manoir de la Perdrière. Avec le regret de constater que Combesson ne se préoccupe pas de son cas personnel, pas davantage de la réussite insolente du clan Morat. Imaginer la Reine libre de ses mouvements l’agace au plus haut point, la savoir appliquée à se pavaner dans une demeure qui appartenait voilà peu à la famille Touraine l’insupporte au plus haut point. Elle réclame vengeance mais personne ne l’entend et elle n’est pas la décideuse, ici.

Elle sait très bien que ce serait risqué d’affronter le multimillionnaire qui l’héberge, alors qu’elle est en sursis, aussi adopte-t-elle un profil bas. Elle ne peut oublier comment l’homme qui lui dicte sa loi a fait éliminer sans sourciller son mari et ses deux filles, des Touraine qui avaient souillé la mémoire des Cordouan. Elle a passé une bonne partie de sa vie à côté d’un mégalomane sans scrupule, elle se trouve à présent sous la coupe d’un dictateur tyrannique, dénué du moindre sentiment. Un homme qui lui fait penser à son père, par sa jubilation à tenir ses adversaires à sa merci avec ses fameux dossiers. À croire que tous les hommes de pouvoir sont les mêmes, dont l’ambition se mue très vite en perversion sadique et le narcissisme en tyrannie machiste.

Bertrand Combesson est à présent seul et peut aller admirer sa collection privée devant laquelle il passe des heures à contempler les œuvres majeures. 29 toiles du maître Juanpe Balaguer. Son maître, qu’il a un peu épousé en croisant le chemin de Louise, devenue sa femme, et de sa famille si particulière. Une révélation, le choc d’une existence, un axe de vie. Un artiste hors du commun, source d’une œuvre originale, unique, que peu de gens peuvent apprécier en véritables esthètes.

Il s’enferme dans la pièce et appuie sur un interrupteur pour allumer les spots qui illuminent chaque buste nu. Ce n’est pas tant la nudité qui le fascine que la sensation de soumission, de honte, de colère ravalée qu’il perçoit chez ces femmes de caractère, forcées de poser devant le peintre avec en toile de fond le drapeau noir de la Phalange. Les femmes des vaincus, parfois leurs égéries ou leurs inspiratrices. Chacune d’elles a son histoire, sa vie familiale, femme de militaire ou fille de politicien, épouse de notable ou de fonctionnaire dont les maris avaient choisi de soutenir les républicains. Toutes étaient soupçonnées de s’impliquer elles-mêmes dans la vie politique, une erreur de leur part.

Sans doute les partisans de Franco ont, dans un premier temps, fait main basse sur la fortune des familles, pour ceux qui n’avaient pas eu la prudence d’évacuer leurs lingots et bijoux de valeur vers la France, de l’autre côté des Pyrénées. Mais le sadisme du général pour lequel œuvrait Juanpe Balaguer consistait à placer le riche républicain vaincu devant la toile d’un membre féminin de sa famille, pour bien lui signifier le prix de sa défaite, semblable dans sa démarche à ces maîtres de guerres antiques qui emmenaient avec eux les épouses des chefs vaincus. Pour Combesson, là réside la véritable force virile.

Car Juanpe Balaguer est alors un peintre talentueux d’une quarantaine d’années que ce général franquiste, fasciné par son sens artistique et l’expression de ses portraits, va prendre près de lui pour qu’il immortalise les victoires remportées sur les marxistes et autres opposants au Caudillo. Balaguer ne fait pas de politique mais se prend au jeu de dépeindre le drame qui se lit sur ces visages tantôt ravagés par la honte et la douleur, parfois hautains par défi et orgueil. Du moins en apparence car sous le vernis des traits altiers, suinte l’humiliation de la défaite avec ses conséquences. Ce réalisme sordide, c’est la patte personnelle du maître, sa vocation d’artiste, son plaisir de peintre, la force de son œuvre. Avec une étonnante distanciation entre le rendu de ses toiles et son affect envers ses modèles.

Mais le vent va tourner pour le général, abandonné par sa baraka, et pour Balaguer qui, contraint de s’enfuir pour sauver sa peau, va tenter de récupérer un maximum de ses trente toiles, les fameux nus qui avaient tant fait scandale, lorsque la marotte de son chef avait été connue du public. Balaguer en avait la liste sur un carnet, avec le nom de ses modèles forcés. Bien plus tard, Combesson avait promis au peintre réfugié en France, de retrouver les trente tableaux et de les réunir en un même lieu pour l’éternité. Une œuvre de longue haleine, facilitée par les voyages de l’expert en art dans le monde entier, par ses relations dans le milieu, par sa fortune personnelle.

Voilà la raison pour laquelle il peut passer des heures, seul, en ce lieu unique, à se délecter des cris intérieurs et muets de ces modèles exceptionnels. Et si l’un des tableaux manque dans la salle, c’est qu’il est parti en Amérique du Sud, subtilisé par un escroc international dont Combesson n’est pas encore parvenu à retrouver la trace. Mais il se promet de le réintégrer dans la collection avant sa mort, pour que l’œuvre soit à nouveau intégrale.

Pourtant, le vrai secret du maître des lieux ne se situe pas ici, parmi les œuvres majeures, mais plus bas, dans une pièce encore plus secrète. En appuyant sur un bouton à peine visible, derrière l’un des tableaux, il peut accéder au sous-sol par une sorte de monte-charge qui a remplacé l’ancien escalier en béton, à présent que ses jambes le portent plus difficilement. Voilà de nombreuses années qu’il a aménagé cet abri – qui servait de quartier général aux nazis durant la guerre – en une vaste salle de musée avec une soixantaine de tableaux. Il les peint lui-même de sa main, à ses heures perdues, le plus souvent à partir de photos, surtout depuis quelques années. Auparavant, il faisait venir dans son antre les femmes qui lui servaient de modèles, épouses imprudentes d’ennemis des Cordouan. Elles passaient des heures à poser devant lui, contraintes par le chantage à se départir de leur corsage. Les plus anciens tableaux ont une bonne vingtaine d’années, le dernier quelques semaines, celui de Brigitte Kohler, l’épouse de Wilfried, coupable d’avoir couché avec une métisse et surtout d’avoir tenté de trahir son mari. D’ailleurs, ce dernier avait donné son accord pour la sanction. Une fois la fautive prise en photo, deux mois avaient été nécessaires à Combesson pour composer sa toile. Il lui faut désormais plus de temps pour mener sa besogne à bien. L’âge, la maladie, la vue…

Il sait qu’il n’aura jamais le talent de son maître et si les silhouettes féminines tracées de sa main ne possèdent pas le réalisme fulgurant des originaux, ses nus recèlent une autre valeur car il a connu toutes ces femmes et leurs époux ou pères. Tous des ennemis vaincus du clan Cordouan. Et ils ont été légion durant ces dernières décennies, concurrents politiques de Jacquelin, notamment, ou encore rivaux en affaires d’une autre pièce rapportée, Albin Touraine, à devoir rendre des comptes. Tous deux trouvaient ainsi le moyen de venger l’honneur bafoué des Cordouan, dans un cruel œil pour œil, dent pour dent. Albin poussant même le plus souvent la cruauté jusqu’à abuser de l’épouse ou la fille de son ennemi, car il ne boudait jamais les menus plaisirs.

Pour Combesson, poursuivre et prolonger l’œuvre de Juanpe Balaguer sembla vite une évidence. Utiliser son art pour prolonger la mainmise de la famille Cordouan sur la région représentait un plaisir jubilatoire proche d’une drogue. En peignant ces portraits, il lui semblait alors habiter la peau de son maître, marcher sur ses pas, sentir Juanpe guider son pinceau. Un sentiment incomparable de plénitude et de volupté qui ne le quitte toujours pas quand il trouve le temps de reproduire l’un des clichés agrandis pris récemment par Julie Touraine ou le fils de celle-ci, Steven, tous deux hélas disparus.

Ah, Steven, le jeune de la famille dont il se sentait le plus proche, lui dont le plaisir était de piéger des filles de sa génération ou, mieux encore, des femmes au brillant statut social, et de filmer ou photographier leur déchéance pour permettre à sa mère de mieux tenir en laisse le père ou l’époux de la victime. Tout cela depuis le Diabolo Lounge, ce bar si sélect où il régnait en maître. Jusqu’à ce que son meilleur ami, ce traître de Baptiste Morat, ne le fasse éliminer par l’un de ses copains. La famille Morat, la prochaine cible à abattre, avec la Reine mère miraculée, la perfide Nadège, autre miraculée, qui ferait partie de cette même race de dégénérés et bien sûr Baptiste, qui se croit déjà le maître de Nantes.

Comme sous les tableaux de son maître à l’étage supérieur, ici aussi, une affichette signale l’identité du modèle et les circonstances ou les faits majeurs qui ont mené en ce lieu cette femme. Sur un pan de mur, celles qui ne sont plus là, souvenirs d’une époque plus ou moins lointaine, liée le plus souvent à Jacquelin. Sur un autre, le plus large, celles qui sont encore en vie. Combesson sait ainsi qu’il va pouvoir décrocher le portrait de Bertille de La Bauxière, une ex d’Albin Touraine passée ce jour de vie à trépas, pour le placer sur le premier mur où il reste quelques places disponibles. Un tableau datant des premières années de mariage de cette belle jeune femme avec Édouard, le bellâtre qui lui aussi vient de disparaître. Bertille, devenue un temps le jouet sexuel d’Albin, au point de tomber enceinte de lui, ce que son mari ne sut jamais.

Enfin, sur le troisième pan de mur, les femmes qu’il n’a pas encore peintes, soit par manque de temps, soit parce qu’il n’a pas obtenu la photo agrandie de la scène par Steven, avant la mort brutale de ce dernier. L’emplacement est prévu, l’étiquette est posée, reste la toile à suspendre. Ainsi, par exemple, les deux filles de La Bauxière, Domitille et Guillemette y trouveront bientôt place. Voilà pourquoi il n’est pas fâché qu’elles soient encore en vie, surtout l’aînée, Domitille, la bâtarde d’Albin Touraine. Ou bien cette mystérieuse avocate, Nadège Pascal, dont il se demande si elle ne sera pas la dernière œuvre qu’il exposera dans sa galerie personnelle.

Ah, si Steven avait toujours été de ce monde, la tâche de Combesson aurait été facilitée. Ils étaient si complices, tous les deux, sur la même longueur d’ondes. À l’époque, Steven avait bien récupéré une photo de Guillemette, un modèle de choix tant elle est sublime, mais il n’a pas eu le temps de piéger sa sœur aînée et pas davantage l’avocate Nadège Pascal. Quel dommage !

Steven était sans doute la seule personne, avec Louise son épouse, qui avait eu le droit de pénétrer dans le sanctuaire. Tous deux partageaient une même fascination quasi religieuse devant les œuvres du Maître, le même désir fervent de prolonger la vision de Balaguer par des toiles représentant des ennemies contemporaines du clan ou des femmes ou filles de leurs rivaux actuels. Oui, comme Steven lui manque, à présent qu’il a disparu et n’a jamais été remplacé.

Même Marie-Flore, sa fille adoptive, pourtant intéressée par l’œuvre de Juanpe, qu’elle sait être son père. Marie-Flore, fruit d’un amour hors norme entre le peintre et Louise, sa propre épouse, n’y a pas été autorisée. Steven, lui, avait compris le sens véritable de cette galerie de portraits. En artiste, en esthète, en visionnaire, en futur chef de clan. Voilà pourquoi certaines places sont prêtes pour des portraits de femmes que Steven n’a pas eu le temps de photographier et Bertrand Combesson se promet de boucler son œuvre avant sa mort.

En ce jour, le richissime expert en art ne peut s’empêcher de s’arrêter devant le tableau qui représente Régine Parizeau, réalisé voilà une vingtaine d’années, à l’époque de la splendeur de la Reine, d’après une photo volée par l’un de ses clients. Puis un autre de la juge Marina Kappel, femme superbe elle aussi, qui lui cause bien du tourment en ce moment, elle qui louvoie si bien en eaux troubles et va devoir choisir un camp. Enfin, avant de remonter vers ses appartements, il s’arrête devant la toile de Bertille de La Bauxière pour la déplacer vers le mur des défuntes.

— Si cette pimbêche de Domitille savait qu’elle est une fille Touraine, elle tomberait de haut, s’amuse-t-il intérieurement en caressant du dos du doigt le visage peint de la défunte. Adieu, ma belle, tu es partie avec ton mari, ton fils et ton secret. Normalement, tes filles auraient dû t’accompagner, mais le destin en a voulu autrement, ce n’est certainement pas un hasard. J’ai bien une superbe photo de la benjamine, mais j’aimerais poursuivre mon travail par l’aînée et sur la seule photo d’elle que je possède, elle est encore gamine. Ah, le destin, quel maître du suspense ! Peut-être, en épargnant ces deux jeunes femmes en ce jour, me laisse-t-il une chance de compléter ma collection. Il a toujours été si bienveillant et généreux avec moi…

I

Lundi 4 octobre 2010, 9 heures – Bureau du groupe Bory – Boulevard de la Prairie au Duc, Nantes

Depuis un mois, dire que l’ambiance n’est pas au beau fixe au sein du groupe de Philippe Bory est un euphémisme. Cédric sur le flanc, qui se bat pour recouvrer un jour son autonomie physique, Domitille comme un zombie, souvent ailleurs, envolée près des siens, Philippe un peu perdu face à la nouvelle vie de Nadège, pas forcément plus libre qu’avant, les deux jeunes policiers un peu accaparés par leur vie personnelle, à l’heure d’un choix devant lequel ils ne sont pas plus assurés l’un que l’autre… Constat implacable, les enquêtes piétinent lamentablement. Pas de quoi sauter au plafond, donc. Sans oublier la grisaille qui s’est installée sur la ville depuis quelques semaines, les prémices d’un hiver maussade, sans doute.

Oui, Cédric n’est pas passé loin de la paralysie et d’une fin de vie sur un fauteuil roulant. Une chance, après avoir miraculeusement sauvé la vie de la Reine en prison, la chirurgienne Christelle Moreau est parvenue à récupérer la jambe du policier grâce à une recanalisation endovasculaire. Un terme barbare pour un véritable miracle médical. Mais il lui faudra encore quelques semaines de rééducation pour retrouver sa motricité totale, à force de séances de kiné et de musculation intensive. Une chance, c’est un sportif sain à la volonté farouche que Domitille couve comme un poussin, sachant que, sans le réflexe salvateur de son partenaire, elle ne serait plus de ce monde.

Après quelques jours de deuil, Domitille a repris le travail. Sans enthousiasme, sans passion. Un ressort s’est cassé en elle, ce qui est parfaitement compréhensible. Malgré la volonté tenace de faire tomber les coupables, même si, une fois de plus, le dossier a été transmis à l’équipe du commandant Coulet. Et pour l’heure, ce dernier patauge lamentablement, faute de témoins, d’indices solides et de point de départ pour remonter la piste d’un suspect. Cédric a bien décrit le bateau avec précision, mais il ne correspond à aucun navire référencé dans la région. Les plaisanciers sont allés dans son sens, mais pas un seul ne l’a pris en photo, pas un seul n’a noté son nom, tous atterrés par la scène qui venait de se dérouler sous leurs yeux et focalisés par la vision des corps gisant à terre.

Et comme le photographe est mort lui aussi avant d’avoir pu prendre son premier cliché, on se trouve en présence d’un vaisseau fantôme dont il semble improbable qu’il puisse voguer sur l’Erdre et qui, de plus, s’est volatilisé, comme par magie, sitôt son forfait accompli, comme s’il n’était qu’une apparition. Un statu quo qui plonge un peu plus Domitille dans un inquiétant état de prostration, pas plus agréable que son exaspération habituelle. D’autres pleureraient à sa place, pas elle. Là où certains hurleraient de fureur, elle garde pour elle sa colère intime et sa douleur profonde. Dans la famille de La Bauxière, les douleurs ne se partagent pas, elles restent muettes, par dignité, par noblesse.

Le seul maigre rayon de soleil autour de la table, c’est le jeune gardien de la paix Tarik Chaouch, venu en soutien de l’équipe durant l’indisponibilité de Cédric Cazal. 24 ans, d’une timidité telle que Renan passerait à côté pour un patron de bistrot provençal, perspicace, sportif, bien élevé, ponctuel aux rendez-vous, bref, beaucoup de qualités. Et puis, pour Philippe Bory, attentif aux circonstances, un atout majeur dans son parcours, et pas des moindres, il a sauvé la vie de Nadège Pascal alors qu’il se trouvait de garde à l’hôpital, et aux yeux du commandant de police, ce fait d’armes n’a pas de prix.

En effet, alors qu’il était chargé de surveiller la chambre de Nadège à l’hôpital, dans la nuit du 17 au 18 mars, il s’est trouvé face à un inconnu qui s’est fait passer pour un membre du groupe Bory. Pas de chance pour le criminel, Tarik est fasciné par le boulot de cette équipe, au point d’en connaître parfaitement tous les membres. Ému et scandalisé par la mort de Fabienne Van Tan, qu’il avait rencontrée à plusieurs reprises quand il était môme car elle bossait à l’époque dans un commissariat de quartier, il avait ensuite suivi les exploits de ces policiers d’élite. Il était donc certain que cet homme, qui avait forcé le passage pour pénétrer dans la chambre, n’était pas un policier du groupe. Aussi, après les sommations d’usage, avec sang-froid et dextérité, il avait fait usage de son arme, blessant le tueur à gages à la cuisse, au moment où il allait étouffer Nadège.

Par la suite, il avait eu l’occasion d’expliquer son geste, de préciser les raisons qui l’avaient rendu aussi affirmatif, passant aussitôt du statut de suspect d’une bavure pour les bœuf-carottes à celui de héros de la nation. Pour sa part, le coupable avait expliqué qu’il voulait régler un contentieux personnel avec l’ancienne avocate, alors que les policiers lui rappelaient son passé de garde du corps de Wilfried Kohler, un personnage politique d’extrême droite au parcours ambigu. Mais ce dernier s’était empressé de préciser que, devant la violence de l’individu, il ne l’avait pas conservé près de lui. Faute de preuves, l’affaire s’était achevée sans la plus petite implication du futur rival de Patrick Lachenal aux cantonales de mars 2011, le criminel assumant son acte.

Après un long moment de silence, Philipe Bory demande à ses équipiers s’ils ont du nouveau à lui mettre sous la dent car il manque singulièrement de munitions pour démarrer la semaine. C’est Domitille qui intervient, de sa voix grave, encore plus monocorde que d’ordinaire :

— Je suis allée faire un tour aux archives départementales car je me souviens d’avoir entendu mon père parler d’un poste de commandement allemand situé dans le château de la Poupinière, au nord de la commune de La Chapelle-sur-Erdre. Mes souvenirs sont vagues mais je me souviens de l’évocation d’un abri souterrain très vaste sous le bâtiment et le parc, avec la possibilité d’abriter une vedette de la Kriegsmarine, en cas de bombardements. J’espérais trouver des documents pour corroborer mon souvenir, mais le dossier était vide. Quelqu’un était passé avant moi, peut-être depuis très longtemps, pour tout récupérer, ce qui me semble suspect.

— C’est une bonne piste, Domi, cela vaut le coup de la creuser, c’est le cas de le dire, ponctue le chef du groupe, sans enthousiasme particulier. Selon le dossier que j’ai sous les yeux, à l’endroit supposé, les passages de nos collègues avec les navires des douanes se sont arrêtés devant des grilles de métal qui sortent de l’eau pour interdire l’accès de la petite anse. Un dispositif ancien qui peut se rabaisser pour laisser passer un bateau, mais se relève aussitôt après. C’est tout de même incroyable que pas une seule personne, plaisancier sur l’Erdre ou badaud sur l’une des rives, n’ait assisté à la scène si originale de ce vaisseau fantôme qui disparaît soudain des flots pour se planquer dans un abri.

— Il existe bien des anciens dans le secteur qui pourraient nous en dire davantage, avance Stéphanie Bordage, habillée de manière plus classique depuis qu’elle a emménagé avec Renan et vendu sa moto. Il faudrait trouver la bonne personne, un fondu de la dernière guerre dans la région, un historien local, pour nous faire avancer. On peut s’y coller, avec Renan ?

— Je ne sais pas si c’est autorisé dans votre équipe, mais je suis assez doué en plongée avec bouteille, se lance timidement Tarik, je peux essayer de passer à travers les barreaux de la grille pour voir si la berge de la rivière, devant le château, ne cache pas quelque chose de louche.

— Notre problème est double, mon grand, répond le chef, bien embarrassé. Cette zone fait partie de la propriété, y pénétrer constitue une violation de domicile. Si tu te fais gauler, et j’imagine le lieu truffé de caméras, on va entendre parler du pays. Je suis prêt à prendre tout sur le dos, une retraite anticipée ne me fait pas peur, mais nos adversaires réclameront plus que ma tête. Et pour obtenir d’un magistrat la commission rogatoire nécessaire à une perquisition au domicile de Bertrand Combesson, il nous faudra un peu plus de biscuits… Admettons que tu parviennes à découvrir l’ouverture d’un sas secret permettant le passage d’une vedette, comment j’explique à la juge que nous sommes certains de notre affaire, sans lui avouer qu’on a violé l’entrée d’une propriété privée ? On saurait qu’on a raison et que les coupables se trouvent dans le château, on ne pourrait rien faire pour les appréhender avec des preuves obtenues de manière illégale.

— Ce ne serait pas la première fois qu’on franchit la ligne blanche, Philippe, rétorque Domitille, agacée par les atermoiements de son supérieur. On sait qui a commandité la tuerie de ma famille, on sait où cet individu habite, je me demande ce qu’on attend pour aller lui réclamer des comptes. Ses hommes ont éliminé mes proches sans faire de sommation, je vous le rappelle.