Dans les frissons de Nantes - Bernard Larhant - E-Book

Dans les frissons de Nantes E-Book

Bernard Larhant

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Beschreibung

Après un non-lieu pour vice de procédure, Nadège parviendra-t-elle enfin à faire tomber Tarim Khoury, homme d'affaires controversé, caïd supposé du milieu nantais ?

Pour un procès très attendu, l’avocate Nadège Pascal se retrouve face à Tarim Khoury, homme d’affaires controversé, caïd supposé du milieu nantais. Une instruction antérieure s’est soldée par un non-lieu pour vice de procédure. Cette fois, Nadège dispose d’un témoin mystérieux en possession de preuves accablantes. Une fuite a permis à Khoury d’apprendre l’existence de cet individu qui peut le faire tomber. Il doit le démasquer et le faire éliminer. Dès lors, entre le caïd et l’avocate s’enclenche un angoissant jeu du chat et de la souris.
Lâchée par ses soutiens et la police, Nadège est seule dans ce duel face à Khoury. Elle se méfie de tout le monde, se sait sans cesse pistée, ne vit plus et ne dort plus. Parviendra-t-elle à présenter son témoin à la cour le premier jour du procès ?

Avec ce premier tome haletant des enquêtes de Maître Nadège Pascal, laissez-vous entrainer dans l'angoissant jeu du chat et de la souris opposant le caïd et l'avocate. Nadège parviendra-t-elle à protéger son témoin-clef jusqu'au procès ?

EXTRAIT

— Bien sûr, Philippe n’a pas tué ces deux cafetiers, soupire Solenn, vexée de découvrir une autre facette de son ancien mari, si proche de celle de ce père que sa fille ne cesse d’appeler.
— Non, ces deux-là, c’est mon oeuvre ! Le type a refusé de me balancer des infos, je l’ai saigné, c’est la règle. La gonzesse a dit ce qu’elle savait. Hélas pour elle, elle savait peu, beaucoup trop peu à mon goût. Je l’ai saignée aussi parce que je ne laisse jamais de témoin derrière moi, c’est plus prudent. Il s’agissait juste d’une vieille pute sans importance…En parlant de la fin atroce de Betty Boursier, il lit avec plaisir la terreur dans les yeux de Solenn. Il sait qu’elle vient de comprendre qu’il l’éliminera bientôt elle aussi, comme sa fille, puisqu’il ne laisse personne en vie derrière lui. La conductrice veut parler, aucun mot ne sort de sa bouche. Elle aimerait tenter quelque chose, elle s’en sent incapable. Et puis, il y a cette main dégueulasse qui masse en permanence sa cuisse, sous son short. Non seulement ce type est un tueur, mais en plus elles sont tombées sur un pervers de la pire engeance. En fait, ce n’est pas très étonnant, les deux vont souvent de pair, hélas.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Larhant est né à Quimper en 1955. Il exerce une profession particulière : créateur de jeux de lettres. Après un premier roman situé en Aquitaine, il se lance dans l’écriture de polars narrant les enquêtes bretonnes du capitaine Paul Capitaine et de sa fille Sarah. Dans cet ouvrage nantais, il fait intervenir de nouveaux personnages.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

À André Morin pour ses conseils de policier.

À Lorraine Briand pour sa relecture attentive depuis le Canada.

PROLOGUE

Samedi 30 août 2008, 23 heures

Discothèque le “Blue Lagoon”,

quai Ernest-Renaud, Nantes

Le cadre incontournable de la vie nocturne des bords de Loire, depuis plus de dix ans, l’adresse branchée où il fait bon finir sa semaine. Une faune jeune, heureuse de fêter un week-end forcément exaltant, de croquer dans la vie par tous ses bouts, de s’étourdir de rythmes envoûtants et de vapeurs enivrantes, dans un mélange de décibels assourdissants, de stroboscopes et de lasers multicolores. Ils sont là, des centaines, à se déhancher sur la piste dans une atmosphère surchauffée, à rire aux éclats autour des tables et devant des cocktails maison, dont le fameux blue lagoon, à draguer avec plus ou moins de finesse et de succès. Cela se passe ainsi, ici, à Nantes, comme un peu partout dans le pays, et même en Europe. L’été va s’achever, la rentrée est toute proche, mais la discothèque est là pour faire oublier tous leurs soucis aux noctambules.

À l’étage de l’établissement, un groupe d’une vingtaine de personnes est installé autour d’un septuagénaire à l’éloquence du Sud et au charisme de politicien. Chevelure poivre et sel artistiquement crantée, teint brun et mat des gens du pourtour méditerranéen, costume beige tirant sur l’orange, chemise blanche à fines rayures bleues et cravate de soie imprimée et coordonnée, l’homme fait impression. Silhouette droite malgré une fatigue physique latente, gestes affirmés et verbe haut, Tarim Khoury exhorte ses proches, du premier et du second cercle. Son visage impassible, immuablement hâlé, sous sa foisonnante chevelure argentée, trahit cependant des signes de lassitude et d’exaspération. Pour la première fois de sa carrière, peut-être, il sent poindre en lui le germe insidieux d’une appréhension. Voilà pourquoi il a convoqué son entourage en cette soirée :

— Certains d’entre vous semblent avoir oublié que je suis traduit devant le tribunal à partir du 18 septembre prochain ! Et que si je tombe, ils plongeront avec moi. Depuis quatre mois, tous autant que vous êtes, chacun dans votre spécialité, vous piétinez lamentablement dans cette traque au mouchard. Je sais que nous ne connaissons pas son identité actuelle après ses accords avec la justice, si l’homme que nous recherchons est bien celui auquel nous pensons.

— Nous ignorons tout de son visage. Pour peu qu’il soit passé entre les mains d’un chirurgien esthétique pour conserver plus facilement l’anonymat, bredouille un homme important en costard de marque.

— Ce n’est tout de même pas Carlos, ce cafard ! s’irrite le caïd, avant que son épouse ne l’apaise d’un geste de la main sur l’épaule. Un des anciens employés de mon service de comptabilité qui quitte la France sous le nom de Michel Duval pour trouver refuge en Argentine, ou peut-être en Uruguay ou au Paraguay, puisque mes espions ont perdu sa trace, à peine avait-il posé les pieds sur le tarmac de Buenos Aires. Retrouver sa trace ne me semblait pourtant pas une mission insurmontable.

— Il devait faire partie d’un réseau qui lui a fourni une nouvelle identité, de faux papiers et une planque tranquille dans la pampa, avance une voix masculine dans la salle. Il est de mèche avec des autorités françaises, c’est évident.

— Commissaire Strasser, je vous rappelle que, à la base, il s’agissait d’un simple petit employé, un gratte-papier, pas d’un agent secret. Un bon père de famille d’une quarantaine d’années avec une femme ordinaire et des mômes sans histoire, propriétaire d’un pavillon en banlieue acheté à crédit et d’une voiture qu’il bichonnait pour la faire durer, tel est le portrait de lui, que vous m’avez un jour brossé, Commissaire. Pourtant, ce type a blousé mes taupes les plus exercées avec une facilité déconcertante. Notre seul lien avec lui, à présent, c’est son avocate, maître Nadège Pascal, une vraie teigne, à ce que j’entends dire. Elle ne lâche rien, ne s’impressionne de rien, ne commet aucune erreur. Pour une débutante, selon vos paroles qui datent de cinq ans, il est vrai, maître Lamy, elle semble déjà rompue aux manœuvres de notre milieu, dotée d’un étonnant culot et d’appuis mystérieux qui finissent par me faire frémir.

— Je l’ai formée, je la connais mieux que personne, affirme une blonde aguichante à la voix cassée par le tabac, que le boss vient d’apostropher. Ce qui me donne un ascendant sur elle, comme lors du dernier procès où je l’ai mouchée sans trop de difficultés. Depuis ce jour funeste pour elle, elle a fourbi ses armes et s’est tanné le cuir pour mieux résister la prochaine fois. L’affronter au procès ne me fait pas peur. Cependant, je reste convaincue qu’il serait plus simple de l’éliminer. Son avocate hors du coup, le mouchard s’évanouira de lui-même, retournant se cacher dans son trou à rat. Sans celle qui est parvenue à le convaincre de parler, il n’est plus rien.

— Je vous ai déjà dit ce que je pensais de votre idée, Sandrine, éructe le caïd en tournant dans la pièce comme un lion en cage. L’éliminer en cette période, c’est me condamner sans même un procès. Qui croira à un accident, à un suicide, à une maladie foudroyante ? Si nous parvenions à faire avaler cette couleuvre aux médias, un autre chevalier blanc prendrait le relais, le barreau fourmille d’idéalistes, à notre époque. Et vous pensez que je serai tranquille en sachant ce cafard dans la nature, transportant possiblement sous le bras un dossier qui peut m’envoyer au placard jusqu’au dernier de mes jours ?

— Le problème, c’est que cette Nadège Pascal se méfie de tout, soupire le bras droit du caïd, un jeune loup aux dents longues. Elle déjoue mes plans les plus ingénieux, ne commet pas la moindre erreur. Mes hommes n’ont trouvé aucun indice dans son bureau la liant au mouchard, pas davantage à son domicile. Mais comment communiquent-ils, voilà la question qui me taraude.

— Les remontées d’appels les plus récents ne nous ont pas permis de détecter le numéro de son mystérieux interlocuteur, soupire le policier. À croire qu’ils s’adressent des signaux de fumée. Peut-être le contacte-t-elle depuis un lieu qui nous échappe encore ?

— Dépêchez-vous, Commissaire, le temps vous file entre les doigts. En plus, je ne parviens pas à trouver un moyen de pression sur cette avocate. Elle n’a pas de famille, ses parents sont morts, elle est fille unique. Elle ne fréquente pas de petit copain, elle ne sort pratiquement jamais. On ne lui connaît pas de travers, elle a rejeté tous les gigolos que j’ai embauchés pour la séduire et la piéger, elle mène dans son appartement une vie de moniale et quitte son parcours domicile-bureau uniquement pour une soirée au théâtre ou à l’opéra. Elle ne fréquente pas les casinos, ne boursicote pas, ne boit pas, ne se drogue pas, ne baise pas ! Elle a pourtant un point faible, cette femme, non ? Trouvez-le, son talon d’Achille, et ensuite je me charge de lui tirer les vers du nez, à propos du cafard… Vous, Madame la juge, vous n’avez toujours pas trouvé un biais pour la forcer à fournir l’identité de son fameux témoin ? Pourtant le code de procédure pénale est assez épais.

— Pour moi, je ne cesse de le répéter depuis le début, cette avocate est conseillée et soutenue par le procureur Potel, qui ne me tient pas en haute estime. Il la briefe avant chacune de nos rencontres et elle campe sur ses positions. Nous avons à Nantes un chef de parquet incorruptible, l’Eliot Ness de la magistrature.

— Et qui plus est très aimé des autorités politiques et des habitants de la ville, renchérit le commissaire, sinon nous l’aurions isolé lentement puis fait pression sur lui pour qu’il lâche Nadège Pascal… Par malchance, il est inattaquable.

— C’est bon, je n’ai plus besoin de vous pour l’instant ! crache le boss, dépité. Que mes plus proches restent auprès de moi pour régler quelques détails d’organisation pour les prochaines opérations. Les autres, magistrate grassement rétribuée pour des services qu’elle ne me rend pas, élus plus profiteurs qu’efficaces, flic ripou et poltron, avocat flambeur ou financiers véreux, qu’ils n’oublient jamais que, sans moi, ils ne seraient pas où ils se trouvent. Si l’idée vous passait par la tête de me trahir, n’oubliez jamais que je traite mieux mes adversaires que les faux amis qui me tournent le dos.

Tarim Khoury se lève pour aller boire un verre de bourbon. Lentement, les notables quittent la pièce, tête basse et front en sueur. Face au patron du milieu nantais, le pire est toujours possible, tant ses réactions de colère peuvent dévaster celui qui les prend en pleine face. Le caïd écluse son Kentucky d’une traite. Son bras droit, Kléber Neuwirth, un garçon d’un peu plus de trente ans, à la silhouette svelte, la moue hautaine, la bave à la commissure des lèvres et l’haleine déjà proche de celle du putois, se rapproche de lui pour le rassurer.

— On va lui mettre une telle pression, à la petite avocate, qu’elle va craquer avant la date du procès ! Je ne connais pas un être humain qui peut résister à un harcèlement quotidien, à un pilonnage en règle. Je suis d’accord avec vous, si on la bute, cela vous reviendra à la figure comme un boomerang, même en maquillant le meurtre en suicide. Et le problème ne serait pas réglé pour autant, l’un de ses collègues prendra sa place.

— Si tu as une meilleure idée, Neuwirth, je suis preneur.

— Un individu normalement constitué ne peut supporter longtemps des nuits d’insomnie, un quotidien vécu dans la crainte permanente d’une agression, d’un attentat, la solitude de voir ses derniers proches lui tourner le dos, l’angoisse en tournant la clé de contact de sa voiture, en traversant une rue ou en prenant sa douche. Le principe du supplice chinois, la goutte d’eau qui tombe inexorablement sur le front, à intervalle régulier. La victime finit par sombrer dans la folie.

— Je ne vais pas faire enlever cette avocate, l’attacher à une planche et la torturer de la sorte, s’emporte Khoury, scandalisé.

— C’était une image. Nous allons la harceler en permanence pour la forcer à perdre lentement pied. Dans moins de dix jours, Patron, si vous me donnez carte blanche, on ramasse Nadège Pascal à la petite cuillère et elle vous raconte tout ce que vous désirez savoir. J’ai déjà pratiqué ce genre de méthode en région parisienne, pour le compte de mon ancien boss, avec un notaire qui commençait à éprouver des états d’âme et voulait reprendre sa liberté. Lorsque sa vie est devenue un enfer permanent, que chaque fait, même le plus banal, suscitait l’angoisse, il s’est remis à la besogne en demandant pardon pour ses atermoiements. Le temps pour mon patron de nettoyer le terrain dans l’étude de ce type, juste avant qu’il ne se fiche une balle dans le crâne, incapable de supporter la pression que je lui faisais endurer. Verdict des policiers : suicide dû au surmenage. Nadège Pascal est particulièrement surmenée, actuellement…

— Je veux le dossier conservé par ce mouchard entre mes mains dans les plus brefs délais, Neuwirth ! Je me moque de l’identité du collaborateur qui me l’apportera, je me fiche de la méthode qu’il aura utilisée pour l’obtenir, tout comme le sort de ce traître m’indiffère totalement ! Alors, si vous croyez pouvoir manœuvrer maître Pascal de la sorte, monsieur Neuwirth, vous avez carte blanche, puisque je n’ai pas d’autre solution. Mais sachez que je n’aime pas vos méthodes perverses, vos jouissances sadiques ; elles ne correspondent pas à ma façon de travailler car elles laissent des traces derrière elles.

— Cette nana est peut-être incorruptible, ascète et dotée de nerfs en acier inoxydable, poursuivit le nouveau fondé de pouvoir, un stylo dans la main, sans se formaliser de la défiance de son patron. Pourtant la capacité de résistance d’un organisme humain possède ses limites. L’acier ne se plie pas, il cède d’un coup, au moment où on s’y attend le moins. Prenez les grands sportifs, imbattables dans des compétitions de second niveau et incapables de supporter les tensions d’un rendez-vous olympique. Nadège Pascal ne vient pas d’une autre planète, ce n’est pas une extraterrestre. Elle va tenir, tenir, tenir, puis craquer d’un coup.

Joignant le geste à la parole, pour corroborer sa démonstration, Kléber Neuwirth casse en deux le stylo qu’il tenait entre les mains, avant d’adresser un sourire sarcastique en direction de son patron.

— Ne vous trompez pas de cible, monsieur Neuwirth, cette avocate n’est qu’un relais, le coupe Tarim Khoury en posant son verre vide sur un guéridon. Hors d’état de plaider, tourneboulée par votre traitement de choc, elle sera remplacée par l’un de ses confrères et mes tourments se poursuivront. Moi, celui que je veux écraser du pied, c’est le cafard ! Si, au moins, je connaissais l’identité de cet ancien employé qui se cache désormais derrière le nom d’emprunt de Michel Duval. Personne n’est capable de m’en dresser un portrait sérieux. Voilà ce que c’est que de brasser des affaires et de faire bosser des centaines de personnes. Car, finalement, rien ne prouve que ce type est bien notre coupable. Il pourrait s’agir d’un balayeur assez habile pour piquer des informations déterminantes sans se faire coincer. Ou encore d’un dépanneur informatique. Dire que, jusqu’ici, tout s’était toujours passé sans encombre ! Je me fais vieux, voilà le constat.

— Ne dis pas de bêtises, mon chéri, intervient une femme d’une soixantaine d’années, l’épouse du boss. Ceux qui te feront tomber ne sont pas encore nés ou, s’ils sont nés, ils avancent encore à quatre pattes et en couche-culotte. À l’inverse, Marina Kappel, je ne la sens pas, c’est une roublarde, tu ne devrais pas lui faire confiance. Elle veut jouer les grandes dames et, pour sauver sa peau, elle serait prête à tous les compromis. C’est elle, le maillon faible de ton groupe. Tu aurais dû orienter ton procès vers un autre magistrat, le juge Marchal, par exemple. Tu sais que tu peux compter sur lui.

— Marchal ? Il est déjà dans le collimateur du Conseil supérieur de la magistrature et sous la menace d’un blâme. Il est grillé. Pour me montrer franc avec toi, depuis quelques années, je me méfie de tous ces inutiles qui me mangent dans la main. Le commissaire Strasser n’est pas mieux loti, ses adjoints se méfient de lui. Quant au député Chanson, à peine élu grâce à mes soutiens et mes deniers, le voilà qui se défie de moi dans des réunions publiques. Même Conti, mon banquier, commence à se trémousser sur son fauteuil tant il est mal à l’aise à mes côtés. Il a la moitié de la carrure de son père, et pas seulement au niveau physique. En fait, c’est une poule mouillée.

— L’important est que ce témoin n’arrive pas au palais de justice de Nantes, ponctue l’avocate Sandrine Lamy, d’une voix rauque et mielleuse. À partir de là, vous n’avez plus rien à craindre. Sans le témoignage de ce monsieur X et sans son dossier explosif, ma collègue Nadège Pascal n’aura aucune marge de manœuvre et je la ridiculiserai avec infiniment de plaisir.

— Même si j’ai confiance en vous, que vous ne m’avez jamais déçu, Sandrine, j’aimerais ne pas en arriver à un tel pile ou face. Je me souviens de la phrase de votre père : le procès le plus facilement gagné est celui qui ne se plaide pas, faute de partie adverse. C’est d’accord, Neuwirth, vous vous occupez du cas de cette petite avocate, mais surtout, pas de bavure. Trouvez une équipe sérieuse et discrète. Si toutefois votre intervention devait mal se passer, n’oubliez jamais qu’on ne se connaît pas.

Les conseillers quittent le bureau, laissant Tarim Khoury seul avec son épouse Zelda. Elle est bien plus jeune que lui mais ils sont unis sans la moindre faille depuis près de quinze ans. Nul individu ne le connaît mieux qu’elle, n’exerce sur lui un ascendant aussi déterminant. Elle le sait. Lui aussi. Ses conseils sont judicieux, voilà pourquoi il l’écoute. Il la sait aussi très proche de Sandrine Lamy, dont elle se fait parfois la porte-parole. Il sait que jamais Zelda ne le trahira, que sans lui, elle n’est plus rien. Ils sont sur un même navire, un yacht de luxe sur lequel Madame mène grand train, par goût du luxe et des objets qui l’incarnent. Lui est le capitaine, ferme à la barre depuis des décennies, maintenant le cap contre vents et marées, et Dieu sait s’il en a connu, des coups de tabac. Pourtant, il a toujours mené l’embarcation au port.

Dans les moments les plus difficiles, la présence de Zelda lui a permis de tenir le coup, quand il se sentait vaciller. Cette fois encore, elle est présente, superbe, comme si les années n’avaient pas réellement de prise sur elle. Bien sûr, elle est toujours belle, corps presque parfait et charme ébouriffant mais, avec les années, elle a pris une assurance et une classe qui font autorité sur l’entourage de son mari.

Même le malsain Kléber Neuwirth file droit face à elle. Zelda sait se faire respecter et faire respecter son mari.

— Tu penses vraiment que ce mystérieux témoin pourrait convaincre un tribunal ? lance-t-elle, visage soucieux, en remplissant à moitié deux verres, l’un de bourbon, l’autre de martini rouge.

— Tu connais mes affaires, toutes ne sont pas très propres, et celles qui sont clean cachent parfois des montages financiers coupables, rappelle l’époux. Tout a toujours passé ainsi, grâce à mes relations et mon influence dans la région mais, cette fois, la marge est plus étroite. Et puis, il y a cet inconnu, un employé de passage, à propos duquel je ne parviens pas à obtenir de renseignements. Il serait là, il serait mort. Là, je me consume d’attendre.

— Sandrine a peut-être raison : puisque cette avocate est l’unique lien avec ce témoin énigmatique, débarrasse-toi de ce lien. Je sais, tu détestes t’en prendre aux femmes, c’est tout à ton honneur, mais tu m’as dit un jour que lorsqu’une femme devient une adversaire, elle n’a plus de sexe, c’est l’ennemi à abattre. Ce ne serait pas la première fois que les gens pensent que tu es derrière un meurtre, sans que tu sois éclaboussé pour autant.

— Si j’étais certain que cette avocate était l’unique lien avec ce cafard… Mais rien ne me certifie qu’elle n’est pas entourée de relais qui la soutiennent dans l’ombre et le silence.

— Là, tu sombres dans la parano, mon amour ! Un groupe qui préparerait un complot contre toi, cela te serait déjà arrivé aux oreilles. Tes informateurs auraient été trop heureux de venir te faire part de leur découverte, pour t’être agréables et pour le rapport financier d’un tel tuyau. Allez, viens, rentrons à la maison, la nuit porte conseil.

***

Samedi 30 août 2008, 23 heures

Appartement de Nadège Pascal, rue Scribe,

Nantes

Cela fait un quart d’heure que l’avocate est rentrée d’une soirée en solo, comme souvent depuis quelques mois. Une soirée jazz dans le cadre du festival des Rendez-vous de l’Erdre, un moment agréable, altéré par la sensation permanente d’être suivie, espionnée par des inconnus qui n’étaient peut-être que des badauds. Clarisse, la secrétaire du cabinet, devait l’accompagner, mais son mari avait eu des places au stade de la Beaujoire pour le match du FC Nantes, alors…

Une fois sa Golf rangée dans le parking souterrain de l’immeuble, l’ascenseur emprunté pour accéder au second étage, la porte de l’appartement ouverte, puis rapidement refermée derrière elle, comme chaque soir, Nadège Pascal s’est allongée dix minutes sur son canapé. Avant de réagir et de se redresser, car il n’est pas question de se laisser abattre, au propre comme un figuré.

Elle décide de se prendre une douche un peu fraîche, histoire d’éliminer de son corps les tensions de la journée. Elle rejoint sa chambre, pour y laisser un costume en lin fripé par les périodes au bureau ou au volant de la voiture, balance dans le linge sale un chemisier à fleurs et se dirige vers la salle de bains. Un peu plus tard, sous le jet frisquet, elle ferme les yeux et se détend. Elle tente d’oublier, mais c’est impossible. Comme évacuer de son esprit le dossier qui la hante depuis tant de mois, le défi qu’elle a lancé à Tarim Khoury, l’homme d’affaires d’origine libanaise qui tient une partie de la ville par son entregent et sa roublardise.

Plus la date fatidique du procès approche, plus Nadège sent l’angoisse l’étreindre, dès qu’elle cesse de s’abrutir au travail. Elle ne dort plus, même avec les médicaments, elle ne sort plus beaucoup, hormis à certains spectacles, craignant un piège si elle s’affiche dans un restaurant, un café ou une boîte de nuit. Surtout les boîtes de nuit, l’univers de son adversaire. Elle ne fréquente plus grand monde, elle voit des espions partout, se réfugie dans son appartement et sa parano, dans le travail aussi, dans ce dossier dont elle connaît les milliers de pages par cœur, dans ce plan millimétré qui doit lui permettre de terrasser le colosse. L’eau fraîche la détend un peu. Juste un peu. Elle se sèche, enfile son pyjama, chausse ses mules et retourne au salon où elle allume la télé. Elle zappe d’une chaîne à l’autre, ne remarque aucun programme susceptible de l’intéresser, saisit une revue de décoration qu’elle a lue dix fois, tourne les pages sans y prêter attention. Elle sait que si elle va se coucher avant minuit, elle ne dormira pas. Après non plus, sans doute mais, comme chaque soir, elle se trouve devant un laps de temps à occuper, sous peine de se consumer.

Voilà le quotidien de maître Nadège Pascal depuis près d’un an. Bien sûr, elle n’avait pas envisagé sa carrière ainsi quand elle avait prêté serment devant la cour. De toute manière, même sa vie ne s’est pas passée comme prévu. Est-ce normal de perdre brutalement ses parents quand on a vingt-deux ans, dans un accident de voiture alors qu’ils venaient à Paris, depuis la Normandie, pour apporter à leur fille unique des pommes de la propriété ? Est-ce normal de voir sa meilleure amie mourir sous ses yeux dans un attentat, et de rester en vie avec toutes ses interrogations, ses colères ? Est-ce normal d’imaginer une existence de princesse auprès d’un jeune cadre de banque puis de se faire planter par le goujat à quelques jours de la date fatidique ? Est-ce normal de perdre un procès important parce que l’un de ses témoins a été victime de l’incendie de sa maison, soi-disant accidentel, et que le second refuse dès lors de dire ce qu’il sait ? Avant de se suicider, miné par les remords, une fois le procès achevé et le caïd relaxé, faute de preuves tangibles.

Depuis ce jour, plus particulièrement, la vie de Nadège Pascal a changé de manière radicale. Le souvenir du sourire sarcastique de Sandrine Lamy, sa rivale, vient encore hanter régulièrement ses nuits. Pire, un peu plus tard, dans le vestiaire des avocats, lorsque sa rivale était venue la narguer, porter l’estocade en rappelant quelques vérités cinglantes à la benjamine.

— Je t’ai appris les bases du métier mais le talent, cela ne s’enseigne pas, on le possède ou pas. Voilà pourquoi je suis au sommet et pourquoi tu restes enlisée dans la fange, comme tous les losers congénitaux qui ne décollent jamais. Je serai toujours au-dessus de toi, Nadège, tu dois te faire une raison et l’accepter. En revanche, si tu désires enfin que nous passions une soirée intime toutes les deux, tu as mon numéro.

Nadège a conservé tout le dossier, malgré le conseil de ses associés, qui l’ont suppliée de tourner la page. Pour que le procès soit révisé, elle a découvert des éléments nouveaux et, surtout, elle a déniché un témoin qui accepte de parler. Mais sous certaines conditions. Le deal véritable, elle est la seule à le connaître. Enfin, le procureur Potel aussi, un soutien précieux, mais forcément discret, un appui sans lequel elle aurait baissé les bras. Pourtant, ce n’est pas l’énergie qui manque à l’avocate, sportive dans l’âme, et pas davantage la détermination pour cette compétitrice acharnée. Mais l’adversaire est puissant, bien entouré ; les risques sont permanents. Un faux pas et elle chute. Sandrine n’attend que ça pour l’écraser dans la boue. Une erreur et elle plonge définitivement.

Elle est constamment sur les charbons ardents. Cela ne la dérange pas, elle a besoin d’adrénaline pour extirper d’elle le meilleur, mais la vie en solitaire, elle, est de plus en plus pesante.

On approche de minuit, elle n’a pas sommeil. Un groupe de nuitards passe sous ses fenêtres. Voilà quelques années, elle serait allée se joindre à eux. Mais plus maintenant, Khoury n’attend que cela pour la piéger. Plus la date fatidique approchera, plus la pression montera, certainement. Elle va boire un verre d’eau dans la cuisine, éteint toutes les lumières et s’apprête à s’enfiler sous le drap léger. Le téléphone sonne. Elle se demande de qui il peut s’agir, surtout un samedi soir. Elle décroche dans la chambre, entend une voix d’outre-tombe, sans doute maquillée.

— Bonsoir, Nadège, fais de beaux rêves. Ta vie va devenir un enfer, tu n’auras plus un seul moment de détente, ces prochains jours. Tu vas devoir te méfier…

— Qui êtes-vous ? coupe l’avocate, irritée et effrayée par cette menace d’un genre nouveau, plus direct. Si vous étiez courageux, vous vous exprimeriez à haute et intelligible voix.

— Fais attention en mettant ta voiture en marche, fais attention en traversant la route, fais attention en buvant ton café, fais attention en…

Furieuse, Nadège raccroche violemment le combiné. La sonnerie retentit de nouveau. Elle débranche le fil du téléphone dans la chambre, puis dans le salon. Elle se recouche. Elle ne parvient pas à fermer l’œil. Avec sa voix de catacombes, le type est parvenu à la faire flipper. Il est peut-être en bas de chez elle, à attendre qu’une lumière se rallume et filtre à travers les persiennes pour savourer sa petite victoire de la nuit. Elle ne veut pas lui procurer ce plaisir. Elle tourne en rond dans la chambre, frappe sur un mur, tente de se ressaisir, en vain. Elle retourne sous le drap ; les menaces martèlent son crâne. Elle ne tiendra jamais jusqu’au procès. Pourtant, elle n’a pas le droit de flancher.

Elle se relève d’un geste brusque, se dirige au radar jusqu’à la salle d’eau pour avaler un nouveau cachet, se regarde dans la glace, découvre son visage de morte vivante. Elle ne se reconnaît plus. Où est la sportive endurante qui s’infligeait deux heures de natation chaque matin ? C’est vrai, son corps s’est enrobé, sa peau a perdu de sa fermeté, sa chevelure châtain de son éclat, l’acuité de son regard n’est plus aussi vive. Les inconvénients de la quarantaine, sans doute. Pour remporter ce combat, elle a accepté beaucoup de sacrifices, y a consacré la majeure partie de son emploi du temps, au dam de ses associés. Mais elle ne va pas lâcher si près du but. Elle est dans la dernière longueur de bassin, celle durant laquelle elle remontait ses adversaires à l’énergie et à la volonté. Elle esquisse un sourire pour se redonner du courage. Elle n’a jamais laissé personne lui dicter son chemin, ce n’est pas cette nuit que ça va commencer.

I

Mardi 2 septembre 2008, 14 heures

Brasserie des “Deux Cerfs”, rue Crébillon, au centre de Nantes

C’est l’un de ces anciens établissements à la vitrine surannée, au mobilier d’une autre époque et au garçon de salle indémodable, avec sa livrée noire, son tablier blanc et son nœud papillon. On ne sait pas lui donner un âge, il se fond dans le décor, pas plus remarquable que les banquettes au cuir avachi ou les tables “bistrot” rondes avec leur plateau en faux marbre et leur pied en fonte. Le service du déjeuner est achevé depuis une bonne demi-heure, il ne reste plus de plat du jour et les commis s’affairent à la plonge. Les habitués du troquet, travailleurs du quartier ou retraités qui ont fait de ce lieu leur cantine, ont repris le chemin des bureaux avoisinants ou de leurs passe-temps favoris. Seuls quelques piliers de bar s’attardent encore devant un café, un digestif ou leur premier muscadet de l’après-midi.

D’ailleurs, le patron de la brasserie, un solide gaillard d’une cinquantaine d’années aux épaules de déménageur, a commencé à compter sa recette de midi, histoire de gagner un peu de temps en soirée. Pour bien montrer le changement d’ambiance, il a remis en marche la chaîne stéréo, dont le tuner est bloqué depuis des années sur FIP ; pas de coupures de publicité, pas trop de blabla et une musique qui sied à une atmosphère “cosy”. Un moment, la paix retrouvée est troublée par un bruit de vaisselle, provenant de la cuisine. Une pile d’assiettes cassées, un éclat de voix. La patronne hurle aussitôt après le commis, lui demande de faire attention. Son mari quitte alors le tabouret situé devant la caisse enregistreuse pour venir aux nouvelles. Il apaise son épouse : la recette du déjeuner est excellente, preuve que sa carbonade a toujours autant de succès. La cuisine du Nord, cela les change de la raie au beurre blanc ou du poulet de Challans, les clients nantais !

La clochette particulière de la porte d’entrée annonce quatre retraités, qui balancent leur mégot dans le caniveau en maugréant contre cette nouvelle loi que le tenancier applique avant l’heure. Des anciens des chantiers navals, pour qui la clope a toujours été le plaisir quotidien autorisé. Pourtant, ce lieu, ils le font tourner, eux aussi, fidèles de la table du fond où le tapis de belote est déjà étalé pour les accueillir. Avec le jeu de cartes, quatre verres et la bouteille de muscadet. Les annonces, ça sèche le gosier. Ils saluent les rares clients encore présents et s’installent à la place que chacun d’eux occupait la veille et les jours précédents. En un instant, leur œil terne retrouve un pétillement de vie ; ils ressuscitent !

Assise à une table de la brasserie des Deux Cerfs, devant une tasse de café vide, Nadège Pascal s’explique avec un interlocuteur téléphonique récalcitrant. À quarante et un ans, tout en elle respire la classe. Sa tenue, du tailleur Renoma en velours noir aux escarpins vernis en passant par le chemisier crème. Son maintien, du haut port de tête aux gestes étudiés, sans oublier un regard aigu et vif, toujours en mouvement. Son élocution, d’une voix claire jusqu’au timbre assuré, enrichie d’un art accompli de la rhétorique. Pourtant, cet appel la met aux abois et lui fait perdre la maîtrise de ses paroles. Elle se lève, iPhone à l’oreille et lunettes de soleil en équilibre sur le crâne, pour poursuivre la conversation dans la rue, soucieuse de ne pas se donner en spectacle en public.

— Puisque je vous dis que mon client ne sortira pas de sa tanière avant le procès, n’insistez pas ! Je me moque de vos menaces et d’abord, comment avez-vous obtenu le numéro de mon portable ? Dites à monsieur Khoury qu’il devra bientôt répondre de ses actes devant le tribunal et que ses tentatives d’intimidation n’y changeront rien !

— Tu sais que tu es mignonne, ma chérie, ce serait dommage qu’il arrive un accident à une aussi belle plante ! Jolies gambettes, poitrine pulpeuse, un beau petit cul. Et dire que tout ce superbe matériel est au chômage technique…

— Bon, vous avez fini ? s’irrite l’avocate en regardant autour d’elle pour tenter d’apercevoir son correspondant, en vain. Au revoir, Monsieur, et si jamais vous m’importunez de nouveau, je porterai plainte pour harcèlement.

Nadège Pascal range fébrilement son téléphone dans la poche de sa veste, tout en continuant à scruter le périmètre, et note bien une silhouette qui quitte une cabine téléphonique, sur le trottoir d’en face. Un homme élancé comme on en croise des centaines à Nantes. Son interlocuteur ? Un quidam ? Comment le savoir ? Elle secoue la tête, retourne dans la salle de la brasserie, empoigne énergiquement son imper Burberry, et saisit sa serviette en cuir. Elle pose sa monnaie sur le comptoir au moment où le patron revient à son poste, puis quitte le bar sans un au revoir, en oubliant son écharpe sur le haut de la banquette.

L’homme de la table d’à côté, une espèce de vagabond d’une quarantaine ou cinquantaine d’années, à la barbe non taillée et à la chevelure grasse et sale, attrape aussitôt le tissu pour courir derrière sa propriétaire. Celle-ci est déjà loin, puisqu’il ne l’aperçoit plus. Normal avec son allure sportive et son pas de randonneur. Il imagine qu’elle a tourné sur sa droite dans la rue du Puits-d’Argent et presse l’allure sans parvenir à l’entrevoir devant lui. Il lui faut plusieurs centaines de mètres pour la rattraper en courant, à hauteur du passage Pommeraye. D’abord surprise de se trouver accostée par un clochard, sur la défensive, l’avocate se saisit de l’écharpe distraitement, sans même s’arrêter ni remercier l’homme pour le dérangement. A-t-elle seulement jeté un regard dans sa direction ?

Elle poursuit son chemin jusqu’à sa voiture, garée dans un sous-sol du parking du Commerce, non loin de la Bourse. Il ne peut s’interdire de la suivre d’abord du regard, puis d’un pas aussi rapide que le permettent ses godillots aux semelles décollées, autant amusé qu’agacé par cette jeune mégère tellement speedée.

Bien sûr, elle ne l’a pas attendu et, une fois acquitté le prix du stationnement, Nadège appelle l’ascenseur, descend jusqu’au second sous-sol, reconnaît sa Golf GTI, qu’elle ouvre à distance, miracle de la technologie. Perdue dans ses pensées, elle s’arrête devant la portière arrière pour balancer serviette, écharpe et imperméable, puis s’installe au volant, non sans avoir, au préalable, consulté son agenda pour se remémorer le lieu de son prochain rendez-vous. Car, comme tous ses associés, elle doit se coltiner une partie des dossiers alimentaires du cabinet, ces affaires sans intérêt professionnel qui permettent de payer les factures. Elle finit par retirer aussi la veste, qu’elle pose auprès d’elle, sur le siège passager, avant de s’attacher avec la ceinture. Elle s’apprête à tourner la clé de contact quand deux hommes cagoulés viennent s’installer dans l’habitacle, l’un à ses côtés et l’autre derrière elle. Nadège se retrouve avec une lame de couteau sous la gorge.

— Alors, la bavarde, on veut jouer les héroïnes ? ricane le gars installé près d’elle, cran d’arrêt en main, tandis que son compère entame un inventaire des affaires de la sacoche de l’avocate.

— Vous savez que c’est puni par la loi d’agresser ainsi une femme sans défense ? réplique Nadège, sans se démonter, du moins en apparence. Ce parking est truffé de caméras, il sera simple, pour les policiers, de vous identifier.

— Pas de chance, ma chérie, enchaîne le gars de derrière, tout en retirant les lunettes de soleil du crâne à la chevelure châtain de la jeune femme, le dispositif vient justement de bugger. Dommage pour toi, pas de témoin, pas de sauveteur providentiel, juste toi et nous deux. Tu vois, il suffirait d’un coup de lame de mon pote et tu n’existerais plus. La planète serait débarrassée d’une sale petite vermine et d’une belle salope. Mais c’est juste un avertissement sans frais, cette fois. Tu lâches l’affaire et nous, on te lâche la grappe ! Sinon, tu entendras de nouveau parler de nous et, cette fois, on s’occupera de ton petit corps parfait. Mais peut-être que c’est ce que tu attends, après tout ?

— Il faut que Khoury ait sacrément les boules, pour utiliser de telles méthodes, glousse Nadège, de moins en moins rassurée, d’autant que le gars de derrière lui pelotait les seins. Mais je ne crois pas que le deal soit possible, la date du procès est trop proche pour tout arrêter.

— Nous, on te dit cela, c’est pour te prévenir, reprend celui de devant, en récupérant l’iPhone de l’avocate dans la poche de la veste sur laquelle il s’est assis. Tu te souviens du petit journaliste qui avait osé venir importuner notre boss à la sortie du Blue Lagoon, après t’avoir interviewée ? Le voilà en photo après notre dernière rencontre. Pas beau à voir, pas vrai ?

— Vous n’êtes que des brutes, crache Nadège en découvrant la photo d’un visage tuméfié, pissant le sang.

— D’ici quelques jours, on retrouvera son corps échoué sur les bords de la Loire, vu qu’on l’a balancé à l’eau depuis une péniche. Mais on te rassure, on a de bons alibis, si l’idée te prenait de nous dénoncer.

— Et là, c’était un mec, alors imagine avec une nana gaulée comme toi…

Le truand installé sur le siège avant est appliqué à jouer du bout de sa lame avec les mèches tombant sur l’épaule de l’avocate, et avec le lobe de l’oreille quand la portière s’ouvre et qu’une main l’empoigne pour l’extraire de l’habitacle.

Surpris de la manœuvre, il se retrouve à terre et roué de coups, alors que son comparse, totalement paniqué, prend ses jambes à son cou, sacoche en main. L’inconnu n’a pas les moyens physiques de le rattraper, même pas de retenir le second énergumène, qui le bouscule et s’enfuit à son tour, mais de l’autre côté. Encore essoufflé par l’effort, il reprend un peu sa respiration avant de s’enquérir de l’état de la jeune femme, qu’il découvre tête posée sur son volant, proche de fondre en larmes, certainement.

— Ils vous ont…

— C’est bon, rien de grave, tout va bien, assure-t-elle en se redressant pour découvrir la tête christique de son sauveur. Par bonheur, il existe encore des hommes dignes de ce nom à notre époque ! Ces petits voyous feraient n’importe quoi pour glaner quelques pièces de monnaie ou un portable.

— Ce n’est tout de même pas rien ! soupire l’ange gardien. Vous n’aviez pas d’objets de valeur, ne serait-ce que sentimentale, dans votre serviette ? Tenez, voilà votre téléphone, ce voyou l’a lâché en déguerpissant. Désolé, il est mal en point. Enfin, ce n’est que du matériel. Si vous portez plainte contre ces pervers, je peux venir témoigner. Et puis il y a les caméras de surveillance du parking qui auront pris ces deux lascars en train de filer.

— Non, ce ne sera pas la peine ! répliqua l’avocate en s’installant à son volant. Cela ne servirait à rien. Les policiers ont d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’un vol de serviette. Ils ne s’en sont pas pris à moi, c’est ce qui compte. Je n’ai pas de temps à perdre avec de tels détails. Mais vous, que faites-vous là ?

— Juste une intuition de ma part. Je vous ai vue sortir de la brasserie pour téléphoner, puis regarder autour de vous, comme si ces individus vous harcelaient, et revenir à votre table visiblement soucieuse. Avant de partir comme une fusée en oubliant votre écharpe. Vous aviez l’air préoccupée, voire terrorisée. Et comme je n’ai rien d’autre à fiche de mes journées, vu que je suis au chômage, je vous ai suivie pour vous rendre votre écharpe.

— Merci, c’est gentil de votre part. Excusez-moi, je n’ai plus d’argent pour vous dédommager, mon portefeuille se trouvait dans ma sacoche. Bon, je suis désolée, je dois y aller, j’ai un rendez-vous important.

— Vous devriez tout de même porter plainte, ne serait-ce que pour…

— Je sais ce que j’ai à faire, je suis avocate !

À peine l’inconnu a-t-il fermé la portière, interloqué, que la Golf démarre en trombe, le laissant en plan dans ce parking, avec ses interrogations. Quand il revient au moment présent, la voiture et sa mystérieuse passagère sont déjà loin, au point qu’il se demande si cette scène aléatoire a bien existé. Il hausse les épaules d’impuissance et décide de reprendre son programme de la journée là où il l’avait laissé, deux étages plus hauts.

***

Mardi 2 septembre 2008, 16 heures

Discothèque le Blue Lagoon, quai Ernest-Renaud, Nantes

La boîte est fermée ; pourtant, la salle résonne d’éclats de voix comme à ses heures les plus chaudes. Tarim Khoury, caïd de la ville depuis plus de vingt ans, est ici chez lui, comme dans tant d’autres lieux de Nantes, et même d’autres villes. Souvent suspecté par la police, parfois interpellé, mais jamais inquiété par la justice. Un vice de procédure, un témoin qui perd la mémoire au dernier moment, un document compromettant qui s’évapore dans la nature ; à chaque fois, un retournement de situation lui permet de passer au travers des mailles du filet. Sans oublier quelques policiers et magistrats sous influence, bien sûr.

À soixante-douze ans, Khoury mène une vie de nabab, grâce selon lui à son nez dans les affaires d’import-export, la façade de son business, grâce surtout à des trafics en tout genre pour ceux qui sont au fait de ses activités. Une superbe villa à Orvault, qu’il partage avec son épouse, de dix ans sa cadette, une résidence secondaire à La Baule, une autre à Byblos, la ville libanaise de ses ancêtres et une dernière à Saint-Martin, depuis peu de temps. Le seul drame de sa vie, c’est la mort de ses enfants alors qu’ils se baladaient dans les rues de Beyrouth. Une blessure qui ne guérira jamais, cause du divorce d’avec sa première femme. La raison de sa dérive vers les affaires louches, même si son commerce a toujours été à la limite de l’honnêteté. Désormais, il se sert de sa fortune, de son influence et de son carnet d’adresses pour évoluer en Loire-Atlantique comme un sultan dans son royaume. Non, il n’a pas d’autre souci que de voir ses ordres appliqués comme il l’entend, au quotidien. Et aujourd’hui, ce n’est pas le cas !

Les deux sbires se font tancer d’avoir déguerpi de la sorte devant un clochard, revenant avec une serviette presque vide, hormis les encombrants papiers d’identité de l’avocate et omettant de prendre l’autre, celle qui contient tous les documents confidentiels, forcément jamais éloignée de sa propriétaire, peut-être cachée dans le coffre de son véhicule, ou sous un siège.

— Cela me coûte assez cher de soudoyer les gardiens du parking et un membre des patrouilles de police pour que, par la suite, vous fassiez le job correctement ! peste-t-il entre deux gorgées de bourbon. Je ne veux pas vous entendre prétexter qu’un simple clochard vous a pourri la tâche ! Demain, vous recommencez la manœuvre, elle sera encore livrée à elle-même, puisqu’elle refuse une protection rapprochée, vous aurez de nouveau les coudées franches. Cette fois, je veux des résultats. Je ne peux pas me permettre de voir son témoin venir déblatérer des ignominies sur mon compte. Compris ? Quant à vous, Neuwirth, je pensais, à vous entendre, que ce serait un jeu d’enfant de faire se déballonner cette poupée ? Et je me retrouve avec un dossier à propos d’un divorce. C’en serait presque risible, si mon avenir n’était pas en jeu.

Debout près du caïd, son bras droit depuis moins d’un an, Kléber Neuwirth, un jeune loup aux dents longues, costard tiré de la série des Borsalino et coiffure brune impeccable. À 34 ans, Neuwirth a rapidement pris du galon auprès de son patron. Il faut dire qu’il sort d’une grande école et possède une intelligence au-dessus de la moyenne. La preuve, ne cesse de dire Khoury à qui veut l’entendre, il a voulu travailler pour moi et non pour l’État !

— Je vais déjà me renseigner sur ce clochard qui est venu porter secours à l’avocate dans un sous-sol de parking. Je ne crois pas au hasard. J’aimerais bien savoir qui se cache derrière ce SDF, pas vous ? Avec les flics, il faut s’attendre à tout, et le commissaire Strasser, malgré tout le bien que vous semblez penser de lui, me paraît dépassé par les événements. Il fait dans son froc dès que ça commence à barder pour son matricule. Mais nous allons changer notre fusil d’épaule. On veut connaître la planque du témoin pour le buter avant le jour du procès. Ce type n’est pas un héros ! Si cette pétasse n’était pas là pour lui laisser miroiter la une des médias après avoir fait tomber Tarim Khoury, il aurait déjà pris ses jambes à son cou, j’en suis certain ! Finalement, plus d’avocate, plus de problème. Inutile de chercher à la faire parler, nous allons plutôt agir pour qu’elle se taise à jamais.

— Vous savez ce que j’en pense, vous prenez la responsabilité et vous l’assumerez jusqu’au bout. Débrouillez-vous comme vous voulez, mais que ce problème soit réglé avant la fin de la semaine. La perspective de ce procès pénible me ruine le sommeil depuis trop longtemps. Sans parler des réflexions de ma femme qui me pense gâteux. Compris, Kléber ? Vous me réglez définitivement le problème dans les plus brefs délais.

— C’est comme si c’était fait, promet le bras droit, un sourire au coin des lèvres. Considérez que maître Nadège Pascal ne figure déjà plus au nombre des vivants, Patron. D’ailleurs, elle a été mise en garde, non ? Un accident domestique, un stupide accident domestique comme il en arrive des centaines tous les jours en France et on se débarrasse du souci. Personne n’a chougné quand Claude François est mort électrocuté, et pourtant c’était Cloclo. Certains accidents sont tellement ballots que, même organisés, ils n’éveillent pas les soupçons. Vous ne serez pas éclaboussé par sa mort.

***

Mercredi 3 septembre 2008, 21 heures

Appartement de Nadège Pascal, rue Scribe, au cœur de Nantes

L’avocate habite à cette adresse depuis quelques mois seulement, heureuse d’avoir trouvé un logement agréable, non loin du cabinet. Une artère piétonnière à deux pas du théâtre Graslin, l’un de ses uniques plaisirs. Cela lui évite des trajets en voiture ou en tram, et puis, quand elle travaille tard, elle n’est pas loin de son lit. En arrivant au pied de sa porte, au troisième étage, elle est surprise de la trouver déverrouillée. Plutôt que d’entrer chez elle, elle se réfugie chez sa voisine et appelle la police pour expliquer son problème. Peu après, la patrouille arrive sur les lieux et, une fois effectué le tour complet de l’appartement, le chef certifie que la serrure n’a pas été forcée et que tout est en ordre à l’intérieur. Pas plus de traces de cambriolage que de présence d’un objet suspect. Malgré les doutes des policiers, lui expliquant que personne n’est à l’abri d’un oubli, Nadège est certaine d’avoir fermé son appartement à clé en partant le matin. Elle omet volontairement de leur parler d’un second trousseau volé la veille avec sa sacoche de travail, sinon elle devrait raconter l’intégralité des circonstances de l’acte de grivèlerie et cela prendrait des proportions inenvisageables. Elle s’excuse auprès des membres de la patrouille pour le dérangement inutile et pense qu’il s’agit d’une nouvelle manœuvre des sbires de Khoury pour la déstabiliser et la pousser à commettre une erreur de parcours ou, mieux, à lâcher prise.

Décidée à ne pas se laisser intimider, elle rentre dans son appartement, fait appel à un serrurier voisin pour venir, malgré l’heure tardive, poser deux verrous supplémentaires, s’enferme chez elle et se remet au travail. Malgré tout, le doute persiste dans son esprit et gangrène insidieusement son cerveau. La soirée est déjà bien avancée. Elle prend un somnifère, sans l’aide duquel il lui est désormais impossible de trouver le sommeil, et va se coucher. Avant que le cachet ne fasse de l’effet, elle a le temps de gamberger sur ce qui a pu se produire, puisqu’elle est persuadée d’avoir fermé la porte à clé. Un frisson lui parcourt le corps en pensant que les policiers de la patrouille ont pu recevoir des ordres de Khoury pour “oublier” de regarder une pièce où des sbires du caïd auraient posé une bombe, par exemple. Elle se lève, fait un tour complet de l’appartement, ne trouve rien d’anormal. Elle conçoit que ses accusations étaient infondées, elle se fait juste du cinéma. Pourtant, par prudence, sans même regarder les aiguilles de la pendule, elle sonne de nouveau chez sa voisine et lui demande l’hospitalité pour la nuit.