La Maison de Pilate - Paul Féval - E-Book

La Maison de Pilate E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

La suite du Roi des gueux. Les personnages dont le lecteur a fait connaissance dans le premier volume, continuent d'oeuvrer pour eux-mêmes, mais n'ont-ils pas tous le même but: se venger de leurs ennemis et prendre le pouvoir?

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La Maison de Pilate

La Maison de PilatePREMIÈRE PARTIEDEUXIÈME PARTIEPage de copyright

La Maison de Pilate

 Paul Féval

PREMIÈRE PARTIE

I LES FAVORIS DU ROI [1]

Au-dessous du portrait de Charles-Quint, dans la chambre du roi, un joli perroquet vert et pourpre mordillait son perchoir de bois exotique, aiguisant son bec lourd, montrant à demi sa langue cylindrique, et radotant sa leçon éternelle :

– Philippe est grand ! il est grand, Philippe !

Deux autres perroquets vivants, de moindre taille, et sans doute moins avancés aussi dans la faveur royale, partageaient une cage voisine.

Enfin cinq perroquets, empaillés avec soin, étaient là placés sous verre.

Un tombeau ! Encore tous les favoris décédés n’ont-ils pas un local aussi décent que feu les perroquets du roi Philippe, ni une épitaphe si bien tournée. L’armoire funèbre où reposaient les restes de ces volatiles politiques était en bois précieux et sculptée splendidement. Chacun de ses rayons, au nombre de cinq, soutenait un mausolée d’architecture simple et noble, portant à son sommet un bâton sur lequel perchait la bête.

Le nom du mort était inscrit en lettres d’or sur le frontispice du monument, et au-dessous du nom quelques paroles bien senties exposaient les vertus et les talents du défunt.

Philippe le Grand avait bon cœur pour ses perroquets, il avait porté le deuil de Tamerlan, le premier ara bleu qu’on eût vu en Espagne, et le trépas prématuré de Cléopâtre, perruche patagonne au dos jaune et vert, lui avait arraché des larmes.

Il était jeune alors. L’âme s’endurcit à ces séparations nécessaires, au fur et à mesure qu’on avance dans la vie. Hélas ! les rois comme les autres hommes, fussent-ils grands à l’instar de Philippe d’Autriche, laissent leur route dans la vie jonchée de fleurs funéraires et de rameaux de cyprès ! Quand mourut le roi Pélage, jaco d’espèce commune, mais éloquent à miracle, Philippe IV concentra sa douleur au-dedans de lui-même. Ses yeux restèrent secs, et il eut le courage d’assister le lendemain à une course de taureaux.

Mais, si épais que soit le calus formé par l’exercice de vivre, c’est-à-dire de souffrir, il est des destins si tragiques et des péripéties tellement attendrissantes, que la source tarie des larmes renaît tout à coup.

Les cœurs de pierre peuvent être touchés par cette verge de Moïse qui arracha l’onde aux entrailles du roc, et alors ce sont des torrents qui jaillissent ! Beau Cid, superbe microglosse, géant aux ailes d’azur coupées de larges flammes ! fière Chimène, perruche à queue en flèche, dont les flancs zébrés rayonnaient toutes les nuances de l’aurore ! le même fléau, une dysenterie cruelle, fruit d’un déjeuner imprudent, vous ravit à tous deux la lumière !

Vous vous aimiez, et les pépins perfides d’une grenade trop verte vous précipitèrent ensemble aux sombres bords ! comme s’il eût fallu prouver une fois de plus que ni la jeunesse, ni la beauté, ni la gloire elle-même, ne peuvent arrêter ton bras, ô Mort, moissonneuse infatigable !

Deux accolades de feuillages reliaient entre eux les monuments du Cid et de Chimène ; Chimène tenait dans son bec le bout d’une guirlande de roses dont l’autre extrémité allait se suspendre aux mandibules du Cid. Tendre et poétique emblème ! Leur épitaphe commune relatait qu’ils étaient morts d’indigestion en répétant : Philippe est grand !…

Mais parlons des vivants. Le perroquet régnant avait nom Almanzor. C’était une perruche dite d’Alexandre, ce genre ayant été apporté des Indes par le conquérant macédonien.

Almanzor avait un corps de forme parfaite, mesurant à peu près vingt pouces de long. Son dos était d’un vert intense et brillant dont la nuance allait s’éclaircissant des flancs au ventre ; ses pieds écaillés montraient du sang sous leur peau ; son bec, gros, dur, solide, et qui semblait arrondi au polissoir, s’entourait à sa base d’une sorte de cire où étaient percées en spirales les cavités de ses narines.

Sa langue épaisse avait au bout un balai de fibres cartilagineuses. Un collier d’un rose vif, tirant sur le feu à son sommet, entourait sa nuque et rejoignait le demi-collier noir qui faisait une cravate à sa gorge en s’évasant sur les deux côtés du cou.

Le haut de ses ailes était marqué d’une tache rouge foncé qui rappelait ce coup de fard que les coquettes expérimentées savent piquer sous leurs paupières pour se donner du regard.

Tout cela sans défaut et purement irréprochable. Almanzor était beau ; il le savait. Il regardait avec un dédain mêlé de haine les deux perroquets en cage qui grandissaient et le menaçaient.

Louis XIV n’aimait à voir ni le Dauphin ni les tours Saint-Denis ; Almanzor, moins délicat ou moins libre du choix, vivait entre ses successeurs et sa future armoire.

Un sombre demi-jour régnait dans la chambre royale, abritée de toutes parts contre les rayons du soleil. C’était une pièce très vaste, en forme de carré long, dont les fenêtres donnaient d’un côté sur la cour des Marionnettes, de l’autre sur la place du Palais. Au centre, un bassin de marbre contenait un jet d’eau dont la gerbe répandait de suaves et fraîches senteurs.

Entre les deux fenêtres et comme par contraste au raffinement de ce luxe oriental, un calvaire était figuré dans une niche prise sur l’épaisseur du mur. Cette gigantesque page de sculpture, dont les personnages en haut-relief avaient tous la grandeur naturelle, étaient de marbre noir, entourée d’une balustrade d’ébène dont les marches recouvertes de coussins, étaient le prie-Dieu du roi.

Midi venait de sonner à l’horloge du palais. Un silence complet régnait dans les jardins et sur la place voisine. La ville dormait. Là-bas, le mouvement ou le bruit qui se fait à ces heures du milieu du jour a toute l’étrangeté des bruits et des mouvements nocturnes. Un spectre choisirait midi, dans l’Espagne du Sud, pour soulever la pierre de sa tombe.

L’homme qui se promenait de long en large dans la chambre du roi, lentement et d’un pas mal assuré, avait bien un peu la physionomie de spectre. C’était une maigre charpente osseuse aux épaules chétives, à l’échine voûtée, qui s’enveloppait d’un geste frileux dans une simarre de soie noire.

Sa figure était pâle, décharnée, mais régulièrement belle quant au dessin des traits, et douée d’une accentuation froide et fière. L’œil brillait bien, le front se relevait noblement sous les boucles rares d’une chevelure déjà ravagée ; la moustache épaisse tordait jusqu’aux oreilles ses poils longs et durs.

Son cou, qui sortait nu de son ample collerette, avait des attaches molles, malgré l’absence de chair ; on eût dit que les vertèbres en étaient détendues.

Les mains, les joues, la peau du crâne qui se montrait sous les cheveux avaient une blancheur maladive, les reins continuaient le dos sans cambrure ; au bout de jambes grêles, d’énormes pieds noueux s’allongeaient.

Cet homme n’était pas seul dans le réduit royal.

Un autre personnage, que nous eussions reconnu du premier coup d’œil aux draperies de cachemire noir frangé d’argent qui lui enveloppaient la tête, était accroupi sur des coussins en face du calvaire et fermait les yeux dans une attitude indolente. Hussein le Noir, malgré la chaleur, n’avait point découvert son visage. On aurait pu le croire endormi profondément, si de temps à autre un éclair subit ne se fût allumé dans l’ombre sous sa coiffure.

– Si la reine s’occupait des affaires de l’État, dit le promeneur, de cette voix grêle que nous avons entendue déjà au travers des portes entr’ouvertes, lors de l’arrivée mystérieuse de Hussein le Noir, je la renverrais à son neveu, Louis de France… Que penses-tu de ce jeune paon qui passe sa vie à faire la roue devant l’Europe, ami Hussein ?

– Quand je regarde du côté de la France, répondit Hussein, je ne vois que Richelieu.

– Que penses-tu donc du cardinal ? demanda le roi qui s’arrêta devant Almanzor et lui tendit son poignet.

Almanzor quitta aussitôt son perchoir, et dit en s’installant sur les bras de son maître :

– Il est grand, Philippe !

– Je pense que Richelieu doit avoir un bon magicien, répondit l’Arabe avec gravité.

Le roi se prit à rire. Il avait naturellement l’esprit caustique, et parfois ses sarcasmes ne manquaient pas de finesse.

– Crois-tu que Charles-Quint, mon aïeul, eût un sorcier à son service, Sidi ? murmura-t-il en caressant du revers de son doigt la gorge du perroquet.

– Il en eut et il n’en eut pas, repartit silencieusement l’arabe ; il en eut un la veille de Pavie ; il en manqua le jour où François quitta sa prison.

– Et le jour où il abdiqua, Sidi ?

– Le jour où le captif brise sa chaîne, Sire, c’est Dieu lui-même qui le conseille et qui l’appuie.

– À ton sens le pouvoir royal est donc une chaîne ?

– Pour les grands monarques, oui ; pour les petits, non.

– Suis-je pour toi un grand monarque, Sidi ?

– Les brutes elles-mêmes le proclament, fit l’Arabe en s’inclinant.

Les trois perroquets, en effet, glapissaient en chœur leur refrain.

Le regard du roi exprima une velléité de défiance. Il fit un pas vers Hussein le Noir et prononça d’un ton sec :

– Je ne te paye pas pour me flatter, païen ? Que pourrait ajouter ta voix aux acclamations de tout un peuple ?

Hussein le Noir s’inclina froidement et croisa ses bras sur sa poitrine.

– Le chien est peu de chose auprès de son maître, dit-il ; cependant, à l’heure du danger, le chien prévient et défend puisqu’il aboie et puisqu’il mord… Mon royal seigneur a dû, cette nuit, être tourmenté par un rêve.

La physionomie de Philippe changea incontinent d’expression.

– C’est vrai… murmura-t-il.

– Un rêve bizarre, poursuivit le Mauresque. Pendant que vous dormez, je veille, seigneur. Mes calculs, qui ont tous rapport à vous, mettent mon esprit éveillé en contact avec votre sommeil, je vous vois, mais confusément et au travers d’un brouillard.

– Je me représente très bien cela, dit Philippe. Saurais-tu dire quel était mon rêve ?

– Non… mon attention, au moment où j’essayais de percer la brume, a été violemment détournée…

– Par quoi ?

– Par un choc interne, correspondant à la pensée de votre premier ministre, le comte-duc.

– Ah ! ah ! fit le roi, on dit que dans les hôtelleries de France chaque chambre a sa sonnette qui correspond à un numéro d’ordre placé à l’office, de sorte que les valets peuvent aller tout droit et du premier coup à celui qui appelle… C’est un arrangement merveilleux !… Ton esprit a des numéros et des sonnettes comme les hôtelleries de France.

– J’aurais cherché longtemps une image si bien appropriée, Sire…

– On me trouverait de l’esprit, même en France, c’est certain !… Almanzor m’a tout l’air de couver une maladie… Et pourquoi la sonnette du comte-duc a-t-elle tinté dans ton cerveau, ami Hussein ?

– Parce que le comte-duc s’occupait de vous.

– C’est son emploi.

– En s’occupant de vous, royal Seigneur, le comte-duc était cette nuit en dehors de son emploi.

– Serais-tu son ennemi, païen ?

– Je suis l’ami et le serviteur de Votre Majesté.

Le roi remit Almanzor sur son perchoir, et demeura un instant pensif.

– Explique-moi mon rêve, dit-il tout à coup… J’étais statue… j’étais ma propre statue montée sur un cheval de bronze, au milieu de la place de l’Amirauté, à Valladolid. Le canon grondait aux abords du palais de Philippe III, mon père ; il y avait des dames aux fenêtres qui laissaient pendre leurs guirlandes jusque sur le pavé ; le peuple entier descendait dans la rue, allant, venant, se pressant, acclamant ; c’était une fête publique, la fête de ma statue… J’ai vu le comte-duc qui apportait une couronne de lauriers ; il achevait de la tresser en marchant… J’ai vu un autre homme… mais celui-là, je ne distinguais point son visage, qui restait dans l’ombre d’un large sombrero. Cet homme tenait entre ses mains un serpent, qu’il enroulait aussi pour m’en faire une couronne.

Le roi s’arrêta.

Hussein le Noir murmura dans sa barbe :

– Allah est Dieu unique !

– Tu mens, mécréant ! s’écria Philippe ; ton Allah est tout simplement le démon. Que dis-tu de mon rêve ?

L’africain méditait.

– Je dis, prononça-t-il avec lenteur et après un silence, que votre rêve concorde avec mes visions… L’esprit nous a dit à tous deux la même chose, à moi dans la veille, à vous dans le sommeil.

– Parle en bon espagnol, et dépêche !

– Je parlerai, royal seigneur, de façon à ce que Votre Majesté puisse me comprendre ; mais je suivrai dans ma réponse l’ordre qui me conviendra… Nous avons le temps ; l’émeute ne commencera qu’après la nuit tombée.

– L’émeute ! répéta le roi qui devint pâle.

II LE VOYANT

Mais Hussein le Noir se laissait aller au courant de ses méditations.

– Quand le choc interne m’eut forcé de diriger ma pensée vers le comte-duc, votre ministre, reprit-il, j’éprouvai un grand trouble, parce qu’une puissance hostile à la mienne combattait mon effort… Je connus aussitôt que le comte-duc travaillait en compagnie du maragut Moghrab, initié comme moi aux sciences australes et aux calculs planétaires… Je traçai aussitôt dans l’espace un cercle idéal, champ clos de la lutte qui allait avoir lieu, et j’appelai au combat spirituel la pensée ennemie.

Le maragut est fort, mais je suis plus fort que le maragut. Je le terrassai au bout de quelques minutes, et sa volonté vaincue livra passage à mon regard. Voici ce que je vis, royal seigneur : Gaspard et son sorcier étaient debout auprès d’une table de marbre, dans une maison de la rue de l’Infante. Sur la table de marbre un cadavre se couchait. Le maragut, à l’aide de son poignard, pratiquait une incision ronde dans la poitrine du mort, et lui arrachait le cœur.

– Horrible sacrilège ! balbutia Philippe tout tremblant.

Hussein le Noir n’avait rien perdu de sa froide impassibilité.

– Il est d’étranges détours dans ces vagabondes excursions de l’esprit, poursuivit-il ; des affinités imprévues le sollicitent au passage, comme le voisinage du pôle fait dévier l’aiguille aimantée de la boussole au dire des navigateurs. Pendant que je cherchais à reconnaître le cadavre étendu sur la pierre, votre nom prononcé a frappé mon oreille… Royal seigneur, les souvenirs de jeunesse ne se réveillent-ils jamais en vous ?… ne revoyez-vous point quelquefois les francs et joyeux sourires des amis de votre adolescence ?

– À quoi a trait cette question ? demanda le roi avec brusquerie.

– Au détour que fit mon esprit dans sa route et qui m’empêcha de reconnaître le cadavre.

Le roi passa la main sur son front.

– Mon esprit se fatigue à te suivre, païen, dit-il ; tu fais exprès de m’égarer dans un dédale d’impossibilités.

– J’explique votre rêve à ma façon, Sire, et je m’engage à rendre mon explication plus claire que le jour.

– Joseph n’en dit si long au Pharaon d’Égypte, murmura le roi.

– Le Pharaon d’Égypte, répliqua Hussein, n’avait entrevu dans son rêve que la destinée de son peuple… Vous avez vu votre propre destinée, royal seigneur.

Par un violent effort de volonté, Philippe arrêta le tremblement de sa lèvre. Il se redressa : un éclair de fierté s’alluma dans son regard.

– Païen, dit-il, ma destinée est dans la main de Dieu. Ne crains pas d’être clair.

– J’ai vu une épée, prononça lentement l’africain ; j’ai vu une bourse lourde pleine d’or anglais…

– On m’a dit cela déjà ! murmura le roi qui frémit. Buckingham veut être vice roi d’Espagne, à ce qu’on prétend ! Et qui donc prononçait mon nom ?

– L’homme qui tendait la bourse.

Il y eut un silence. Philippe alla jusqu’au calvaire, puis revint.

– Je ne vois rien là-dedans, dit-il en affectant un grand calme, rien qui se rapporte à mon rêve… Dis-moi le nom de ces deux hommes ?

– Ce sont deux autres noms qui me viennent, royal seigneur. Point de colère. Je subis en ce moment le pouvoir de l’esprit. Vous auriez, à l’heure qu’il est, deux puissants, deux indomptables défenseurs, si les deux prisonniers de Alcala et de Ségorbe avaient recouvré la liberté par vous et pour vous.

– Crois-tu qu’ils soient mes ennemis ?

– Ils doivent l’être.

– Peux-tu porter sur eux ta seconde vue ?

– Je le puis.

– À l’instant même ?

– C’est fait… Elle est sur Hernan de Medina-Celi.

Philippe ne put dissimuler un vif mouvement de curiosité.

– Prends garde, dit-il, je puis contrôler la réponse, cette fois… Où vois-tu Hernan ?

– Dans un trou noir, étroit, humide, répondit l’africain sans hésiter.

– Un cachot ?… demanda le roi, fermant les yeux à demi.

– Royal seigneur, n’êtes-vous donc pas las de m’éprouver ?… C’est malgré vous que vous avez confiance en moi… Les bourgeois de Séville savent depuis hier au soir que le bon duc est dans son palais ; pourquoi voulez-vous que je l’ignore ?

– Les bourgeois de Séville sont mieux informés que moi, gronda Philippe avec mauvaise humeur ; je n’ai appris cela que ce matin ! Mais quel est ce trou noir, humide, où tu vois le duc Hernan ?

– Un corridor… un couloir… Il prête l’oreille… il épie… Qui peut-il ainsi épier ?

– Sa femme est-elle encore belle ? demanda le roi négligemment.

– Par Mahomet ! s’écria l’Africain, la folie seule excuse le blasphème… Pas de colère, royal seigneur. Écoutez et recueillez précieusement toutes mes paroles… Je ne saurais peut-être pas vous le répéter à mes heures de calme… Ce qui est obscur deviendra lumineux… Ce que vous ne pouvez comprendre aujourd’hui dessillera vos yeux demain… Recueillez précieusement chaque mot qui tombe de mes lèvres… Ce sera pour vous comme un phare à l’heure prochaine de la tempête.

– D’où viendra-t-elle, la tempête ?

– De tous les coins du ciel… Il y a deux portes, l’une en face de l’autre, là-bas près de l’abreuvoir d’Abdallah, dans le quartier incendié… L’une s’ouvre à l’intérieur des jardins de Pilate, l’autre donne entrée chez l’homme qui vous a demandé audience ce matin, le boucher Trasdoblo…

Je cherche, royal sire ; ne m’interrompez pas… je cherche… L’autre prisonnier, celui que vous aimiez le mieux quand vous étiez tout jeune encore et quand votre cœur savait battre…

– Don Luiz… murmura le roi, don Luiz de Haro !… Le vois-tu ?

– Je le vois ! répondit Hussein le Noir avec solennité.

– Où est-il ?

– À Séville.

– En quelle partie de Séville ?

– Roi, prononça l’Africain à voix basse, quand vous verrez celui-là face à face, l’éclair aura fui, la foudre aura résonné.

– Me frappera-t-il ?

– L’esprit glisse, emporté par un mouvement qui ne saurait s’arrêter jamais… c’est un souffle. Je vois une tombe dans un humble cimetière, au fond de l’Estramadure… Elles étaient belles, n’est-ce pas, royal sire, les deux amies, les deux sœurs, Eleonor de Tolède, Isabel d’Aguilar ?

– Ces histoires sont publiques, murmura le roi, dont l’agitation grandissait et se montrait malgré tous ses efforts ; on a pu te les raconter.

– Sire, repartit Hussein le Noir, le saint Thomas de vos Écritures crut quand il eut vu, quand il eut touché. Il n’y a plus rien que de la poussière sous cette pauvre tombe… L’enfant sait-il seulement que cette croix plantée dans l’herbe abrite les ossements de sa mère ?

– Ah ! fit le roi, y a-t-il un fils ?

– Je ne sais… je vois là-bas, au lieu que j’indiquais naguère, près de l’abreuvoir de Cid-Abdallah, un vaillant et fier jeune homme… Reconnaîtriez-vous don Luiz, royal seigneur ?

– Oui, de par Dieu !

– L’âge est un masque… Après vingt ans, c’est le fils qui a le visage du père… Tout marche : Dieu l’a voulu… Je vois le cœur au travers de la poitrine… il bat bien ! il a la fièvre d’honneur et de valeur, il a la fièvre d’amour… Je vois la poitrine au travers des vêtements. Le médaillon pend à une chaîne de cuivre… Rude enfance ! indigente jeunesse ! Par le prophète, je lis la devise : Para aguijar a haron. Que le vieux don Luis soit mort ou vivant, voici un chevalier ! sa mère sera vengée !

En parlant ainsi, Hussein le Noir s’animait sans le vouloir sans doute, et même sans le savoir. Il y avait dans sa voix des vibrations étranges, et ses deux mains, toujours croisées sur sa poitrine, tremblaient.

Son attitude était du reste celle de la contemplation. Sous l’étoffe noire de son turban on devinait son regard perdu dans le vide.

Le roi faisait effort pour suivre en ses détours brusques et imprévus cette parole vagabonde. Tout oracle a ses privilèges. Le roi écoutait et se recueillait. Tous ces mystères l’attiraient en sollicitant violemment sa curiosité. Nous ne voudrions pas affirmer que son intelligence indolente et capricieuse n’ajouta pas beaucoup de désordre au pêle-mêle déjà si désordonné de ces divagations, mais enfin il travaillait de son mieux à comprendre.

Avait-il réellement foi ? Oui et non. C’était, en toutes choses, une nature indécise et débilitée par la maladie du caprice, renaissant toujours et sans cesse satisfait.

Il croyait, puisqu’il avait de la sueur aux tempes ; mais il se révoltait contre sa confiance, heureux de faire l’esprit fort vis-à-vis de lui même et de mettre un habit sceptique à ses enfantines crédulités.

Qu’il eut réellement le don de la seconde vue ou que ce fut un effronté comédien, cet Hussein le Noir avait le tort de dépenser ici trop de talent ou trop d’enthousiasme. Il dépassait le but. Philippe d’Autriche eût été subjugué à beaucoup moins de frais par un charlatan plus vulgaire.

On peut dire qu’il avait la conscience de ce fait, et que son effort tendait à rabaisser son vol plutôt qu’à le diriger vers des espaces supérieurs.

– Royal Seigneur, reprit-il en rappelant son calme, vous m’avez comblé de bienfaits ; mon coffre est plein d’or, et je respire librement cet air de Séville mortel à mon père.

Que ne puis je vous montrer à nu le miroir prodigieux où mon regard plonge en ce moment ! que ne puis-je traduire pour vous le chaos inspiré de mes pensées !… Je vois tout !… votre destinée est là comme un livre dont toutes les pages, passé, présent, avenir, tournent au vent d’une volonté surhumaine… Je ne peux pas tout vous dire, un vouloir bien plus fort que le mien parle par ma bouche, disant plus ou disant moins que je ne voudrais dire… Ma langue est forcée de suivre les bizarres séries des visions qui m’entraînent. Je ne suis pas à moi : tout mon être vibre comme un instrument sonore entre les mains d’un bon ou d’un mauvais génie.

C’est une nuit, une nuit où passent des ombres lumineuses. Je les nomme au moment où je les vois.

Moncade, voilà une noble race ! Quel deuil ! Savez-vous le serment qu’ils ont fait ?… Royal seigneur la mesure est comblée ! La main de Charles-Quint, votre aïeul, se briserait elle-même en voulant arrêter le colosse ébranlé. Je vois une vierge sur son lit de mort, un vieillard à cheveux blanc, un vieillard que la foudre a touché. Savez-vous le serment qu’ils ont fait, royal sire ? Êtes-vous souverain seigneur dans les Espagne ? Inès de Guzman, la fille du traître, est innocente devant Dieu, c’est vrai, mais n’essayez pas d’arrêter le traître dans sa chute, ou sa chute vous entraînera…

– Est-ce donc Moncade qui est à la tête de ce complot ? demanda Philippe.

– Roi, répondit Hussein, une révolution n’a ni commencement, ni fin, ni tête, ni queue… Souviens-toi de ton rêve… Où étaient la tête et la queue du serpent dont l’inconnu voulait te faire une couronne ?

Philippe ferma son poing blanc et faible.

– Je briserai les rebelles ! dit-il.

Hussein la Noir se leva. Sa longue robe flottante faisait sa taille gigantesque. Philippe, quoi qu’en pût dire Almanzor, semblait un enfant auprès de lui, Philippe le Grand !

– Écoutez, prononça l’Africain d’une voix tout à coup assourdie ; profitez ! les peuples ne savent pas qu’ils peuvent s’attaquer aux rois. Jusqu’à présent, clameurs et menaces ne vont qu’aux favoris. On respecte Dieu dans le maître… Ouvrez l’écluse avant que le torrent n’ait appris que la digue elle-même peut être franchie !…

Pour le coup, le roi bâilla largement. Il regarda le prophète d’un air ennuyé, et lui dit :

– Tu baisses, mon brave Hussein !… On m’a parlé de Soliman, le sorcier de la reine…

Sous l’ombre qui abritait son visage, le sourire du Mauresque eut un inexprimable dédain.

Le roi reprit :

– Vois si Almanzor n’a pas quelques mouvements de fièvre… depuis deux jours il m’inspire d’assez vives inquiétudes.

III HUSSEIN LE NOIR

Le roi s’assit à son tour sur les coussins, tandis que Hussein le Noir se dirigeait vers le perchoir du perroquet favori. Les favoris, quand ils sont perroquets, ne peuvent avoir qu’un vice, la gourmandise. Le superbe Almanzor était gourmand ; il mangeait beaucoup de bonnes choses et buvait du malaga comme un diable. Cela lui procurait des lourdeurs d’estomac qui aigrissaient positivement son caractère. Quand ses digestions éprouvaient des difficultés, il devenait sombre, quinteux, revêche ; il ne levait plus la patte au commandement du roi ; il allait même, parfois, jusqu’à refuser de dire : Philippe est grand !

La faveur a toujours sa raison d’être, très directe et très prochaine ; si nous ajoutons que, le plus souvent, cette raison d’être est puérile, brutale, ou purement extravagante, nous aurons, à peu de choses près, monographié la faveur.

Le favori peut s’émanciper dans tous les sens, hormis un seul : s’il lui arrive de négliger, ne fût-ce qu’un instant, le dada qui est son cheval de bataille, tout est perdu. Il coûte généralement cher, on l’a comme meuble de luxe. Que diriez-vous d’une boîte à musique qui deviendrait muette ?

Le pouvoir d’une maîtresse a sa source dans un sentiment viril ; l’influence d’un ami est fondée sur l’une des plus nobles propensions du cœur humain. Il n’y a rien de tout cela dans l’omnipotence du favori ; elle naît de l’égoïsme du maître. Que le favori soit homme, épagneul ou perroquet, c’est toujours un jouet ; il est chargé d’amuser le maître. Tous les maîtres n’ont pas la même manière de s’amuser.

Ce brave Barbe-Bleue d’Henri VIII avait un favori chargé de nouer la loi comme une corde autour du cou de ses femmes ; Caracalla, sportman antique, fouettait son consul quadrupède ; d’autres (Dieu nous garde des énumérations savantes !) faisaient autrement et mieux encore. À chacun son caprice : Philippe IV voulait être grand ; Almanzor, perroquet, et son ministre, homme d’État, étaient ses favoris au même titre et à la condition expresse de lui chanter le même refrain :

« Philippe est grand ! Il est grand, Philippe ! »

Un soir, à Madrid, Almanzor avait mangé des boulettes de volailles en si grande abondance, qu’il était sur le point d’étouffer. C’était pitié de le voir, en bas de son perchoir, couché sur le flanc et en proie à des convulsions terribles.

Les médecins du roi, appelés en toute hâte, lui tâtèrent le pouls, l’auscultèrent avec soin, et commencèrent entre eux une mémorable dispute sur la question de savoir si le malheureux animal se mourait d’une pléthore stomacale, d’une congestion au foie ou d’un épanchement au cerveau.

Ces trois avis prévalaient, mais il y en avait d’autres. Les médecins du roi, au nombre de douze, se renvoyèrent toutes les injures contenues dans le vocabulaire espagnol, et formulèrent douze ordonnances dont chacune avait assurément son mérite, mais qui se contrariaient de fond en comble.

L’un voulait purger, l’autre saigner, l’autre trépaner, l’autre appliquer un séton, l’autre infliger des moxas, l’autre prodiguer des vésicatoires, l’autre… Et notez qu’ils ont fait de triomphants progrès depuis lors !

Cependant Almanzor râlait, la bête infortunée ! Philippe, au désespoir, promettait monts et merveilles à qui le sauverait.

Ce que voyant, les différentes opinions médicales, désirant avancer les choses, se prirent aux cheveux sincèrement, défendant chacune son principe avec les armes que la nature, notre mère, nous a données. Il y eut des yeux contusionnés, des dents broyées, des perruques foulées aux pieds. La question avançait, Almanzor ne bougeait plus, quand vint un charlatan, un homme qui n’avait pas même de besicles, un misérable, un Maure ! D’où sortait-il ? Le fait est qu’il prit Almanzor inanimé entre ses mains, qu’il le massa d’une certaine façon, qu’il insuffla sans mot dire son estomac et ses reins, et qu’il le rendit au roi sain et sauf.

Les douze docteurs se retirèrent en proie à une indignation bien naturelle. Le roi fut enchanté doublement : il cherchait un sorcier pour se faire aimer des dames. Ce Maure qui ressuscitait les perroquets était manifestement un sorcier. Le roi lui demanda, séance tenante, un philtre qui pût rendre folle d’amour la belle duchesse de l’Infantado, sa cousine, femme de Diégo Mendoze et Silva, comte de Réal et marquis de Santillane. Le Maure promit de composer un philtre. Au moment où il prenait congé, le roi lui demanda son nom et sa demeure.

– Je me nomme Hussein le Noir, répondit le Maure ; la voûte du ciel est mon toit. Je suis ici aujourd’hui ; demain je serai ailleurs. L’esprit est libre comme le vent.

– Mais si j’ai besoin de toi ? objecta Philippe.

– M’as-tu fait demander ce soir… et pourtant je suis venu… Quand tu auras besoin de moi, je le saurai avant toi-même… et je viendrai… Au revoir !…

Telle fut l’entrée première de Hussein le Noir auprès du roi d’Espagne. Nos mémoires ne disent pas que le philtre promis ait rendu folle d’amour la belle duchesse de l’Infantado. Philippe IV n’était pas heureux dans ses velléités de séduction. Ce qui est certain, c’est que le Maure finit par prendre sur son esprit un empire d’espèce singulière. Ils ne se touchaient par aucun côté.

Le roi était tout petit. Le Maure avait une certaine grandeur, et sa parole absorbait bien souvent des hauteurs où l’intelligence de Philippe était incapable de le suivre ; mais, de manière ou d’autre, l’effet restait produit. Philippe admirait Hussein le Noir ; il le craignait, il croyait en lui.

Aujourd’hui la parole de l’Africain avait entamé Philippe plus encore qu’à l’ordinaire.

C’était de parti pris qu’il essayait de se réfugier tout au fond de son indolence ; Philippe était plutôt un homme déplorablement amoindri qu’un homme mal doué. Il offrait, dans toute sa malheureuse perfection, le type du prince de la décadence, engourdi par la malaria morale qui plane sur ces époques funestes, et n’essaye même pas de remonter le fatal courant. Mais s’il fuyait le combat, il avait du moins vaguement conscience de sa chute, semblable à ces malades crispés par le ver mortel de la consomption qui jettent un voile souriant sur l’avenir en deuil, et ne désespèrent qu’à leurs heures.

Les acclamations du perroquet et du ministre favori enivraient Philippe vingt-neuf jours chaque mois. Le trentième il voyait l’abîme.

Pendant qu’Hussein le Noir s’occupait d’Almanzor, Philippe d’Autriche prit une mandoline posée à terre auprès des coussins et en tira quelques accords aigrelets ; puis d’une voix de femme, il chanta un couplet de romance française. Il s’écoutait avec un plaisir infini ; ses yeux roulaient langoureusement, et, à son insu peut-être, son corps chétif avait pris sous sa simarre d’aspect clérical une pose de troubadour.

– Si je n’avais été roi, dit-il, altéré sans cesse de louange, comme tous ces êtres neutres et débiles qu’on nomme si durement des enfants gâtés, j’aurais gagné ma fortune en chantant ainsi de ville en ville… As-tu remarqué ma voix, païen ?

– Non, répliqua le Maure ; je me moquerais d’un chanteur ambulant qui jouerait au roi.

– Et tu te moques d’un roi qui joue au ménestrel ! Vous autres barbares, vous ne pouvez avoir les délicatesses de nos civilisations… comment trouves-tu Almanzor ?

– Malade, royal sire…

Philippe repoussa du pied la mandoline qu’il avait posée à terre auprès de lui.

– S’il doit languir, j’aime mieux le voir empaillé, dit-il ; j’ai le cœur tendre, je souffre de la souffrance d’autrui… Laisse Almanzor et viens ça, païen. Tes philtres ne sont pas efficaces… La marquise d’Andréjar me tient toujours rigueur.

L’Africain déposa le perroquet sur le perchoir. Almanzor, gaillard, et tout ranimé, fit entendre son refrain, prononcé d’une voix haute et claire. Philippe se leva, joyeux comme un enfant, et courut à lui.

– Je l’aime quand il est bien portant, dit-il en couvrant de baisers le brillant plumage de l’oiseau ; ah ! ah ! trésor !… Philippe est grand !… Comme vous dites bien cela !… Non, non, non, nous ne vous ferons pas empailler, bijou ! non, non, non !

Hussein le Noir le contemplait avec un dédain mêlé de tristesse.

– Où est l’endroit sensible ? murmura-t-il, où est le défaut de cette cuirasse d’inertie ?…

– Pourquoi, interrompit brusquement Philippe, pourquoi Andréjar ne m’aime-t-elle pas, tu dois savoir cela.

– Je le sais, seigneur royal.

– Dis-le, païen, je te l’ordonne !

– Le meilleur talisman d’un roi pour conquérir les cœurs, prononça lentement l’Africain, c’est d’être roi.

– Par les cinq plaies, infidèle ! se récria Philippe, ton audace va-t-elle jusqu’à m’outrager ? Me donnes-tu à entendre que je ne suis pas roi ?

– Mon audace va jusqu’à vous servir… Les philtres sont des armes : on peut leur opposer d’autres armes… J’ai su pénétrer dans le boudoir de la belle marquise pour voir quel obstacle brisait nos enchantements.

– As-tu trouvé l’obstacle ?

– Je l’ai trouvé, royal seigneur.

– Quel est-il ?

Hussein le Noir releva le coin de son bernuz et prit dans son sein un large placard de parchemin plié en quatre. Il le développa sous les yeux du roi. C’était un exemplaire enluminé de ce dessin satirique où l’on voyait les principaux ministres des puissances européennes, la pioche à la main, creusant un fossé.

Le favori, en grand costume, dirigeait les travaux. Une légende qui sortait de sa bouche, comme cela se voit dans maintes estampes anciennes et comme cela se voit encore dans les caricatures où John Bull prodigue le sel de cuisine de sa pesante gaieté, cette légende portait la rubrique si connue : « Allez toujours ! plus on lui ôte, plus il est grand ! »

Philippe IV jeta les yeux sur le parchemin. Il devint plus blême que la toile de sa collerette.

– Ceci est infâme ! s’écria-t-il d’une voix étranglée ; ceci est séditieux, impie, calomnieux !… Ce sont des rebelles, par la passion de Notre-Seigneur !… Je les chercherai, je les trouverai, je les mettrai à la question ! Je les brûlerai tout vifs ! Je leur arracherai la chair avec des cordes !

Il y avait du tigre dans les tressaillements de sa face et dans la lueur sanglante que sa prunelle rayonnait.

Mais tout son pauvre corps tremblait. La force manquait sous cette colère. Rien n’est hideux et répugnant comme la rage impuissante.

– C’est l’obstacle, dit froidement Hussein le Noir ; j’ai trouvé cette estampe sur le guéridon de la marquise.

– Elle sera châtiée ! gronda le roi… elle sera châtiée sévèrement !

– Et le complice ?… murmura Hussein.

– Que veux-tu dire ?

– Celui qui apporte l’estampe…

– Mais que fait donc l’Inquisition ?

– Elle fait son métier, sire. Elle mène ses processions, elle emplit ses cachots, elle allume ses bûchers… Si quelqu’un s’avisait de mettre au jour contre le saint-office une raillerie pareille à celle qui attriste aujourd’hui Votre Majesté, toutes nos places publiques flamberaient, et, depuis les frontières de France jusqu’au détroit, l’Espagne sentirait le roussi.

– Penses-tu donc que l’Inquisition soit plus forte que le roi ?

– Le roi catholique sait cela mieux qu’un pauvre musulman, répondit le Maure.

La tête pâle de Philippe IV se pencha sur sa poitrine.

– Le Saint-Tribunal est le soutien de la foi, prononça-t-il à voix basse et du ton que l’on met à répéter une leçon. C’est la meilleure colonne de notre autorité royale…

Puis changeant d’accent brusquement et avec une moue d’enfant maussade :

– Comme cela les dames de notre cour méprisent le roi.

Hussein le Noir eut peine à réprimer un sourire, tant il y avait de puérile naïveté dans la révolte de ce pauvre orgueil.

– Sire, répliqua-t-il, le don de tout voir et de tout entendre est parfois funeste. Pour être heureux il ne faut pas soulever certains voiles. L’expérience trop complète dessèche le cœur et endolorit l’esprit… J’ai découvert autour de Votre Majesté tant de trahisons et tant de perfidies que je suis tenté de marcher les yeux fermés désormais, comme ces mules de voyage qu’on aveugle pour qu’elles aient le pied sûr au bord des précipices.

– Ceci est infâme, répéta le roi, dont les doigts maigres et blancs froissèrent convulsivement l’estampe.

– Il y a, croyez-moi, des choses plus infâmes encore…

– Serais-tu capable, païen, de découvrir l’auteur de cette insulte ?… Cinquante onces d’or pour toi, si tu me livres son nom !

– J’en donnerais cent pour le soustraire à votre vengeance, royal seigneur. Celui qui a tracé ce dessin grossier n’est qu’un misérable instrument, un maigre loup que la faim a poussé hors du bois… Je ne m’attaque qu’aux lions.

– Est-ce un lion, celui qui a laissé cette estampe chez la marquise ?

Le roi fit cette question d’une voix altérée.

– Il en porte la peau, du moins, répondit l’Africain. C’est ce fils de bâtard qui traîne le nom de Haro d’orgie en orgie.

– Don Juan !… je l’ai fait comte.

– Il va partout, disant que vous le ferez duc.

– Don Juan ! le neveu du ministre !

– Et le neveu de Zuniga ! et le neveu du commandant de vos gardes !… Par Mahomet, seigneur, vous êtes un prince bien entouré !

– Je te défends d’invoquer ton faux prophète devant moi, païen ! murmura Philippe qui se signa.

Il ajouta, en se tournant vers Almanzor acharné à son refrain :

– Tais-toi, bête stupide ! L’idée me vient que, toi aussi, tu me railles… Païen, la preuve de ce que tu avances ?

– Hier matin, dimanche, répondit Hussein le Noir, à l’heure où ce lieu de débauche, la maison du Sépulcre, vomit au dehors ses hôtes hâves et abêtis par l’ivresse, j’ai traversé la place de Jérusalem… La fleur de votre cour était sous le porche des Delicias, royal seigneur. Une litière a débouché, tournant l’angle du parvis de Saint-Ildefonse. Elle était portée par deux nègres vêtus de blanc…

– Mes nègres ! fit le roi avec abattement ; ingrate marquise !… Mais elle passait peut-être son chemin, comme toi, païen.

– Ce n’était pas la marquise qui était dans la litière, Majesté.

– Ah ! sa camériste sans doute… ce sont des messagères de perdition !

– La marquise n’en est pas aux messages. La litière s’arrêta devant le porche, et ce fut don Juan de Haro, comte de Palomas, qui sauta sur les dalles.

La tête du roi s’appuya languissante sur sa main.

– Je n’ai pas d’amis… murmura-t-il en un long soupir.

– Vous en aviez autrefois, sire, prononça avec lenteur l’Africain.

– La reine ne m’a jamais aimé…

– La reine est une noble femme ; la reine est la fille d’un conquérant, la sœur d’un grand roi, la tante d’un jeune héros.

L’Espagne a été pour elle une prison austère et jalouse. Il faut aimer pour être aimé ; avez vous aimé la reine ?

Hussein le Noir s’arrêta brusquement. Le regard du roi, qui était fixé sur lui, avait une expression étrange.

– Tu parles parfois comme un chrétien ! murmura Philippe dont les sourcils étaient froncés.

– Quel chrétien vous a jamais parlé comme je le fais, royal sire !…

– Silence ! je réfléchis… J’ai ouï dire, et tu l’as dit toi-même : Richelieu et Buckingham ont des affidés à Séville… C’est à cause de sa fidélité à ma personne qu’on déteste si universellement le comte-duc… Tu es trahi : tu as laissé voir ta haine, tu es l’ennemi du ministre.

Un mot vint à la lèvre de l’Africain, mais il se ravisa. Il croisa ses mains sur sa poitrine et reprit son immobilité première.

– Tu l’as calomnié ! poursuivit le roi, qui s’animait : je passe pour un esprit faible, car les adversaires de la foi ne m’ont pas épargné en Europe… Tu es venu… D’où es-tu venu ?… L’enfer le sait !… Tu es venu auprès de moi pour me tenter… J’ai peu de serviteurs fidèles ; tu veux les éloigner de moi… À quelle solde es tu, espion ? Si tu étais roi, et que je fusse Hussein le Noir, quel supplice m’infligerais-tu ?

– Si j’étais roi ! répéta le Maure, dont l’œil eut un éclat sauvage ; mais tu as raison, sire, j’ai parlé comme un chrétien, émoussé le fer de mon glaive ; au lieu de frapper droit et haut, j’ai pris un détour et j’ai courbé mon échine, croyant passer plus aisément là où les partisans rampent…

Châtie-moi, si tu veux, mais auparavant je réparerai ma faute : sire, ton fares est un traître et conspire contre toi !

– La preuve ! donne la preuve !

– Fais arrêter Cuchillo le toréador, Pedro Gil l’auditeur, les trois saltarines Carmen, Ximena et Serafina, l’alguazil majeur Diégo Solaz, Caparrosa le gueux, don Pascual, le commandant de tes gardes ; le président de l’audience de Séville, don Baltazar de Alcoy, et don Bernard de Zuniga, ton premier secrétaire d’État, tu auras la preuve !

Philippe demeura un instant comme abasourdi, puis il se prit à parcourir la chambre de nouveau d’un pas nerveux et saccadé.

Hussein le Noir s’était rapproché de la fenêtre donnant sur la cour des marionnettes.

Tout à coup il se fit dans la cour un grand bruit de voix, l’africain tourna machinalement la tête et tressaillit aussitôt de tous ses membres.

– Que veut dire cela ?… murmura-t-il en proie à un étonnement profond.

Deux gitanos déguenillés traversaient la cour, portant une litière noire que chacun dans Séville connaissait pour appartenir au comte-duc.

Ils arrêtèrent la chaise au milieu de la cour, et ouvrant la portière, ils déposèrent sur les dalles un sac qui semblait rempli de sable ou de son, dont le ventre était maculé d’une large tache d’un rouge sombre.

La figure de Hussein le Noir exprimait une surprise croissante.

– Ce Bobazon n’a-t-il pas fait son devoir ? pensa-t-il.

Une demi-douzaine de valets du palais entouraient la chaise et toisaient les deux gitanos, que notre africain connaissait sans doute, car il prononça tout bas leurs noms :

– Ismaïl ! Sélim !

Il était apparent qu’on avait voulu leur barrer le passage. Ils semblaient venir de loin. Leurs joues basanées ruisselaient de sueur.

– Ceci, répétaient-ils à ceux qui les entouraient, est pour Son Excellence le comte-duc.

Le sabre levé du garde qui veillait auprès de la fontaine les avait forcés enfin de s’arrêter.

– Royal seigneur, dit Hussein le Noir, de toutes les accusations que j’ai portées contre ton ministre, laquelle te paraît la plus invraisemblable ?

– Qui mettraient-ils à ma place ? pensa tout haut le roi, c’est impossible ?

– Je te demande, roi, insista l’africain, laquelle de mes calomnies te semble la plus grossière ?

– Aucun de tes mensonges ne m’a ébranlé, répondit Philippe, et c’est peut-être parce que tu as commencé par le plus extravagant de tous… ton cadavre auquel on a arraché le cœur…

– Veuillez approcher, mon royal Sire, interrompit l’africain.

Le roi vint jusqu’à la fenêtre.

En ce moment, Ismaïl, le gitano, disait à haute voix, accomplissant sa commission en conscience :

– Il nous a été ordonné de faire savoir à Sa Grâce le comte-duc, que ce sac contient ce que tous les alguazils de Séville cherchent en vain depuis vingt-quatre heures.

– Roi, dit Hussein le Noir, parlant avec emphase et se redressant de toute sa hauteur, voilà ce que je t’ai affirmé pour l’avoir vu avec les yeux de l’esprit. Le sacrilège a été commis dans la maison du forgeron de la rue de l’Infante… Si tu avais envoyé des émissaires au lieu que je t’avais désigné, à l’abreuvoir de Cid-Abdallah, derrière les jardins de Pilate, tu aurais saisi la preuve matérielle du crime.

– Oui, dit Philippe incrédule et railleur, mais il n’est plus temps, n’est-ce pas ? la preuve du crime a disparu… Tu vois cela par dessus les maisons ou au travers des murailles, avec les yeux de ton esprit.

– Je vois avec les yeux de mon corps, répliqua l’africain d’une voix stridente, que la preuve s’est déplacée par ma volonté… Tu ne voulais pas aller à elle, Allah permet qu’elle soit venue vers toi.

Il rabattit son voile sur son visage, et, soulevant les planchettes de la jalousie, il frappa dans ses mains.

– Que fais tu, païen ? balbutia le roi ; on va te voir !…

– Si vous ne voulez pas que je parle, Sire, répliqua Hussein, parlez vous-même, et ordonnez qu’on apporte dans vos appartements le sac qui est étendu là sur le pavé de la cour.

Ismaïl et Sélim avaient eu le temps d’échanger avec le maure deux signes rapides. Celui-ci s’effaça pour faire place au roi, qui s’approchait de la fenêtre.

Le roi jeta dans la cour un regard surpris et déjà effrayé.

Un instant, ce qui lui restait de bons sens se révolta avec une soudaine énergie.

– Païen ! dit-il d’une voix sombre, tu dois être le principal acteur de cette sanglante comédie !

– Ma tête répond de mon accusation, repartit Hussein ; ce sac contient le cadavre d’un criminel ; on l’a volé à la potence, où il manque depuis un jour et une nuit. Le sacrilège fut commis par le maragut Moghrab, sur l’ordre du comte-duc.

Le regard du roi était comme fasciné par cette tache d’un rouge brun qui marquait le dessous du sac.

– C’est la place du cœur ! murmura l’africain.

Le roi blêmit, prêt à se trouver mal.

Quelques minutes après, le sac avec sa marque sanglante gisait sur la mosaïque de la chambre royale. Philippe tremblait comme une femme ; Hussein, immobile et froid, se tenait debout à ses côtés. Tous les deux se taisaient.

Philippe est grand ! radotait le perroquet Almanzor au milieu de ce silence.

Ce pauvre diable de larron qu’on avait décroché du gibet aurait été bien étonné si on lui eut raconté de son vivant ses aventures posthumes.

Hussein referma le sac, qu’il avait dénoué lui-même, et le traîna dans une embrasure. Les rideaux retombèrent et le cachèrent. Le roi poussa un long soupir de soulagement.

– C’est une horrible profanation, murmura-t-il ; nous ferons rendre les derniers devoirs à ce malheureux… nous fonderons des messes… Je verrai longtemps cet affreux spectacle dans mon sommeil !…

Il se laissa choir sur son siège et mit sa tête entre ses mains.

– À qui me fier ? reprit-il d’une voix gémissante ; je suis habitué au comte-duc. Voilà vingt ans que je le vois autour de moi ! Il sait ce qu’il me faut. Tu ne te doutes pas de ce que c’est, païen. Former un ministre ! J’aime mieux abdiquer ! J’abdiquerai comme Charles-Quint, mon aïeul.

– Charles-Quint avait un fils, interrompit Hussein.

– Tais-toi ! Penses-tu que je ne sois pas un profond politique ? Je fiancerai ma fille au frère du roi de France… J’irai au fond d’un cloître… C’est un bel exemple à donner au monde… Mais je les ferai pendre auparavant !…

Combien sont-ils ?… Par le suaire saint ! il leur faut des sorciers comme à Philippe ! Cela prouve de mauvais desseins. Le comte-duc a un sorcier ; Zuniga, ce vieillard imbécile, a un sorcier… Ce perroquet me rompt les oreilles !… Ferai-je la sieste ou signerai-je tout de suite l’ordre de les arrêter ? Si tu étais chrétien, misérable infidèle, par saint Antoine, je te ferais mon premier ministre !…

– Louis de Haro n’est pas mort… prononça l’africain, si bas que le roi eut peine à l’entendre.

Les yeux de celui-ci battaient chargés de sommeil.

– Ah ! ah ! fit il, un rebelle !… Nous réfléchirons, païen.

– Et Medina-Celi est libre… ajouta Hussein.

– Hernan !… Je l’ai offensé… Quinze ans de rancune… Je tordrai le cou à ce perroquet s’il continue… La reine protège les Sandoval, mais elle est Française : je ne peux pas me fier à elle pour le choix de mon gouvernement…

Du papier, une plume, de l’encre ! Par le Calvaire ! je vais montrer de la vigueur. On saura qui je suis. Je n’ai pas besoin de conseillers, moi ! Je me détermine seul, par la connaissance profonde que j’ai des choses et des hommes. Que pèse le comte-duc contre ma volonté souveraine ? Je ne veux pas de ces sorcelleries… Je n’en veux pas ! C’est seulement pour un mauvais dessein qu’on peut essayer ainsi de forcer le cours des événements à l’aide du sacrilège. J’ai ouï dire qu’en perçant le cœur d’un homme mort on peut tuer un homme vivant.

Hussein le Noir avait ouvert un meuble et plaçait devant lui encre, plume et vélin.

Le roi s’était animé en parlant. Les veines de son front se gonflaient, et tout ce qu’il avait de sang colorait son visage.

Il saisit la plume et la trempa dans l’écritoire d’un geste convulsif.

Mais, au moment de tracer le premier mot, il parut se raviser. Il regarda l’Africain en dessous, et dit avec une sorte de timidité.

– On ne peut pas te refuser cela, Sidi, tu es un homme habile… je parie que si tu voulais bien, tu saurais me dire ce que Gaspar et son maragut ont trouvé dans le cœur de ce pauvre malheureux.

– Ils y ont trouvé ce qu’ils cherchaient, prononça Hussein sèchement.

Puis, comme le roi fixait sur lui ses regards réveillés par une curiosité d’enfant, il ajouta :

– Ne m’interrogez pas sur ce sujet, je vous prie, royal Seigneur !

– Pourquoi cela, Sidi.

– Parce que l’heure va sonner bientôt où vous aurez besoin de tout votre courage.

– Est-ce donc une menace pour moi ? demanda Philippe déjà consterné.

Hussein le Noir, cette fois, fut quelque temps avant de répondre.

– Attaquer vaut toujours mieux que de se défendre, prononça-t-il enfin sentencieusement. Royal sire, vous qui êtes un des plus grands hommes de guerre des temps modernes, vous savez que l’assiégé est toujours vaincu… Combattez en rase campagne, croyez-moi, ne vous laissez pas investir !

Philippe cligna de l’œil, en homme qui a profondément compris.

Sa plume courut sur le vélin.

Tout en écrivant il disait :

– Il y a des motifs… des motifs sérieux… Le comte-duc a laissé faire la révolution de Portugal ; chaque fois qu’il chante victoire, nous perdons une ville ou un corps d’armée… Il éternise la résistance en Catalogne… pour se rendre nécessaire… Oui… c’est la politique des ministres : se rendre nécessaire… Je vais le claquemurer dans une forteresse, de par Dieu ! quoiqu’un ordre d’exil fût peut-être suffisant… Non, n’est-ce pas ?… Pourquoi montrer de la mollesse ?… Si on lui faisait son procès comme traître à la couronne ? ou bien comme ayant eu des rapports avec Satan… C’est plus simple… on agit ainsi en France dans le procès du Concini… Que me conseilles-tu, voyons païen, que me conseilles-tu ?

– L’exil laisse la liberté d’action, répondit Hussein ; Louis de Haro et Medina-Celi se sont échappés de leurs forteresses.

Philippe abandonna la plume.

– La mort… murmura-t-il. Qui aurait jamais deviné cela ?… Le comte-duc condamné par moi !

La plume traça encore quelques mots, puis il la rejeta définitivement.

– C’est écrit !… dit-il, pendant que ses yeux se fermaient malgré lui ; mais qui donc m’a parlé d’émeutes dans Séville ! La ville est calme ; tous les magistrats affirment qu’il n’y eut jamais de peuple plus heureux… Le comte-duc avait du bon…

Sa langue était alourdie déjà par le sommeil. Il avait dépassé l’heure de la sieste, mais le tyrannique pouvoir de l’habitude reprenait le dessus.

L’œil de Hussein, avide et perçant, darda un regard par dessus son épaule. Le seing du roi était au bas du vélin, Hussein reprit aussitôt son attitude impassible.

– Plus tard, poursuivit Philippe ; je verrai… j’aviserai… Il faut de la vigueur… mais il faut du calme… On m’a parlé d’émeutes… Le comte-duc est très bon pour les émeutes… après l’émeute, il sera toujours temps.

En parlant, il froissait le vélin. Ses yeux se fermaient. Le perroquet Almanzor, favori parfait, voyant que son maître s’apprêtait à dormir, fit trêve à son refrain et mit sa tête sous son aile.

Derrière le fauteuil du roi, Hussein restait debout, silencieux et immobile. Ses yeux étaient fixés sur le papier que Philippe tenait à la main.

Les idées du roi vacillaient. Il prononça encore quelques paroles confuses, puis il s’affaissa tout à fait vaincu par le sommeil.

Sa main pendait sur le bras de son fauteuil. Tandis qu’il balbutiait ces derniers mots inintelligibles et sans suite, ses doigts amollirent leur pression et le papier fut sur le point de tomber. Hussein se pencha en avant. Il guettait comme le chat qui va se ruer sur la souris.

Mais, par un mouvement involontaire, la main du roi se resserra fortement tout à coup. Le papier, écrasé par cette crispation convulsive, cria. Hussein se redressa et croisa de nouveau ses bras sur sa poitrine.

Il attendait.

Il attendit longtemps sans manifester la moindre impatience. L’Alcazar s’éveillait peu à peu. Les bruits de voix et de pas montaient au travers des jalousies, coupant le monotone murmure des fontaines. Sous le feuillage, les oiseaux réveillés chantaient, et l’heure de la méridienne était écoulée.

Du côté de la ville, un murmure sourd venait, Hussein, qui jusqu’alors n’avait pas perdu de vue le papier, prêta l’oreille. Son regard se détourna un instant pour interroger la sombre perspective de la rue qui faisait face à l’Alcazar. La rue était déserte, mais la sourde rumeur allait sans cesse augmentant.

Vous eussiez deviné un sourire sous l’ombre de son bernuz.

Il fit un pas. Du bout des doigts, il prit délicatement le papier, essayant de le faire glisser hors de l’étreinte qui le retenait, sans réveiller le roi.

Mais la main du roi endormi était un étau. Le papier résista. Hussein ne renouvela point sa tentative. Il entoura d’une main le poignet du roi ; de l’autre, il s’empara de la plume qui était encore sur la table.

Vous l’auriez pris d’abord pour un médecin qui tâte le pouls à son malade, tant il y allait avec précaution ; mais bientôt l’aspect des choses changea. Les mœurs arabes étaient encore populaires, à cette époque, dans le midi de l’Espagne. Quiconque eût observé en ce moment Hussein le Noir aurait compris qu’il mettait en œuvre un stratagème arabe.

Les voleurs des chevaux se servent de cette ruse pour faire tomber la bride que l’africain tient toujours à la main pendant son sommeil.

Hussein opéra d’abord une pression légère, mais croissante, sur le poignet du roi. En même temps, à l’aide des barbes retroussées de la plume, il chatouilla faiblement le dessous du bras, la naissance de la paume et l’entre-deux des premières phalanges. Philippe rendit une plainte faible dans son sommeil. Cela fit corps avec ses songes. Il ouvrit la main vivement pour se défendre contre ce malaise, auquel son rêve attribuait sans doute une cause.

Le papier glissa sur le tapis.

Hussein le Noir ne se baissa pas tout de suite pour le ramasser, mais son regard eut un éclair triomphant. Il diminua graduellement la pression et jeta la plume, désormais inutile. Les murmures de la ville s’enflaient et devenaient semblables à de lointaines clameurs.

Le poignet du roi fut posé sur le bras du fauteuil avec précaution. Il dormait plus profondément que jamais.

Hussein se saisit du vélin comme d’une proie et le fit disparaître immédiatement sous les plis de son bernuz.

Puis il gagna la porte et dit au vieux Cosmo Baïeta qui rôdait au dehors :

– Le roi sommeille ; il vous ordonne de veiller près de lui jusqu’à son réveil.

Cosmo entra aussitôt dans la chambre royale, dont l’africain referma la porte sur lui.

Hussein, débarrassé de ce témoin, se dirigea d’un pas rapide vers l’appartement du comte-duc.

IV LE MARAGUT

Moghrab était seul dans le cabinet du premier ministre. Il s’étendait, triste et pris d’une fatigue suprême, dans le propre fauteuil de Son Éminence. Sa main distraite jouait avec les précieux feuillets épars sur la table de l’homme d’État pamphlétaire, au risque de mêler ensemble ces pierres du monument équarries avec tant de soin. Moghrab jetait de temps en temps un regard méprisant sur ces pages, couvertes d’une écriture fine et serrée, en tête desquelles courait le titre général : Nicandra o antidoto conira las calumnias.

Sa préoccupation profonde l’empêchait de suivre les savants détours de cette argumentation scolastique ; mais, parfois, quelque bribe de pensée lui sautait aux yeux et alors un dédaigneux sourire venait à ses lèvres.

Il faut se souvenir que c’était alors par toute l’Europe une épidémie de pédantisme. Les grands maîtres de l’art eux mêmes n’échappaient pas à ce mal.

Soyons donc cléments pour les simples amateurs, et rappelons-nous à la décharge du comte-duc polémiste, que le mélodramatique Buckingham faisait des madrigaux fort mauvais, et notre cardinal Richelieu des tragédies lamentablement fastidieuses.

Moghrab ignorait peut être ce que faisaient Richelieu et Buckingham ; en tout cas, il ne semblait pas porté à l’indulgence vis-à-vis des travaux littéraires de l’homme d’État espagnol.

Le résultat de sa lecture, combinée avec sa méditation, fut ce cri :

– Et c’est ce méchant écolier qui gouverne l’Espagne !

Il avait repris le costume qu’il portait le matin de ce même jour dans la boutique du forgeron. Sa belle tête brune et forte était à découvert. Auprès de lui, sur une table, reposait la cassette mystérieuse où étaient renfermées comme il l’avait dit au comte-duc, ses armes pour combattre Hussein le Noir, le sorcier du roi.

Il rejeta d’un geste irrité les feuillets en désordre. Son poing fermé frappa la table. Il se leva, développant tout à coup la richesse de sa haute taille.

– Et le roi est digne en tout de son ministre, poursuivit-il en faisant quelques pas dans la chambre ; un enfant maussade mené en laisse par un pédagogue stupide !… Et l’Espagne se meurt !…

Les autres nations, qui grandissent, entourent cette pauvre île, attaquée de toutes parts, comme une mer envahissante… Le flot monte, monte sans cesse… L’Espagne sera bientôt comme la France de Charles VII, et Dieu ne suscite plus de Jeanne d’Arc pour sauver les royaumes !

Certes, si Philippe eût été à même d’écouter en ce moment le maragut Moghrab ou le sorcier Hussein le Noir, comme il vous plaira de l’appeler, Philippe aurait pu lui dire avec plus de raison que tout à l’heure : « Tu ne parles pas comme un païen ! »

– L’homme s’agite, reprit Moghrab en s’arrêtant devant un crucifix d’argent massif placé vis-à-vis de la table, est-ce bien Dieu qui le mène ?

J’ai travaillé, je me suis efforcé… j’ai prodigué tout ce que les fils d’Adam chérissent sur la terre : ma liberté, mon or et mon sang… et la fange remplit encore ces écuries d’Augias… Je n’étais pas Hercule.

Mon Dieu ! s’interrompit-il en couvrant de son regard calme l’image de Jésus crucifié, vous n’avez pas voulu sans doute qu’un pécheur tel que moi fût l’instrument de salut de tout un peuple. Hernan, voilà celui qui aurait pu devenir le Messie de l’Espagne ! Mais Hernan a refusé de tirer son épée pour la bonne cause… Chaque race a sa fatalité.

La devise des Medina-Celi est une chaîne. Je suis obligé de me cacher à Hernan comme aux autres ; je suis seul, sous un déguisement infâme… Hernan m’outragerait du nom de rebelle ; je ne veux pas d’Hernan… le rôle d’Hernan commencera quand mon rôle sera fini. Medina-Celi s’assiéra, grand et juste, sur le siège que j’aurais rendu solide ; je lui léguerai mon fils… À ma vie l’effort, la lutte, la souffrance… à ma mort le triomphe !

Ses genoux fléchirent ; il se prosterna devant le Christ.

– Seigneur, dit-il, Seigneur, n’est-ce rien que d’avoir accepté pour servir mon pays ce lourd manteau d’infamie ? J’ai une vengeance dans le cœur, mais elle est légitime, et le glaive de ma colère ne menace que des traîtres et des méchants… Seigneur, j’ai creusé mon chemin sous terre pour que nul ne pût éclairer ma route… Seigneur, j’ai miné les entrailles de ce sol pendant quinze longues années… J’étais jeune, me voilà presque un vieillard.

J’étais ardent et plein d’espoir, mes illusions se sont envolées, je ne trouve plus en moi que résignation froide, et mon courage ne sait plus s’exalter, même à l’idée de la victoire… Seigneur, Dieu d’équité, je ne suis pas un rebelle, puisque je ne veux pas de la puissance pour moi-même et que je n’ai pas vendu mon bras à l’étranger… Je veux l’Espagne indépendante et grande, je veux l’honneur sur le trône et la justice dans la loi… Que je succombe à la peine, mais que ma tâche, du moins, soit accomplie ! Seigneur, mon Dieu ! mon dernier soupir te bénira !

On gratta discrètement à la porte fermée par où le comte-duc s’était retiré !

– Ami Moghrab, dit la voix du ministre, as-tu fini ta sieste ?

– Lâche hypocrite, qui veut jouer à l’esprit fort ! murmura l’Africain.

Il composa rapidement son visage et se dirigea vers la porte. Avant d’ouvrir, il demanda :

– Êtes-vous seul, Excellence ?

– Je suis seul, répondit le comte-duc.

Moghrab fit aussitôt tourner la clef dans la serrure.

– Seigneur, dit-il, au moment où le ministre entrait, affectant une tournure libre et dégagée, personne n’a dormi la sieste ici aujourd’hui : ni le roi, ni Hussein, ni moi, ni vous surtout, Seigneur !

– Hussein a-t-il donc pu pénétrer jusqu’à Philippe ? demanda vivement le ministre.

– Hussein se rit de vos trappes et de vos pièges, Excellence. C’est un homme habile et un adversaire digne de moi.

– Tu l’as combattu ?

– J’obéis toujours aux ordres de Votre Grâce, répondit Moghrab en s’inclinant avec un respect sous lequel perçait l’ironie.

Le comte-duc, qui s’était assis devant son bureau, rapprocha son siège. Un rayon de curiosité enfantine s’alluma dans ses yeux.

– Voyons, maragut, raconte-moi cela, dit-il.

Moghrab s’inclina de nouveau, mais il répliqua :

– Excellence, à l’heure où nous sommes, mieux vaudrait agir que parler. Il était temps pour vous que je misse l’œil dans ce mystère. La mine est préparée. Vous souvenez-vous comme le duc d’Uzède fit sauter autrefois son oncle, le duc de Lerme ? Vous avez un neveu…

– Cet Hussein le Noir travaille-t-il pour mon neveu ?

– Chacun travaille pour son propre compte, en ce bon pays d’Espagne, Monseigneur… Hussein le Noir a fait au roi un étrange récit.

– Tu étais donc là pour l’entendre ?

– Mon esprit va où je l’envoie.

– C’est juste, fit le comte-duc, essayant de railler ; et ton esprit revient ensuite comme un messager fidèle… Quel récit Hussein le Noir a-t-il fait à Sa Majesté ?

– Le récit d’un grand sacrilège.

Moghrab s’arrêta.

Après un court silence, il poursuivit très froidement :

– Si Votre Excellence ne jouait pas le principal rôle dans cette tragédie, je dirais : le récit d’un forfait repoussant.

– Que signifie ?… commença le favori dont l’œil cave eut un rayon.

– Si Son Excellence l’exige, interrompit Moghrab, je lui répéterai les propres paroles de Hussein le Noir…

Il s’arrêta encore et acheva en baissant la voix :

– Mais peut-être Son Excellence préférera-t-elle interroger sa propre conscience ?

– Mécréant ! s’écria le comte-duc, ma conscience ne me reproche rien. Mesure tes paroles et songe à qui tu t’adresses.

– Tout à l’heure, repartit Moghrab sans rien perdre de sa flegmatique assurance, Hussein le Noir s’adressait au roi d’Espagne et ne ménageait pas ses paroles.

– Le roi s’assied sur le trône, mais moi je règne…

– Ce doit être la vérité, Seigneur, interrompit Moghrab, car ce sont les propres termes dont s’est servi Hussein le Noir vis-à-vis de Sa Majesté.

– Il a dit cela au roi ! fit le favori en pâlissant.

– C’est un homme habile, Monseigneur.

Le comte-duc se prit à tourmenter un volume grec ouvert sur la table.

– Parle, dit-il sans relever les yeux ; je ne t’interromprai plus.

– Sa Grâce veut-elle, oui ou non, reprit Moghrab d’un ton glacial, que je revienne à l’histoire de Blanche de Moncade ?

– Blanche de Moncade ! répéta le comte-duc d’une voix étouffée.

Sa face était devenue livide tout à coup. Il tremblait de la tête aux pieds.

– Calomnies ! prononça-t-il avec effort, car sa voix s’étranglait dans sa gorge ; hideuses et odieuses calomnies !… Qu’y a-t-il de commun entre cette fille et moi.

Moghrab croisa ses bras sur sa poitrine et attendit.

Le favori faisait un évident effort pour se taire ; mais ses lèvres frémissantes balbutiaient malgré lui :

– Le pouvoir fait des jaloux… Tous les vices entourent la vertu comme un flot pressé d’ennemis… Cette phrase est dans mon livre, je la soulignerai… Je suis un chrétien ! Suis-je d’un sang à commettre ces ignominies ?… Dieu vivant ! qu’a dit le roi ?… qu’a dit le roi ?…

« Notre sang, à nous autres Espagnols, se tourne en fiel quand nous sommes mordus par le serpent de la vengeance. »

Le comte-duc poussa un laborieux soupir.

– Et après ? murmura-t-il.

– Le roi a dit encore : « Ces Moncades sont une noble race. »

– Ah ! le roi a dit cela !… Dieu vivant !… il croit donc ce misérable mensonge !

Le sang revenait dans ses yeux, qui avaient des regards fous.

– Moi ! grinça-il, tandis que des tics nerveux agitaient sa face, moi, le procureur éclairé de la foi ! l’ennemi implacable du mal !… moi, qu’ils accusent de pousser le scrupule jusqu’à la duperie ! moi, dont la politique austère pèche par trop de loyauté !… moi ! moi !…

La sueur coulait à grosses gouttes sur sa fraise. Il était en proie à une agitation si grande, que Moghrab craignit un instant pour sa vie.

Sa langue, en effet, s’épaississait, et les veines de ses tempes saillaient comme des cordes.

Moghrab s’approcha de lui et tâta son pouls, de cet air d’autorité qui domine toujours le malade. Au contact de sa main, toute la fiévreuse effervescence du comte-duc tomba comme par enchantement.

Les lèvres continuèrent de remuer, mais ne produisirent plus aucun son.

– Excellence, dit Moghrab, levez-vous !

Le comte-duc se mit aussitôt sur ses jambes chancelantes. Il regardait son compagnon avec un effroi sans cesse grandissant.

– Suis-je en danger ? balbutia-t-il.

– Vous êtes en danger, répondit l’Africain, en danger de plus d’une manière.

– Redouteriez-vous pour moi une seconde attaque d’apoplexie, bon maragut ?

– Nos existences sont entre les mains d’Allah, monseigneur.

– Entre les mains de Dieu, sans doute… sans doute… mais il faut s’aider… Dois-je me mettre au lit, me faire tirer du sang, boire du jalap ?

– Monseigneur, asseyez vous, dit cette fois Moghrab au lieu de répondre ; le lit vous serait bon et vous pourriez en effet appeler vos médecins, mais vous n’avez pas le temps…

– Suis-je donc si bas ?

– Il y a sur votre tête, Monseigneur, un danger plus foudroyant que l’apoplexie. Aimez-vous votre fille unique, Inez ?

– Si j’aime ma fille ! s’écria le favori mettant à nu cette fibre qui reste sensible dans les cœurs les plus endurcis ; si j’aime le sang de mes veines et l’espoir de ma race ! La connais-tu, ma fille, maragut ?… L’as-tu vue quand elle passe souriante et charmante, dans ces jardins dont elle est la fée ?…

– Inez est belle, prononça froidement Moghrab, presque aussi belle que l’était Blanche de Moncade.

Le comte-duc pressa son front à deux mains.

– Es-tu aussi mon ennemi, maragut ? balbutia-t-il avec accablement.

– Non, puisque je viens vous dire : « Veillez sur votre fille… Blanche de Moncade n’est pas vengée. »

Un peu de sang remonta aux joues du ministre, qui respira plus librement et dit :

– Les murailles de l’Alcazar sont bonnes.

– L’amour est comme l’oiseau, murmura l’Africain ; il se rit de la hauteur des remparts… et la vengeance prend tous les déguisements, même celui de l’amour.

Le favori leva sur Moghrab un regard craintif et sournois.

– Pourquoi ne m’as-tu point parlé de tout cela cette nuit, maragut ? demanda-t-il.

– Parce que, répondit Moghrab sans hésiter, j’ai appris tout cela depuis cette nuit dans la chambre du roi.

– Il n’y a pas à dire, fit le ministre d’un ton caressant, c’est un étrange pouvoir que tu as là, maragut. Faire voyager ainsi ton esprit, cela passe les bornes de la compréhension humaine… Tu m’as porté un rude coup, mais je me sens mieux… Par la croix sainte ! ces Moncade m’avaient-ils donné leur fille à garder ?