Les Fanfarons du Roi - Paul Féval - E-Book

Les Fanfarons du Roi E-Book

Paul Féval

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Au Portugal, de 1662 à 1668, un grand seigneur, Vasconcellos y Souza jure fidélité au roi sur le lit de mort de son père. Mais son frère jumeau, le comte de Castelmelhor, dresse un plan machiavélique pour prendre le pouvoir. Notre héros réussira-t-il à protéger le Portugal des dangers qui guettent le pays ?... Nous retrouvons dans ce roman tous les ingrédients chers à Paul Féval: intrigues, complots, déguisements, ruse, fidélité, etc.

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Les Fanfarons du Roi

Les Fanfarons du RoiÀ M. L. DU MOLAY BACON.I. L’ÉDITII. ANTOINE CONTI VINTIMILLEIII. LE COUVENT DA MAÏ DE DEOSIV. LA TAVERNE D’ALCANTARAV. JEAN DE SOUZAVI. LE ROIVII. MÉPRISESVIII. L’ENTREVUEIX. DONA XIMENA DE SOUZAX. LE LEVER DU ROIXI. ASCANIO MACARONE DELL’QUAMONDAXII. LES CHEVALIERS DU FIRMAMENTXIII. LA CHASSE DU ROIXIV. PROUESSES DES BOURGEOIS DE LISBONNEXV. REINE ET MÈREXVI. LES JUMEAUX DE SOUZAXVII. L’ANTICHAMBREXVIII. LE CABINETXIX. LA CELLULEXX. LA LETTREXXI. ARME DE MOINEXXII. LA COUR DE FRANCEXXIII. LA COUR DE PORTUGALXXIV. MADEMOISELLE DE SAVOIE-NEMOURSXXV. LE DRAPEAU DE LA FRANCEXXVI. HUIT HEURESXXVII. MINUITXXVIII. MISS ARABELLAXXIX. DEUX RENDEZ-VOUSXXX. TROIS COUPLES DE KING’S-CHARLESXXXI. AVANT L’ORAGEXXXII. LA DERNIÈRE CHASSE DU ROIXXXIII. NUMÉRO TREIZEXXXIV. LE LIMOEÏROXXXV. LE MOINEPage de copyright

Les Fanfarons du Roi

À M. L. DU MOLAY BACON.

Bien cher ami.

Nous étions jeunes tous tes deux et tu m’aidais déjà de ta science aussi bien que de ton goût si pur en fait d’art. Un soir, tu m’apportas un petit livre d’apparence respectable, au moins par l’âge, qui avait ce long titre :

RELATION des troubles arrivez dans la cour de PORTUGAL en l’année 1667 et en l’année 1668, où l’on voit la renonciation d’Alfonse VI à la couronne, la dissolution de son mariage avec la princesse Marie-Françoise-Isabelle de Savoye et le mariage de la mesme princesse avec le prince Dom Pedro, régent du royaume.

À PARIS, François Clousier, l’aisné, à l’image Nostre-Dame et chez Pierre Auboüin, à la Fleur de lis, près de l’hostel de monseigneur le Premier Président, MDCLXXIV, avec privilége du roy.

C’était l’histoire écrite au jour le jour et par un témoin oculaire de cette lamentable mascarade qui fut le règne du pauvre enfant, Alfonse de Bragance, première victime de l’empoisonnement systématique, pratiqué par la politique anglaise à l’égard de ce vaillant et malheureux pays, le Portugal.

J’avoue que j’hésitai à faire usage de ces documents si curieux, qui montraient jusqu’où la royauté peut tomber quand la plaie du favoritisme est attachée à ses flancs. Mais d’autre part, il y avait dans ces pages naïves une si jeune et belle figure de citoyen, dévoué à la royauté et à la patrie, que je pris la plume tout exprès pour mettre en lumière le dévouement douloureux du grand seigneur de très-illustre nom que ses amis et ses ennemis appelaient Le Moine et qui épargna au Portugal l’alternative d’une furieuse révolution ou d’une absorption complète par l’Angleterre.

L’Angleterre, grand peuple qui vit du mal d’autrui et qui en mourra, ne se tint pas, il est vrai, pour battue, et moins de cent ans après, on vit, sous un autre malheureux roi, le marquis de Pombal, autre favori d’hypocrite et sanglante mémoire, feindre la haine contre les Anglais tout en essayant d’introduire le protestantisme dans son pays catholique et tout en proposant à son roi pour héritier présomptif un prince du sang royal d’Angleterre.

Les ennemis du Portugal, à travers son histoire, furent les favoris d’abord, ensuite les Espagnols et enfin les Anglais, mais à bien considérer les choses, il faudrait retourner l’ordre et mettre les Anglais en première ligne par cette raison que les favoris, ces rongeurs de couronnes, furent toujours, en Portugal, soit ouvertement, soit sous le voile, des âmes damnées de l’Angleterre.

Le Portugal lui est commode : elle s’en sert, et si le Portugal dure encore, c’est qu’il a la vie brave et dure.

Après tant d’années, bien cher ami, je te rends ce livre que tu m’avais prêté. Puisse cette restitution être pour toi comme pour moi un bon, un cordial souvenir.

P. F.

Paris, 15 février 1879.

I. L’ÉDIT

Vers la fin de mai de l’année 1662, à deux heures de relevée, un brillant cortége déboucha de la rue Neuve et envahit la place majeure de Ajuda qui était une des plus larges de la vieille ville de Lisbonne. C’étaient tous gens de guerre à cheval, splendidement empanachés, et faisant caracoler leurs montures au grand déplaisir des bourgeois qui se collaient à la muraille, en grommelant tout autre chose que des bénédictions.

Les gens du cortége ne s’inquiétaient guère de si peu. Ils avançaient toujours, et bientôt le dernier cavalier eut tourné l’encoignure de la rue Neuve. Alors, les trompettes sonnèrent à grand fracas, et le cortége se rangea en cercle autour d’un seigneur de mine arrogante, lequel toucha négligemment son feutre, et déroula un parchemin scellé aux armes de Bragance.

– Trompettes, sonnez ! dit-il d’une voix rude qui contrastait fort avec son élégante façon de chevaucher, n’avez-vous plus d’haleine ? Par mes ancêtres, qui étaient seigneurs suzerains de Vintimiglia, au beau pays d’Italie, sonnez mieux, ou je vous garde les étrivières au retour !

Et, se tournant vers ses compagnons :

– Ces drôles pensent-ils que je vais lire l’ordre de Sa Majesté le roi pour quelques douzaines de manants effarés, auxquels la frayeur a ôté les oreilles ? ajouta-t-il. Holà ! sonnez, marauds ! sonnez jusqu’à ce que la place soit remplie, et qu’il y ait, pour chaque pavé, une tête obtuse de bourgeois.

– Bien dit, seigneur Conti de Vintimille, s’écrièrent une douzaine de voix ; respect aux ordres de sa très-redoutée Majesté dom Alfonse de Bragance, roi de Portugal.

– Et obéissance aux volontés de son premier ministre ! ajoutèrent quelques uns à voix basse.

Les trompettes redoublèrent leurs étourdissants appels. De toutes les rues voisines une foule commença à déborder sur la place, et bientôt le souhait de Conti fut littéralement accompli : au lieu de pavés, on ne voyait plus qu’une moisson de têtes brunes et rasées sur le devant, suivant la coutume du peuple et des métiers de Lisbonne. Toutes ces figures exprimaient la terreur et la curiosité. En ce temps, un édit du malheureux roi Alfonse VI, proclamé à son de trompe par la bouche du seigneur Conti, son favori, ne pouvait être qu’une calamité publique.

Il se faisait un silence de mort dans cette foule qui augmentait sans cesse. Pas un n’osait ouvrir la bouche, et ceux que le flot poussait jusqu’aux pieds des chevaux du cortége, courbaient la tête et tenaient leurs yeux cloués au sol. De ce nombre était un jeune homme à peine sorti de l’enfance, qui portait un ceinturon et une épée, sur le costume d’un ouvrier drapier. Le hasard ou sa volonté l’avait placé tout près de Conti, dont il n’était séparé que par un garde à cheval.

– Par mes ancêtres ! cria Conti aux trompettes qui continuaient de sonner, ne comptez-vous point faire silence, coquins que vous êtes.

Les malheureux, étourdis par leur propre vacarme, n’entendirent pas. Le front de Conti devint pourpre, il piqua des deux et frappa rudement l’un des trompettes au visage du pommeau de son épée. Le sang jaillit et les instruments se turent, mais un sourd murmure circula dans la foule.

– Seigneurs, dit Manuel Antunez, officier de la patrouille du roi, voilà ce qui s’appelle une excellente plaisanterie, n’est-il pas vrai ?

– Excellente ! répondit le chœur.

Le trompette, cependant, étanchait son sang avec ses mains. Il chancelait sur son cheval et était prêt à défaillir. Le jeune ouvrier drapier, dont nous avons parlé déjà, fit le tour du cortége et, s’approchant de lui, éleva au bout de son épée un mouchoir de fine toile, que le blessé saisit avidement. En dépliant le mouchoir, il vit au coin un écusson brodé ; mais, empressé d’appliquer la toile sur sa blessure, il n’y prit garde et se borna à tourner vers l’adolescent un regard de reconnaissance. Celui-ci regagna tranquillement sa place aux côtés de Conti.

– Écoutez ! écoutez ! dirent les deux hérauts de la couronne.

Conti se leva sur ses étriers et déploya lentement le parchemin ; avant de le lire, il jeta à la ronde sur la foule un regard de méprisante ironie.

– Écoutez, bourgeois… vilains… manants ! dit-il avec affectation. Ceci, par mes nobles ancêtres ! ne regarde que vous : « Au nom et par la volonté du très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, souverain de Guinée et des conquêtes de la navigation, du commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse, des Indes et autres contrées, découvertes ou à découvrir, il a été et il est ordonné :

« 1° À tous bourgeois de la bonne ville de Lisbonne, d’ouvrir leurs portes après le couvre-feu sonné : ceci par esprit de charité, et pour que les mendiants, voyageurs et pèlerins puissent trouver à toute heure et partout un asile ;

« 2° À tous lesdits bourgeois de ladite ville, d’enlever les contrevents et jalousies qui défendent nuitamment leurs fenêtres à l’extérieur, lesdits contrevents et jalousies étant des inventions de la méfiance, qui donneraient à penser qu’il existe dans la ville royale des malveillants et des larrons.

« Il a été et il est défendu :

« 1° À tous lesdits d’allumer ou de faire allumer comme c’est la coutume, des lanternes et des fanaux au-dessus de leurs portes : ceci par économie et pour ménager la bourse desdits bourgeois, qui sont les enfants du roi ;

« 2° À tous lesdits de porter des torches par la ville, une fois la nuit venue, leur donnant licence d’en faire usage depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ;

« 3° Enfin, à tous lesdits bourgeois de ladite ville de Lisbonne, de porter aucune arme de taille, ou d’estoc, ou à feu, leur permettant uniquement, pour leur défense et sûreté personnelles, de porter des épées solidement rivées à leur fourreau.

« En foi de quoi, ledit très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, etc., a signé les présentes qui, en outre, sont scellées de son sceau privé.

« Signé Moi, le roi.

« À tous ceux qui entendent : que Dieu vous garde ! »

Conti Vintimille se tut. Pas un mot ne fut prononcé dans la foule ; mais chacun n’en connut pas moins la profonde indignation de son voisin. L’outrage était aussi grand qu’inexcusable : on se servait de la formule antique et respectée de l’autorité royale pour insulter en plein soleil les sujets du roi. Lorsque Conti donna l’ordre du départ, le flot s’écarta avec une morne docilité.

– Allons ! s’écria le favori avec colère, j’avais espéré que les malotrus regimberaient. Vous verrez qu’ils ne nous donneront pas même l’occasion de prendre avec nos fourreaux, la mesure de leurs épaules !

Comme il finissait ces mots, la tête de son cheval heurta contre un obstacle. C’était le jeune ouvrier au mouchoir brodé, qui plongé dans une rêverie sans doute bien puissante, ne s’était point rangé comme les autres pour faire place au cortége ; un sourire narquois vint à la lèvre de Conti.

– Celui-ci payera pour tous, dit-il.

Et il frappa violemment l’adolescent du plat de son épée.

– Bien touché ! dit Manuel Antunez, l’officier de la patrouille.

– Je puis faire mieux, reprit en riant Conti, qui leva une seconde fois son arme.

Mais tandis que son bras était tendu, l’adolescent bondit en avant, et dégainant avec la promptitude de l’éclair, il étendit le cheval de Conti mort à ses pieds ; puis, frappant à son tour le favori en plein visage :

– À toi ! fils d’un boucher, dit-il, le peuple de Lisbonne !

Les gardes, ébahis, restaient immobiles de stupeur.

Quand Conti se releva écumant de rage, le jeune ouvrier s’était déjà perdu dans la foule, et il n’était plus temps de le poursuivre.

– Il m’échappe ! murmura Conti ; puis s’adressant au cortége, il ajouta :

– Vous avez entendu cet homme, seigneurs ?

Tous s’inclinèrent en silence.

– Il a dit fils d’un boucher, n’est-ce pas ?

– Seigneur, répondit un garde, c’est une calomnie insensée ; nous savons tous votre noble origine.

– À telles enseignes que j’ai bâtonné plus d’une fois son illustre père, pensa Antunez, qui reprit tout haut : Seigneur, mieux que personne, je puis attester l’infamie de ce mensonge !

– N’importe ! vous avez entendu, vous et la foule ; et si parmi vous ou parmi la foule, il est quelqu’un d’assez hardi pour soutenir le dire de ce jeune vagabond, je lui offre le combat singulier.

Le cortége s’inclina de nouveau, et nul ne répondit dans la foule. Après cette bravade inutile, Conti monta sur le cheval d’un garde et le cortége quitta la place ; mais avant de tourner l’angle de la rue Neuve, le favori se retourna, et, montrant le poing :

– Cache-toi bien ! dit-il à son ennemi devenu invisible, car, sur mon salut ! je te chercherai !

– Je me nomme, s’il plaît à Votre Excellence, murmura une voix à son oreille, Ascanio, Macarone, dell’Acquamonda…

Conti se retourna vivement. Un des hommes de la patrouille du roi, courbé au point de toucher du front la crinière de son cheval, était auprès de lui.

– Que me fait ton nom ? demandait-il brusquement.

– S’il plaît à votre seigneurie, mon nom est celui d’un honnête cavalier de Padoue, maltraité par la fortune, et…

– Cet homme est fou ! s’écria Conti.

Le cortége les avait devancés de quelques pas. L’Italien prit le cheval de Conti par la bride.

– Votre Excellence est bien pressée, dit-il : j’aurais pensé qu’elle eût aimé à connaître le nom de ce jeune impertinent…

– Tu le sais ? interrompit Conti. Cinquante ducats pour ce nom !

– Fi !…, de l’argent, à moi !

– Cinquante pistoles !…

– Votre Excellence me fait injure. Un cavalier de la noble cité de Padoue… cinquante pistoles !

– C’est juste, tu te dis gentilhomme : cent doublons !

– C’est moins léger. Tenez, doublez la somme, et nous nous entendrons.

– Soit ! dit avidement Conti, mais dépêche. Ce nom, il me faut ce nom !

– Eh bien, Excellence…

– Eh bien ?

– Je l’ignore.

– Misérable ! s’écria le favori, oserais-tu bien te jouer de moi ?

– À Dieu ne plaise ! J’ai voulu seulement me mettre en règle, et faire les choses avec méthode. On s’y prend ainsi à Padoue, et l’on a raison. Cela sauve les discussions. Maintenant, je baise les mains de Votre Excellence et me proclame le plus soumis de ses esclaves. Demain j’aurai le nom ; préparez les pistoles.

À ces mots, l’Italien s’éloigna et Conti rejoignit son cortége.

Après le départ de Conti, la foule resta quelques minutes sur la place, muette et immobile. Puis chacun regarda timidement son voisin : on craignait la présence des agents secrets de Conti. Après quelques hésitations, de rapides paroles s’échangèrent de tous côtés, et ces paroles étaient partout les mêmes :

– Ce soir, à la taverne d’Alcantara. N’oubliez pas le mot de passe.

Notre jeune ouvrier drapier, qui s’était perdu dans la foule et non pas caché, entendait ces mots de tous côtés autour de lui. Il prêtait l’oreille, espérant que quelque bourgeois moins discret prononcerait enfin le mot de passe.

C’était en vain, on s’encourageait mutuellement à ne point oublier : voilà tout.

La foule, cependant, s’écoulait lentement. Il n’y avait plus sur la place que trois personnages : un vieillard, nommé Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs de Lisbonne ; notre connaissance, Ascanio Macarone dell’Acquamonda, cavalier de Padoue, et l’ouvrier drapier.

– Mon fils, lui dit mystérieusement le vieillard, ce soir à la taverne d’Alcantara. N’oublie pas le mot d’ordre.

– Je l’ai oublié, dit le jeune homme, payant d’audace.

– Nous l’avons oublié, mon excellent seigneur, ajouta Macarone en s’approchant.

Le vieillard jeta sur l’ouvrier un regard de méfiance.

– Si jeune !… murmura-t-il.

– Eh bien, mon cher seigneur ? dit Ascanio ; ce coquin de mot d’ordre, je l’ai sur le bout de la langue.

– J’ai vu le temps, murmura le vieillard, en montrant du doigt la longue rapière et le feutre râpé du Padouan, où brillait une petite étoile d’argent ; j’ai vu le temps où le mot d’ordre était, dans Lisbonne : « La potence pour les espions et les spadassins. » Dieu vous garde, mon maître. Quant à toi, jeune homme, je te souhaite un plus honnête métier.

Le vieillard se retira. L’ouvrier avait croisé les bras sur sa poitrine et semblait rêver profondément, l’Italien l’observait ; il songeait au moyen de gagner ses quatre cents pistoles.

– Mon jeune maître, dit-il enfin, ne nous sommes-nous déjà point rencontrés quelque part ?

– Non.

– Peste ! il n’est pas bavard, grommela le Padouan. C’est égal, ils se nomment tous Hernan, Ruy ou Vasco. Je n’ai qu’à choisir entre les trois… Comment, non, seigneur Hernan ?

L’ouvrier s’éloigna sans tourner la tête.

– J’ai mal choisi, pensa Macarone ; c’était Ruy qu’il fallait dire. Holà, seigneur dom Ruy !… pas de réponse encore. Hé bien, donc, dom Vasco !… à la bonne heure ! il s’arrête.

Le jeune ouvrier s’était retourné en effet, et toisait le bravo d’un regard calme et fier.

– Tu as donc bien envie de connaître mon nom ? dit-il.

– Une envie désordonnée, mon jeune ami.

– On t’a promis de te le payer, n’est-ce pas ?

– Fi donc ! Ascanio Macarone dell’Acquamonda, – je me nomme ainsi, mon jeune maître, – cavalier de Padoue, – c’est mon pays natal, a, Dieu merci, le cœur trop haut placé et la bourse trop bien garnie…

– Tais-toi ! je m’appelle Simon.

– C’est un joli nom ; Simon qui ?

– Tais-toi, te dis-je. Va porter ce nom à Conti ; dis-lui qu’il me trouvera sans me chercher, et qu’alors il saura ce que vaut le bras d’un… d’un bourgeois de Lisbonne. Maître, au revoir !

L’Italien le suivit des yeux, tandis qu’il tournait l’angle de la place et montait la vieille rue du Calvaire, qui conduisait au quartier noble.

– Simon… pensa-t-il, Simon ! À tout prendre, ce n’était ni Vasco, ni Hernan, ni Ruy. J’aurais parié pour Hernan. Mais que dire à ce plébéien parvenu de Conti ? Simon ! c’est la moitié du nom ; il me devrait en bonne conscience deux cents pistoles, mais il ne l’entendra pas comme cela… Allons, je me trouverai ce soir à la porte de la taverne d’Alcantara. Il y aura là des choses bonnes à voir, et je gagerais mon fameux manoir dell’Acquamonda contre un maravédis, que j’y rencontrerai mon jeune maître Simon, qui est, pour le moment, le plus clair de mon patrimoine.

II. ANTOINE CONTI VINTIMILLE

Dona Louise de Guzman, veuve de Jean IV de Bragance, roi de Portugal, tenait la régence, d’après les lois du royaume et en vertu du testament de son époux. L’histoire de la restauration portugaise est trop connue pour qu’on ignore combien cette forte et noble femme encouragea et soutint le duc Jean dans sa lutte contée les Espagnols. Son fils aîné, dom Alfonse, avait dix-huit ans. C’était un de ces princes que la sévérité céleste impose parfois aux nations de la terre : il était idiot et méchant.

Son éducation avait été rigide, trop rigide peut-être pour un esprit aussi débile. Son précepteur Azevedo, puis son gouverneur Odemira, deux hommes austères l’avaient tenu, longtemps après l’enfance, dans une étroite et continuelle sujétion. Il s’en dégageait, à l’aide de valets infidèles, race abominable et toujours foisonnante autour des princes. Par leurs soins il sortait la nuit ; le jour, on amenait près de sa personne des enfants de bas lieu, qui étaient vraiment ses égaux par leur brutalité et leur ignorance.

Ce fut ainsi que s’introduisirent au palais les deux frères Antoine et Jean Conti Vintimille. Leur père, boucher de profession, était originaire de Vintimiglia (État de Gênes), et demeurait à Campo Lido. Bien faits et robustes de corps, ils joutaient devant le roi et restaient le plus souvent vainqueurs dans les combats que se livrait cette populace enfantine, à laquelle des valets complaisants ouvraient les jardins du palais.

Alfonse les remarqua et se prit pour eux d’une affection folle. Le malheureux enfant admirait d’autant plus les exploits de force et d’adresse que lui-même, paralysé à la suite d’une chute qu’il avait faite à l’âge de trois ans, était presque aussi impotent de corps que d’esprit. Il grandissait cependant ; bientôt il atteignit l’âge d’un homme. Ses divertissements changèrent et prirent un caractère plus répréhensible ; mais loin d’oublier les Conti, il rapprocha de plus en plus Antoine de sa personne, jusqu’à en faire son premier gentilhomme et son favori-avoué. Quant à Jean, il le nomma archidiacre de Sobradella.

Jamais favori ne fut plus universellement redouté que cet Antoine Conti. Chacun le proclamait tout haut bon gentilhomme, bien qu’on connût du reste sa plébéienne origine ; chacun tremblait à son seul nom. S’il lui manquait quelque chose au monde, c’était l’appui de quelque véritable grand seigneur ; car, malgré tous ses efforts, il n’avait pu encore rallier à lui que les parvenus de la petite noblesse. Néanmoins il était tout-puissant, et il avait certes plus de courtisans à lui seul que l’infant dom Pierre, frère d’Alfonse, et leur mère dona Louise de Guzman, reine régente de Portugal.

L’infant était un bel adolescent de fort grande espérance ; il faisait en tout contraste avec le roi, et l’on disait volontiers dans le peuple que c’était pitié de voir un maniaque sur le trône, tandis que, tout près de ce trône, croissait un héros de sang royal. Mais la régente était sévère, on le savait ; bien qu’elle eût pour dom Pedro beaucoup de tendresse, elle aimait davantage encore la loi de légitime héritage, force et sauvegarde des trônes : Elle serait devenue l’ennemie de dom Pedro le jour où une pensée de trahison aurait pris place en son cœur. L’infant lui-même d’ailleurs, bon frère et sujet loyal, était dévoué sincèrement et du fond de l’âme au service de son aîné.

La reine avait, pendant les premières années de la minorité d’Alfonse, dirigé l’État d’une main ferme ; mais, à mesure que le roi approchait de sa majorité, elle s’était éloignée peu à peu des affaires, sans pourtant abdiquer l’autorité souveraine. Retirée au couvent de la Mère de Dieu, elle ne revenait aux choses de ce monde que quand la cour des Vingt-quatre, les ministres d’État, les chefs-d’ordre ou les titulaires requéraient instamment ses conseils.

Par respect pour son noble caractère, par amour pour sa personne, on lui cachait la plupart des déportements de son fils aîné, qui allaient sans cesse augmentant. Elle le regardait, dans son ignorance, comme un adolescent faible d’esprit et peu capable de commander ; mais elle ne savait pas que la nuit de son esprit et la perversité de son cœur allaient jusqu’à la folie.

La proclamation insensée que nous avons vu faire sur la place, en plein jour, à son de trompe, n’était point, à cette époque, une chose extraordinaire. Chaque jour Lisbonne était témoin de quelque spectacle de ce genre, invention perfide de Conti, et divertissement du pauvre fou qui s’asseyait sur le trône. Mais c’était peu encore. Quand tombait la nuit, la ville devenait mille fois pire que la plus mal fréquentée des sierras de Caldeiraon.

Conti avait organisé une troupe nombreuse nommée la patrouille du roi, et divisée en deux corps qui se distinguaient par le costume. Le premier, qui portait la cotte rouge, avec taillades blanches, avait le nom de fermes (fixos). Il était composé de fantassins. Les soldats du second s’appelaient fanfarons (porradas) et portaient toque, surcot et haut-de-chausses bleu de ciel, parsemés d’étoiles d’argent. Au-dessus de leur toque brillait, en guise d’aigrette, un croissant aussi d’argent, tout comme s’ils eussent été des païens, adorateurs de Termagant ou de Mahomet. On les nommait encore les goinfres à cause de leurs habitudes, et les chevaliers du firmament, en vue de leur costume ; c’était ce dernier titre qu’ils s’appliquaient eux-mêmes. Ce corps de goinfres ou de fanfarons se recrutait parmi les gens sans aveu de toutes les nations. Il suffisait, pour y être admis, de faire preuve de scélératesse endurcie.

Le jour, la patrouille du roi, fermes et fanfarons, portait l’uniforme des gardes du palais, avec une petite étoile d’argent à la toque pour seule marque distinctive. C’est dire assez que notre noble ami, Ascanio Macarone dell’Acquamonda, avait l’honneur de faire partie de ce recommandable corps, dont Conti s’était réservé le commandement suprême.

Or, grâce à cette patrouille, c’était souvent une étrange fête, la nuit, dans les rues de Lisbonne. À onze heures du soir, une heure après le couvre-feu, commençait la chasse du roi. Chose incroyable, si l’histoire de Portugal ne faisait foi, Fermes et Fanfarons se relayaient dans les rues et carrefours, comme se postent les chasseurs en forêt pour attendre le gibier ; et si quelque dame ou bourgeoise attardée rentrait au logis à cette heure néfaste, malheur à elle ! Les piqueurs sonnaient, les fermes donnaient comme les chiens au bois, et les fanfarons, le roi en tête, appuyaient le courre de toute la vitesse de leurs chevaux. Il n’y avait guère de famille qui n’eût à gémir de quelque ignoble insulte, et l’on est rancuneux dans la Péninsule !

Jusqu’alors pourtant, l’amour général pour cette illustre dynastie de Bragance, légitime et si récemment remontée au trône de ses pères, l’avait emporté sur le mécontentement. Les bourgeois murmuraient, menaçaient et patientaient.

Au commencement de cette année 1662, le mécontentement avait pris un caractère plus grave : les corps de métiers s’étaient réunis en sociétés occultes. On doit penser que l’édit royal, lu devant tous en place publique, ne dut point contribuer à calmer la colère publique. C’était un acte de tyrannie dont on ne trouverait point un second exemple dans les annales des autres nations.

Désormais, les maisons, ouvertes à cette troupe de malfaiteurs qui parcouraient de nuit la ville sous l’autorité du roi, n’auraient nulle défense contre le pillage ; on supprimait les lanternes et fanaux ; on supprimait jusqu’au port d’armes, chose inouïe en Portugal !

Aussi, tous les artisans et marchands de Lisbonne, gens paisibles d’ordinaire, ressentirent cruellement ce dernier coup. Rentrés chez eux, ils répondirent par un morne silence à la curiosité accoutumée de leurs femmes. La mesure était comble.

III. LE COUVENT DA MAÏ DE DEOS

Le couvent de la Mère de Dieu de Lisbonne, situé vis-à-vis du palais Xabregas, résidence royale, était un vaste édifice, présentant un carré long à l’extérieur, et, à l’intérieur, un ovale ou cloître circulaire, formé par une double colonnade. La reine Louise, moitié souveraine et moitié récluse, avait fait construire une galerie couverte qui communiquait du couvent au palais de Xabregas. De cette façon, elle pouvait consacrer à Dieu tous les instants que ne lui prenaient pas les soins de son gouvernement.

Elle habitait au couvent une chambre qu’on ne peut appeler cellule à cause de son étendue, mais dont l’ameublement sévère n’avait rien à envier aux retraites modestes des religieuses : un lit, quelques chaises, un prie-Dieu devant un crucifix, et l’image de saint Antoine, patron de Lisbonne, meublaient seuls cette pièce, dont les murailles, couvertes de vieux écussons où dominait la croix de Bragance, absorbait le terne rayon de lumière qui pénétrait à grand’peine par une haute fenêtre à vitraux.

C’est dans cette chambre que nous trouvons dona Louise de Guzman, mère du roi Alfonse, veuve du roi Jean et régente de Portugal.

À cette époque de 1662, les jours de la vieillesse étaient venus pour elle ; mais les années, en donnant un reflet d’argent à ses cheveux, n’avaient pu altérer la noblesse de son port ni la fière expression de sa physionomie. Elle était belle encore, de cette beauté qui ne brille de tout son lustre que sous un diadème. On devinait en elle la femme au cœur robuste, qui, au jour du danger, avait dégainé le glaive de son époux dont la main hésitait ; la femme qui avait conquis un trône, et qui s’était assise sur les degrés de ce trône en humble épouse, en sujette fidèle.

À ses côtés étaient deux femmes, dont l’une arrivée aux limites de l’âge mûr, mais conservant une remarquable beauté, offrait avec la reine une certaine ressemblance : c’était la même sévérité d’aspect, la même fierté de regard.

Elle se nommait dona Ximena de Vasconcellos y Souza, comtesse de Castelmelhor.

L’autre était une jeune fille de seize ans. Son gracieux visage disparaissait presque sous un demi-voile de dentelle noire. Elle regardait la reine à la dérobée ; alors ses joues devenaient pourpres, et son œil exprimait une vénération profonde mêlée de crainte et aussi d’amour. Dona Inès de Cadaval, fille unique et orpheline du duc de ce nom, était la plus riche héritière du royaume. Sa parente, la comtesse douairière de Castelmelhor, qui était aussi de la maison de Cadaval, l’avait en tutelle depuis deux ans.

Dona Ximena était agenouillée près de la reine, qui tenait sa main pressée entre les siennes ; Inès s’asseyait sur un coussin, à leurs pieds.

– Ximena, disait la reine, qu’il y a longtemps que je désirais te revoir, ma fille ! Hélas ! toi aussi, te voilà veuve maintenant…

– Votre Majesté et le roi, son fils, ont perdu un sujet fidèle, dit la comtesse, qui tâcha de garder son air calme et grave, mais dont une larme sillonna lentement la joue : moi, j’ai perdu…

Elle ne put achever ; sa tête tomba sur sa poitrine. La reine se pencha et mit un baiser sur son front.

– Merci, merci, madame, dit la comtesse en se redressant ; Dieu m’a laissé deux fils.

– Toujours forte et pieuse ! murmura la reine ; Dieu l’a bénie en lui donnant des fils dignes d’elle… Parle-moi de tes fils, ajouta-t-elle ; se ressemblent-ils toujours comme au temps de leur enfance ?

– Toujours, madame.

– De cœur comme de visage, j’espère… c’était une étonnante ressemblance ! Moi qui tins dom Louis sur les fonts du baptême, je ne pouvais le distinguer de son frère : c’était la même figure, la même taille, la même voix. Aussi, ne pouvant reconnaître mon filleul, je me suis prise à les aimer tous les deux également.

La comtesse lui baisa la main avec une respectueuse tendresse, et dona Louise reprit :

– Je les aime, parce qu’ils sont tes fils, Ximena. N’est-ce pas toi qui as élevé dona Catherine, mon enfant chérie ? Tandis que les soins du gouvernement m’occupaient tout entière, tu veillais sur elle, toi, tu lui apprenais à m’aimer… Ce n’est pas vous qui me devez de la reconnaissance, comtesse !

En achevant ces mots, dona Louise passa sa main sur son visage. C’était encore là un sujet pénible pour cette grande reine, dont la vieillesse devait être si malheureuse. Catherine de Bragance, sa fille, venait de partir pour Londres, et s’asseyait maintenant aux côtés de Charles Stuart sur le trône d’Angleterre. On sait si cette union fut triste et remplie d’amertume pour Catherine. Peut-être quelque missive d’elle était-elle déjà venue annoncer à sa mère les chagrins de la jeune reine et les insultants dédains de son mari Charles II.

– Moi aussi, j’ai deux fils, reprit la reine en soupirant. Plût au ciel qu’ils se ressemblassent ! car mon Pedro est un loyal gentilhomme.

La comtesse ne répondit pas.

– L’autre aussi, l’autre aussi ! s’empressa d’ajouter la reine ; je suis injuste envers Alfonse, auquel je dois respect et obéissance, comme à l’héritier de mon époux. Il fera le bonheur du Portugal… Vous ne dites rien, comtesse ?

– Je prie Dieu qu’il bénisse le roi dom Alfonse, madame.

– Il le bénira, ma fille. Alfonse est bon chrétien, quoi qu’on dise, et…

– Quoiqu’on dise !… répéta la comtesse avec surprise.

– Tu ne sais pas cela, toi, reprit la reine, dont la voix commença à trembler. Il y a si longtemps que tu vis loin de la cour ! On dit… des avis secrets me sont venus… des calomnies, ma fille !… on dit qu’Alfonse mène une vie coupable ; on dit…

– Ce sont des mensonges !

– Oui, oui… et pourtant… Oh ! tu l’as dit, ma fille, ce sont des mensonges, des calomnies répandues par l’Espagne !

– Peut-être, dit timidement la comtesse, Votre Majesté aurait-elle pu approfondir ces bruits…

Elle se tut. La reine la regardait fixement. Il y avait du désespoir et de l’égarement dans ses yeux.

– Je n’ai pas osé ! murmura-t-elle avec effort. Je l’aime tant ! Et puis, c’est faux, je le sais… Le sang de Bragance est pur et ne fait battre que de vaillants cœurs, madame, entendez-vous ! Ils mentent, ils mentent, les calomniateurs et les infâmes !

Dona Louise prononça ces mots d’une voix brisée. Vaincue par son émotion, elle se laissa tomber en arrière et ferma les yeux. La comtesse et sa pupille s’empressèrent aussitôt autour d’elle.

– Laissez, dit la reine, on ne s’évanouit plus quand, depuis des années, on est faite à la souffrance. Pardon, comtesse, je vous ai attristée, ainsi que cette pauvre enfant… Mais cette pensée est si affreuse ! Je ne les crois pas, je ne veux pas les croire ; il faudrait que quelqu’un en la foi de qui j’ai pleine confiance, toi, par exemple, Ximena, toi qui n’as jamais menti, vînt me dire que mon fils a manqué à ses devoirs de roi et de gentilhomme, qu’il a forfait à l’honneur ! Alors… mais tu ne me le diras jamais, n’est-ce pas ?

– À Dieu ne plaise !

– Non, car je te croirais, toi, Ximena, et je mourrais.

Il se fit un long silence, la comtesse, saisie d’une respectueuse pitié, n’osait interrompre sa souveraine. Celle-ci parut enfin se réveiller tout à coup, et, s’efforçant de sourire :

– En vérité, ma belle mie, dit-elle en s’adressant à dona Inès, nous vous faisons là une lugubre réception… Comtesse, vous avez une charmante pupille, et je vous remercie de l’avoir amenée à la cour du roi, mon fils. Si haute que soit sa naissance, nous tâcherons de ne point la mésallier.

Inès, dont le beau visage s’était couvert de rougeur, pâlit à ces derniers mots.

– Qu’est-ce à dire ? reprit la reine, le front de la senorita se couvre d’un nuage. Aurait-elle le désir d’entrer en religion ?

– S’il plaît à Votre Majesté, dit la comtesse, Inès de Cadaval est la fiancée de mon plus jeune fils.

– À la bonne heure ! Ne vous disais-je point, ma mie, qu’il n’y aurait point pour vous de mésalliance ? Cadaval et Vasconcellos ! Il n’est point aisé d’unir deux plus nobles races… Mais l’aîné de Souza ?

– L’aîné, madame, mon fils dom Louis est comte de Castelmelhor, et, ce qui mieux est, il a l’honneur d’être votre filleul… L’autre n’avait rien, et dona Inès l’a choisi.

– Comte de Castelmelhor ! c’est un fier titre, Ximena, et qui ne fut jamais porté par un traître… Mon filleul Louis doit être un noble cœur, n’est-ce pas ?

– Je l’espère, madame.

– Heureuse mère ! dit la reine en soupirant.

Ce mot lui rendit toute sa préoccupation. Avant qu’elle eût repris la parole, la cloche du couvent sonna l’office du soir, et les trois dames entrèrent à la chapelle. Chacun devine ce que dona Louise de Guzman demanda à Dieu ce soir-là, mais Dieu ne l’exauça point. Alfonse de Portugal était trop bien surveillé par son favori, pour avoir le temps de se repentir.

IV. LA TAVERNE D’ALCANTARA

La nuit commençait à se faire sombre et les lumières s’éteignaient l’une après l’autre à tous les étages des maisons de Lisbonne. Le ciel était couvert et sans lune. N’eussent été quelques lanternes qui brillaient de loin en loin au seuil des riches bourgeois, malgré la récente défense portée par l’édit du roi, et quelques cierges brûlant sous les madones, la ville aurait été plongée dans une complète obscurité.

D’ordinaire, à cette heure, les rues étaient désertes ; c’est à peine si quelques filous faméliques se hasardaient à faire timidement concurrence aux nobles ébats de la patrouille royale : mais ce soir, on voyait de tous côtés des groupes nombreux marcher dans l’ombre. Tous suivaient la même direction. Un silence profond régnait parmi ces nocturnes promeneurs. Ils allaient d’un pas rapide, s’arrêtant parfois pour écouter, reprenant aussitôt leur course, sans détourner la tête, et cachant soigneusement leurs visages sous les capuces de leurs manteaux.

Ils traversaient la ville dans le sens de sa longueur en remontant le Tage. À mesure qu’ils approchaient du faubourg d’Alcantara, leur nombre augmentait, et ce fut bientôt comme une véritable procession. Plus leurs rangs se serraient, plus ils semblaient prendre de précautions. Aux carrefours, lorsque deux bandes se rencontraient, elles passaient l’une près de l’autre sans mot dire, et poursuivaient leur marche silencieuse.

La dernière maison du faubourg était un long et bas édifice bâti en pierres de taille et qui avait dû jadis servir de manége. Il était alors affermé par Miguel Osorio, tavernier, qui faisait doucement sa fortune à vendre des vins de France aux gentilshommes de la cour. Ceux-ci, en effet, passaient forcément devant sa porte chaque fois qu’ils se rendaient au palais de plaisance d’Alcantara, résidence habituelle d’Alfonse VI, et chaque fois qu’ils passaient, le tavernier pouvait compter sur une aubaine. Aussi Miguel était-il, en apparence du moins, le passionné serviteur de Conti, et de tous ceux qui approchaient la personne du roi. Il disait à qui voulait l’entendre que le Portugal n’avait jamais été si glorieusement gouverné.

Nonobstant ces opinions intéressées, Miguel ne dédaignait point de vendre son vin aux mécontents. Loin de là : quand il était bien sûr qu’aucun seigneur ou valet de seigneur n’était à portée de l’entendre, il changeait subitement d’allures et disait des choses fort attendrissantes sur le triste sort du peuple de Lisbonne. Conti n’était plus alors qu’un manant parvenu, auquel ses dentelles et son velours allaient comme la peau du lion à l’âne. Ce mignon roturier était la plaie du Portugal, et ce serait un jour de bénédiction que celui qui le verrait attaché haut et court au gibet de la courtine du palais.

Si Miguel venait à faire trêve à ses séditieux discours, on pouvait être certain qu’il avait flairé de loin un feutre à plumes ou un pourpoint brodé. Pour être juste, nous devons dire que jamais aubergiste n’eut un flair aussi subtil que le sien.

Ce fut devant la maison de cet homme que s’arrêtèrent les premiers groupes. Ils touchèrent la main du maître assis sur le pas de sa porte, prononcèrent un mot à voix basse et entrèrent. Ceux qui suivirent firent de même, et bientôt l’immense salle commune fut pleine à regorger.

À la même heure, dans l’une des rues de la basse ville, redevenue déserte, un homme allait, puis revenait sur ses pas, comme s’il se fût égaré dans ce sombre dédale, que l’absence de boutiques et la multiplicité des hôtels faisaient appeler le quartier noble. Derrière lui, à quelque distance, un autre personnage semblait avoir pris à tâche de l’imiter scrupuleusement. Quand le premier s’arrêtait, l’autre faisait de même ; quand celui-ci revenait sur ses pas, celui-là se hâtait de s’effacer sous quelque porte cochère, laissait passer son compagnon d’aventures, et recommençait aussitôt à le suivre.

– Il fait noir comme dans un four, pensait le premier. Depuis dix ans que j’ai quitté Lisbonne, et j’étais un enfant alors, tout est changé : je ne m’y reconnais plus. Le hasard ne m’enverra-t-il pas quelque passant ou même quelque voleur qui, en échange de ma bourse daigne m’enseigner le chemin !

– Mon jeune ami, se disait l’autre, vous avez beau tourner et, retourner, je me suis promis à moi-même sous les serments les plus respectables, que vous me vaudriez quatre cents pistoles, et je ne manque jamais qu’aux serments que je fais à autrui.

Jusqu’alors Simon, l’ouvrier drapier, que le lecteur a sans doute reconnu aux paroles d’Ascanio Macarone, n’avait point pris garde à la présence de ce dernier ; mais, dans un de ses brusques détours, il se trouva face à face avec le Padouan.

– Le chemin de la taverne d’Alcantara ? dit-il.

– J’y vais, répondit Macarone en déguisant sa voix.

– S’il vous plaît, seigneur cavalier, nous ferons route ensemble.

– Avec ravissement, mon gentilhomme, car vous êtes gentilhomme, cela se voit du reste, et entre gentilshommes, – je le suis aussi, la courtoisie commande de ne se point refuser ces légers services.

– C’est mon avis, seigneur cavalier.

Simon prononça ces mots d’un ton sec, et enfonçant son capuce sur sa figure, il doubla le pas ; Macarone l’imita. Vingt fois il fut sur le point de rompre le silence, mais la crainte de se trahir l’arrêta.

L’Italien était un homme de trente-cinq à quarante ans, grand, maigre, mais bien proportionné. Ses membres souples et musculeux donnaient à penser que la nature les avait taillés tout exprès pour faire un danseur de corde. Il se donnait en marchant une allure théâtrale, drapait son manteau et mettait fréquemment le poing sur la hanche.

Simon était petit, comme presque tous les Portugais, mais son pas leste, presque bondissant, et la large carrure de ses épaules disaient assez que sa petite taille n’était point un symptôme de faiblesse. De temps à autre, le Padouan le considérait en-dessous. Peut-être se demandait-il combien le seigneur Conti payerait en sus du marché, pour un coup de stylet convenablement appliqué à cet audacieux inconnu ; mais la témérité, depuis le temps d’Horatius Coclès, a cessé d’être le vice dominant des Italiens ; il fit réflexion que le bout d’une bonne rapière relevait par derrière le bas du manteau de Simon, et se tint tranquille.

– À quoi bon le tuer ? se disait-il ; il ne m’a pas reconnu. S’il entre à la taverne, j’entre avec lui ; s’il est repoussé, je recommence à le suivre ; je le suis jusqu’à sa demeure et quand on a découvert la demeure d’un homme, on n’est pas bien loin de connaître son nom.

Ils arrivaient en ce moment au bout du faubourg ; la taverne d’Alcantara s’élevait devant eux. Elle était sombre, aucune lumière ne brillait aux fenêtres ; et l’honnête Miguel Osorio, toujours assis sur le pas de sa porte, fumait ses cigaries avec toute la dignité qui caractérise Espagnols et Portugais, s’acquittant de ce solennel devoir.

– Voilà ! dit le Padouan en montrant l’hôtellerie : entrez-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc le mot de passe ?

– Non ; et vous ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin du mot de passe. Vous allez voir… Miguel, satané coquin ! qui avons-nous aujourd’hui dans la grande salle ?

– Coquin ! s’écria Miguel tremblant de frayeur en reconnaissant la voix de Macarone. Qui ose appeler coquin le tavernier de la cour ? Il n’y a pour cela qu’un marchand de la haute ville, je parie ! Au large, manants, je ne reçois que des gentilshommes !

– C’est bien, c’est bien, brave Miguel, et comme nous sommes gentilshommes, tu vas nous préparer à souper dans la grande salle. Va !

Ce disant, Macarone prit Osorio par les épaules, le fit tourner sur lui-même et entra ; mais au moment où il allait passer le seuil de la salle, une main vigoureuse le saisit à son tour, et lui fit subir une opération analogue. Seulement, comme la secousse fut incomparablement plus forte, il s’en alla tomber à l’autre bout du corridor.

– Au revoir, seigneur Ascanio Macarone dell’Acquamonda, dit la voix moqueuse du jeune ouvrier drapier. Attendez-moi ici, s’il vous plaît : j’ai fermé la porte de la rue, et je vais fermer celle de la salle.

Simon entra aussitôt en effet, et referma la porte à double tour.

Ascanio se releva tout meurtri, et tâta ses membres l’un après l’autre.

– Il m’avait reconnu ! grommela-t-il. C’est une bonne idée que j’ai eue de ne pas jouer du couteau avec ce jeune enragé. Il a un poignet d’Hercule, et je tâcherai désormais de le surveiller à distance. En attendant, voyons s’il a dit vrai.

Il essaya d’ouvrir la porte extérieure : elle était fermée. Quant à la porte de la salle, il n’osa même pas toucher à la serrure ; mais approchant l’oreille du trou, il tâcha d’entendre ce qui se disait à l’intérieur ; ce fut en vain. Il reconnut qu’il y avait grand tumulte et que des voix confuses se croisaient en tous sens.

– Quel coup de filet ! pensa-t-il. Si cette maudite porte n’était pas fermée, j’emprunterais un cheval à ce misérable Miguel, et dans une heure, tous ces bourgeois, y compris mon jeune camarade, seraient en sûreté dans la prison du palais.

Au moment où Simon entra dans la salle qui servait de lieu de réunion aux corps de métiers de Lisbonne, la discussion était si vivement engagée qu’on ne prit pas garde à lui. Il traversa comme il put la cohue et vint s’asseoir au premier rang, vis-à-vis de la table où se trouvait seul Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs et président de l’assemblée.

La réunion était, comme nous l’avons dit, très-nombreuse. Groupés en cercle autour du président, les doyens de corporations formaient le premier rang. Derrière eux venaient les chefs d’ateliers, et derrière encor, les petits marchands et artisans salariés. C’était parmi les doyens de corporations que, dans son ignorance, Simon était venu se placer. Il avait jeté son manteau sur son bras, son costume, sans ressembler plus que le matin à celui d’un gentilhomme, lui donnait l’air d’un bourgeois aisé. Il avait mis un pourpoint neuf de drap de Coïmbre, à crevés et passades de velours ; une lourde chaîne d’or tombait sur sa poitrine.

Quand il jeta les yeux autour de lui et qu’il se vit entouré de longues barbes blanches et de têtes vénérables, il voulut faire retraite et gagner les rangs inférieurs ; mais il n’était plus temps. La trouée qu’il avait faite à grand renfort de vigoureux coups de coude s’était refermée derrière lui, et le tumulte qui s’apaisait peu à peu ne permettait pas d’espérer qu’il pût recommencer ce jeu avec succès. Il demeura donc à sa place et rabattit son chapeau sur ses yeux.

– Enfants ! disait le vieux président Gaspard, à qui on avait négligé de donner une sonnette ; enfants, écoutez les anciens !

– Mort aux valets de cour ! répondaient en chœur les apprentis et petits marchands. Mort au fils du boucher !

– Sans doute, sans doute, mais faites un peu de silence, reprenait le malheureux Orta Vaz. Je m’enroue, et pour peu que cela continue, je ne pourrai plus vous donner mes conseils.

Simon écoutait et hochait la tête.

– Est-ce bien sur ces vieillards impuissants et sur ces enfants bavards qu’il faudrait m’appuyer pour accomplir la mission que m’a imposée mon père à son lit de mort ? se demandait-il. Je n’ai pas le choix ; attendons, et la volonté de Dieu se fera.

– Mes amis et concitoyens, reprit Gaspard Orta Vaz, saisissant au vol un moment de calme, personne n’ignore que j’ai soixante-treize ans depuis la fête du glorieux saint Antoine, patron de l’Hôtel de Ville. Depuis onze ans et sept mois, j’ai l’honneur d’être le doyen d’âge de la corporation des tanneurs, apprêteurs, corroyeurs, fourreurs, peaussiers et mégissiers de Lisbonne. Ce sont des garanties, mes enfants ; quand on peut dire comme moi : Je suis ceci et cela, et en outre j’ai cinq ducats, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, à manger tous les jours, on a le droit…

– Qu’est-ce à dire ! interrompirent en même temps cent voix courroucées ; parce que nous sommes pauvres, prétendrait-on nous enlever la parole ?

– Nous a-t-on appelés pour aider à remplacer la tyrannie de l’épée par celle du coffre-fort ?

– Par saint Martin !

– Par saint Gille !…

– Par saint Raphaël ! vous êtes un vieux fou, maître Gaspard Orta Vaz, malgré votre front chauve et les cinq ducats que vous mangez tous les jours !

Le vieux tanneur s’était levé ; il frappait dans ses mains et demandait du silence, sans doute pour rétracter ou expliquer ses paroles : mais il avait beau faire, l’agitation de l’assemblée augmentait au lieu de diminuer, et bientôt le vieillard, épuisé, retomba lourdement sur son siége. Alors on se tut, et l’un des doyens alla s’asseoir auprès de lui pour le remplacer dans ses fonctions de président.

– Laissez parler Balthazar, dit tout à coup une voix de stentor dans la foule compacte des derniers rangs ; Balthazar vous tirera d’affaire.

– Qui est ce Balthazar ? demanda le président.

– C’est Balthazar, répondit la même voix.

– Bien répondu ! bravo ! cria-t-on de toutes parts.

Et un immense éclat de rire fit trembler les murailles de la salle, tant il est vrai que rien n’est plus facile que de faire passer une assemblée populaire de la fureur à la gaieté, et réciproquement.

– Approche et parle, dit le président.