Les-Belles-de-nuit - Paul Féval - E-Book

Les-Belles-de-nuit E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

L'histoire se déroule en Bretagne et à Paris de 1817 à 1820. Deux personnages peu recommandables décident de se «refaire» en Bretagne. Par hasard, ils découvrent l'existence d'une famille noble dont l'aîné est parti depuis quinze ans. Ils se font introduire au manoir un soir d'orage. Un grand mystère que cette famille qui voue une haine à Pontalès, nouveau propriétaire du château. Les deux bandits et un troisième larron en fuite montent un plan pour s'approprier le bien du manoir. Mais c'est sans compter sur l'intrépidité de deux jeunes filles, nièces du comte. C'est un roman de cape et d'épée avec comme toujours les ingrédients favoris de Paul Féval.

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Les-Belles-de-nuit

Les-Belles-de-nuitPREMIÈRE PARTIE. LE DÉRIS.DEUXIÈME PARTIE. LE MANOIR.TROISIÈME PARTIE. LE VOYAGE.Page de copyright

Les-Belles-de-nuit

 Paul Féval

PREMIÈRE PARTIE. LE DÉRIS.

I. LE MOUTON COURONNÉ.

En 1817, la principale auberge de la ville de Redon était située sur le port et avait pour enseigne un bélier noir, coiffé d’une auréole.

On connaissait le Mouton couronné à Rennes, à Vannes et jusqu’à Nantes ; bon logis à pied et à cheval, tenu par le père Géraud, ancien cuisinier au long cours.

Redon est une cité de trois mille âmes, assise sur les confins de la Loire-Inférieure et de l’Ille-et-Vilaine, au bord même de la rivière qui donne son nom à ce dernier département. Malgré son nom romain, elle renferme peu de monuments remarquables, et la maison de maître Géraud, portant six fenêtres de façade, rivalisait avec les édifices affectés aux plus illustres destinations ; c’était bâti en bonnes pierres comme la sous-préfecture, et grand comme la gendarmerie.

Devant la maison et au delà de l’étroite bande du quai, la Vilaine roulait ses eaux marneuses et saumâtres ; à marée haute, les petits navires caboteurs venaient jusque sous les fenêtres de l’auberge.

Les samedis au soir ou les jours de marché, vous eussiez eu de la peine à trouver une petite place dans l’établissement de maître Géraud. Il avait la triple clientèle des marins du port, des métayers et des gentilshommes. Bien souvent, quand toutes les chambres étaient pleines, la chaude et vaste cuisine servait de dortoir à un bataillon serré de matelots et de marchands de bœufs.

Aussi le père Géraud faisait-il d’excellentes affaires. Bien qu’il fût vieux déjà, les demoiselles du petit commerce de Redon supputaient parfois, dans leurs rêves, la somme probable de ses économies. Mais le père Géraud semblait ennemi du mariage, et comme il n’avait point de parents, chacun se demandait à qui profiteraient, un jour venant, ses honnêtes et rondes épargnes.

On était au milieu de l’automne, et ce n’était ni jour de foire ni veille de dimanche. Le Mouton couronné chômait ou à peu de chose près. La cendre était froide dans les fourneaux de la cuisine ; les crocs de fer des landiers ne soutenaient point de broches, et nulle marmite ne pendait à la grande crémaillère.

Maître Géraud pouvait fumer sa pipe à l’aise sur le parapet du port. Il n’y avait dans toute son auberge qu’une seule chambre occupée ; encore était-ce par des hôtes de hasard à qui le père Géraud, courtois envers tout le monde, mais sachant graduer ses politesses, ne devait point la respectueuse visite à laquelle s’attendaient ses vieux et fidèles habitués.

Ils étaient arrivés on ne savait trop d’où : deux hommes et une jeune dame. Leurs vêtements et leur apparence de lassitude semblaient annoncer une longue course à pied ; mais le maître du Mouton couronné n’avait point de défiance, et les avait crus sur parole lorsqu’ils lui avaient dit descendre de la voiture de Rennes.

Naturellement, leur bagage était resté au bureau.

La jeune dame avait une mise plus que modeste. Malgré le froid humide d’une journée de novembre, c’était une robe d’indienne qui dessinait la fine cambrure de sa taille. Un petit châle d’étoffe légère et un chapeau de paille, où s’attachait un voile, complétaient sa toilette.

Il y avait en tout cela quelque chose d’indigent et de malheureux ; mais vraiment la jeune femme relevait son costume. Bien qu’on ne pût apercevoir son visage, on devinait la grâce et la beauté derrière les plis épais de son voile. Malgré ce grand air, un aubergiste des environs de Paris eût tiré assurément de la robe d’indienne et du chapeau de paille quelque dédaigneuse conclusion, mais notre hôte était habitué aux mœurs économes et prudentes des châtelaines d’alentour. Il savait qu’en voyage, le long des routes de Bretagne, on trouve parfois des comtesses et des marquises fort étrangement accoutrées.

L’un des deux hommes était en blouse ; l’autre portait un pantalon et un habit de coupe élégante, mais qui gardaient de nombreuses traces de boue à demi effacées.

En somme, ces trois voyageurs n’étaient pas le Pérou, mais le Mouton couronné, auberge principale de la ville de Redon, en recevait encore souvent de plus mal habillés, qui avaient de bons écus de six livres dans leurs poches.

En Bretagne, surtout, il est dangereux de juger les gens sur l’apparence.

Il était environ deux heures après midi. Nos voyageurs avaient été installés dans une chambre à deux lits, donnant sur le port. Un feu de bois vert fumait et pétillait dans la cheminée. Tandis qu’une servante joufflue, coiffée du pignon morbihanais, étendait une rude nappe de chanvre sur la table, l’homme à la blouse et son compagnon brûlaient leurs pieds humides dans les cendres du foyer. On ne voyait plus la jeune dame, dont le châle et le chapeau étaient accrochés à l’espagnolette d’une croisée ; mais, dans les moments de silence, on entendait son souffle égal et doux derrière les rideaux de serge épaisse de l’un des deux lits.

– Faut-il mettre trois couverts ? demanda la fille.

L’homme à la blouse ouvrait la bouche pour répondre affirmativement, mais son compagnon lui coupa la parole.

– N’en mettez que deux ! dit-il avec un accent dur et railleur.

Puis il ajouta entre ses dents :

– Qui dort dîne…

La servante sortit après avoir reçu l’injonction de hâter le repas.

Nos deux voyageurs, malgré la différence de leurs habits, semblaient entre eux sur le pied d’une égalité parfaite. À bien les considérer même, on aurait pu reconnaître, chez celui qui portait un costume bourgeois, une sorte de déférence combattue. Ils étaient jeunes tous les deux et assez beaux garçons. Le bourgeois, qui avait nom Blaise, était un gaillard bien découplé, muni de larges épaules, et montrant, quand il souriait, deux rangées de dents blanches comme l’ivoire. Il avait une grosse figure rougeaude et des cheveux blonds crépus. Le caractère de sa physionomie était une jovialité un peu brutale, qui se voilait, en ce moment, sous un nuage de mauvaise humeur non équivoque.

Les bons amis de Blaise ignoraient, à ce qu’il paraît, son nom de famille, car, pour le distinguer du commun des Blaises, on l’avait surnommé l’Endormeur.

L’autre pouvait compter vingt-cinq ans tout au plus, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir dans son passé cinq ou six romans d’un certain intérêt. Ceux qui le connaissaient intimement lui savaient plus d’un nom ; en ce moment il s’appelait Robert, dit l’Américain. Il était un peu plus petit que son compagnon, et ses membres n’avaient pas la même apparence de vigueur ; mais sa taille était admirablement prise, et la souplesse de ses mouvements n’excluait point la force.

Il avait les traits aquilins et sculptés énergiquement ; son front large et couvert d’une forêt de cheveux noirs respirait la volonté patiente, et il y avait une sorte de puissance dans le dessin hardi de sa lèvre charnue, qui ressortait, rouge comme du sang, sur le fond basané de son teint.

À le voir, quand ses paupières étaient closes, on l’eût jugé pour un de ces esprits robustes, audacieux, infatigables, qui cherchent la lutte et se haussent à la taille de tout danger. On eût admiré la forme ovale de son visage, et cette chaude pâleur de sa joue, sous laquelle jouaient des muscles d’acier. Mais s’il venait à ouvrir les yeux, le caractère de sa physionomie changeait comme par enchantement. Il y avait dans son regard, qui ne savait point se fixer, une agitation nerveuse et inquiète. C’était quelque chose d’étrange et de pénible : de grandes prunelles noires, incessamment mobiles, jetant çà et là leurs œillades aiguës et manœuvrant comme la pointe d’une épée qui cherche à tromper la parade.

Ceci, bien entendu, lorsque M. Robert était hors de garde et se croyait à l’abri de toute investigation curieuse ; car M. Robert mettait à profit l’axiome de la philosophie antique : il se connaissait lui-même et n’ignorait aucun de ses petits défauts. Il avait fait maintes fois ses preuves en sa vie et pouvait se grimer à l’occasion aussi bien que pas un comédien de mérite.

Ils étaient l’un vis-à-vis de l’autre, aux deux coins de la cheminée, regardant fumer le feu de bois vert et plongés dans une rêverie qui ne paraissait point être fort gaie.

– Satané voyage ! dit tout à coup Blaise en donnant un grand coup de pied dans les bûches du foyer ; c’est pourtant toi, Robert, qui as eu l’idée de venir dans ce pays de loups !…

Robert prit les pincettes massives et rétablit la symétrie du feu.

– L’idée peut être mauvaise, répliqua-t-il, comme elle peut être bonne… Ce n’est pas une raison pour brûler notre seule paire de bottes.

Il y avait en effet la même différence entre les chaussures de nos deux voyageurs que dans le surplus de leur toilette ; Robert avait de vieux souliers éculés et béants, tandis que Blaise, dit l’Endormeur, portait des bottes en assez bon état.

Ce dernier frappa violemment son talon contre terre.

– Il me prend des envies !… grommela-t-il en fronçant ses gros sourcils blonds, quand je t’entends parler comme ça, M. Robert !… Dire que voilà des mois que nous courons la pretantaine, cherchant toujours le pays où les mauviettes tombent toutes cuites du ciel !… À Paris, au moins, avec Bibandier, on pouvait gagner sa vie…

– Mauvaise société ! interrompit Robert, qui restait toujours, les yeux baissés, dans une attitude de chagrine insouciance ; Bibandier est au bagne à cette heure.

– Au bagne, on mange ! murmura Blaise.

L’Américain releva sur lui ses yeux mobiles et perçants ; leurs regards se choquèrent ; Blaise tourna la tête en haussant les épaules.

– Oui, oui…, pensa-t-il tout haut, tu as l’air comme ça d’un malin et c’est pour cela que je t’ai suivi ! Mais tu n’en sais pas plus long que les autres, mon garçon !… Nous voilà au bout de notre rouleau… Qu’as-tu fait de bon pendant ces six mois ?

– J’ai tâché…, commença Robert.

– Peuh !… fit le gros blond ; tu tâcheras toute ta vie !… Moi, je n’aime pas les gens qui ont des idées… avec eux, on n’a qu’une chance, c’est de se casser le cou.

Robert ramena son regard vers le foyer où une flamme rougeâtre commençait à courir parmi la fumée.

– J’en ai une idée, pourtant !… murmura-t-il.

L’Endormeur fit comme s’il ne l’avait point entendu.

– Je peux bien te dire ce que tu as fait, moi !… reprit-il ; tu m’as empêché de travailler, chaque fois que je l’ai voulu…

– Misères !… dit l’Américain avec mépris.

– Tu m’as fait toujours pousser en avant, poursuivit Blaise, en me montrant au bout du voyage je ne sais quelle chimère que j’ai eu la sottise de prendre au sérieux…

– Patience !…

– Patience !… mais nous voilà maintenant à plus de cent lieues de Paris, avec un habit pour deux et quelques francs !…

– Sept francs soixante, interrompit l’Américain, qui compta dans le creux de sa main le contenu de sa poche.

– Et, par-dessus le marché, poursuivit encore Blaise, dont la colère faisait place peu à peu à la tristesse, une grande fille que nous traînons partout… et qui mange !…

Robert remit son argent sous sa blouse ; ses paupières eurent un battement rapide.

– Elle est bien belle !… murmura-t-il avec une emphase contenue.

– À quoi ça peut-il nous servir ?…

L’Américain jeta un regard de côté vers le lit, dont les rideaux de serge cachaient sa compagne de voyage.

Puis il prit un air de mystérieuse importance pour répliquer :

– À tout !

Blaise mit ses deux coudes sur ses genoux et ne répondit que par un geste de fatigue ennuyée.

Il y eut un silence, pendant lequel Robert, attentif et les sourcils rapprochés par la réflexion, semblait poursuivre une pensée chère.

Au bout de deux ou trois minutes, une bonne odeur de cuisine, montant des profondeurs du rez-de-chaussée, filtra par les fentes de la porte et vint embaumer l’atmosphère de la chambre.

L’Endormeur se redressa et aspira une forte bouffée de cet air tout plein de promesses. Ses narines se gonflèrent ; sa face s’épanouit en un gros sourire gourmand.

– Au diable ! s’écria-t-il presque gaiement ; nous aurons le temps de nous battre quand les sept francs seront mangés !… Aide-moi à rapprocher la table, Robert… Nous allons trinquer encore une fois, les pieds au feu, comme de bons camarades !

L’Américain ne fit pas plus d’attention à ce retour subit de joyeuse humeur qu’à la récente colère de Blaise. Il prêta son aide sans mot dire, et la table fut poussée jusqu’auprès du foyer.

La servante revenait en ce moment avec une magnifique omelette et une épaule de mouton à peine entamée.

Nos deux compagnons s’assirent l’un vis-à-vis de l’autre, et durant un gros quart d’heure, leurs bouches pleines ne donnèrent passage qu’à de rares paroles. C’étaient deux vaillants mangeurs : Blaise surtout engloutissait les morceaux avec un entrain au-dessus de tout éloge.

L’omelette et l’épaule de mouton s’évanouirent, arrosées par un petit vin nantais qui se buvait comme du cidre.

Il ne resta bientôt plus sur la table qu’un os merveilleusement nettoyé, avec un tout petit morceau de fromage.

Blaise tendit le bras pour saisir cette dernière proie, mais il rencontra la main de Robert, qui semblait vouloir défendre l’assiette.

– Nous partagerons, dit-il en riant.

– Ce n’est pas pour moi, répliqua l’Américain. Lola n’a pas mangé depuis hier.

La figure de Blaise se rembrunit.

– Lola !… Lola !… grommela-t-il entre ses dents.

Puis il ajouta tout haut :

– M. Robert, tu es comme ces mendiants imbéciles qui jeûnent pour garder un morceau de pain à leur caniche… mais, cette fois, tu as trop tardé ; il fallait économiser sur ta part. L’œil de Robert eut un rayonnement hostile, mais sa main se retira.

– Tu n’as pas de cœur !… murmura-t-il.

– J’ai faim, répliqua le gros garçon.

Il vida dans le verre de son compagnon le reste de la dernière bouteille, et frappa sur la table à grand bruit.

– D’autre vin ! cria-t-il à la servante qui accourait ; du tabac et des pipes !…

Quelques secondes après, ils ne se voyaient plus qu’à travers un nuage. Blaise était dans un état de béatitude incomparable ; il ne songeait ni à la veille ni au lendemain. Robert lui-même avait évidemment subi l’influence heureuse du copieux repas qui venait après une longue diète ; son visage exprimait le bien-être et le repos ; mais il semblait réfléchir toujours.

– Est-ce que tu me gardes rancune ? demanda l’Endormeur.

– Pourquoi ?…

– Pour Lola.

– Non.

– À la bonne heure !… Vois-tu bien, Robert, si je te savais amoureux, je te passerais pas mal de choses… Mais du diable si tu es capable d’être amoureux, toi !

Robert, qui venait de bourrer sa pipe, regardait machinalement les lignes imprimées sur le papier du cornet à tabac.

Tout à coup ses yeux brillèrent en même temps que de profondes rides se creusaient à son front.

– Comme cela ferait notre affaire !… murmura-t-il.

Et, au lieu de répondre à la muette question que lui adressait le regard de Blaise, il ajouta :

– Cinq mille francs de contributions directes !… ça suppose bien quarante mille livres de rente… n’est-ce pas, l’Endormeur ?

– À peu près.

– Quarante mille livres de rente en bons immeubles !… Toi qui as été dans les affaires, Blaise, combien ça peut-il valoir en capital ?

– C’est selon les pays.

– En Bretagne… ici… aux environs de Redon ? Blaise compta sur ses doigts ; il était d’humeur à se prêter à toute fantaisie.

– Ici, répliqua-t-il, on afferme mal. Il faut bien des bouts de terre pour faire mille francs de rente… Ça doit valoir douze à quinze cent mille francs.

Robert s’agita sur sa chaise et ses yeux brillèrent davantage.

Il versa le tabac sur la nappe et déroula le cornet, afin de lire mieux.

On eût dit que les lignes tracées sur ce chiffon de papier avaient un mystérieux pouvoir, tant l’émotion de l’Américain était visible.

– Quinze cent mille francs ! répétait-il en caressant le cornet du regard ; ça vaut la peine, au moins !…

L’Endormeur se pencha en avant pour voir ce mystérieux papier qui semblait jeter son camarade en de si profondes rêveries.

C’était tout simplement un rôle de contributions pour l’année 1816, signé par M. le percepteur du canton de la Gacilly.

Blaise se renversa sur le dossier de son siége. À tout hasard, il avait espéré mieux.

L’Américain, cependant, lisait lentement et à demi-voix :

« René-Charles-Julien le Tixier, vicomte de Penhoël, propriétaire, pour sa maison de Penhoël et retenue, trois cent cinquante francs ; pour sa métairie de la Lande-Triste, soixante et quatorze francs ; pour sa chanvrière du Port-Corbeau et dépendances, cent cinquante francs ; pour sa métairie du Pré-Neuf, ensemble les taillis de Fontaine, cent francs. »

– Ça t’amuse ?… interrompit l’Endormeur.

« Pour la maison dite de l’Aîné, poursuivit Robert, qui s’absorbait de plus en plus dans sa lecture, et les moulins des Houssayes, sous le haut pays, cent vingt-cinq francs. Pour le petit Penhoël avec la futaie de Quintaine… »

Blaise bâilla ; puis il se prit à siffler un air de chanson à boire.

Robert interrompit sa lecture et se mit à contempler le papier avec de grands yeux fixes.

– Dire que j’avais l’idée ! murmura-t-il en appuyant un doigt sur son front, et que cela me tombe justement sous la main !

– Le fait est que c’est un coup du ciel ! répliqua Blaise ; nous avons sept francs et je ne sais plus combien de centimes ; si nous achetions le château de Penhoël, les moulins des Broussailles, la ferme de n’importe quoi et la futaie de pretantaine ?…

Robert le regarda fixement et secoua la tête d’un air sérieux.

– Je ne ris pas, dit-il.

– Parbleu ! je crois bien !…

– J’ai une idée.

Blaise fit la grimace.

– Écoute, reprit l’Américain en rapprochant son siége et d’un ton si positif que le gros blond perdit son sourire moqueur, nous n’avons pas de quoi poursuivre notre voyage…, nous n’avons pas de quoi rebrousser chemin… Il faut nous établir ici.

– Je ne demanderais pas mieux, commença Blaise.

– Ne m’interromps pas… Paris est bon pour les folies, et les voyages conviennent aux jeunes gens. Mais te voilà qui arrives à la maturité, ami Blaise… et moi, je suis plus vieux que mon âge.

– D’où il faut conclure, murmura l’Endormeur, qu’il y aurait pour nous avantage à devenir des provinciaux paisibles et payant de notables contributions… Je suis de ton avis.

– Moi, je te dis de me laisser poursuivre… Nous sommes venus en Bretagne sur sa réputation de bonne foi antique et de patriarcale loyauté… De loin, j’avoue que je la regardais comme une terre promise… j’ai perdu là-dessus quelques illusions… Mais, en somme, si nous n’avons rien gagné, c’est que nous n’avons rien risqué… J’attendais une occasion… je cherchais… nous étions trop riches… Aujourd’hui nous sommes dans cette excellente situation qui gagna toutes les grandes batailles : il nous faut vaincre ou mourir !

Il éleva l’extrait du rôle des contributions au-dessus de sa tête.

– Voilà le prix de la victoire ! s’écria-t-il avec un véritable enthousiasme ; le total est de cinq mille francs, ce qui, d’après ton propre calcul, donne quarante mille livres de rente, soit cinq cent mille écus de capital !… Eh bien, au pis aller, quand il ne nous en reviendrait que la moitié !

Le petit vin du Nantais n’abonde pas en principes alcooliques, mais nos deux voyageurs en avaient bu une quantité considérable. Blaise était rouge comme une cerise, et le sang se montrait sous la peau basanée de Robert lui-même.

Blaise se prit à rire à la conclusion du discours de son frère en aventures ; mais, sous ce rire, qui n’était plus de la franche moquerie, perçait déjà un vague et secret espoir.

Nous l’avons dit, Robert, quoique bien jeune, avait fait ses preuves.

– Je me contenterais du pis aller, dit Blaise.

– Le hasard est le plus fort de tous les dieux ! reprit Robert et je vois un augure dans ce chiffon qui me tombe du ciel… Veux-tu partager l’aubaine ?

L’Endormeur hésita un instant, car il restait en lui une bonne dose d’incrédulité.

– Décide-toi, poursuivit Robert ; à la rigueur, je puis me passer de ta compagnie… et, franchement, s’il n’était pas pénible… et dangereux… d’abandonner un bon camarade tel que toi, j’aimerais à tenter seul l’aventure…

Blaise, à son tour, rapprocha son siége.

– Voyons ton idée ? dit-il en mettant définitivement de côté son sourire.

– Acceptes-tu ?

– Quand tu m’auras expliqué…

– C’est à prendre ou à laisser… Acceptes-tu ?

– J’accepte.

– Touche là ! dit l’Américain dont le regard inquiet prit tout à coup une fixité résolue ; et gare à celui qui renoncera !

Il se leva et alla ouvrir la porte de la chambre pour voir si par hasard quelque oreille curieuse n’était point aux écoutes. Il n’y avait personne dans le corridor.

En revenant vers le foyer, il s’arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage, et en écarta les rideaux doucement.

Le jour qui pénétra par cette ouverture éclaira une charmante figure de jeune femme.

C’était un visage d’une régularité parfaite, mais dont les traits, fatigués déjà et pâlis, avaient comme un voile de froideur morne. Peut-être était-ce l’effet de la souffrance ou du sommeil. Lola dormait profondément. Son front et sa joue se cachaient à moitié sous les boucles prodigues d’une chevelure noire en désordre.

Lola s’était jetée tout habillée sur le lit. Elle y gardait la pose que son extrême fatigue lui avait conseillée au moment de l’arrivée. Sa tête s’appuyait sur son bras ; tout son corps s’affaissait en un abandon avide de repos. L’étoffe usée de sa robe dessinait ses formes exquises et jeunes, comme ces indiscrètes draperies que le statuaire colle sur le nu.

Robert avait raison : elle était bien belle !

Il la contempla un instant dans son sommeil de plomb ; puis il laissa retomber les rideaux de serge.

Un sourire satisfait errait autour de sa lèvre bombée.

L’Endormeur attendait ; ses yeux disaient une curiosité impatiente.

Robert reprit sa place auprès du feu, et emplit les deux verres jusqu’aux bords.

II. UNE REDINGOTE À DEUX.

Robert s’était recueilli un instant.

– Suis-moi bien, dit-il d’un ton très-froid et en sablant son vin de Nantes à petites gorgées. Il y a ici un jeune homme fort riche et de bonne maison qui voyage avec son domestique.

– Où ça ? demanda Blaise dont le regard fit ingénument le tour de la chambre.

– Ne te donne pas la peine de chercher, répliqua l’Américain. Le jeune homme riche et son domestique, c’est toi et c’est moi.

– Ah !… fit l’Endormeur dont la bouche large resta entr’ouverte.

– Nous n’avons qu’un habit, poursuivit Robert en forme d’explication ; et il faut pouvoir se présenter si l’on veut faire quelque chose…

– C’est juste, dit l’Endormeur qui entrevoyait vaguement l’idée de son camarade ; mais c’est que ça peut durer longtemps, et une fois la comédie entamée, nous ne pourrons plus changer de rôle comme par le passé.

Blaise faisait ici allusion aux règles équitables et fraternelles qui régissaient l’association. Ils avaient quitté tous les deux Paris, où leur industrie subissait peut-être une de ces crises qui jettent périodiquement sur la province une nuée de bons garçons de leur sorte. On leur avait parlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi antique, où la défiance n’a point encore pénétré. Ils étaient venus l’esprit tout plein de pensées de conquête, comme Pizarre ou Cortès à la veille de vaincre Montézume ou les Incas. Mais de Paris à Redon la route est longue, et ils s’étaient arrêtés plus d’une fois en chemin. On avait fait argent de tout.

Depuis que le dernier habit avait été vendu pour subvenir aux frais du voyage, les deux compagnons se partageaient loyalement les bénéfices de la redingote. Chacun avait son jour pour porter les bottes presque neuves, le chapeau noir et le reste du costume bourgeois. Le lendemain venaient les gros souliers invalides, la blouse et la casquette.

Robert mit son verre vide sur la table.

– Il s’agit d’une fortune ! dit-il sans élever la voix, mais avec emphase ; voilà des mois entiers que j’arrange tout cela dans ma tête. J’aime à mûrir un projet, vois-tu bien, et si nous n’étions pas au bord du fossé, j’attendrais volontiers encore…

– Quant à cela, interrompit Blaise, moi j’aime assez à faire les choses en deux temps ; mais reste à savoir qui sera le maître et qui sera le domestique…

L’Américain plongea sa main sous sa blouse et ramena un jeu de cartes dont la couleur annonçait un fort long usage.

– On peut jouer ça, dit-il.

L’Endormeur regardait avec une certaine défiance les doigts de son compagnon, qui mettait à brouiller les cartes une surprenante agilité.

– Hum !… fit-il en secouant la tête ; c’est que tu joues diablement bien, M. Robert !

Celui-ci cessa de mêler son paquet de cartes.

– Il y a un autre moyen, murmura-t-il ; partageons et séparons-nous !

Blaise fronça le sourcil et ne répondit point.

– Mais, surtout, décidons-nous ! reprit l’Américain d’un ton délibéré. Tu pourras m’être fort utile, sans doute ; mais en somme, je ne sais pas encore à quoi !… Pas de surprise !… si l’affaire ne te va pas, je te rends ta parole !

– Bien obligé ! grommela Blaise ; j’aime mieux jouer.

– Réfléchis bien !… Il ne s’agit ni d’un jour ni d’une semaine… ça peut durer longtemps, comme tu dis, et une fois l’affaire lancée, je le répète, gare à qui reculera !

– Mais, objecta l’Endormeur, le perdant ne sera domestique que pour la montre ?

– Pas tout à fait !… Assurément, dans le tête-à-tête, nous resterons deux bons amis comme autrefois… mais, pour tout ce qui regarde l’affaire, il faudra que le maître puisse commander et que le domestique obéisse.

– Diable !… fit Blaise en se grattant l’oreille.

– Quant à la conduite à tenir devant les étrangers, je n’ai pas besoin de t’en parler…

– Sans doute…

– Tant que durera l’affaire, depuis le premier jour jusqu’au dernier, respect et obéissance !

– Mais, dit Blaise, en définitive, combien de temps ça pourrait-il se prolonger ?…

– Je n’en sais rien.

– Un mois ?

L’épaule de l’Américain eut un mouvement significatif.

– Six mois ? reprit Blaise ; pas possible !

– Six mois… un an… deux ans, répliqua Robert ; on ne peut rien préciser.

– Ah çà ! s’écria Blaise en fixant sur lui ses gros yeux bleus, tu es donc bien sûr de gagner la partie ?

Un imperceptible sourire releva la lèvre de l’Américain, qui retint sa réponse durant deux ou trois secondes.

– J’y compte, dit-il enfin d’un ton de persuasive franchise. Pourquoi m’en cacherais-je ? Mais quand je devrais perdre dix fois, j’engagerais encore la partie… Qu’est-ce qu’un an ou deux de travail et de peine ?… et le maître, d’ailleurs, n’aura-t-il pas plus de mal que le domestique ?… Vois-tu, je sens que je ne suis pas à ma place dans cette vie d’aventures… J’ai des goûts honnêtes et paisibles… Je regarde le but avant de mesurer l’épreuve… Que diable ! mon garçon, il faut un peu de philosophie ! Quand on a la perspective de mourir de faim un jour ou l’autre, on ne raisonne pas comme un millionnaire… Je n’ai rien, et je me demande ce que je ne ferais pas pour avoir quelque chose.

L’Endormeur approuva du bonnet.

– Je ne suis pas un voleur, moi, reprit Robert qui s’animait en parlant. J’ai l’ambition d’être un homme d’esprit et de ressources, voilà tout !… Avec cela et du courage, on trouve toujours un petit trou par où passer… On cherche longtemps ; les sots vous accusent d’être un songe-creux ; puis l’occasion arrive, et vogue la galère !

– Ça peut avoir son bon côté, dit Blaise.

– Qu’importe un an ou deux ? poursuivit encore l’Américain. Nous sommes jeunes, et, pour ma part, quand le tour sera fait, je n’aurai pas même l’âge d’être électeur.

– Électeur !… répéta Blaise.

– Oui, je pense un peu à la politique… Mais c’est une autre histoire… Y sommes-nous ?

– Donne les cartes, répliqua l’Endormeur non sans un reste de répugnance ; et fais attention que tu ne joues pas contre un bourgeois !

L’Américain lui jeta le paquet de cartes d’un air superbe.

– Donne toi-même, dit-il, si tu as peur.

Et pendant que Blaise mêlait, il ajouta :

– C’est bien entendu, n’est-ce pas ?… Nous savons ce que nous jouons.

– Pas trop, repartit Blaise, et il faut être bien bas percé pour risquer comme ça un an ou deux de sa vie, sans être sûr…

– Deux ans ou plus, interrompit Robert ; je vois que tu comprends parfaitement notre partie.

– Quel jeu ?… demanda l’Endormeur.

– Celui que tu voudras.

– C’est que tu les sais tous trop bien !…

– Tu peux en inventer un nouveau.

Blaise réfléchit un instant.

– Eh bien, reprit-il, je vais donner sept cartes sans atout, et celui qui fera le moins de levées aura gagné.

– Convenu !

L’Américain coupa sans avoir l’air d’y toucher, et Blaise fit les jeux.

Les quatorze cartes tombèrent l’une après l’autre ; Robert avait trois levées et l’Endormeur quatre.

– Tu as triché ! s’écria ce dernier en frappant son poing contre la table.

Robert repoussa les cartes.

– J’ai joué franc jeu, répondit-il, et je vais te dire pourquoi… Il m’était indifférent de perdre ou de gagner, parce que, dans notre affaire, le métier de maître sera très-difficile… Je ne t’aurais pas donné trois jours pour me demander à changer de rôle !… Allons, mon fils, déshabille-toi !

Ce disant, l’Américain ôta sa blouse, son pantalon et ses vieux souliers.

Blaise ne se pressait point.

– J’ai froid…, dit Robert. Ce serait dommage de casser les vitres entre vieux amis !…

L’Endormeur était d’une force musculaire évidemment supérieure ; cependant cette menace détournée fit quelque effet sur lui, car il se prit à dépouiller lentement son costume fashionable.

Robert chaussa les bottes avec un évident plaisir.

– Te voilà bien malade ! disait-il en activant sa toilette ; tu vas être bien logé, bien nourri, bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant… car nous partagerons en frères.

– Et si tout ça tombe dans l’eau ?… soupira Blaise.

Robert passait la redingote.

– Écoute, dit-il en jetant un coup d’œil au petit miroir qui pendait au-dessus de la cheminée ; ça commence bien, et j’ai tant de confiance que je te promettrais presque de te servir, à mon tour, si tu n’es pas content après l’affaire faite !…

– Promets, dit Blaise.

– Eh bien, soit.

– Le même temps que je t’aurai servi ?…

– Le même temps.

– Je te préviens, M. Robert, que je n’oublierai pas cela !… Maintenant, explique-toi en grand, et plutôt deux fois qu’une, car du diable si je devine la fin de la farce !

L’échange des costumes était accompli ; et, en vérité, les choses semblaient ainsi bien plus logiquement arrangées. Chacun des deux compagnons était désormais à sa place : l’Américain avait l’air d’un monsieur dans toute la force du terme, et la blouse allait à l’Endormeur comme un gant.

– Ça s’expliquera de soi-même, répondit Robert, et dans un quart d’heure tu en sauras tout aussi long que moi ; mais, avant tout, il nous reste quelques petits détails à régler… D’abord, tu as trop d’esprit pour prendre la chose en mauvaise part, j’aimerais à te voir mettre de côté cette habitude que tu as de me tutoyer…

– Ah ! fit Blaise.

– Mesure de prudence, tu m’entends bien ?… Ça pourrait t’échapper devant le monde.

– On te dira vous, M. Robert !

– À merveille !… À présent ce nom-là lui-même ne me convient plus guère… Quand on est né un peu, on ne s’appelle pas Robert ; il faut prendre carrément son rang dans le monde… Voyons parmi mes anciens noms… À Londres, je m’appelais Robert Wolf.

– C’est trop goddam ! dit Blaise.

– En Italie, on m’appelait Gaëtano.

– C’est trop ténor !

– À Vienne, Belowski…

– C’est trop bottier !… Que diable ! je veux au moins être le valet d’un homme d’importance… Appelle-toi le baron de quelque chose.

– Peuh ! fit l’Américain, on me prendrait pour un sous-préfet de l’empire… Et puis les titres sont bien usés !… Je m’appellerai tout bonnement M. Robert de Blois… C’est simple et ça sonne la noblesse historique… Encore un coup, ami Blaise, et puis nous allons commencer !

Il versa deux amples rasades et leva son verre comme s’il allait porter un toast.

Ses yeux se fixaient à travers les carreaux de la fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les campagnes de la Loire-Inférieure qui s’étendaient, à perte de vue, au delà de la Vilaine. Le soleil d’automne, à son déclin, jetait sa lumière rougeâtre sur le paysage. Robert semblait pris par une subite rêverie.

– Le pays est mauvais pour les pauvres diables, c’est vrai, murmura-t-il ; mais voilà de bonnes terres et de jolies maisons !… Un homme sage pourrait être heureux là comme le poisson dans l’eau… Qui sait si l’une d’elles n’appartient pas à notre brave M. de Penhoël ?

Blaise ne put retenir un sourire.

– Je ne sais pas ce que tu vas faire, dit-il ; mais tu es fameusement fort, après tout, pour entamer une drôlerie, et j’ai bon espoir… Ce brave monsieur campagnard !… Il me semble le voir !

– Et moi aussi !

– Cinquante-cinq à soixante ans !

– Plutôt soixante.

– Front chauve…

– Deux touffes de cheveux grisâtres sur les tempes !

– Lunettes d’or…

– Tabatière dito !

– Habit marron…

– Souliers à boucles !

– Une femme respectable…

– Qui eut une grande réputation de beauté avant la constituante…

– Sèche et roide comme un portrait de famille !…

– Et qui l’a rendu père de huit à dix enfants, décemment échelonnés !

Blaise tendit son verre.

– À nos quarante mille livres de rente ! dit-il.

Robert trinqua et but avec action.

Puis il se redressa tout à coup en secouant son épaisse chevelure noire.

– À l’œuvre ! s’écria-t-il ; suivant les circonstances, nous pourrons avoir une soirée laborieuse… À dater de ce moment, Blaise, vous entrez en exercice.

– J’attends les ordres de monsieur, dit l’Endormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste de sourire sceptique, mais dont le regard indiquait une singulière curiosité.

– Vous allez descendre, reprit l’Américain d’un ton de commandement ; sans faire semblant de rien, vous sortirez dans la rue et vous lirez l’enseigne de l’auberge.

– Jusqu’à présent, murmura Blaise, ça ne me paraît pas la mer à boire !

– Une fois pour toutes, répondit Robert en reprenant sa familiarité accoutumée, il faut bien te mettre dans la tête que j’agis d’après un plan raisonnable, et que les commissions dont je pourrais te charger auront toute leur importance… Ris tant que tu voudras, mais exécute mes ordres à la lettre, ou je ne réponds de rien !… Tu vas donc lire l’enseigne de l’auberge, et me rapporter le nom de notre hôte… En revenant, tu prieras le brave homme de monter me parler… va !

Blaise sortit.

Le jeune M. de Blois, resté seul, se prit à parcourir la chambre de long en large.

Sa tête travaillait énergiquement, et des paroles sans suite tombaient par instants de ses lèvres.

C’était véritablement un cavalier assez remarquable. La redingote indivise que bourrait naguère le gros corps de Blaise dessinait la grâce souple et forte de sa taille. Il y avait de l’intelligence et de la volonté sur les traits réguliers de son visage bruni ; mais, dans ce moment où il se savait à l’abri de tout regard, son œil avait plus que jamais cette étrange expression d’inquiétude qui déparait sa physionomie. On lisait dans sa prunelle mobile et comme tremblante une sorte d’agitation maladive, agissant à l’encontre d’une hardiesse apprise.

Cet homme devait oser beaucoup, mais trembler en osant.

Deux ou trois fois, dans sa promenade, il s’arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage. La belle Lola dormait toujours, subissant l’effet d’une lassitude accablante. L’étape de la matinée avait été rude, puisque Robert et Blaise, jeunes et forts tous les deux, étaient arrivés haletants et brisés de fatigue.

Il y avait bien longtemps que la pauvre Lola marchait ainsi chaque jour, et que les cailloux des routes de Bretagne faisaient saigner ses petits pieds charmants.

Chaque fois que Robert s’arrêtait auprès du lit, il restait trois ou quatre secondes en contemplation devant la beauté de la jeune femme. Son regard semblait compter les bruns anneaux de la luxueuse chevelure qui s’éparpillait sur l’oreiller de Lola. Il admirait d’un œil connaisseur l’ovale pur et gracieux de son visage, la frange riche de ses cils, et ce bel abandon que le sommeil gardait à sa pose.

Mais, dans la contemplation de Robert, il n’y avait pas un atome d’amour. Sa prunelle restait froide, et vous eussiez dit quelque marchand d’esclaves détaillant les suprêmes beautés d’une almée à vendre sur le pont d’un corsaire de Turquie.

Quand il laissait retomber le rideau, un sourire content mais fugitif errait autour de sa lèvre.

Puis ses réflexions se renouaient, craintives et agitées ; sa paupière frémissait à son insu ; son regard s’agitait, cauteleux et inquiet.

La porte s’ouvrit, donnant passage à l’aubergiste et à Blaise.

Au bruit qu’ils firent en entrant, la physionomie de Robert se remonta brusquement comme par l’effet d’un mystérieux ressort. Son œil devint calme et souriant : on eût dit un de ces hommes heureux qui passent dans la vie sans préoccupation et sans soucis.

L’aubergiste, qui s’arrêta auprès de la porte, la casquette à la main, dut lui trouver assurément grande mine, car il exécuta le plus beau de ses saluts.

Robert lui envoya, en se rasseyant au coin du feu, un bonjour affable et gracieux.

– Entrez, mon cher monsieur, dit-il.

Blaise, qui avait devancé l’aubergiste, passa tout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots à l’oreille :

– M. Géraud…

L’Américain remercia par un signe de tête.

– Approchez donc…, reprit-il. Je vous demande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans compliment, mais c’est que j’ai beaucoup de choses à vous demander, mon cher monsieur.

Les gens de la haute Bretagne sont presque aussi défiants que des Normands ; c’est une rude tâche que de leur accrocher la première parole.

En revanche, une fois la glace rompue, on est souvent dédommagé trop amplement.

L’aubergiste était un vieil homme bien couvert et d’apparence fort honnête. Ses petits yeux gris avaient cette pointe sournoise qui, chez les campagnards, n’est pas absolument inconciliable avec la franchise.

Il se tenait debout entre Blaise et Robert. Sans faire semblant de rien, son regard poussait à droite et à gauche de courtes reconnaissances. Sa casquette, qu’il tortillait entre ses doigts avec zèle, lui servait de maintien, et le tuyau noir de sa pipe, sortant du vaste gousset de son gilet, laissait échapper encore un mince filet de fumée.

– Ah ! ah ! fit-il en manière de réponse à l’exorde de Robert.

Et il salua.

– Beaucoup de choses, répéta l’Américain. Vous ne vous doutez guère, je parie, que vous êtes ici en face d’une bien vieille connaissance ?

– Oh ! oh ! fit le bonhomme en écarquillant les yeux.

– Ça vous étonne ! reprit l’Américain qui redoublait de condescendante gaieté. Vous ne vous souvenez pas de m’avoir jamais vu ? Aussi n’est-ce pas comme cela que je l’entends… Blaise, mon garçon, tu peux t’asseoir… En voyage on ne fait pas de façons… Mais, auparavant, avance un siége à notre hôte… Mon cher monsieur, pas de compliments ; il y a place pour trois.

L’aubergiste et Blaise s’assirent.

– Quand je dis que vous êtes pour moi une vieille connaissance, reprit Robert, c’est que j’ai entendu parler bien souvent de vous.

– Eh ! eh !… fit le bonhomme.

– Le père Géraud, parbleu !… maître du Mouton couronné !

– Tout ça est sur mon enseigne, grommela l’aubergiste.

Blaise, qui n’avait rien à faire, sinon à juger les coups, se détourna pour cacher un sourire.

L’Américain fit comme s’il n’avait pas entendu.

– La meilleure auberge de Redon ! poursuivit-il, et le plus franc compère de tout le département d’Ille-et-Vilaine !

L’aubergiste eut un demi-sourire ; le compliment le flattait au vif ; mais sa vieille prudence lui conseillait la retenue.

– Et ce n’est pas tout près d’ici qu’on me disait cela, père Géraud ! reprit encore Robert. Ce n’est ni à Vannes, ni à Nantes, ni même Rennes.

– À Saint-Brieuc peut-être ?… murmura le bonhomme.

– Non pas !… c’est plus loin encore… Père Géraud, vous êtes connu jusqu’à Paris !

Paris est le lieu magique que la province déteste et adore.

Le maître du Mouton couronné releva ses yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mélangé de curiosité.

– Ah ! ah ! fit-il, à Paris !… en la grand’ville !… et qui donc parle du père Géraud de ce côté-là ?

– C’est là le diable ! pensa l’Endormeur.

Robert mit un reproche caressant dans son sourire.

– Oh ! M. Géraud ! M. Géraud !… dit-il. Le bon garçon serait cruellement mortifié s’il vous entendait faire cette question-là… Vous avez donc bien des amis à Paris ?

– Non fait ! répliqua l’aubergiste ; je ne m’en connais même pas du tout…

– Ça se gâte ! pensa Blaise ; mauvaise histoire !…

– Eh bien, poursuivit Robert, à l’entendre parler de vous, je ne me serais jamais douté que vous eussiez pu l’oublier !

– Mais qui donc, à la fin ?…

– Ainsi, vous me laisserez vous dire son nom ? prononça Robert avec lenteur, comme s’il eût voulu laisser à l’ami ingrat le temps de se souvenir.

Il n’y avait pas une ombre de trouble sur sa physionomie calme et souriante. Blaise, au contraire, qui voyait l’audacieux mensonge sur le point d’être découvert, et la comédie tomber dès la première scène, cachait mal son désappointement.

Tandis qu’il maugréait contre l’imprudence de son camarade, celui-ci regardait toujours l’aubergiste, qui fouillait sa mémoire de la meilleure foi du monde.

– Je veux que Gripi[1] me brûle…, grommelait le bonhomme.

Robert l’interrompit en répétant :

– Ah ! M. Géraud !… M. Géraud !…

Puis il ajouta d’un air presque sévère :

– Si vous n’avez pas trouvé dans une minute, je vous dirai son nom… et vous aurez grande honte de l’avoir oublié !

Il y avait une sincérité si profonde dans l’accent de Robert, que Blaise lui-même ne savait plus que penser.

Quant à l’aubergiste, il se creusait la tête de tout son cœur.

– Je suis un gueux !… s’écria-t-il tout à coup se frappant le front d’un énorme coup de poing.

À cet instant seulement, un observateur aurait pu deviner combien grande avait été l’anxiété de Robert. Il respira fortement. Ce fut l’affaire d’une seconde, et sa physionomie ne trahit aucune surprise.

– Un gueux ! disait cependant le bonhomme ; c’est vrai tout de même !… sans Joseph Gautier, j’aurais passé l’arme à gauche dans la rade de Brest ! Je parie que c’est Joseph Gautier ?

– Parbleu ! s’écria Robert.

Blaise éprouvait ce sentiment d’un dilettante expert qui écoute un talent de premier ordre.

– Enfin, père Géraud, continua l’Américain, mieux vaut tard que jamais !… Ce brave Joseph m’a-t-il souvent parlé de vous au moins !… Géraud ! ancien matelot.

– Artilleur de marine, puis cuisinier au long cours, rectifia le bonhomme.

– À qui le dites-vous !… s’écria Robert ; la langue m’a tourné… Mettez-vous bien dans la tête que je sais votre histoire mieux que vous-même !

– C’est égal, dit l’aubergiste ; j’aurais dû penser à Gautier tout de suite !… Mais comment va-t-il à présent ?

– À merveille… sa femme aussi.

– Sa femme !… depuis quand donc est-il marié ?

– Depuis trois mois… Blaise, mon domestique, a été son garçon de noces…

– Oui…, dit l’Endormeur, et ça a été assez bien !

La bonne figure de l’aubergiste exprima un peu de défiance revenue.

– Tiens ! tiens ! murmura-t-il, c’est que Joseph Gautier était un monsieur, autrefois…

– Et ça vous surprend qu’il ait choisi un domestique ?… commença Robert.

– Oh ! oh !… dit le père Géraud, je n’ai pas voulu offenser M. Blaise.

– J’entends bien… mais tel que vous le voyez, Blaise n’est pas tout à fait un domestique ordinaire… Il a été élevé dans ma famille, et c’est presque mon ami.

Le père Géraud salua Blaise.

– Comme ça ou autrement, dit-il, je n’ai pas besoin de vous faire de grandes phrases… Puisque vous venez de la part de mon vieux Gautier, le père Géraud et sa case sont à votre disposition… Une poignée de mains s’il n’y a pas d’offense ?

Robert s’empressa de tendre sa main que le bonhomme serra en conscience.

– Et venez-vous comme ça pour passer du temps par chez nous ? reprit-il.

– Je viens de Paris, comme je vous l’ai dit, répliqua Robert ; et même de beaucoup plus loin… Le but de mon voyage est de visiter un gentilhomme de vos environs que je ne connais pas du tout personnellement, et au sujet duquel je serais bien aise de prendre langue à l’avance.

Cette phrase, malgré sa simplicité apparente, était de celles qui sonnent toujours mal aux oreilles bretonnes. En ce temps-là, comme avant et depuis, il y avait force dissidences politiques dans la province ; or, partout où la guerre civile a passé, le questionneur curieux prend volontiers physionomie d’espion.

Le petit œil gris du père Géraud se baissa, tandis qu’il murmurait son prudent :

– Ah ! ah !…

– Les détails que je demande, reprit l’Américain, sont en définitive peu de chose, car je sais d’avance que la famille de Penhoël est riche et respectable…

– Oh ! oh !… fit le bonhomme avec une certaine emphase ; il s’agit des Penhoël ?…

– Un message que j’ai pour le vicomte, et qui m’a fait prendre par Redon au lieu d’aller tout droit à Nantes… Y a-t-il loin d’ici à Penhoël ?

– Un bon bout de chemin, répliqua le père Géraud.

– Et… le vicomte est-il aussi galant homme qu’on le dit ?

Le maître du Mouton couronné fut un instant avant de répondre.

– Pour ça, répliqua-t-il enfin, Penhoël a toujours été l’honneur du pays depuis que le monde est monde ! Monsieur est un bon chrétien, madame est une sainte… Mais il y en a qui disent que le nom de Penhoël serait mieux porté encore si l’aîné n’avait pas quitté le pays pour aller le bon Dieu sait où…

– Ah ! dit l’Américain comme s’il eût été initié déjà en partie aux secrets de cette famille dont un chiffon de papier lui avait révélé l’existence par hasard, on parle encore de l’aîné ?

– On en parlera toujours, répliqua l’aubergiste avec lenteur et d’un accent de tristesse.

– Et cependant, reprit Robert, il y a longtemps déjà qu’il est parti !…

– Voilà bientôt quinze ans… Mais qu’importent les années quand on a laissé un bon souvenir au fond de tous les cœurs ?

Robert croisa ses mains sur ses genoux et hocha la tête d’un air attendri.

– Pauvre cher Penhoël !… murmura-t-il.

Le bonhomme Géraud, qui s’était incliné tout pensif, se redressa vivement et jeta sur Robert un regard étonné.

Sa surprise n’était pas plus grande que celle de Blaise, qui suivait cette scène avec la curiosité d’un amateur de spectacle, savourant les péripéties imprévues d’une première représentation.

Il connaissait le but de Robert, et, depuis l’arrivée de l’aubergiste, il devinait peu à peu la route que son compagnon voulait prendre ; mais comme il eût été incapable lui-même de suivre sans broncher cette voie difficile et périlleuse, chaque pas fait en avant lui était un sujet d’admiration.

Robert grandissait à ses yeux et prenait pour lui, depuis quelques minutes, des proportions héroïques.

Il attendait, dissimulant de son mieux sa surprise et gardant l’air indifférent qui convenait à son rôle.

– Ce sont de bonnes paroles que vous venez de prononcer, M. Géraud, poursuivait cependant Robert ; je ne peux pas vous dire combien elles m’ont réjoui l’âme !… Ah ! si le pauvre Penhoël était seulement là pour les entendre !…

L’honnête figure de l’aubergiste devenait toute pâle d’émotion.

– De quel Penhoël parlez-vous donc, monsieur ?… murmura-t-il d’une voix tremblante.

– De celui qui est bien loin de la Bretagne, à cette heure.

– De l’aîné ? reprit le père Géraud, dont la voix trembla davantage ; de M. Louis ?… il n’est donc pas mort ?…

L’Américain eut un gros rire joyeux et franc.

– Pas que je sache, répliqua-t-il.

– Et vous le connaissez ?

– Mon digne M. Géraud, repartit Robert en clignant de l’œil, pourquoi toutes ces questions ?… Depuis deux minutes, vous avez deviné que je vais au château de la part du pauvre Louis de Penhoël.

Blaise se mit à tisonner le feu pour dissimuler son enthousiasme.

Une larme roula sur la joue du père Géraud.

III. L’ABSENT.

Robert dit l’Américain, M. de Blois, était un de ces fils du hasard qui naissent on ne sait où et ne tiennent à rien sur la terre. Était-il Français d’origine ou étranger ? Personne n’aurait pu le dire. Son accent était celui des Parisiens de Paris ; mais Paris, tout grand qu’il est, ne peut accepter la paternité des aventuriers innombrables qui s’y arrangent une patrie. Ils viennent là, de près, de loin, de partout, attirés par un irrésistible instinct. Puis, de ce centre héroïque où le talent et l’audace sont dans l’atmosphère, où les expédients se respirent, où chacun peut devenir valet de comédie rien qu’à laisser ses pores absorber le vent d’intrigue, on s’élance, armé de toutes pièces, à la conquête de l’innocente province.

Car pour briller à Paris même, il faut être de première force.

Robert de Blois avait son mérite, mais il n’était point pourtant un de ces étincelants sujets qui éblouissent de temps en temps la capitale, et qui portent au bagne de grosses épaulettes avec des titres de duc. Il y a des degrés dans la profession. Robert ne pouvait guère prétendre qu’à la bonne bourgeoisie dans la hiérarchie aigrefine.

Ce n’est pas qu’il fût dépourvu de qualités très-éminentes ; seulement il n’était pas complet.

Pour faire en quelque mot son bilan moral, il avait, à son actif, une sécheresse de cœur extrêmement désirable, un grand tact et beaucoup de cette adresse crochue qui sait harponner un secret au fond de l’âme la mieux close. Il avait, en outre, du sang-froid, de l’esprit et de l’élégance. À son passif, il faut placer en première ligne une irrésolution native qui ne se guérissait qu’en face des situations extrêmes. Robert était excellent pour entamer une guerre désespérée ; au moment où il fallait choisir entre la mort ou la victoire, la faim lui donnait du génie.

Mais dès qu’il avait quelque chose à perdre, son audace se changeait en mollesse. Il s’arrêtait à moitié chemin par une trop grande frayeur de se voir enlever le bénéfice déjà conquis.

Retombait-il tout en bas de sa misère, il redevenait homme. Son esprit subtil s’aiguisait, ses idées bouillonnaient de nouveau dans sa tête, et gare aux écus mal gardés !

En somme, c’était un aventurier d’ordre évidemment secondaire, mais dangereux outre mesure, et capable d’atteindre, à ses heures, l’habileté suprême du genre.

Il avait déjà dix ans de service, ayant pris de l’emploi dans quelque pendable troupe dès le commencement de sa quinzième année.

Depuis lors, Dieu sait qu’il avait travaillé tantôt soldat, tantôt capitaine, tantôt pauvre, tantôt riche, exploitant parfois l’intrigue de haute comédie, parfois descendant aux tours de l’escroquerie vulgaire, et risquant sa liberté pour quelques francs.

Il se formait, cependant, et prenait des idées rassises. Son but était de voler assez pour jouer à l’honnête homme dans un bon château lui appartenant, avec une femme aimable et bien apparentée.

Car Robert détestait le petit monde.

Blaise et lui s’étaient accolés ensemble à Paris, par suite de relations communes avec un recéleur du nom de Bibandier qui, peu de temps auparavant, était allé au bagne de Brest expier son obligeance. Blaise était un coquin à la douzaine, moins endurci que Robert peut-être, moins peureux de nature, mais n’ayant pas non plus ce courage factice et à l’épreuve que l’Américain s’était donné par la force seule de sa volonté.

Ils avaient gagné tous les deux leurs surnoms à la bataille, comme Scipion l’Africain et le grand Fabius. Tous les deux avaient, sinon inventé, du moins perfectionné notablement des genres de vol qui sont tombés, de nos jours, à la portée de tout le monde. Pour comprendre le sens spécial de ces deux sobriquets, l’Américain et l’Endormeur, il suffit d’avoir lu la Gazette des Tribunaux trois fois en sa vie.

Quant à Lola, Robert l’avait prise sur une corde roide où elle dansait pour ne pas être battue. Elle avait dix-huit ans.

Personne n’avait pris souci de lui dire jamais : « Ceci est bien, cela est mal. »

Il eût été difficile de savoir ce qu’il y avait au fond du cœur de cette pauvre belle fille. À contempler son front de marbre et la hardiesse froide de ses grands yeux noirs, où s’allumait parfois une volupté de commande, lascive et à la fois glacée, on eût dit que, derrière tant de beauté, Dieu avait oublié de mettre une âme…

Aujourd’hui Robert était en une heure de vaillance. Sa poche vide et la famine menaçante le poussaient. Mais la lutte s’annonçait rude, et Robert ne se souvenait point d’en avoir affronté jamais de plus malaisée. En ce moment, ses manières libres et sa physionomie sereine cachaient le plus énergique effort qu’il eût fait peut-être de sa vie.

C’était un travail de tous les instants, un sourd combat sans trêve ni relâche. Il était là, guettant, derrière son sourire, chaque parole du bon aubergiste, interprétant chaque geste et prodiguant son adresse consommée à se faire un levier de la moindre circonstance.

On ne peut dire qu’il eût agi dès l’abord sans réflexion. Tout ce qu’il avait osé était le résultat d’un calcul ; mais il est certain que sa position extrême l’avait jeté, trop brusquement, à son gré, dans cette périlleuse épreuve.

Il avait abordé la bataille sans armes et avec le courage du désespoir. C’était une partie que l’on pouvait gagner à la rigueur, mais qui, considérée de sang-froid, présentait mille chances de perte.

Ces parties-là s’amendent parfois entre les mains d’un joueur habile ; une manœuvre savante peut forcer le sort. À mesure que l’entrevue avançait, Robert se sentait grandir et prendre de la force. Sa tentative absurde et impossible se faisait presque raisonnable, tant il avait tourné habilement les premières difficultés.

Il n’était déjà plus ce fou qui voit le nom d’un homme par hasard, et qui s’écrie étourdiment « À moi cette proie ! » La porte close de la maison de Penhoël s’entr’ouvrait pour lui peu à peu…

Il avait déjà la moitié d’un secret !

Bien des choses pouvaient encore déranger son plan fragile et réduire à néant l’échafaudage de ses mensonges ; mais, jusqu’à présent, il avait marché droit dans les ténèbres, et son pied prudent avait trompé tous les obstacles de la route inconnue.

À voir ce début inespéré, Blaise se croyait déjà hors d’affaire, et avait peine à contenir sa joie.

L’Américain, lui, n’avait pas encore le temps de se réjouir. Il était tout entier à son affaire, et son œil de lynx interrogeait constamment la physionomie du père Géraud, qui était son unique boussole.

Il lui restait tant de choses à deviner ! Et cette route, où il avait essayé quelques pas, était si mystérieuse encore !

Il fallait savoir. Que voulait dire, par exemple, cette larme qui coulait silencieusement sur la joue du bonhomme ?

Robert attendit quelques secondes, puis il avança son siége et prit sans mot dire la main de l’aubergiste, qu’il serra entre les siennes.

– Vous l’aimez ?… dit-il d’une voix contenue et qui jouait admirablement l’émotion.

Le père Géraud détourna la tête pour cacher ses yeux humides :

– Tonnerre de Brest ! murmura-t-il, je ne suis pas un pleurnicheur, pourtant !… Mais c’est que M. Louis était presque mon enfant !… Je l’ai fait sauter si souvent sur mes genoux, quand le commandant venait en congé au château… J’ai servi vingt ans sous les ordres du père des jeunes gens, monsieur et quand on l’avait vu comme moi, le commandant, deux ou trois douzaines de fois, debout sur son banc de quart, démolissant l’Anglais en grand costume de capitaine de vaisseau, on lui aurait donné son corps et son âme, voyez-vous bien !… Et si bon, avec cela !

– J’ai entendu parler du commandant de Penhoël, interrompit Robert.

– Je crois bien !… qui n’en a pas entendu parler !… Ah c’était un bon temps !… mais il est mort, et celui de ses fils qui lui ressemblait le mieux a quitté un beau jour notre Bretagne pour n’y plus revenir… L’autre…

– L’autre n’est-il pas digne de son père ? demanda l’Américain.

– Si fait ! s’écria vivement le père Géraud. Dieu me garde d’avoir rien dit qui puisse vous faire penser cela, monsieur !… Le cadet de Penhoël est un digne jeune homme… Mais votre Louis…

L’aubergiste s’interrompit et poussa un gros soupir.

Blaise se disait en remuant les cendres :

– Il paraît que le brave vicomte aux quarante mille livres de rente n’a pas tout à fait soixante ans comme nous l’avions pensé !…

– Notre Louis ! poursuivit l’aubergiste ; c’est qu’on ne trouverait pas un cœur comme le sien… Mais vous, qui venez de sa part, monsieur, pouvez-vous me dire où il est et ce qu’il fait ?

– Il est aux États-Unis, répondit l’Américain sans hésiter, lieutenant-colonel dans l’armée du congrès…

– Ah ! fit l’aubergiste ; le brave enfant ! et… est-il heureux ?

– Non, répliqua Robert.

Le père Géraud leva les yeux au ciel.

– Il n’a dit son secret à personne ! murmura-t-il ; mais on ne s’exile pas ainsi sans souffrir… Que Dieu le protége !

Il y eut un silence, dont Robert profita pour mettre de l’ordre dans ses batteries.

– Voyons !… reprit-il tout à coup en feignant de secouer sa prétendue mélancolie, il ne s’agit pas seulement de s’attendrir… Moi, je passerais ma journée à parler de ce cher et bon Louis !… Mais je crois qu’il vaut mieux faire ses affaires.

– S’il y a une lettre de lui à porter au manoir, dit l’aubergiste, je monte ma jument grise et je pars tout de suite…

Robert secoua la tête.

– Est-ce qu’il a écrit depuis son départ ? demanda-t-il.

Cette question, si importante pour lui, fut faite de ce ton grave qui pose les prémisses d’un argument.

– Une seule fois, répondit l’aubergiste ; et c’était une année après son départ.

– Eh bien, père Géraud, il faut supposer qu’il a eu ses raisons pour se taire si longtemps. Pourquoi écrire après quatorze ans de silence ?

– C’est juste… c’est juste, murmura le bonhomme ; et pourtant il aimait si tendrement son frère… Ah ! il y a là dedans bien des choses que je ne comprends pas !

Il s’arrêta et passa la main sur son front, en homme qui recueille involontairement ses souvenirs.

– Jamais on ne vit deux enfants s’aimer comme cela ! reprit-il (et l’Américain, cette fois, n’eut garde de l’interrompre). Depuis le jour de leur naissance jusqu’à l’âge de vingt ans, on ne les avait jamais vus l’un sans l’autre. On eût dit qu’ils n’avaient à deux qu’un seul cœur. Et puis tout à coup, du vivant même du vieux monsieur et de la vieille dame, qui sont maintenant un saint et une sainte dedans le ciel, un mystérieux vent de malheur passa sur le manoir… Il y avait une jeune fille belle comme les anges…

L’aubergiste s’interrompit encore et poussa un gros soupir.

L’Américain était tout oreilles.

– On ne sait pas ce qui eut lieu, poursuivit le père Géraud. Vers ce temps, les Pontalès revinrent au manoir. Et quand Pontalès serre la main de Penhoël, le diable rit au fond de l’enfer !

Une question se pressa sur la lèvre de Robert, qui fit effort pour garder le silence.

Le bonhomme reprit :

– C’est l’eau et le feu !… Les Pontalès avaient autrefois une petite maison sur la lande… Mon père a vu des sabots à leurs pieds… À présent la forêt est à eux, la forêt et le grand château ! Mais que disais-je ?… mademoiselle Marthe est la plus belle fille du pays… On croyait qu’elle aimait M. Louis… Ah ! cela étonna bien du monde !… M. Louis partit, et ceux qui le rencontrèrent en chemin virent bien qu’il avait des larmes dans les yeux… Ce fut René, le cadet, qui épousa mademoiselle Marthe… et depuis lors, au manoir, on ne prononça plus guère le nom de M. Louis, ce nom qui est au fond de tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde…

Si l’Américain avait eu sa bourse bien garnie, il aurait payé cher cette courte et vague histoire.

– Louis m’avait parlé de ces Pontalès, dit-il, mais j’étais loin de les croire si riches…

– Trois fois riches comme Penhoël ! s’écria le père Géraud avec colère ; et quatre fois aussi, pour sûr !… Ah ! le vieux Pontalès est un fin Normand avec sa figure de brave homme ! Il y a plus de ruse sous ses cheveux blancs que dans un demi-cent de têtes bretonnes… Heureusement que monsieur l’a encore une fois chassé du manoir, car il y a bien assez de mauvais présages comme cela autour de Penhoël !

Il se tut. Un instant Robert attendit, espérant d’autres détails sur Louis de Penhoël, mais l’aubergiste gardait le silence, et l’on pouvait voir clairement qu’il n’en savait pas davantage.

Aussi Robert reprit :

– Père Géraud, je vous prie en grâce de ne plus me parler de Louis !… Je vous écoute, voyez-vous, c’est plus fort que moi… et cependant le temps me presse… dites-moi plutôt ce qui se passe maintenant au manoir… Si Penhoël n’écrit pas, il veut qu’on lui écrive, et le moindre détail sera bien précieux…

L’aubergiste n’en était plus à la défiance. Il eût mis ce qu’il avait de plus cher sous la garde de cet homme, qui lui apportait des nouvelles du fils aîné de son maître.

– Au manoir, répondit-il, je crois qu’on est heureux… En quinze ans on peut oublier bien des choses quand on a la volonté de ne plus se souvenir !… Le cadet a recouvré une bonne part des biens de la famille vendus pendant la révolution… Si ce n’est pas la maison la plus riche du pays à cause des Pontalès, qui ont acheté en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer et bien d’autres terres de la famille, c’est encore, malgré ce qui a pu se passer, la maison la plus respectée… Quand vous lui écrirez, monsieur, vous lui direz que la fille de son père, la petite demoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si douce que les bonnes gens l’appellent l’Ange, depuis Carentoir jusqu’à la montée de Redon !… Madame n’a point perdu sa beauté, bien qu’il y ait depuis longtemps un voile de pâleur sur son visage… Elle ne se montre guère aux fêtes des châteaux voisins, mais les pauvres la connaissent et prient pour elle, car elle est la providence du malheureux… Monsieur est bon mari et bon père, quoique certains aient dit dans le temps qu’il jetait parfois des regards étranges vers le berceau de la petite demoiselle Blanche… Il sert l’église, il aime le roi et sa porte est toujours ouverte ; c’est un Penhoël, après tout !… Mais il y a d’autres hôtes encore au manoir, et ce qui réjouirait le cœur de l’aîné, j’en suis sûr, ce serait de voir les deux filles de l’oncle Jean !…

– Le brave oncle ! interrompit Robert, qui cherchait l’occasion de continuer son rôle et de paraître au fait.

– L’oncle en sabots ! s’écria Géraud, je parie qu’il vous a parlé de l’oncle en sabots !

– Plus de cent fois !

– Il l’aimait tant !… Oh ! et celui-là ne l’a pas oublié !… Quand je parlais du neveu Louis, combien de fois n’ai-je pas vu sa tête blanche s’incliner et une larme venir sous sa paupière ! Si vous écrivez à notre jeune maître, il faudra lui dire tout cela, et lui dire encore que l’oncle a eu deux filles, sur son vieil âge… Deux petites demoiselles plus jolies encore, s’il est possible, que Blanche de Penhoël. Elles sont là comme les bons génies de la maison ; leur gai sourire réchauffe l’âme ; il semble que le malheur ne pourrait point entrer sous le toit qu’elles habitent, et pourtant…

Il s’interrompit et ajouta en baissant la voix involontairement :

– Monsieur Louis vous a-t-il parlé quelquefois de Benoît Haligan ?…

Robert fit semblant de chercher dans sa mémoire.

– Benoît, le passeur…, reprit l’aubergiste.

– Attendez donc !… Benoît ?…

– Benoît le sorcier !

– Mais certainement !… Un drôle de corps !

– Il y en a qui rient de lui… moi je sais qu’il connaît d’étranges choses !…

Le père Géraud secoua la tête, et baissant la voix davantage :

– Il ne faudra pas en parler à M. Louis, quand vous lui écrirez, murmura-t-il ; mais Benoît dit que le manoir perdra bientôt ses douces joies… Elles s’en iront toutes à Dieu, toutes ensemble !… l’Ange et les deux filles de l’oncle… Cyprienne, la vive enfant… et Diane, la jolie sainte !…

– Quelle folie !…

– Oui… oui ! Benoît les voit en songe, vêtues de longues robes blanches comme des belles-de-nuit… Mais Benoît se sera trompé peut-être une fois en sa vie… Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! et puissent mes pauvres yeux se fermer avant de voir cela !

La tête de l’aubergiste se pencha sur sa poitrine. Il semblait rêver. Au bout de quelques secondes, un sourire triste vint à sa lèvre.

– Les chères enfants !… reprit-il d’une voix plus émue ; mais vous verrez l’Ange, monsieur ! vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du pays, avec leurs jupes en laine rayée et les petites coiffes de paysannes qui couvrent leurs nobles chevelures… Car, bien qu’elles soient du plus pur sang de Penhoël, elles n’ont rien en ce monde, et l’oncle Jean, leur père, veut qu’elles soient habillées comme les pauvres filles du bourg… mais vous les couvririez de haillons qu’il faudrait bien encore les saluer quand elles passent… On dirait de petites reines, monsieur !… Et comment ne seraient-elles pas belles entre toutes ? ajouta le bon aubergiste en souriant tristement ; elles lui ressemblent trait pour trait.

– À qui ?

– À l’aîné de Penhoël… comme deux filles pourraient ressembler à leur père.

– Oh ! oh ! fit Robert ; ce pauvre oncle en sabots !…

La voix du père Géraud prit un accent sévère :

– C’est une famille sainte, monsieur ! dit-il, et notre Louis respectait la mère des deux jeunes filles comme sa propre mère…

L’Américain avait déjà mis de côté son sourire égrillard.

– Enfin, poursuivit l’aubergiste, quand vous lui aurez dit tout cela, et le reste, s’il y a encore une petite place et que vous daigniez prononcer le nom d’un pauvre homme, dites-lui qu’il y a sur le port de Redon un vieux serviteur de la famille qui donnerait pour lui son sang jusqu’à la dernière goutte.

– Il y aura toujours de la place pour cela, mon brave monsieur Géraud, répliqua Robert de Blois ; mais m’avez-vous nommé tous les hôtes du manoir ?

– Pas encore… Le vieil oncle a un fils plus âgé que Diane et Cyprienne… Il s’appelle Vincent : c’est, jusqu’ici, le seul héritier mâle du nom de Penhoël, un brave enfant, un peu rude et sauvage, mais le cœur sur la main !… Il y a enfin le fils adoptif du vicomte et de madame, qui a nom Roger de Launoy… C’est une tête vive et folle, capable de bien des étourderies…, mais je l’aime pour l’amour sincère qu’il porte à madame…

– Et combien y a-t-il au juste d’ici jusqu’au château ?

– Deux fortes lieues.

– La route est-elle bonne ?

– Affreuse, mais toute droite jusqu’au bac de Port-Corbeau.

Robert regarda par la fenêtre et sembla mesurer la hauteur du soleil, qui éclairait d’une lueur jaunâtre les maisons du port Saint-Nicolas.

– Il faut que nous partions sur-le-champ, dit-il.

– À présent ! s’écria l’aubergiste. Il n’y a pas plus d’une heure de jour… C’est impossible.

– Cependant, puisque la route est toute droite…

– Droite, oui, mais défoncée par les dernières pluies et coupée de fondrières en plus de trente endroits.

– Avec de bons chevaux, dit Robert, on a raison des fondrières.

– Pas toujours…, répliqua l’aubergiste… Et puis les chevaux ne peuvent rien contre les uhlans…

– Les uhlans ?…

– Une bande de coquins, venant on ne sait d’où, et qui se moquent de la gendarmerie… Il y a tant de trous maudits dans nos landes !

– Ce serait bien le diable, dit l’Américain, si les uhlans nous guettaient justement au passage !