Un Pavé dans la Loire - Bernard Larhant - E-Book

Un Pavé dans la Loire E-Book

Bernard Larhant

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Beschreibung

Une enquêtrice aux desseins ambigus...

Le corps d'une chanteuse d'environ 45 ans est retrouvé dans un terrain vague de la banlieue nantaise, la tête recouverte d'un sac plastique. C'est le second crime d'un tueur qui semble en vouloir aux femmes de cette génération. Son diplôme américain de profileuse en poche, le commandant Agnès Delatour débarque à Nantes pour participer à l'enquête. Ses méthodes singulières et son style de vie particulier heurtent vite ses collègues.
Pourquoi certains notables de la région paniquent-ils au point de menacer Agnès ? Celle-ci ne serait-elle pas plus impliquée dans cette affaire qu'elle ne le montre ?
De Couëron à Ancenis en passant par Nantes et Champtoceaux, tout le monde va enquêter sur tout le monde, alors que le tueur en série frappe toujours…

Ce roman policier entraîne le lecteur dans une intrigue complexe et riche en rebondissements !

EXTRAIT

Les deux enquêteurs retournent avec précaution le corps – une femme d’une quarantaine d’années au fort excédent de poids, dotée d’une opulente poitrine certainement refaite – et l’un d’eux enlève délicatement le sac plastique couvrant le visage après avoir décollé la bande adhésive qui le serre à hauteur du cou. Annabelle se saisit aussitôt du ruban collant, convaincue qu’il est identique à celui utilisé pour l’affaire en cours.
Elle s’arrête net quand une voix féminine l’apostrophe et la fait tressaillir :
— Où avez-vous appris votre métier, OPJ, pour ne pas prendre un minimum de précautions avant de retirer un élément essentiel de l’atmosphère environnementale du meurtre ?
— Et vous, que faites-vous sur une scène de crime, réplique la policière en avisant une bourgeoise paumée dans ce secteur désert, vous n’avez pas remarqué la bande plastique de gel des lieux ?
— Je suis le commandant Delacour. On vous a certainement annoncé mon arrivée pour prendre la direction de l’enquête sur la mort de Clémence Abidal et, dès maintenant, sur celle de cette inconnue, puisque les deux affaires semblent liées, comme vous allez sans doute me l’assurer très vite. Veuillez vous éloigner, votre parfum bas de gamme mêlé à l’odeur de transpiration qui suinte de votre perfecto altère ma perception de l’atmosphère périmètre !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Larhant est né à Quimper en 1955. Il exerce une profession particulière : créateur de jeux de lettres. Après avoir passé une longue période dans le Sud-Ouest, il est revenu dans le Finistère, à Plomelin, pour poursuivre sa carrière professionnelle. Passionné de football, il a joué dans toutes les équipes de jeunes du Stade Quimpérois, puis en senior. Après un premier roman en Aquitaine, il se lance dans l'écriture de polars avec les enquêtes d'un policier au parcours atypique, le capitaine Paul Capitaine et de sa partenaire Sarah Nowak. À ce jour, ses romans se sont vendus à plus de 110 000 exemplaires.


À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

- À Lorraine, pour sa lecture attentive d’outre-Atlantique.

I

Lundi, 7 heures du matin. Cochonnerie de crachin nantais qui trempe les corps jusqu’aux os et crotte les santiags ! Dès que les lieutenants Martinet et Fontaine arrivent sur les bords de Loire, dans un terrain vague situé en aval de Couëron, leur premier ordre s’adresse aux bleus pour leur ordonner de délimiter la scène de crime déjà passablement piétinée par les inévitables badauds. Pendant que Julien Fontaine se charge d’interroger le joggeur qui a découvert le corps, appliqué à se réchauffer dans un fourgon de police, Annabelle Martinet effectue les premières constatations, note des traces de pas de grande taille aux alentours de la scène de crime et ramasse l’enveloppe d’un chewing-gum Hollywood qu’elle s’empresse, mains gantées, d’enfoncer dans un sac plastique. Aucun autre indice apparent autour de la victime, allongée sur le ventre dans ce terrain vague sordide où ne poussent que quelques joncs et des herbes sauvages.

En examinant de loin la dépouille dévêtue, Annabelle remarque quelques éléments troublants qui lui rappellent l’affaire que l’équipe tente d’élucider depuis quelques jours, sans résultats pour l’instant. Notamment la bande adhésive noire qui enserre les poignets et les chevilles de la malheureuse, le sac plastique magenta qui lui couvre le visage, provenant d’une chaîne nationale de librairies, avec son énorme H blanc. Pas de traces de lutte, pas le moindre vêtement de la victime dans les parages, pas de papiers d’identité.

Les membres de l’équipe technique de l’Identité Judiciaire prennent des photos par dizaines et récupèrent les maigres indices potentiels, retrouvés sur les lieux. Annabelle leur demande de faire analyser les “paluches” sur le papier du chewing-gum à la chlorophylle, sans trop d’illusion, car rien ne prouve son lien avec l’agresseur. Les deux enquêteurs retournent avec précaution le corps – une femme d’une quarantaine d’années au fort excédent de poids, dotée d’une opulente poitrine certainement refaite – et l’un d’eux enlève délicatement le sac plastique couvrant le visage après avoir décollé la bande adhésive qui le serre à hauteur du cou. Annabelle se saisit aussitôt du ruban collant, convaincue qu’il est identique à celui utilisé pour l’affaire en cours.

Elle s’arrête net quand une voix féminine l’apostrophe et la fait tressaillir :

— Où avez-vous appris votre métier, OPJ, pour ne pas prendre un minimum de précautions avant de retirer un élément essentiel de l’atmosphère environnementale du meurtre ?

— Et vous, que faites-vous sur une scène de crime, réplique la policière en avisant une bourgeoise paumée dans ce secteur désert, vous n’avez pas remarqué la bande plastique de gel des lieux ?

— Je suis le commandant Delacour. On vous a certainement annoncé mon arrivée pour prendre la direction de l’enquête sur la mort de Clémence Abidal et, dès maintenant, sur celle de cette inconnue, puisque les deux affaires semblent liées, comme vous allez sans doute me l’assurer très vite. Veuillez vous éloigner, votre parfum bas de gamme mêlé à l’odeur de transpiration qui suinte de votre perfecto altère ma perception de l’atmosphère périmètre !

— Atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ! marmonne Annabelle, sans se retourner, avant de se relever.

— Pardon, des objections, Lieutenant ?

— Non, soyez la bienvenue au sein de la PJ de Nantes ! Tiens, voilà justement le lieutenant Julien Fontaine qui revient de son premier contact avec le témoin ! Vous avez les deux tiers de votre équipe sous la main, à présent !

— À voir votre tenue de cuir, vous êtes la propriétaire de la grosse moto posée à l’entrée du chemin de terre…

— Pourquoi cela vous pose un problème ? rétorque Annabelle, irritée. Dès que Julien m’a appelée, j’ai sauté sur ma 750 pour venir le rejoindre en veillant à laisser ma bécane à distance pour ne pas mêler les traces de mes roues à celles du véhicule du criminel. Alors, comment humez-vous l’atmosphère du lieu, Commandant, à présent que je suis à distance du périmètre ? Pardonnez-moi, c’est la première fois que je vois un profileur de près, je ne sais pas encore comment ça fonctionne.

— Continuez ainsi et vous prenez une gifle pour insolence ! assène le commandant Agnès Delacour en haussant le ton. J’ai besoin de calme et de sérénité pour me concentrer. Laissez-moi cinq minutes et je vous rejoins, tous les deux ! Ah, une dernière chose, trouvez-moi un café, je n’ai rien eu le temps d’avaler. S’il vous plaît, lieutenant Martinet !

Annabelle n’est pas d’un tempérament à se laisser marcher sur les pieds, encore moins à subir les brimades de la hiérarchie. Julien Fontaine le sait bien, qui rit intérieurement de voir sa collègue s’approcher de lui en ronchonnant.

Cela fait à peine deux mois qu’il a été muté à la brigade de Nantes, frais émoulu de l’école des officiers de police, il a tout de suite craqué devant cette sauvageonne qui rend la justice durant les heures de travail et rejoint une bande de loubards à blouson noir, tellement semblables au sien, dès qu’elle reprend sa liberté.

Elle est son aînée d’un an à l’état civil et de deux dans la profession ; acquis suffisant pour qu’elle le mène par le bout du nez.

— Tu as appris des détails intéressants en interrogeant le témoin ? lance-t-elle mollement. Au fait, tu ne sors jamais de chez toi sans ta Thermos de café noir, si mes souvenirs sont exacts ? Sers-en une tasse à Samantha Waters qui nous fait l’honneur de venir commander notre équipe !

— À qui ça ? s’étonne Julien.

— Samantha Waters ! Tu n’as jamais regardé la série Profiler à la télé ? Je te croyais pourtant du style soirée pizza-polar ou pizza-foot, pantoufles aux pieds et chaussons aux pommes…

— Le joggeur m’a seulement certifié qu’il n’a vu personne autour du corps, ce qui signifie que le crime a eu lieu avant 6 heures 30 du matin, moment où il a failli buter sur le cadavre qui se trouvait au milieu de son chemin, comme si le tueur voulait que ce type le découvre ! Et toi, des indices ? J’ai vu l’un des gars de l’IJ repartir avec un papier d’emballage. Espérons qu’il a été jeté par notre type, ce dont je doute pourtant, car il semble très intelligent et ne laisse pas de preuves derrière lui. Deux crimes parfaits, c’est râlant ! Pour ma première grosse affaire, toutes les certitudes nées de mes cours et de mes stages volent en éclats ! L’assassin commet toujours une erreur, me certifiait mon mentor.

En retournant la tête, les deux lieutenants aperçoivent Agnès Delacour droite comme un i sous son pébroque, fixant le cadavre, les yeux mi-clos, dans une attitude quasi mystique. Ils savaient qu’elle arrivait ce jour et avaient pris comme une brimade le fait que l’enquête leur échappe. Manque de résultat ou d’expérience, peu importe, la venue d’un nouveau chef d’équipe sonne comme un désaveu et la pilule leur reste en travers de la gorge. Il faut dire qu’elle impressionne, Agnès, avec son long manteau tabac tombant sur des bottines assorties, sa chevelure auburn en bataille et ses troublants yeux vert clair !

« Il faut au moins cela pour inciter un mort à passer à table », se prend à railler Annabelle en secouant la tête de dépit.

S’ils ne sont que deux, c’est tout simplement parce que leur supérieur, le capitaine Hicham El-Saïd, fouille déjà le quartier depuis près d’une heure, en quête d’indices supplémentaires. « S’il voyait le tableau de Bernadette Soubirous en attente d’une illumination, il péterait un câble ! », songe Julien, lui qui privilégie les méthodes rationnelles ou, comme il le dit lui-même, reprenant une expression sportive, viriles mais correctes !

— C’est bon, vous pouvez retirer le corps ! ordonne Agnès, enfin sortie de sa méditation, sans même regarder l’homme qu’elle considère comme le médecin légiste. J’ai puisé de la scène assez de détails pour me faire une idée relativement exacte de ce qui s’est passé. Et vous, vos premières conclusions, Lieutenants ?

— Le capitaine El-Saïd, le chef d’équipe avant votre arrivée, suit la piste d’un type, Olivier Marchy, depuis le meurtre de Clémence Abidal, avance Julien Fontaine, tout en retenue. Si nous trouvons l’ADN de ce type sur le papier de chewing-gum, si sa pointure correspond à celle que nous avons notée autour du corps, c’est bingo. Même mode opératoire pour les deux crimes, à première vue, même souci du détail dans la mise en scène, seulement cette fois, nous avons des traces de pas et l’emballage en cadeau.

— Un fait est certain, pour trimballer une nana de plus de soixante kilos sur ses épaules, le meurtrier ne peut être qu’un mec ! enchérit Annabelle en jouant avec la fermeture Éclair de son blouson de cuir sous lequel elle ne porte visiblement rien d’autre qu’un soutien-gorge de sportive. Pas la moindre trace d’une bagnole ou d’une bécane, juste ces empreintes fraîches de godasses dans le périmètre ! La route est à une centaine de mètres, il faut se la colporter, la quadra ! Il a fallu qu’elle s’empiffre un max de gâteaux à la crème pour accumuler autant de cellulite aux cuisses et de bourrelets de graisse à la taille !

— Il doit s’agir d’une artiste, je pencherais pour une chanteuse… annonce Agnès sur un ton monocorde. Elle se produisait hier soir dans une salle de la région et quelqu’un l’attendait à la sortie. Une personne qu’elle connaissait, une femme sans doute… Oui, certainement une femme. Elle se sentait en confiance, elle n’a pas opposé de résistance lorsque sa connaissance lui a demandé si elle pouvait la reconduire jusque chez elle. Notre victime s’est mise au volant de sa voiture et c’est peu après qu’elle s’est aperçue du piège. N’avez-vous pas remarqué, Lieutenant Fontaine, combien elle empestait l’alcool, sitôt le sac plastique retiré ? D’ici, je sens encore les effluves d’un cognac bas de gamme ! Elle a été saoulée à dessein, conduite jusqu’ici dans un état second, forcée de se dévêtir sur le lieu de son trépas, attachée avec ce ruban adhésif d’emballage noir, les poignets d’abord, les chevilles plus tard. Puis elle a été étouffée avec le sac plastique.

— Le film s’est déroulé devant vos yeux pour que vous nous le décriviez avec autant de précisions ? s’étonne Annabelle, visage interdit. Dans ce cas, c’est simple, vous allez nous faire le portrait-robot de cette gonzesse assez baraquée pour charger cette grosse bonne femme sur son épaule et la transporter sur une centaine de mètres – car nous n’avons qu’une paire d’empreintes de pas – 1 mètre 80 minimum et des biscotos d’acier.

Annabelle n’a pas le temps de poursuivre son persiflage qu’elle est soulevée du sol et parcourt la petite centaine de mètres qui mène à la route sur le dos d’Agnès, suscitant les éclats de rire de Julien. Une fois toutes deux arrivées à proximité de l’asphalte, le commandant libère sa captive en la lâchant sans ménagement sur le bitume. Annabelle se retrouve les quatre fers en l’air, le nez frottant la roue arrière de sa 750.

— 1 mètre 72, 59 kilos, mais cinq années de judo ! explique Agnès en aidant sa collègue à se relever. Une sportive émérite peut accomplir un tel geste sans difficulté ! La victime n’a pas été violée, même pas agressée physiquement. Ce geste n’est pas celui d’un homme, en tout cas pas d’un maniaque sexuel. Cela dit, je peux me tromper…

— Une femme qui mâche du chewing-gum et chausse du 45, ce qui n’est pas votre cas, Commandant, cela vous élimine de fait de la liste des suspectes ! poursuit Julien Fontaine, mi-sérieux, mi-railleur. Vous êtes donc libre, vous ne correspondez pas à notre portrait-type.

— Trop aimable, Lieutenant ! Le ou la coupable peut très bien avoir récupéré le papier d’un chewing-gum laissé dans le cendrier d’un bar par votre suspect numéro un, en vue d’aiguiller les soupçons vers lui ; tout comme il est possible à une personne chaussant du 39, comme moi par exemple, d’utiliser des chaussures masculines de pointure 45 pour brouiller les pistes. Je pense que, lorsque nous aurons identifié la victime, nous retrouverons sa voiture dans un périmètre de 500 mètres. Une fois son forfait accompli, le criminel aura récupéré la sienne, qu’il avait préalablement laissée à cet endroit. Ne me regardez pas avec ces yeux de merlan frit, tous les deux ! Je reviens d’une année de stage au sein du FBI, aux côtés d’un profileur de talent, reconnu dans le monde entier. J’ai acquis par cette expérience unique quelques connaissances supplémentaires qui me permettent de gagner du temps sur le tueur en série. Car à partir de cet instant, il nous faut parler de serial killer.

— Seulement, ici, on se trouve à Nantes, pas à Miami, Las Vegas ou Manhattan ! rétorque Annabelle en se massant encore l’épaule.

— Là, vous commettez une erreur de programmes télévisés, Lieutenant ! ricane Agnès, appliquée à jouer avec la fermeture éclair du blouson de sa subalterne. Vous confondez Profiler et Les Experts ! Au fait, j’espère que je ne vous ai pas fait mal, en me servant de vous pour ma démonstration ! Comme vous avez l’allure d’un biker, je vous ai prise pour une dure à cuire qui ne craignait pas un geste brusque. En fait, cette tenue de “bad girl” cache un cœur de midinette et une silhouette de sylphide.

— Vous m’avez eue par surprise, c’est tout ! réplique Annabelle, piquée au vif. À la loyale, vous n’auriez jamais pris le dessus ! Vous avez de la chance que mon Perfecto ne soit pas déchiré, sinon vous auriez dû casser votre tirelire pour m’en payer un autre ! Vous savez combien je l’ai payé ?

— Vous ne l’avez pas volé dans un magasin, c’est déjà cela !

Hicham El-Saïd rejoint son équipe et se présente aussitôt à son supérieur. Ce Maghrébin longiligne de 35 ans au regard d’aigle noir parle peu, travaille souvent en solitaire, utilise des méthodes parfois peu orthodoxes, seulement il parvient toujours à ses fins. À la conclusion d’un dossier, ses coéquipiers préfèrent ne pas savoir la manière dont il s’est servi pour obtenir des indices ou des aveux, même si jamais un témoin ou un prévenu n’a porté plainte contre lui. « À traque de truands, méthodes de canailles ! », a-t-il coutume d’assurer à ses adjoints. Seul compte pour lui le résultat. Du moins, pour le boulot, car ensuite, toute son existence est consacrée à sa famille : à sa femme et à son môme.

— Je pense que j’ai déniché le véhicule de la victime un peu plus loin… annonce-t-il, sans une expression sur son visage. Une Clio assez âgée qui semble abandonnée dans cette zone peu habitée. D’ailleurs, un voisin insomniaque a vu un individu quitter cette bagnole pour monter dans une autre. On va avoir du mal à le coincer, ce salaud, on ne la lui fait pas ! Et vous, de votre côté, ne me dites pas que cette fois-ci encore, il ne nous a laissé aucun indice ?

— Si, des traces de pas dans la boue et un emballage de chewing-gum ! argue Annabelle en regardant Agnès. Le commandant pense qu’il s’agit d’une femme et tes premières conclusions corroborent une partie de ses prédictions, ce qui me fiche singulièrement les boules.

— Ce ne sont pas des prédictions, précise la chef, irritée, j’ai émis des déductions à partir de détails qui me permettent de matérialiser mes impressions. Bon, rentrons au bureau pour faire le point sur cette affaire et la précédente ! J’aimerais aussi me rendre sur le lieu du premier crime, munie des photos prises par l’Identité Judiciaire et des maigres indices laissés par le meurtrier.

Dès son arrivée au commissariat, Agnès Delacour fait la connaissance du grand chef, le commissaire Daniel Jourdan, un homme de terrain respecté de ses effectifs en raison d’une carrière exemplaire, frustré de se morfondre désormais dans un bureau et de passer ses journées à signer des ordres de mission et à gérer des budgets. C’est lui qui a réclamé la présence d’un profileur pour aider à coincer le criminel, pressentant, au vu de la manière d’opérer, qu’il pourrait s’agir d’un tueur en série qui allait empoisonner sa dernière année de fonction. Très proche de ses équipes, il perçoit instantanément leurs problèmes et tente d’y remédier. Ainsi, à cet instant, Hicham vit mal l’irruption d’une supérieure chargée de les chapeauter, porteuse de méthodes nouvelles qui vont forcément le perturber. Le commissaire s’efforce donc d’arrondir les angles en présentant en quelques phrases convaincues Agnès qui possède l’avantage de connaître assez bien la région, puisqu’elle est originaire de Saint-Nazaire.

La nouvelle venue reste discrète dans un coin du bureau ; Julien l’observe. Physiquement d’abord : solide – elle l’a prouvé aux dépens d’Annabelle – cheveux auburn ni courts ni longs, ni même simplement peignés, de beaux yeux vert clair qui sondent les interlocuteurs comme un laser, une petite bouche fine qui tranche avec un aspect général un peu masculin, une tenue classique qui laisse imaginer un corps superbement formé, de bonnes fesses et de bonnes cuisses suggérées par un pantalon de velours un rien serré. Pour le reste, commandant à 40 ans, un parcours sans faute comme en témoigne un CV qui les a fait pâlir d’envie lorsque le commissaire le leur a présenté, une réputation de froideur et de ténacité qui s’est vite vérifiée. Surtout la froideur ! Une fois Daniel Jourdan reparti à ses responsabilités, Agnès s’assoit dans le fauteuil du bureau pour s’adresser à son équipe :

— Mon métier, c’est de sonder les personnages pour lire ce qui se cache derrière un corps, un visage, une tenue, un lieu, un mot, un indice banal ; je sais donc ce que vous pensez de moi ! annonce-t-elle d’emblée en balayant ses trois collègues d’un mouvement calculé. C’est ma première affaire depuis mon stage américain, je ne possède pas la science infuse et je désire seulement apporter mon savoir au service de l’enquête que nous mènerons ensemble. Vous avez vos habitudes et vos principes, conservez-les ! Je ne viens pas prendre votre place, vous donner une leçon d’efficacité ni vous commander selon ma vision du métier ! Je ne sais même pas si je resterai à Nantes à l’issue de l’enquête, alors… Je ne cherche à vous imposer ni mes idées ni mes règles de travail, par contre je désire une collaboration loyale et efficace !

— Dans ce cas, on peut se tutoyer ! lance Annabelle avec une esquisse de sourire. Cela aidera à briser la glace car, au premier abord, tu es plutôt quelqu’un de froid et…

— Vouvoyez-moi, je vouvoierai chacun de vous ! coupe sèchement Agnès. J’ai horreur de la familiarité dans le travail car elle mène souvent à des négligences. Entre vous, continuez à agir comme par le passé, je vous le répète, je ne suis que de passage. J’insiste, je vous laisserai mener votre enquête à votre guise, sans rien changer à vos habitudes. Vous avez vos méthodes, vos indics, votre intuition personnelle, rien ne sera de trop pour boucler rapidement cette affaire. Néanmoins, je suggère que le lieutenant Martinet fasse équipe avec le capitaine El-Saïd, tandis que le lieutenant Fontaine m’accompagnera dès à présent ! J’ai su que vous aviez entamé des études de psychologie avant d’intégrer la police et que vous avez obtenu d’excellentes appréciations lors de chacun de vos stages. Je suis certaine que nous parviendrons facilement à nous entendre…

— Pardonnez-moi, Commandant, mais Julien et moi avons l’habitude de fonctionner ensemble, explique Annabelle, embarrassée. Je n’ai rien contre Hicham, seulement il aime bien agir en solo et je ne sais pas s’il acceptera une fille comme moi à ses côtés…

— Cette fois, il s’agissait d’un ordre, Lieutenant Martinet ! coupe Agnès. Vous accompagnez le capitaine El-Saïd et le lieutenant Fontaine fait équipe avec moi ! Message reçu ?

— Bien Chef !

— Bien Commandant ! Nous ne sommes pas dans une cuisine de restaurant mais dans un commissariat de police, même si nous laissons parfois mijoter nos suspects pour qu’ils se mettent à table.

Dès le début de l’après-midi, Agnès et Julien se rendent au domicile de Clémence Abidal, la première victime. 44 ans, divorcée, décoratrice d’intérieur, installée dans un quartier résidentiel de Rezé, une réputation d’oiseau de nuit, de fêtarde. En contemplant une photo de la victime prise quelques mois avant sa mort, Agnès note des similitudes avec la femme de ce matin ; une brunette bien en chair qui devait chercher à séduire en exhibant son opulente poitrine et en affichant ses rondeurs comme des objets de désir.

— Une proie idéale pour un pervers porté sur les femmes d’âge mûr au corps bien potelé, ajoute Julien Fontaine, convaincu de la piste d’un maniaque. L’enquête a permis d’établir un point : elle a passé sa soirée dans une boîte branchée de la périphérie nantaise, avant qu’un appel téléphonique ne la pousse à quitter la discothèque pour prendre sa voiture et s’évanouir dans l’obscurité de la nuit. Il était deux heures du matin, il lui restait alors 150 minutes à vivre, selon le légiste. Son assassin l’a accompagnée chez elle, à bord de sa voiture qu’elle a rangée dans son garage comme à l’accoutumée ; elle avait déjà passablement forcé sur le champagne, pourtant, elle a été contrainte d’ingurgiter ensuite le contenu d’une bouteille de cognac qui lui a supprimé toute volonté de résister à son agresseur. On l’a retrouvée allongée sur son lit, entièrement dévêtue, attachée aux poignets et aux chevilles par une longueur de sparadrap, la tête enfermée dans un sac plastique semblable à celui qui a été retrouvé voilà quelques heures, sur la victime du jour. Un bout de bande adhésive serrait le sachet autour du cou, empêchant l’air d’arriver jusqu’à sa bouche ou ses narines, causant l’asphyxie.

Pas un seul objet de décoration n’a été volé chez elle, aucune empreinte dans les pièces, aucune trace des habits affriolants ou des chaussures qu’elle portait durant la soirée, de son sac à main contenant ses papiers d’identité, de la bouteille de cognac vide. Si l’équipe a convoqué Olivier Marchy, c’est seulement en raison de son passé de violeur de deux femmes de 40 ans, qui l’a contraint à passer huit années derrière les barreaux. Sorti voilà juste un mois, il a sans doute récidivé, allant un peu plus loin en éliminant ses victimes pour les empêcher de le dénoncer… Pourtant, des détails clochent, qui font douter de sa culpabilité : ses deux précédentes victimes étaient des blondes qui se souciaient de leur ligne ; de plus, il avait abusé d’elles après les avoir neutralisées. Enfin, il portait une cagoule et les avait laissées en vie, les terrorisant seulement par le chantage de diffuser les photos, si elles allaient tout raconter aux policiers.

Rien n’a bougé depuis quinze jours dans la résidence de Clémence Abidal. Un appartement superbe – logique pour une décoratrice d’intérieur – à la décoration résolument moderne et inventive, avec des touches de fantaisie à l’image de la victime. Une fois de plus, Agnès s’isole dans le lieu pour s’imprégner de tout ce qui peut la mener sur une piste. Elle a posé les clichés du cadavre sur le lit de la chambre, à côté de deux autres, pris le soir même par un photographe local, où Clémence Abidal éclate de rire devant l’objectif : un esprit d’adolescente dans un corps de femme ! Une bonne bouille joufflue surmontée d’une frange brun foncé lui tombant jusqu’aux sourcils. Une poitrine opulente, désireuse de s’échapper d’un bustier sexy à dentelles. Quant à l’unique bouton de la veste de velours noir, il semble proche de céder sous la pression d’un corps aussi débordant de vie ! Elle avait choisi d’assumer pleinement sa petite taille et ses rondeurs. Du moins en apparence.

En quittant la chambre pour revenir au salon, Agnès découvre Julien Fontaine qui l’attend, appuyé à un mur, les bras croisés sur sa chemise à rayures. Il n’ose pas l’interroger, elle subodore son attente.

— L’assassin a appelé Clémence Abidal sur son portable, à partir d’une cabine, comme l’a révélé votre enquête. Nul ne sait s’il l’a convaincue de se rendre à la voiture en déclinant son identité ou en l’affolant, par exemple au prétexte d’une éraflure sur la carrosserie, un classique du genre. Je penche pour l’hypothèse suivante : Clémence connaissait son agresseur ; elle l’a conduit chez elle de son plein gré. Là, sous la menace d’une arme, il l’a obligée à boire le contenu de la bouteille de cognac pour la désinhiber totalement, avant de la forcer à se soumettre à son mode opératoire qui semble relever du fétichisme. Ou alors d’une névrose liée à une blessure de jeunesse. Vous n’avez trouvé aucune trace suspecte sur le couvre-lit ? C’est bizarre !

— Non, pas la moindre ! s’étonne Julien en venant s’asseoir en face de son chef. Pourquoi n’a-t-il pas tenté d’abuser d’elle ? Quel intérêt possède un cinglé à faire périr de la sorte une femme pulpeuse et sexy, sans même chercher à la violer ? Tout ce que j’ai appris à l’école de police ne tient pas la route. Les tueurs en série sont majoritairement des hommes, vous prétendez l’inverse dans l’affaire qui nous occupe ; ils passent à l’acte pour une question de sexe, d’argent, ou pour le “grand frisson” ; ici, cela ne semble pas le cas. La signature est évidente, mais elle ne nous éclaire pas : les mains ont été attachées pour lire la frayeur dans le regard de la victime impuissante, seulement pour notre individu, pourquoi agir ainsi puisqu’il ne la touche même pas ? Juste par sadisme ? Avons-nous affaire à un impuissant qui sait les limites de ses pulsions ? Et s’il connaît la victime, pourquoi la saouler au préalable ? S’il peut la soulever du sol, il peut la neutraliser sans la droguer… Et pourquoi la faire mourir par suffocation ? Le souvenir d’un jeu de gamins ou d’un bizutage de potaches qui aurait mal tourné ?

— Excellente analyse, Lieutenant ! ponctue Agnès en se levant pour tourner autour du salon. Quelques détails que je livre à votre perspicacité, néanmoins : on peut aussi tuer par vengeance… Vengeance face à une espèce déterminée : ici, éventuellement, les quadragénaires aux cheveux bruns, à forte poitrine, passant vite pour des allumeuses, ou encore les prédatrices de la nuit qui prennent et jettent les hommes au gré de leurs désirs… Vengeance après une humiliation subie, avec l’objectif de ne pas se faire prendre, ce qui explique la prudence du criminel, sa volonté de ne pas laisser son ADN sur le lieu du crime… Ou encore vision mystique qui réclame à l’assassin de nettoyer la planète de certains individus : pour le cas de Clémence, une bourgeoise libérée et amorale…

— Commandant, vous pensez toujours qu’il s’agit d’une criminelle, après la vision de la seconde scène de crime ? questionne Julien en se levant à son tour.

— Je ne vois pas un homme assez maître de lui pour rester de glace devant un corps féminin aussi pulpeux ! Même un eunuque l’aurait au moins caressée, aurait palpé un mamelon aussi lourd, aurait hasardé une main dans l’entrecuisse, mais une femme animée par un désir de vengeance peut se satisfaire pleinement d’éprouver une autre forme de jouissance plus personnelle, plus intime… Appliquant un plan machiavélique et implacable pour prendre une revanche sur le sort, sur un fait divers insignifiant en apparence, par jalousie physique ou sociale… Mais je n’exclus pas totalement l’acte d’un homme manipulateur au mental très fort, même si cela me semble improbable. Il sera intéressant de se pencher sur la personnalité des victimes : leur style de vie, leur passé, leurs hobbies, leurs habitudes, leurs lieux de loisirs, leur entourage, leur activité professionnelle. Il se dégagera certainement des points de convergence sur lesquels il nous faudra travailler avec méthode et précision. Même si Olivier Marchy, dont la presse n’a pas manqué de signaler qu’il représentait le suspect numéro un dès sa première audition, mâche des chewing-gums à la chlorophylle et chausse du 44, je n’en ferai pas le coupable ! Juste un parfait bouc émissaire.

À leur retour au commissariat, les deux policiers croisent une Annabelle triomphante, sortant de la salle d’interrogatoire avec un sourire hilare. Elle tend à Agnès un paquet d’Hollywood et une chaussure appartenant à Olivier Marchy, satisfaite du résultat de ses investigations pour un lieutenant qui n’a pas suivi de formation particulière sur un autre continent. Le commandant se contente d’esquisser un sourire avant de demander à sa subalterne si le suspect a avoué.

— Non, pas encore, il prétend même qu’il a un alibi que j’ai demandé de vérifier, réplique Annabelle du tac au tac. Seulement, devant l’accumulation de preuves, il ne va pas tarder à craquer, je fais confiance à Hicham pour cela ! Conforté par sa remise en liberté, après son interpellation suite à la mort de Clémence Abidal, il n’aura pu s’empêcher de céder à nouveau à ses mauvais penchants… Seulement, cette fois, on ne va pas le lâcher. Je crois qu’on vous a dépêchée pour rien sur Nantes, vous allez pouvoir rapidement repartir vers des villes où les équipes de terrain sont moins efficaces que la nôtre… C’est dommage, nous n’avons pas eu l’opportunité de faire davantage connaissance, je suis certaine que nous aurions pu devenir amies…

— Vérifiez tout de même l’alibi de Marchy, pour ne pas vous retrouver avec l’IGS sur le dos, Lieutenant Martinet ! conseille Agnès en demandant à Julien Fontaine de la suivre dans son bureau.

Juste après, Hicham El-Saïd frappe à la porte et pénètre dans la pièce avec à la main le dossier complet de l’identité de la seconde victime.

— Karen Dulac, 44 ans, célibataire. Ex-star éphémère de la chanson, voilà plus de vingt ans, sous le nom de Kali. Il me semblait bien que je l’avais reconnue, même si elle a morflé physiquement durant ces années ! Elle vivote depuis en animant des soirées dans la région, en donnant des galas avec ses quelques anciens tubes et un répertoire plus connu. Hier soir, elle se trouvait à Saint-Herblain, pour la fête locale. Voilà deux ans, elle s’était fait refaire le visage et la poitrine, avec les gains d’une compilation de ses anciens succès et elle avait repris sa véritable identité pour rompre avec un passé qui lui collait aux basques. Ce qui explique pourquoi personne ne l’a formellement reconnue, malgré sa petite notoriété de l’époque. Sinon, je ramène aussi les premières conclusions du croque-mort.

— Du croque-mort ? s’étonne Agnès.

— Pardon, du médecin légiste, Jean-Paul Fauré ! se reprend le capitaine. Vous aviez raison, elle a bien bu du cognac à forte dose et n’était plus totalement consciente au moment de sa mort. Elle ne devait même plus tenir sur ses jambes en arrivant sur le lieu de son exécution. Je pensais poursuivre l’enquête à Saint-Herblain en allant interroger les responsables de la soirée…

— Merci Capitaine ! Cette fois-ci, plus de doute possible ! Nous avons affaire à un serial killer qui semble s’amuser avec nous, comme le démontre l’histoire du chewing-gum et des traces de chaussures. Mais nous n’allons pas entrer dans son jeu. Julien, je vous laisse convaincre le lieutenant Martinet qu’elle fait fausse route avec son suspect. Le port du casque est bénéfique pour la sécurité, mais visiblement néfaste pour l’évolution du cerveau. De mon côté, je dois me rendre au palais de justice pour faire connaissance avec le juge d’instruction dont je dépends. Bon courage, Lieutenant !

En sortant du commissariat, place Waldeck-Rousseau, Agnès constate que la pluie s’est arrêtée, ce qui va lui permettre de s’adonner à sa passion : la marche. Certes, elle va devoir traverser le centre-ville pour se rendre à l’île Beaulieu ; cela ne lui fait pas peur et lui laisse le loisir de réfléchir tout en progressant le long de l’Erdre. Perdue dans ses pensées, elle omet d’admirer l’île de Versailles, si bien aménagée avec son jardin japonais. À peine lève-t-elle les yeux pour admirer la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul dont elle se souvient de l’incendie de la toiture dans les années 1970. Elle s’arrête cependant quelques instants devant le château des Ducs de Bretagne pour apprécier sa restauration et surtout ses douves, débarrassées des immondices qui la remplissaient. Elle arrive enfin au pont Aristide Briand qui traverse un bras de la Loire pour mener à l’île Beaulieu. Elle n’est toujours pas à proximité du nouveau palais de justice et doit encore accomplir quelques centaines de mètres le long du fleuve, bien impétueux en ce lendemain de grosses averses.

Enfin, elle parvient sur le quai François Mitterrand, avec pas mal de retard sur l’horaire du rendez-vous, et découvre une immense construction moderne. Rarement, Agnès Delacour n’a eu à pénétrer dans un bâtiment aussi étonnant que le nouveau palais de justice de Nantes.

Conçu par l’architecte Jean Nouvel, il occupe une partie de l’île Beaulieu, proche du centre-ville, auquel il est relié par une passerelle piétonne. D’un concept résolument futuriste, il tranche avec les habituelles bâtisses de pierre monumentales au frontispice soutenu par des piliers robustes. Ici, rien de tout cela ! Construction de verre et de métal, le lieu est par bonheur planté au milieu d’espaces verts qui donnent à la justice une note plus humaine. Pour autant, comment ne pas repenser avec nostalgie à l’ancien bâtiment dans lequel on pénétrait avec solennité et non avec l’agitation de touristes cosmopolites débarquant dans un aéroport ?

À l’intérieur, après un petit parcours du combattant, Agnès finit par prendre contact avec le juge Édouard Raspail, un homme d’une quarantaine d’années, à l’allure moderne et au regard vif. C’est lui qui a insisté pour qu’Agnès prenne cette affaire en main.

Le premier contact est un peu crispé entre une femme froide d’apparence, sur son quant-à-soi, et un magistrat impressionné par la prestance de son interlocutrice et fasciné par sa trajectoire parfaite. En guise de préambule, la conversation s’oriente sur le bâtiment.

Le juge Raspail avoue regretter l’ancien palais de justice et ne pas comprendre comment on peut qualifier celui-ci de palace, comme le fait la presse. Rapidement, il en vient au vif du sujet en expliquant comment, dès la lecture du premier rapport sur la mort de Clémence Abidal, il a compris que ce crime n’était que le premier d’une série. Rien ne correspondait à un acte isolé, ni le mode opératoire ni les motivations possibles.

— Vous connaissiez les victimes, Monsieur le juge ? interroge la policière. Clémence Abidal devait fréquenter les cercles huppés de la ville desquels je vous imagine familier, par goût ou par devoir… Et Karen Dulac était l’une des gloires artistiques de la région, même si son aura avait perdu de son lustre au fil des années.

— Appelez-moi Édouard, je vous prie ! suggère le magistrat. Ne jouons pas les vieux précieux, cela n’est pas de notre âge. Clémence Abidal ne fréquentait pas les lieux qui me sont les plus familiers ; néanmoins, il m’est arrivé de discuter avec elle à un cocktail ou une inauguration. Si je devais vous fournir un jugement à l’emporte-pièce, je dirais qu’il s’agissait d’une femme extravagante, exubérante même, qui transportait ses clients, au gré de sa fantaisie, dans des univers qui ne les enthousiasmaient pas forcément, une fois le résultat visualisé. Seulement, elle possédait une notoriété inoxydable, une assurance inébranlable et œuvrait pour des gens qui ne pouvaient reconnaître leur faute de goût devant leurs semblables. Il existe des couches de société où le paraître vaut plus que la sincérité, et encore plus dans notre monde actuel où le kitch passe pour de l’art moderne ! Elle vendait de la poudre aux yeux ; lorsque les paupières de l’acheteur s’ouvraient, le choc était dur pour certains regards ! Seulement, pas un seul de ces notables n’aurait pris le risque d’éliminer une arnaqueuse pour se venger d’une humiliation. Mieux, ils recommandaient sans doute à leurs meilleurs ennemis de s’offrir ses services pour affirmer leur position sociale…

— Et concernant Karen Dulac, la star en perte de vitesse, un commentaire, Monsieur le juge ?

— Une voix incomparable, hélas mal orientée ! argumente Édouard Raspail. J’ai eu l’occasion de lui en exprimer un jour mon regret ; j’aurais aimé l’entendre dans un registre jazzy et non dans la chansonnette pour hit-parade, la beuglante pour diva de bacs à disques ! Elle a tout plaqué, sa maison de production, son agent, ses musiciens attitrés, pour revenir vivre auprès de ses parents, aujourd’hui décédés, dans la ville de sa jeunesse. Je crois qu’elle a connu de nombreux échecs sur le plan sentimental, raison pour laquelle elle était toujours célibataire, même si, durant une époque, ses idylles sulfureuses, réelles ou inventées par les tabloïds, ont défrayé la chronique. Qui pouvait lui en vouloir ? C’est elle qui aurait pu éprouver une rancœur face à une société si prompte à broyer les dieux qu’elle a adorés ! Si je devais leur trouver un point commun, ce serait une même rancœur face à la nature et au monde moderne, une forme de mal-être qui ronge de l’intérieur. Peut-être aussi une fierté semblable qui empêche d’avouer qu’on souffre en silence. Je crois savoir que Karen en voulait au chirurgien qui avait remodelé son corps et son visage. Elle n’était pas parvenue davantage à accepter sa nouvelle silhouette que son visage si différent ! De quoi devenir un assassin, pas une victime. Vous avez une piste pour cette enquête, Agnès ?

— Bien sûr, Monsieur le juge ! Seulement il est encore trop tôt pour vous en faire part ! Je reste perplexe face à des crimes aussi étrangers à toute pulsion, aussi ascétiques, si je puis me permettre cette expression. Le mobile n’est pas le sexe, pas davantage le gain, ni même un quelconque plaisir morbide. L’assassin répond à un désir de vengeance quasiment sacerdotal, comme si ses actes correspondaient à une démarche évidente dont l’aboutissement ne suscite aucune émotion visible. Il fallait qu’elles meurent, rien de plus ! Voilà ce que je peux dire après ces premières heures d’investigation.

— Je suppose que la piste Olivier Marchy a déjà du plomb dans l’aile… poursuit le magistrat avant de sourire. Pour ne rien vous cacher, à titre personnel, je n’y ai jamais cru, malgré son passé. N’hésitez pas à reprendre contact avec moi, dès que vous aurez du nouveau ou des interrogations à soumettre à un aficionado des méthodes modernes d’investigation, qui croit en votre talent ! J’ai vite compris que vos collègues voyaient votre venue d’un mauvais œil. Mes journées sont chargées, mes soirées plus calmes, en général. Il me serait agréable de vous inviter à dîner, en tout bien tout honneur, cela va de soi ! Par pitié, ne me laissez pas trop languir…