L'ingénue - Henry Gréville - E-Book

L'ingénue E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

L'armoire à glace vit assurément quelque chose de fort joli, le jeudi suivant, vers cinq heures, lorsque Norine jeta un dernier coup d'oeil sur sa toilette. Une robe de soie écrue, présent de madame Breteuil, relevée de noeuds cerise, prenait gracieusement la taille élégante de la jeune fille. Le collier de corail entourait son cou ; les joues rosées, les cheveux châtains relevés sur la tête en noeud antique, et les yeux bleus, plus bleus que jamais, formaient un ensemble tel que l'armoire à glace devait se déclarer satisfaite. Si cette armoire avait vécu dans un monde plus aristocratique, elle eût remarqué la grosseur disproportionnée des os, la laideur vulgaire des pieds et des mains, le manque de finesse de la peau ; elle se fût aperçue que la beauté de Norine était fragile comme l'éclat des nuages au premier matin ; rien qu'à regarder madame Guerbois en contemplation devant son idole, elle se fût dit que Norine serait infailliblement, avec le temps, telle que sa mère, pire que sa mère peut-être, car les traits de la jeune fille étaient moins purs.

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L'ingénue

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIPage de copyright

Henry Gréville

L’ingénue

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Justin Lignon passait le long de la rue Lafayette, en regardant autour de lui. Ce n’était pas son habitude : d’ordinaire très pressé, il marchait vite, serrant sous son bras la serviette de chagrin gonflée de papiers qui caractérise en général tous les hommes employés n’importe à quoi dans n’importe quelle administration. Mais ce jour d’avril conviait les Parisiens à la flânerie, Justin n’avait point de serviette, et par conséquent se sentait plus léger ; et puis qui ne sait combien la présence de quelques billets de banque dans un repli du portefeuille allège la démarche d’un homme ?

Les cinq derniers jours du mois, on marche affaissé, le poids de la vie pèse sur les épaules ; on songe à son bottier, à son tailleur, à une quantité de notes impayées suspendues comme des épées de Damoclès et toujours renouvelées, à mesure qu’elles tombent sous la force irrésistible du léger timbre-quittance. Vers le 29, on reprend un peu courage, de même que les fleurs relèvent la tête quand approche la fraîcheur du soir ; le 30, cela va déjà beaucoup mieux, et le 31, on sort le paletot boutonné, l’air fier, sans arrogance, avec le noble orgueil d’un homme qui a de l’argent dans sa poche.

Justin n’était pas moins que les autres accessible à la joie du premier du mois, et ce mois étant celui d’avril, sans savoir pourquoi, il ne se sentait pas d’aise. Pour comble d’impressions attendrissantes, ce jour était un samedi, l’heure entre trois et quatre, et les noces qui se rendaient au bois ne cessaient de défiler dans les grands landaus tout en glaces ; Lignon en compta jusqu’à cinq. Les mariées, plus jolies les unes que les autres, avaient ce petit air important qu’elles prennent au sortir de la mairie ; les jeunes gens, garçons et demoiselles d’honneur, jasaient et riaient à leur suite...

Il y avait très longtemps que Justin n’avait assisté à une noce, ce qui lui avait laissé le loisir d’oublier les ennuis et les fatigues de cette solennité ; il parcourut rapidement dans son souvenir la liste de ses amis, s’assura qu’aucun événement de ce genre ne pointait à l’horizon, s’en sentit navré, et regarda s’il ne venait plus d’autres noces par la rue Lafayette... Non, il ne venait plus que des omnibus !

Notre ami ramena ses yeux vers le trottoir passablement encombré, et où ses préoccupations l’avaient fait heurter déjà plus d’une fois des gens aussi absorbés et plus affairés que lui ; il soupira, et songea à la maison de librairie qui venait de régler ses appointements avec une légère augmentation.

C’est gentil d’être mis à quatre mille quand on gagnait trois mille six. C’était déjà gentil d’être à trois mille six, après deux ans seulement d’initiation aux affaires. Venu de sa province avec un fort accent charentais et une lettre de recommandation pour le député de l’endroit, Justin Lignon s’était vu caser tout de suite chez un des grands éditeurs parisiens, où son honnêteté scrupuleuse l’avait fait apprécier au bout de très peu de temps.

Deux choses caractérisaient Justin : sa haute probité et la bonne opinion qu’il avait de lui-même. Ses cheveux bruns recouvraient des ambitions sans limites ; au café, là-bas, à Angoulême, il enthousiasmait ses jeunes amis par la faconde de ses discours.

– Oh ! toi, tu iras loin ! lui disaient-ils avec une conviction profonde.

Et il le croyait encore plus qu’ils ne le croyaient eux-mêmes.

Comment s’y prend-on pour aller loin ? Faut-il partir vite en faisant feu des quatre pieds, ou s’acheminer avec prudence comme un train de marchandises qui se met en marche ? Justin était pour les pétarades ; il eût aimé à enfoncer les portes, celles des théâtres surtout ; mais voilà !... Depuis qu’un critique éminent répète environ douze fois par an que les jeunes gens devraient apprendre le théâtre avant de se mêler d’en faire, les directeurs sont plus inabordables que jamais, ou du moins Justin le croyait, et il n’aimait pas à apprendre. Apprendre quand on a du génie ! Se plier au métier quand on a des aspirations hautes comme la coupole du Panthéon ! Non ; Justin ferait du théâtre plus tard, quand il aurait forcé les résistances au moyen de quelques bons livres.

Qu’est-ce qu’un bon livre ? se demandait notre héros en remontant la rue Lafayette. Est-ce un livre bien fait ? Non, car certains livres bien faits ne sont pas bons du tout. Un livre amusant ? Pas davantage. Un livre utile, alors ? Hélas ! regardez chez les bouquinistes les milliers de volumes utiles, indispensables, que personne n’a jamais lus ! Justin Lignon conclut qu’il y avait deux sortes de ce qu’il considérait comme de bons livres : ceux qui faisaient parler d’eux avec louange, et ceux qui se vendaient beaucoup. Le livre qui réunirait ces deux qualités serait un livre excellent !

Un roman alors ? Oui, le roman, ce n’était pas mal... Un sujet ? Ah ! mon Dieu ! ce n’était pas les sujets qui manquaient ! Rien que dans les cinq noces qui venaient de défiler tout à l’heure, bien sûr il y avait cinq romans, dans le passé et dans l’avenir, peut-être dans les deux à la fois ! Le tout, c’était de les deviner ! Mais, pour peu qu’il voulût se donner la peine de chercher cinq minutes, Justin était sûr de trouver dix fois pour une.

Mais pour poser un homme dans les plus hautes sphères le roman est insuffisant ; c’est tout au plus pâture de badauds ; il ne faut point médire du roman, cela rapporte ; toutefois un livre d’économie politique, par exemple, voilà ce qui serait un coup de maître ! On attire ainsi sur soi l’attention du gouvernement : avec quelques amis politiques, quelques articles bien faits, que n’obtient-on pas ? Justin avait sous la main une quantité considérable d’ouvrages publiés par la maison qu’il employait, les documents ne lui manqueraient pas ; il avait des loisirs assez importants...

Entre la rue Taitbout et le square Montholon, Justin Lignon eut tracé le plan de son livre et celui de sa destinée. Et pourquoi ne serait-il pas ministre un jour ? D’autres l’avaient été qui ne le valaient pas ! En ceci, et quelle que fût d’ailleurs l’outrecuidance de ses ambitions, le brave garçon ne se trompait guère. Et une fois son livre d’économie politique publié, une fois sa situation acquise, il ferait du roman pour s’amuser. N’avait-il pas un illustre précédent en la personne de M. Disraeli, sans parler de sir Lytton Bulwer ?

De telles perspectives ne s’ouvriraient pas à coup sûr devant un homme qui ne s’en serait jamais préoccupé : l’esprit de Lignon travaillait depuis longtemps ces méditations, mais elles étaient restées jusque-là à l’état d’embryon ; sous le soleil d’avril, sous l’influence des fleurs d’oranger virginales, entrevues dans les landaus, elles sortaient comme jadis Minerve du cerveau de Jupiter, et, plus heureux, Justin ne ressentait pas le moindre mal de tête ! Au contraire, il se trouvait plus grand, plus beau, plus léger ; il eût volontiers écarté les jambes pour laisser passer les voitures, tant le monde autour de lui ressemblait à Lilliput, en comparaison de ses gigantesques conceptions.

Cependant il avait à prendre l’omnibus, pour rentrer à la maison Corroyeur, située près du Panthéon ; Pégase eût mieux fait son affaire, mais une impériale de tramway n’a rien d’antipoétique ; le mouvement onduleux de la voiture, le voisinage des feuilles nouvellement nées aux platanes des boulevards, et qui vous entourent d’une double haie de verdure, ne sont pas dépourvus d’agrément ; et puis on plane à mi-chemin du ciel, et Justin aimait à planer. Arrivé à la gare de l’Est, il grimpa donc sur l’impériale du tramway de Montrouge, et promena autour de lui le regard royal de ses yeux gris d’ardoise.

Une dame s’approchait, accompagnée d’une toute jeune fille, encore presque enfant. Deux longues tresses châtaines qui tombaient plus bas que la ceinture lui donnaient une sveltesse élégante.

– Montons sur l’impériale ! dit la jeune fille à sa mère.

Justin remarqua le son de la voix, qui était doux et modeste.

La mère, moins svelte, ne se souciait pas de l’impériale. La propriétaire des longues tresses leva alors avec un air de regret boudeur son visage, que le chapeau de paille brune cachait jusque-là aux regards de Justin, et montra à celui-ci un délicieux ensemble.

Les lèvres un peu trop épaisses étaient rouges et fraîches ; l’ovale un peu grossier, les joues trop fortes et trop colorées manquaient de distinction, mais le front était charmant, et les yeux... Ah ! ces yeux ! Justin en eut soudain l’âme férue.

C’étaient deux tendres myosotis, pas grands, pas très beaux de forme, pas pareils, ce qui leur donnait une irrégularité piquante ; mais l’expression en était si tendre à la fois, si originale, si malicieuse et si résignée, qu’on se sentait envie de leur demander grâce. Pourquoi cette demoiselle levait-elle vers l’impériale d’un tramway ce regard plein de choses éblouissantes ? Justin ne songea point à se le demander et se contenta d’être ébloui.

Les deux dames s’assirent en bas : Lignon s’était levé à demi avec un vague désir d’aller s’asseoir en face de ces yeux bleus, mais il s’avisa qu’en bas c’était complet, et garda sa place. Dans les environs de la rue de Rivoli, les yeux et leur mère descendirent, les tresses ondoyèrent un instant au milieu d’un méli-mélo de voitures à faire trembler, puis Justin ne vit plus rien et n’y pensa plus.

Le plan de son livre l’absorbait désormais tout entier. Cependant, comme il était très bon employé et très consciencieux en toute chose, une fois rentré, il mit de côté l’économie politique pour rendre compte de ses démarches du jour. Assis à son grand bureau de chêne, il travailla sans distraction jusqu’à six heures ; puis, quand le cartel sonna les quatre coups d’avertissement, il rangea ses papiers dans la serviette de chagrin noir ; pendant que les six coups suivaient, il ferma à clef son tiroir, et, au moment où Saint-Étienne-du-Mont répétait la sonnerie, il était dans la rue Soufflot, au-dessus du Luxembourg.

Quel beau jour que le samedi, surtout après six heures ! Heureux samedi ! Frère aîné du dimanche, il en a l’avant-goût et n’a point derrière lui un lundi maussade pour le pousser et bousculer ses dernières heures vers l’impitoyable besogne du lendemain matin. Le samedi, on se couche aussi tard qu’on veut ; personne ne vous oblige à vous lever de bonne heure après un sommeil réparateur et que ne trouble le souvenir d’aucune bévue. C’est dans la nuit du dimanche au lundi qu’on se souvient de ses bévues, quand il y en a. Aussi, sûr de vingt-huit ou trente heures de tranquillité, Justin gagna le Luxembourg et s’assit sur une chaise. Il se sentait toujours un des princes de la création, mais aujourd’hui il en était le roi. Son livre lui ouvrait d’immenses horizons ; les amis que depuis deux ans il avait su se faire par ses qualités de cœur et son intégrité passée en proverbe, allaient être bien étonnés quand il leur en parlerait ! Tout à l’heure, au café, quand ils allaient se réunir, il leur expliquerait le plan, le chapitre et la subdivision des chapitres de ce volume triomphant. Préoccupé maintenant de la question plus terre à terre de l’apparence, question qu’il ne faut pas négliger, car elle a son importance, il quitta sans regret les ombrages frais, l’eau bleue du bassin et toutes les femmes illustres de France dans leurs robes godronnées de marbre, pour aller sous les arcades de l’Odéon se rendre un peu compte de l’effet des couvertures et du format. La couverture jaune était la meilleure, comme tirant l’œil plus sûrement ; et puis au premier abord on ne sait si c’est un roman... Il faudrait trouver un titre auquel on pût se méprendre : le lecteur désirerait le lire, et déçu, sur le point de fermer le livre, ne pourrait faire autrement que de continuer sa lecture, entraîné par l’intérêt... Justin Lignon était tout ce qu’il y a de plus honnête, mais la librairie a ses trucs, comme tout commerce ; et pourquoi ne pas s’en servir pour soi-même, alors qu’on en a tant fait bénéficier les autres ? L’expérience est un capital qu’il faut savoir employer.

Tout à coup Justin s’aperçut qu’il était tard et que ses amis devaient l’attendre. Leur petit cénacle se réunissait le samedi soir, et ordinairement on était fort exact. Il pressa le pas, sans pour cela perdre de son importance, et rejoignit son monde.

II

On avait dîné dans une salle à l’entresol du petit restaurant ; il ne restait plus sur la table que des bouchons, des salières et des tasses à café vides. Les amis de Lignon, appuyés sur le coude, discutaient avec feu les opinions les plus contradictoires, ainsi qu’il arrive entre gens jeunes et convaincus. Un seul d’entre eux écoutait beaucoup, sans en avoir l’air, parlait peu, et les mains dans ses poches, à demi renversé sur sa chaise dans une posture indolente, semblait collectionner les paroles des autres pour s’en faire une petite réserve à l’occasion.

– Eh bien ! et toi, Muriet, qu’en dis-tu ? fit un des causeurs en se retournant vers celui-ci.

– De quoi ?

– De la question des salaires ?

– Je n’en dis rien, je vous écoute, répondit Muriet sans se déconcerter.

– Quand celui-là aura une opinion à lui, s’écria Rouffier avec un peu d’humeur, c’est qu’on nous l’aura changé !

– J’ai mes opinions, mais je les garde, répliqua Muriet sans se troubler.

– De peur de les user, n’est-ce pas ? Ah ! on peut dire que tu ne dépenses pas grand-chose, toi ! Pas même des paroles !

– Je m’en sers quand il le faut, mais je n’aime pas à les gaspiller.

– Il s’en sert pour obtenir des protections ! s’écria un autre interlocuteur, et c’est là qu’il peut dire qu’elles lui servent à quelque chose, car sans protections...

– Tu veux dire que je n’ai pas de talent ? fit Muriet en réprimant un mouvement. Eh bien, mon cher, fais comme moi ! Tâche de trouver qui te protège, car pour du talent, bien sûr, tu n’en as pas plus que moi !...

– Ce n’est pas sûr ! grommela Rouffier. Et puis, dans tous les cas, je n’ai fait de courbettes dans aucune antichambre...

– Eh ! mais, l’antichambre mène au salon et même à la salle à manger ! répliqua Muriet en se remettant d’aplomb sur la chaise ; les bons dîners ne sont pas à négliger ; au prix où sont les huîtres, et quand on les aime...

– C’est cela : tu te sers des coquilles des huîtres que tu manges chez les gens pour caler tes plans, car sans cela ils ne seraient pas d’aplomb ! s’écria Rouffier si heureux de sa mauvaise plaisanterie, que sa rancune tomba soudain. Entre architectes, c’est un service qu’on peut se rendre !

– Qui t’a dit que je dîne chez les architectes ? fit Muriet d’une voix moins claire.

– Voilà ! on ne saura jamais ! Tu en fais un mystère ?

Tout le cénacle s’était mis à écouter cette conversation qui, sous une apparente frivolité, cachait de gros intérêts et de non moins importantes querelles. Les deux jeunes architectes étaient souvent en compétition, et jusqu’alors c’est Muriet qui avait remporté le plus de succès, bien que, de l’aveu de tous, Rouffier fût le plus capable. Mais celui-ci, encore naïf et chevaleresque, prétendait ne rien devoir qu’à ses mérites, ce qui lui faisait courir grand risque de rester à jamais inconnu. Lignon, qui par tempérament n’aimait pas les querelles, essaya de rompre les chiens.

– Où vas-tu demain ? demanda-t-il à Muriet. C’est demain dimanche.

– Il dîne en ville ! s’écrièrent ensemble tous les jeunes gens.

On éclata de rire. Seul, Muriet resta grave.

– Non, pas en ville, à la campagne.

– Bravo ! cria le cénacle en applaudissant.

Muriet s’inclina, comme un acteur aimé du public.

– Chez des gens riches ? demanda Rouffier.

– Non, pas riches du tout, mais charmants. Veux-tu que je te présente, Lignon ? Toi qui as la vocation littéraire, tu trouverais là de quoi étudier.

– Tu peux y aller, Justin, fit Rouffier ; s’il te présente, c’est qu’il n’y a rien à faire dans cette maison-là ni pour lui, ni pour personne.

– Eh mais ! ce n’est pas si sûr. Il y a une jeune fille délicieuse.

– Tu ne l’épouses pas ? demanda railleusement Rouffier.

– Elle n’a pas le sou. Moi, je n’épouserai qu’une femme riche.

– Par amour ?

– Oui, par amour. On aime toujours celle qui vous apporte le bien-être.

– Fi ! s’écria Lignon en levant les bras au ciel. Mon rêve à moi serait d’être tout pour celle que j’aimerais ; je voudrais qu’elle me dût tout le bonheur de sa vie !

– Quel rêve ! Ce n’est pas si difficile à trouver, une femme qui n’a pas le sou ! Ce n’est pas qu’il en manque ! dirent des voix moqueuses.

– Je la voudrais jeune, toute jeune, afin que rien d’impur n’eût effleuré son âme...

– Au biberon, alors ?

Lignon ne se laissa pas déconcerter et reprit :

– Toute jeune, ignorante de la vie, heureuse du bien-être que je lui donnerais et qui dépasserait ses espérances.

– Nabab ! Tu as donc un galion de caché ?

– Oui ! fit Justin de cet air de suffisance admirable qu’on est convenu d’appeler modestie.

– Un oncle ? un trésor ? une martingale ?

– Non !

Et, promenant son regard sur l’auditoire, il jeta d’une voix solennelle ces paroles décisives :

– Je fais un livre !

– Un roman ?

– Non, pas de roman ; plus tard, je ne dis pas... mais je vise plus haut.

– Voyons, sois gentil, ne nous fais pas languir ; qu’est-ce que tu fais ? Un traité d’alchimie ?

– Non ; un traité d’économie politique.

Lignon paraissait si sûr de son fait que les jeunes gens ne surent trop que dire. Après tout, pourquoi pas ? Aucun d’entre eux n’avait de notions bien nettes sur l’économie politique ; il se pouvait que Lignon fût capable d’en parler savamment. Aussi l’annonce de ce projet ne provoqua ni railleries, ni approbations, et tomba sans susciter de réflexions. Notre ami eût préféré une brillante controverse ; il se sentait plein de son sujet ; il en eût démontré les mérites avec une faconde extraordinaire ; mais comme personne ne lui en parlait, il n’osa s’étendre.

– Eh bien, viens-tu avec moi demain ? fit Muriet.

– C’est loin ?

– À Bois-Colombes.

– Tu appelles ça la campagne ?

– Eh mais ! Bois et puis Colombes, cela me paraît assez rural. Mais il y a de jolis coins que tu ne connais pas, les coins où l’on défriche.

– Comment ! on y défriche ?

– Tout comme en Australie ; tu verras cela. Nous irons vers quatre heures pour faire une visite, et l’on nous retiendra à dîner.

– Le premier jour ?

– Puisque je te dis que ce sont des gens admirables ! Ils auraient inventé l’hospitalité. On y mange mal, mais c’est offert de bon cœur.

Justin se sentait troublé par une vague méfiance. Profitant d’un moment où les autres causaient ensemble :

– Pourquoi tiens-tu à m’emmener ? dit-il à Muriet tout bas.

Le jeune architecte sourit et haussa les épaules.

– Tu veux le savoir ? Eh bien, c’est parce que la jeune personne a une tête charmante ; propose-lui de faire son portrait, puisque tu fais un peu d’aquarelle à temps perdu, cela nous donnera l’occasion de passer quelques bonnes journées d’été.

– Tu lui fais la cour ? demanda Lignon, ne sachant s’il était intrigué ou scandalisé.

Muriet fourra ses mains dans ses poches et haussa les épaules une seconde fois.

– Es-tu bête ! Puisque je te dis qu’elle n’a pas le sou !

– C’est bien, je te prendrai demain à trois heures, répondit Lignon, sans bien se rendre compte du sentiment singulier qu’il éprouvait, et où la curiosité se mêlait à une certaine gêne, comme s’il acceptait une sorte de complicité.

III

Le lendemain, entre trois et quatre heures, les deux amis descendaient de chemin de fer à Bois-Colombes. Laissant derrière eux la ville, avec ses rues étroites et mal pavées, ils se trouvèrent bientôt dans de longues avenues poussiéreuses, plantées d’arbres en bas âge, où ne se montrait aucune demeure. Par-ci par-là, un mur couronné de tessons indiquait les derrières d’une propriété dont la façade devait se trouver aux confins de la terre, à en juger par l’absence absolue de tout symbole d’existences humaines.

– Drôle de pays ! fit Lignon qui regardait à droite et à gauche les terrains clos d’une petite palissade, où l’herbe croissait à son aise, copieusement émaillée de boutons d’or. Est-ce qu’on y demeure ?

– Pas beaucoup ; on y demeurera avec le temps. C’est ainsi que se fondent les cités. Tu vois qu’il y a de l’ouvrage pour moi, ici.

– Ah ! fit Justin, je comprends ! Tu veux bâtir cette ville ?

– Précisément, et comme il faut toujours commencer par un bout, on a entamé l’autre bout là-bas, là-bas...

Il indiquait à un kilomètre environ une maison isolée, toute petite, qui semblait être le bout du monde civilisé, car au-delà on ne voyait qu’un maigre taillis, dont les arbres grêles se détachaient sur le ciel.

– C’est toi qui as fait bâtir ça ? demanda Lignon sans témoigner d’émerveillement.

– Oui, mon cher, et après tout, ça n’est pas aussi laid que ça en a l’air ; il faut voir l’intérieur. Pauvre, mais honnête.

– Ce sont les propriétaires que nous allons voir ?

– Du tout ! Ce sont de simples locataires ; le propriétaire leur a loué la maison bon marché pour attirer d’autres amateurs ; quand il en viendra, ils choisiront leur terrain, ce n’est pas ça qui manque.

– Oh ! non ! fit Justin en contemplant le désert autour d’eux.

– Et je leur bâtirai de belles petites maisons.

– Sur le même modèle ?

– Ou sur un autre, dans le même genre.

– Peste ! fit Lignon avec un geste d’admiration railleuse, ce seront des gens bien logés. Et le propriétaire te paie quelque chose pour fréquenter le pays ?

– Non, je suis tenu de veiller aux réparations.

– C’est dommage ! Nous aurions partagé.

Muriet n’eut pas l’air de goûter cette plaisanterie ; c’était un garçon rangé, il ne partageait jamais que ce qui appartenait aux autres. Sous le soleil qui brûlait comme en juillet, ils allongèrent le pas, et atteignirent enfin la petite grille sur soubassement de pierre qui servait de clôture à la propriété, de façon que tout passant pût admirer la jolie construction et la belle ordonnance du jardinet.

Un chien aboya ; les passants, vu leur rareté, étaient toujours un événement pour son âme fidèle de chien de garde. Une jeune fille parut sur les deux marches du perron, un chapeau de paille à la main ; à la vue des deux jeunes gens, elle le mit vivement sur sa tête et se dirigea vers la porte pour ouvrir.

– Bonjour, mademoiselle, fit Muriet avec une parfaite aisance. J’ai amené un de mes amis qui désirait connaître le pays...

La jeune fille avait ouvert la porte, non sans une lutte assez énergique avec le pêne rouillé ; les deux hommes entrèrent ; elle mit la main dans celle que lui tendait l’architecte et regarda Lignon.

Celui-ci resta stupéfait, ébloui ; sous le chapeau de paille dont le bord avancé jetait une ombre charmante sur le joli visage, il reconnaissait les yeux bleus, ces yeux de myosotis qui l’avaient troublé la veille pendant qu’il caressait ses rêves de gloire sur l’impériale du tramway.

– Qu’est-ce que c’est, Norine ? fit une voix masculine à l’intérieur de la maison.

– C’est M. Muriet, papa, et il a amené un ami.

Le père des yeux bleus parut sur le seuil.

C’était un gros homme réjoui, orné d’une pipe et d’une paire de bretelles en tapisserie.

– Soyez les bienvenus, messieurs, dit-il ; vous devez avoir chaud ; asseyez-vous à l’ombre.

L’ombre était celle de la maison, mais, telle qu’elle était, les jeunes gens la trouvèrent bienfaisante.

Norine apporta deux chaises, que Muriet lui prit des mains avec de grandes démonstrations de politesse, et l’on se mit à causer.

Deux garçonnets de huit à dix ans montrèrent leurs chevelures ébouriffées, puis disparurent avec précipitation ; quelques instants après, ils reparurent, escortés de leur sœur, qui venait évidemment de les laver, peigner et brosser. Ce trio s’assit gravement sur les marches et parut écouter la conversation avec beaucoup d’intérêt. Les yeux bleus se portaient avec une égale candeur sur M. Guerbois et sur les deux nouveaux venus : on eût dit que ces êtres d’un sexe différent du sien n’inspiraient à la jeune fille que la curiosité modérée, naturelle à tout être intelligent en présence de quelque chose qui n’est pas semblable à lui.

Justin, étonné de cette contenance, dont il n’avait jamais eu d’exemple, restait comme en extase devant l’expression de cette innocence presque surhumaine ; ses yeux, à lui, contemplaient le joli visage sans que celui-ci se détournât. Un plus malin se fût dit qu’une jeune fille n’ignore pas quand on la regarde, et qu’une contemplation prolongée devait causer quelque embarras à la pudeur native d’une enfant même inexpérimentée ; mais Justin n’était pas très malin. S’il croyait en lui, il ne croyait pas moins en les autres ; c’était un défaut terrible au point de vue pratique ; au point de vue moral, c’était peut-être une vertu.

– Bonjour, messieurs, dit la replète madame Guerbois en s’avançant sur le perron.

Son petit état-major de mioches se rangea pour la laisser passer, et elle s’approcha des visiteurs avec la majesté d’une femme qui n’est plus jeune, mais qui sait qu’elle a été belle, et qui se croit extrêmement intelligente.

Justin la salua avec tout le respect qu’elle pensait devoir exiger, de sorte que, dès l’abord, il produisit la meilleure impression.

Après l’échange de quelques phrases polies, ainsi que l’avait prévu Muriet, les jeunes gens furent tous les deux invités à dîner, et, en attendant, toute la famille alla faire un petit tour, à l’exception de madame Guerbois, qui devait rester pour surveiller les apprêts du festin.

– Veux-tu que je reste, maman ? demanda Norine avec une extrême douceur.

Sa voix était aussi mélodieuse que ses yeux étaient bleus.

– Non, mon enfant, merci, va t’amuser, répondit la mère avec un sourire plein de bonté. Aie bien soin de tes petits frères.

Ceux-ci couraient déjà en avant ; le gros de la troupe se mit en mouvement avec une lenteur pleine de dignité. Norine se plaça à égale distance entre l’avant-garde et l’armée, de façon à pouvoir rejoindre les gamins s’il en était besoin, sans pour cela se dérober aux conversations qu’elle pourrait se trouver appelée à partager, et M. Guerbois s’appliqua à démontrer à son nouvel hôte tous les avantages de l’endroit qu’il habitait en villégiature, aussi bien que ceux de sa demeure elle-même. En lui louant la maison à un prix véritablement peu élevé, le propriétaire lui avait insufflé l’idée que ce serait un devoir, une sorte d’appoint au loyer, que de vanter à tout venant les charmes de ce lieu, afin d’attirer une clientèle. Guerbois, honnête et borné, avait accepté l’obligation au nombre des clauses du bail, et s’en acquittait avec une telle conscience, que parfois, faute d’oreilles étrangères, il se rabattait sur celles de Muriet. Celui-ci, plus d’une fois, avait tenté de lui dire :

– Je connais tout cela mieux que vous ; laissez-moi tranquille !

Mais il avait gardé prudemment le silence, afin de ne pas perdre les avantages qu’il s’était acquis dans la maison.

Pendant que, tout en cheminant vers le maigre taillis, Guerbois épanchait l’urne de son éloquence dans l’âme neuve de Justin Lignon, celui-ci n’avait d’yeux que pour la silhouette élégante de mademoiselle Norine, à six ou sept pas devant lui. Norine marchait très bien, avec une grâce un peu roide, mais si parfaitement convenable ! Sa haute taille ne se balançait pas comme ces jeunes peupliers dont une littérature aujourd’hui démodée a jadis peuplé les romances ; Norine allait droit devant elle, la tête légèrement baissée sous son petit chapeau si simple ! Elle ne se retournait que rarement, et seulement pour s’assurer que son père n’était pas loin d’elle. Son regard ingénu rencontrait parfois celui de Lignon, qui ne pouvait assez en admirer la pureté ; parfois aussi elle regardait Muriet, mais avec une ingénuité plus grande encore ; ses yeux se fixaient un instant sur ceux du jeune homme, sans le moindre embarras, et retournaient ensuite à ses petits frères, ou aux marguerites du chemin... Heureuses marguerites !

Quand on fut dans le taillis, les garçons se livrèrent aux jeux folâtres de leur âge ; la jeune fille s’assit au revers d’un ancien fossé, pour faire un bouquet des fleurs champêtres que les jeunes gens s’empressèrent de lui apporter, pendant que M. Guerbois fumait le calumet de la paix dans une pipe en racine de bruyère. Justin s’efforçait de recueillir une offrande digne de l’autel, et marchait plié en deux, le front courbé jusqu’aux hautes herbes, pendant que, plus avisé, son compagnon apportait à mademoiselle Norine quelques broutilles à la fois, et trouvait à chacune de ses politesses l’occasion d’effleurer les doigts agiles de la jeune bouquetière, qui ne paraissait pas s’en apercevoir le moins du monde.

Lorsque Justin revint avec une gerbe triomphante, le groupe se levait pour partir ; mademoiselle Norine accepta l’hommage de ce nouvel ami avec le modeste embarras d’une jeune personne qui reçoit quelque chose de trop beau pour la circonstance.

– Quelle peine vous vous êtes donnée, monsieur ! dit-elle avec un charmant sourire et une vive rougeur.

– Pour vous être agréable, mademoiselle... balbutia Justin, troublé par la rougeur de la jeune fille.

Elle baissa les yeux et appela le plus jeune de ses frères, qui vint se ranger près d’elle, et dont elle prit la main.

Une confusion virginale n’avait cessé de régner sur tout son être charmant, et ce n’est qu’au sortir du taillis que, le garçonnet lui échappant, elle reprit un peu contenance. Justin n’osa plus lui adresser la parole, de peur de la troubler. Jamais il n’avait rêvé de semblable pudeur, une si divine innocence, une modestie aussi naturelle et profonde. Il la regardait à la dérobée avec une sorte de crainte, comme un objet fragile et sans prix, et ne pouvait comprendre la liberté avec laquelle son camarade Muriet interpellait à tout instant cette fleur de candeur ; elle répondait le plus souvent à voix basse un mot que Lignon n’entendait guère ; mais n’était-ce pas là une sorte de profanation, et n’eût-il pas mieux valu laisser à ses chastes pensées la vierge recueillie qui marchait à leurs côtés dans sa robe de toile bleue, dont les plis sculpturaux rappelaient les statues de l’antiquité ?

Le dîner qui fut offert aux jeunes gens n’était pas fait pour rompre le charme de tels souvenirs, et servi en plein air sur les tables de Sparte, comme il le fut dans l’étroit jardinet de Bois-Colombes, il n’eût pas humilié le brouet classique.

Muriet, fort ami de la bonne chère, mangeait cependant avec un bel appétit, et redemandait des plats les moins friands ; c’est ce que Justin trouva plus étonnant que tout le reste, dans une conduite déjà surprenante en elle-même.

La nuit venue, les petits garçons s’endormirent les coudes sur la nappe, pendant que les trois hommes conversaient entre eux. La conversation n’était pas très intéressante : les idées de M. Guerbois n’étaient ni très neuves ni très justes ; en art, il professait des principes qui eussent paru arriérés il y a cinquante ans ; en littérature, il se montrait romantique à l’excès, sans doute par compensation ; en philosophie, Jean-Jacques était son Dieu. Ses convictions, d’ailleurs enracinées, découlaient non d’un parti pris, non d’une éducation même faussée, mais uniquement du hasard de ses lectures ou de discours entendus ; aussi offraient-elles un singulier mélange, quelque chose dans le genre de ce que les restaurateurs de la gent chiffonnière appellent un arlequin.

Mais tandis que M. Guerbois épanchait dans l’air du soir son admiration sur les croûtes du temps passé et sur les œuvres secondaires d’une littérature plus anodine qu’elle n’en avait l’air, sa fille Norine passait et repassait dans le cadre éclairé des fenêtres du rez-de-chaussée à peine surélevé ; tantôt dans la petite cuisine, où elle s’arrêtait de temps en temps pour donner une indication à la bonne mal équarrie dont les connaissances se bornaient tout au plus à distinguer la poêle à frire de la cuiller à pot, tantôt dans la chambre qui s’ouvrait de l’autre côté sur l’antichambre, et où les lits des deux garçons se préparaient pour la nuit.

Une bougie solitaire brûlait douloureusement sur la cheminée et se reflétait dans une glace verdâtre qui donnait à sa pâle image une apparence sépulcrale. Sur ce fond, la silhouette de Norine se dessinait en noir, indiquant la jolie forme de la petite tête ronde, ou l’élégance du corsage jeune, presque plat.

Souvent Norine passait de l’autre côté de la bougie, et l’on voyait alors son visage pudique se pencher vers l’oreiller que ses mains faisaient rebondir, ou sur la courte pointe où elle étalait le linge de nuit.

Tout cela s’accomplissait avec une lenteur harmonieuse, et les deux jeunes gens, qui contemplaient ce spectacle attrayant, ne s’inquiétaient que très peu de la prolixité de M. Guerbois.

La maman vint arracher ses fils aux douceurs de leur sommeil anticipé ; moitié grognons, moitié souriants, ils dirent bonsoir à leurs hôtes et montèrent, non sans s’y embarrasser les pieds, les deux marches du perron ; leur sœur, grande, blanche et fluette dans sa robe qui semblait de couleur indécise, posa maternellement ses mains sur l’épaule de chacun des garçonnets, et ils rentrèrent dans la maison, pour reparaître bientôt dans la chambre éclairée.

Madame Guerbois avait entamé avec Muriet une conversation purement architectonique, qui devait finir par une demande de réparations, et Lignon regardait le délicieux tableau d’intérieur offert à ses yeux ; les enfants, un instant dérobés à sa vue, reparurent revêtus de leurs longues chemises blanches et s’étendirent sur leurs minces couchettes ; la grande sœur se pencha sur eux, les borda soigneusement et les embrassa. Dans la tendre véhémence de ce baiser fraternel, une des longues tresses châtaines tomba sur le petit lit ; avec un joli mouvement, Norine la rejeta en arrière, puis elle vint à la fenêtre.

Au moment de rapprocher les deux battants, elle s’arrêta, les bras en croix, les yeux perdus au ciel, où se montraient des myriades d’étoiles... Comme avec un regret, elle ferma lentement la croisée et l’instant d’après souffla la bougie.

Muriet n’avait pas bronché. Lignon poussa un soupir, et, chose bizarre, ne se demanda jamais pourquoi l’innocente Norine, au risque de les enrhumer, avait couché ses petits frères la fenêtre ouverte.

L’heure était avancée ; nos jeunes gens se levèrent au moment où la jeune fille reparaissait sur le seuil, et annoncèrent leur intention de se retirer.

Lignon fut invité à revenir « quand le cœur lui en dirait » ; on échangea de nombreuses poignées de main, les doigts de Norine s’allongèrent timidement dans la paume étendue de Muriet, et Lignon osa les effleurer avec respect ; puis les deux compagnons de route regagnèrent la gare par le même chemin qu’ils avaient suivi l’après-midi, et qui dans la fraîcheur nocturne paraissait moins aride et moins long.

Quand ils furent hors de la portée de la voix, Muriet alluma une cigarette, fourra ses mains dans ses poches, et se tournant vers Lignon :

– Un peu ennuyeux, dit-il, mais bien braves gens !

– Elle est divine ! répondit Justin plein de feu.

– Quel dommage qu’elle n’ait pas le sou ! reprit Muriet en haussant les épaules, ce qui était son geste favori. À cela près, elle a toutes les vertus. Bonne ménagère et gentille avec ses petits frères, tu as vu ?

Oui, Lignon avait vu ! Il avait vu aussi les cheveux châtains rouler sur la couverture, mais il n’en dit rien.

– Si dans l’architecture on n’avait pas besoin d’une mise de fonds... Ah ! mon cher, quel sot métier ! La littérature, au moins, cela rapporte ! cela rapporte tout de suite ! Mais nous, il nous faut des concours pour nous mettre en lumière, et pendant que l’on concourt, il faut avoir de quoi se mettre sous la dent !

Il se tut et fit quelques pas en fouettant l’air de sa canne, qui était aussi roide qu’un pieu.

– Pauvre petite fille ! n’est-ce pas malheureux de se dire qu’un trésor semblable s’en ira à quelque rustaud, un camarade de bureau du père...

– Qu’est-ce qu’il fait, le père ? demanda timidement Lignon.

– Il est quelque chose aux Eaux de la Ville, je ne sais trop quoi. Tu vois ça, trois mille six, et une petite rente qu’il tient de sa famille, ça le mène à cinq ; de quoi vivre tout juste, cinq personnes et la bonne, et pas bien encore ! Aussi la chère enfant fait ses robes elle-même, elle habille ses petits frères... et avec une économie !

– Mais cela vaut une dot ! fit observer Justin ému.

– Oui, pour un homme qui aurait une position fixe ; mais est-ce que nous avons quelque chose de fixe, nous autres ? Non, mon ami, s’écria Muriet avec chaleur, je ne serai jamais égoïste au point de faire partager ma misère à la femme que j’aimerais, d’associer aux difficultés de ma vie une compagne courageuse... Cela me fendrait le cœur ! J’épouserai une femme riche, ou je ne me marierai pas !

– C’est bien, cela ! faillit dire Justin.

Il se retint, on ne sait trop pourquoi, et ramené à la cause récente de ses préoccupations :

– Ce serait grand dommage en effet qu’elle épousât un butor, dit-il ; mais elle est assez belle pour trouver un homme riche et intelligent, qui l’épouse par amour...

– Tu y crois, toi ? fit Muriet avec amertume ; tu y crois, aux hommes riches qui se marient par amour ? Plus on est riche, mon cher, plus on recherche la richesse ! Cite-moi un exemple d’homme possédant une fortune et qui ait épousé une fille pauvre.

Comme Justin n’était pas préparé à la question, et que d’ailleurs, même préparé, il n’eût pu avoir présente à la mémoire la nomenclature des mariages seulement de l’année, il garda le silence.

– Non, vois-tu, mon cher, reprit Muriet, c’est encore nous autres artistes qui donnons l’exemple de ces unions héroïques... Mais, pour ma part, j’avoue que je n’aurais jamais le courage de voir souffrir par ma faute des êtres qui me seraient chers.

La gare était pleine de monde ; ils attendirent deux heures devant les trains qui filaient au complet, prirent enfin un wagon d’assaut, et rentrèrent chez eux à pied vers une heure du matin, fourbus, ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’on commet l’imprudence de dîner le dimanche à la campagne. Tous les Parisiens savent cela, et tous recommencent, après avoir juré chaque fois qu’on ne les y prendra plus.

IV

– Comme elle grandit, cette petite ! Il sera bientôt temps de la marier, dit madame Breteuil en regardant Norine avec une admiration qu’elle ne cherchait point à cacher.

Norine rougit et leva les yeux sur sa vieille amie ; lorsqu’elle rougissait, elle regardait toujours la personne qui l’avait fait rougir, probablement afin de savoir pourquoi elle avait rougi.

– Nous avons le temps ! répondit madame Guerbois ; n’allez pas lui mettre de ces idées-là en tête. Il faut qu’elle travaille ! Nous n’avons rien à lui donner, vous savez. Si elle veut une dot, qu’elle se la gagne à elle-même.

– Eh mais ! c’est fort bien ; je pense cependant qu’il ne sera pas défendu de l’aider ? repartit avec bonté madame Breteuil ; je l’aime, cette mignonne. N’oubliez pas, Eulalie, que je l’ai vue naître, et que je me sens comme une espèce de tante.

– Vous avez eu pour elle les bontés d’une mère, répondit madame Guerbois, mais elle vous le rend en affection.

– Pauvre chérie ! fit la vieille dame en souriant. Viens donc dîner avec nous jeudi. J’ai quelques amis, cela te distraira. Il faut bien s’accoutumer à voir un peu de monde ! Vous me la confiez, n’est-ce pas, Eulalie ?

Madame Guerbois se rengorgea et consentit d’un air digne. Au fond, elle était enchantée.

Madame Breteuil se leva, ouvrit l’un après l’autre deux tiroirs de son secrétaire, et revint en faisant briller entre ses doigts un collier de grosses boules de corail.

– Tiens, ma petite, dit-elle à Norine, tu mettras cela les dimanches ; tâche de ne pas l’égarer. C’est un bijou de ma pauvre Lucie que nous avons perdue quand elle avait douze ans. Il y a longtemps de cela, tu ne t’en souviens pas ?

Les yeux de myosotis s’étaient remplis de larmes de gratitude.

Madame Breteuil posa un baiser sur le front pur qui s’inclinait devant elle, et réprima silencieusement un gros soupir.

Elle avait vieilli vite, et les cheveux blancs qui encadraient son honnête visage lui étaient venus bien avant le temps ; mais elle n’en était que meilleure ; les enfants qu’elle avait perdus avaient laissé dans son cœur une plaie toujours saignante, et, loin de jalouser les autres mères, elle se plaisait à partager leurs soucis, sans rien leur demander qu’un peu d’affection en retour.

– Et ce piano, cela va-t-il ?

– Les gammes, c’est bien ennuyeux, répondit Norine avec douceur ; mais, puisqu’il faut en faire, j’en fais.

– Et ses examens, les prépare-t-elle ?

– Je crois bien ! fit madame Guerbois avec orgueil. Cela va parfaitement bien.

– Tu travailles beaucoup, dis ? reprit la vieille dame avec intérêt.

– Ce n’est pas que je travaille, répondit modestement la jeune fille, mais j’ai de la chance, j’apprends tout sans difficulté...

– Heureuse intelligence ! Mais un peu de travail ne nuirait pas, cependant ; ce qu’on apprend trop vite, on court risque de l’oublier de même... Ne t’y fie pas, petite fille !

Les yeux bleus restèrent baissés ; Norine n’aimait pas les conseils. Y a-t-il rien de plus assommant qu’un conseil ? Comme si l’on ne savait pas ce qu’on a à faire !

Au bout d’un instant, madame Guerbois et sa fille prirent congé de leur vieille amie.

Dans l’escalier, la mère dit à Norine :

– Montre-moi ce qu’elle t’a donné.

Norine défit le collier que madame Breteuil avait passé à son cou, et le remit à sa mère.

– C’est du corail rose, très beau, c’est un peu enfantin pour toi, mais c’est pourtant un superbe bijou.

Norine reprit le collier et l’attacha avant de descendre le dernier étage.

– Cela ne coûte cher qu’à acheter, dit-elle ; le corail, c’est de la fantaisie ; en réalité, cela n’a aucune valeur.

Madame Guerbois regarda sa fille avec une certaine admiration. Elle savait comme cela un tas de choses, cette petite Norine, dont elle-même sa mère ne se doutait pas ; sagesse précoce, recueillie, ou plutôt ramassée un peu partout : aux devantures des boutiques, dans les omnibus, parmi les conversations des compagnes de cours...

Pendant que madame Guerbois, préoccupée de ses deux garçons qui usaient prodigieusement de chaussures, se demandait si un novateur béni des mères n’inventerait pas une sorte de cuir inusable, sa fille écoutait tout ce qui passait à portée de ses oreilles, oui, tout, et faisait son profit de ce qu’elle entendait.

– Tu ne sais pas, maman ? dit Norine quand elles eurent fait un bout de chemin ; je pense que madame Breteuil ira à Dieppe, cette année, pour la saison des bains de mer.

– Ah ! fit madame Guerbois, qui s’en souciait peu.

– Il y a comme cela pas mal de personnes qui vont à Dieppe, reprit la jeune fille. M. Muriet va aussi à Dieppe, mais pas en même temps, je crois... Il ira avant, pour l’affaire des chalets.

– Des chalets ? demanda la mère interdite.

– Oui, tu sais bien, une commande de chalets... Est-ce que c’est joli, Dieppe ?

– Je ne sais pas, avoua candidement madame Guerbois.

– Ils sont bien heureux, ceux qui vont à la mer, reprit Norine ; quel malheur que nous ne soyons pas assez riches ! Moi qui ai tant grandi et qui suis si fatiguée de m’occuper de mes petits frères, j’aurais bien aimé aller passer un mois sur une plage...

Madame Guerbois soupira. Elle aussi était bien fatiguée, elle aussi avait par-dessus la tête de ses garçons turbulents, et de plus que sa fille, elle avait les années de lassitude antérieure, les maladies, les inquiétudes ; mais ce n’est pas elle qui eût jamais rêvé d’aller à la mer ! Sa campagne de Bois-Colombes suffisait à toutes ses ambitions.

– Je ne vois pas en quoi une plage serait si nécessaire, dit-elle d’un ton de reproche ; notre maison de campagne nous suffit ; bien des gens plus riches que nous n’ont pas de maison de campagne.

Norine fit un petit signe de tête assez semblable, mais en miniature, au mouvement d’un cheval qui fait sonner sa gourmette ; elle en avait par-dessus la tête de la maison de campagne à Bois-Colombes, où l’on allait le samedi avec un panier plein, pour revenir le mardi ou le mercredi avec un panier vide. Une maison de campagne, cela ! en passant devant les superbes villas qui s’étalent entre Asnières et Versailles, un jour de grandes eaux, elle avait pu juger de ce qu’est une véritable maison de campagne, et cela n’avait aucun rapport avec celle de Bois-Colombes.

– Elle est riche, madame Breteuil, reprit la jeune fille ; elle doit s’ennuyer de vivre seule avec son vieux mari...

– M. Breteuil n’est pas vieux, fit observer madame Guerbois.

– Il a au moins cinquante ans, fit avec dédain mademoiselle Norine.

– Eh bien ! ce n’est pas si vieux !

– Cela dépend des goûts, repartit sèchement l’ingénue. Moi, je le trouve vieux.