Le Roi des gueux - Paul Féval - E-Book

Le Roi des gueux E-Book

Paul Féval

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Durant le règne de Philippe IV, deux femmes venant d'Estremadure entrent à Séville, de nuit. Elles ne savent pas encore que de nombreuses intrigues et complots les y attendent...

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Le Roi des gueux

Le Roi des gueuxPREMIÈRE PARTIE. LE DUC ET LE MENDIANTDEUXIÈME PARTIE. LES MEDINA-CELIPage de copyright

Le Roi des gueux

 Paul Féval

PREMIÈRE PARTIE. LE DUC ET LE MENDIANT

I UNE NUIT À SÉVILLE

En ce temps, Séville était encore la reine des Espagnes, malgré la suprématie politique accordée par Philippe II à Madrid la parvenue. La capitale nouvelle avait la cour et donnait son nom aux actes de la diplomatie péninsulaire depuis la fin du règne de Charles-Quint ; mais, pour le peuple espagnol, Séville restait toujours la ville royale. Ses mosquées transformées en basiliques, son palais maure qui ne le cède qu’à l’Alhambra, ses campagnes fécondes et embaumées, son fleuve magnifique, sa gloire resplendissante, jetaient un facile défi à ce pauvre et aride coteau, baigné par ce ruisseau bourbeux, le Mançanerez, où s’étageaient les vaniteuses masures madrilènes, comme le mendiant de Castille redresse son incorrigible fierté sous les lambeaux de sa cape criblée.

Ce n’était pas de Madrid qu’on aurait pu chanter, de Bilbao à Tarifa l’Africaine, et de Valence à Lisbonne, capitale d’un tout jeune royaume :

Quien no ha visto a Sevilla

No ha visto a maravilla.

(Qui n’a vu Séville n’a vu de merveille.)

Philippe IV aimait Séville. Au moins une fois chaque année, les riches tentures de l’Alcazar voyaient le jour et secouaient leur poussière pour fêter la bienvenue du souverain. Ce prince, aussi malheureux que faible, avait déjà perdu le Portugal, qui avait proclamé son indépendance et choisi pour roi, Jean de Bragance, héritier par les femmes de Jean Ier ; il était en train de perdre la Catalogne, et ses ambassadeurs, comme ses armées, pliaient partout devant le génie ennemi de Richelieu ; mais il ne puisait dans ses revers aucune résolution mâle.

Son ministre favori était chargé de voir, d’entendre, de penser et d’agir pour lui. Fuyant les affaires, cherchant le plaisir, il fermait incessamment l’oreille au grand murmure de la nation espagnole, qui accusait hautement le ministre d’impéritie ou de trahison.

Partout fermentait le mécontentement. Les provinces, ruinées par la guerre et attaquées dans leurs privilèges constitutionnels par les capricieuses réformes du favori, commençaient à refuser la taxe. Les séditions se multipliaient, éclatant à la fois sur les points les plus opposés du royaume. À Madrid, à Valladolid, à Tolède, on avait vu des processions moqueuses courir les rues, lors du dernier carnaval, escortant une bannière ainsi blasonnée, contre toutes les règles de la science héraldique : « De sable, au fossé du même », avec cette devise cruelle qui faisait allusion aux pertes récentes de Philippe IV et au surnom de Grand que le ministre favori lui avait décerné de sa propre autorité : Plus on lui prend, plus il est grand.

À Séville enfin, à Séville, si fière de son titre de ciudad leal (cité loyale), on avait trouvé, placardée à la porte de l’Alcazar, une variante plus insolente encore du même thème. Au lieu de l’écusson, c’était une estampe représentant toujours le fossé symbolique autour duquel se groupaient cinq fossoyeurs : l’Anglais, le Français, le Hollandais, le Portugais et le Catalan. La légende amendée portait : Agrandissement de la Maison d’Autriche.

La cour se divertissait cependant, et les dernières courses de Saragosse avaient été splendides.

La nuit du 28 au 29 septembre 1641 avait été marquée à Séville par un mouvement inaccoutumé. Après les réjouissances de la Saint-Michel, dont l’hermandad d’Andalousie et le bureau du saint-office avaient permis la prolongation jusqu’à onze heures avant minuit, tous les logis s’étaient fermés comme d’habitude, et de la Juiverie silencieuse au bruyant quartier des Gitanos, au-delà du fleuve, la ville était devenue muette. C’est à peine si les serenos, dormant debout et balançant leur petite lanterne au bout de la longue hallebarde, entendaient çà et là, dans leur promenade solitaire, quelque chant attardé derrière les jalousies tombées des maisons de délices, tolérées, moyennant larges finances, par la Très Illustre Audience. Il suffisait alors d’un petit coup frappé aux carreaux pour faire taire romances et guitares.

Mais entre deux et trois heures du matin on aurait pu entendre au delà des murailles du nord, le bruit d’une nombreuse cavalcade arrivant par la route de Lerena ; la Puerta del Sol, où se voit encore ce beau soleil peint à la détrempe avec sa chevelure ébouriffée de rayons d’or, leva sa herse et ouvrit ses deux battants à l’appel impérieux de deux cavaliers de la Très Sainte Confrérie parlant au nom du roi catholique.

Trois gardes et un alferez moitié endormis se rangèrent sous la voûte au port d’armes, après avoir lancé pour la forme le : Qui vive ? auquel il fut répondu :

– Sauf-conduit royal !

L’alferez jeta un coup d’œil sur le parchemin déplié à la lueur des torches que portaient les deux premiers cavaliers. Il mit aussitôt la main à la demi-salade qui lui couvrait la tête, et se recula respectueusement.

La cavalcade s’engagea sous la voûte.

Elle était composée d’un nombre assez considérable de gens armés qui semblaient, pour la plupart, des serviteurs de noble maison, et de cinq ou six femmes, dont deux, montées sur de superbes genêts et voilées de la tête aux pieds, étaient évidemment des personnes de haute qualité. Autant qu’on en pouvait juger sous l’ampleur de leurs voiles, l’une atteignait déjà le milieu de la vie, tandis que l’autre était une toute jeune fille. Les duègnes et suivantes qui les accompagnaient avaient des mules pour monture.

La cavalcade venait de loin, sans doute. Les manteaux des gens de l’escorte étaient tout gris de poussière.

Les archers de la confrérie s’engagèrent les premiers dans la rue étroite et tortueuse qui fait suite à la porte du Soleil. Leurs torches éclairaient en passant les maisons hautes et sombres qui semblaient toutes s’incliner en avant, à cause des appentis sur consoles qui s’ajoutent d’étage en étage aux logis de l’Espagne méridionale, et qui donnent aux rues l’aspect uniforme d’une voûte à gradins renversée, fendue à sa clef pour laisser voir une étroite bande du ciel. D’autres contrées cherchent des armes contre le froid ; ici, tout est calculé pour détourner les rayons trop ardents du soleil.

Le pas des chevaux allait tantôt sonnant, tantôt s’étouffant, selon que la voie capricieuse était ferrée de petits cailloux ou défoncée et recouverte d’un épais tapis de poudre. La rue tournait à chaque instant. La lueur des torches prolongeait l’ombre grêle des portiques musulmans, ou arrachait quelque faible étincelle aux bizarres magnificences des fenêtres mauresques ; puis tout à coup, derrière ces légères et féériques perspectives, se carrait le lourd profil d’une maison espagnole.

Pas une parole n’était prononcée dans l’escorte. De temps en temps, sur son passage, quelque croisée curieuse s’ouvrait, car ce n’était point chose ordinaire que de voir semblable cortège dans les rues de Séville, à cette heure. Au travers des planchettes de quelque jalousie baissée, un long regard suivait les deux torches qui échevelaient dans la nuit leurs flammes fumeuses et rouges.

Qu’était-ce ? Une mystérieuse cérémonie du saint-office ? La maison du comte-duc venant rejoindre le roi ?

On ne savait. Les cavaliers étaient trop peu nombreux pour escorter la reine. Et d’ailleurs, pourquoi la fille de Henri IV de France, aimée et respectée du peuple espagnol, eût elle choisi les heures nocturnes pour faire son entrée dans la loyale cité de Séville ?

On ne savait, en vérité. Les fenêtres se refermaient. La cavalcade muette poursuivait son chemin.

Après un quart d’heure de marche environ, les deux archers de la confrérie s’arrêtèrent en même temps à l’entrée d’une petite place de forme irrégulière, fermée d’un côté par une massive construction d’aspect monumental et sombre, de l’autre par des arcades mauresques dont quelques-unes tombaient en ruine.

L’extrémité opposée de la place s’ouvrait sur une rue courte et large, dont le développement laissait voir le portail gothique d’une église.

L’un des archers dit :

– C’est bien ici la maison de Pilate. Voici le Sépulcre à gauche. Nous sommes sur la place de Jérusalem.

– Si la senora duchesse n’a pas eu à se plaindre de ses fidèles serviteurs, ajouta l’archer en portant la main a son morion de cuir, nous nous recommandons à sa munificence.

La plus âgée des deux dames voilées jeta une bourse, qui fut adroitement saisie au passage.

Et les deux archers, a l’unisson :

– Que Dieu, la Vierge et tous les saints soient à tout jamais les protecteurs de sa seigneurie, très noble, très illustre et très généreuse !

En Espagne, les superlatifs ne coûtent pas plus qu’en Italie.

– Frappez, Savinien ! ordonna celle qu’on appelait la duchesse.

Un vieux valet, armé jusqu’aux dents et portant sur l’épaule gauche une rondache du temps du Cid Campéador, descendit de cheval et s’avança vers la porte principale de ce grand bâtiment noir désigné sous le nom de « la maison de Pilate. » Il souleva un énorme marteau de fer ciselé qui, retombant de son poids sur la plaque, fit retentir tous les échos des alentours.

L’escorte entière, à ce moment, avait quitté la rue et se développait sur la place.

– Je me nomme Pablo Guttierez, et je suis de Santarem, dit celui des deux archers qui avait parlé le premier. Mon camarade a nom Sancho tout court et sa naissance est un secret de famille ; il est de Ségorbe. Que la très illustre senora duchesse daigne ne point oublier les noms de ses fidèles serviteurs, au cas où ils auraient besoin de sa protection puissante.

Ils s’inclinèrent tous les deux jusque sur le garrot de leurs chevaux ; mais, au lieu de s’éloigner après ce salut, ils levèrent leurs torches et se prirent à compter à voix haute le nombre des serviteurs composant l’escorte.

La duchesse dit :

– Savinien, frappez plus fort.

Le vieux valet obéit à tour de bras, et l’on entendit dans la cour intérieure, ou patio, les aboiements essoufflés d’un vieux chien.

– Zamore a entendu, murmura la duchesse, d’une voix changée par l’émotion.

En ce moment Pablo Guttierez s’écria :

– Il y avait quinze hommes d’escorte à la porte du Soleil ; je n’en trouve plus que treize. La senora duchesse peut-elle m’expliquer ce mystère ?

Sancho, l’autre archer, comptait à haute voix de un jusqu’à treize.

– Que veut dire cela ? demanda la duchesse ; ne manque-t-il aucun de nos hommes ?

– Aucun ! répondit un grand beau cavalier vêtu en gentilhomme et qui avait l’honneur d’être le premier écuyer de sa seigneurie, mais il y avait ces deux voyageurs…

– Quels voyageurs ? fit la duchesse avec impatience. Frappez plus fort, Savinien !

La porte antique sonna une troisième fois sous les coups répétés du marteau.

– On y va, Vierge sainte ! gronda une voix cassée dans la cour. Les Maures ont-ils repris Séville ?

Pendant cela, Osorio, le premier écuyer, répondit à sa noble maîtresse :

– S’il plaît à Votre Seigneurie, je parle de ces deux voyageurs qui nous suivent depuis Valverde. Peut-être, pour traverser la campagne de Séville qui n’est pas sûre, s’étaient-ils glissés parmi notre escorte.

La plus jeune des deux dames n’avait pas encore prononcé une parole. Elle était immobile sur son joli cheval. Elle détourna la tête aux derniers mots d’Osorio, et se dirigea vers la porte, dont la grosse serrure criait. La duchesse voulut suivre cet exemple ; mais les deux archers, sans rien perdre de leurs formes respectueuses, lui barrèrent formellement le passage.

– Très puissante senora, dit Pablo Guttierez, nous étions honnêtement couchés dans nos lits, au Berrocal, mon camarade et moi, quand l’alguazil mayor nous a requis de vous faire escorte jusqu’à la maison de Pilate, au haut de la rue des Caballerizas, à Séville. Nous retournons de ce pas au Berrocal. Faudra-t-il garder le silence, ce qui est pécher par omission et mérite, pénitence marquée au neuvième titre de la formule ? Faut-il avouer à l’alguazil mayor que, dans ces malheureux temps de troubles, nous avons fait ouvrir nuitamment la porte de Séville à deux inconnus, mal intentionnés peut-être ?

Les deux battants de la porte grinçaient en roulant sur leurs gonds, le vieux chien geignait ; en se hâtant, la voix cassée de l’intérieur dit, avec cette emphase qui ne manque jamais aux discours andalous :

– Entrez, qui que vous soyez, et tous tant que vous êtes. Chez Medina-Celi, la porte s’ouvre à toute heure. Le maître est prisonnier, la maîtresse est dans l’exil, mais la maison reste, et jamais on n’a demandé à l’hôte que Dieu envoie : Qui êtes-vous ?

C’était une grande femme, un peu courbée par l’âge. La lueur des torches montrait ses cheveux gris épais, ses traits rudement accusés et l’éclat perçant de ses yeux noirs.

– Osorio, commanda la duchesse, donnez encore dix pistoles à ces bons chrétiens, pour le repos de leur conscience, et qu’ils retournent d’où ils sont venus.

Il paraît que Pablo Guttierez et même Sancho tout court n’en demandaient pas davantage, car ils ne protestèrent plus, et, à peine le premier écuyer leur eut-il compté les pistoles, qu’ils tournèrent bride en appelant sur lui toutes les bénédictions célestes.

La jeune dame, cependant, passait à cheval la porte haut-voûtée de la maison de Pilate. La senora duchesse la suivait de près. Vous eussiez vu sur le seuil cette grande femme à la taille courbée, qui, redressée à demi et la bouche entr’ouverte, soulevait d’une main sa lanterne, tandis que son autre main étreignait sa poitrine. Ses jambes tremblaient violemment. Le vieux chien rampait jusque sous les jambes des chevaux et poussait des hurlements étranges.

– Est-ce que tu es fou, toi aussi, Zamore ? murmura la vieille, dont l’œil dur se mouilla.

La duchesse écarta son voile. Le rayon de la lanterne frappa ses traits mélancoliques et fatigués par la souffrance, mais qui gardaient une admirable beauté.

– Zamore se souvient, Catalina, dit-elle.

Un grand cri s’étouffa dans la gorge de la vieille femme. Elle se laissa choir sur ses genoux, tandis que la lanterne s’échappait de ses mains. Zamore, qui avait entendu son nom, se redressa sur ses quatre pattes et jappa en tendant le cou. Il parvint à lécher la main que sa noble maîtresse abaissait vers lui en se retenant au pommeau de la selle.

Mais Catalina s’était relevée.

– Pascual ! Pedro ! Antonio ! cria-t-elle tout à coup d’une voix vibrante et rajeunie, hors du lit, fainéants, à votre devoir ! Zamore l’a reconnue le premier : les chiens ont une âme. Que Dieu soit remercié ! Que la Vierge sainte soit bénie ! J’ai tant prié pour votre retour, senora de mon cœur, ô ma chère maîtresse ! Bonjour, Savinien ! je te reconnais bien, malgré ta barbe grise… Holà ! Pedro ! Antonio ! les deux Pascual ! malheureux ! Des torches pour recevoir celle qui est la première après Dieu dans votre maison ! Salut, seigneur Osorio ! Vous êtes parti enfant, vous revenez homme…

– Et celle-ci ! s’interrompit-elle en se précipitant sur la main de la plus jeune des deux dames, qu’elle baisa avec une tendresse dévote, est-ce ma petite Isabel, la fille de mon lait, mon amour, mon orgueil ? Jésus mort pour nous ! on grandit donc aussi dans l’exil ?

Elle chancela, brisée par son émotion.

Toute l’escorte avait maintenant franchi le seuil. La plupart des cavaliers et toutes les femmes suivantes avaient déjà mis pied à terre.

C’était une cour vaste, mais assombrie par les hautes constructions qui l’entouraient. L’herbe y croissait entre les dalles. Aux lueurs nocturnes qui tombent incessamment du ciel pur dans ces sereines contrées, on apercevait la perspective confuse de deux portiques à basses et lourdes arcades. Au fond, le corps de logis arrêtait la vue par ses lignes massives et d’une grandeur étrange.

Sous le cloître de gauche, trois clartés s’allumèrent à la fois ; quatre hommes s’élancèrent à demi-nus : un vieillard et trois jeunes gens.

– Que t’avais-je dit, Catalina ? s’écria le vieux en se hâtant à larges enjambées, j’avais rêvé de nuages s’écartant pour nous laisser voir le soleil ! On n’a pas prononcé le nom de ceux qui viennent, mais qu’est notre soleil, sinon Medina-Celi ? À genoux, enfants ! plus près, sous le pas du cheval ! Les Nunez font cela pour leur senora et pour la reine.

Les torches éclairaient la scène de leurs éclats rouges et vacillants. Les quatre Nunez étaient agenouillés : Pascual le vieillard, les trois jeunes gens (Pascual IIe, Pedro et Antonio) ; Catalina pressait la main de la jeune dame contre ses lèvres.

Celle-ci releva son voile, à l’exemple de sa mère, et découvrit cette fine et merveilleuse beauté des fleurs de l’Andalousie. Le genou d’Osorio lui servait d’étrier ; elle tomba, leste et gracieuse, dans les bras frémissants de sa nourrice.

La duchesse descendit à son tour et donna sa belle main aux baisers pieux des Nunez. Il y a un charme dans le retour, quelles que soient d’ailleurs les causes concomitantes de tristesse. Les gens de l’escorte étaient joyeux ; peu à peu, la cour s’emplissait de bruits où perçaient déjà quelques rires.

– Silence ! ordonna la duchesse ; l’exil est fini, mais la proscription n’est pas levée. Cette maison n’est-elle pas toujours veuve de son maître ?

Comme pour prêter plus de force à ses paroles, la flamme des torches éclairait ses longs vêtements de deuil.

– Nul n’a le droit de se réjouir ici, ajouta-t-elle, tant que la dure captivité pèsera sur notre seigneur le duc.

La cour était muette. On entendait la brise nocturne dans le feuillage sonore des grands vieux orangers plantés le long des cloîtres.

Éléonore de Tolède, duchesse de Medina-Celi, reprit en s’adressant aux Nunez :

– Mes bons amis, vous n’étiez pas prévenus ; peut-être n’y a-t-il point d’appartements préparés pour nous recevoir ?

Catalina se redressa.

– Qu’avions-nous donc à faire, dit-elle, nous, vos serviteurs, sinon à espérer votre retour ? Dieu merci ! l’homme a encore le bras robuste, et les enfants sont de bons cœurs. Les chambres sont comme au moment du départ ; vous n’y trouverez même pas l’odeur de l’absence. Chaque matin, depuis quinze ans, l’air a pénétré derrière les draperies des alcôves ; chaque soir, le soleil couchant a souri au travers des jalousies entr’ouvertes. La poussière du lendemain ne s’est pas ajoutée à celle de la veille. C’était notre devoir et notre bonheur ; nous faisions comme si le logis eût gardé ses nobles hôtes… et nous disions parfois : À quelque heure du jour ou de la nuit qu’ils arrivent, ils trouveront tout ce qu’ils ont laissé : des murs sains, des couches fraîches et des serviteurs dévoués.

Autour de ses lèvres et sur la bouche des quatre Nunez, il y avait le même sourire.

La duchesse leur donna de nouveau sa main, et dit plus gaiement :

– On nous aime donc encore ? Merci, bonnes gens… Messieurs, retirons-nous.

Pascual se dirigea aussitôt vers l’entrée d’honneur, qu’il ouvrit à deux battants. Le vieux Zamore alla se poster auprès du seuil pour mendier une caresse au passage. La duchesse, appuyée sur le bras d’Osorio et suivie par ses femmes, ouvrit la marche. On pénétra sous le vestibule aux piliers orientaux, aux peintures murales naïvement éclatantes. Tout était comme la nourrice l’avait annoncé. Ces revenants auraient pu croire que leur absence n’avait été qu’un rêve, si les années écoulées ne laissaient après elle des témoignages trop certains. La duchesse Éléonore avait quitté ces lieux dans tout l’éclat de sa jeunesse fière et heureuse, emportant dans ses bras jusqu’à la litière de voyage un tout petit enfant, son espoir, son trésor. Elle revenait maintenant, la duchesse Éléonore, toujours belle, mais belle de cette austère et douce beauté qui couronne le front des mères.

Et l’enfant d’autrefois était cette adorable jeune fille d’aujourd’hui, à la taille souple et haute.

Catalina, la nourrice, avait eu raison de le dire, on grandit aussi dans l’exil. Mais voyez ces plantes qui nous viennent de loin et qui croissent sevrées du soleil natal. Parmi les suaves rayonnements de la jeunesse et derrière le charme qui couronnait le front d’Isabel, vous eussiez entrevu je ne sais quelles vagues mélancolies.

La duchesse parcourut, grave et muette, ces imposantes galeries qui lui parlaient de tant de souvenirs. Arrivée à la porte de sa chambre, elle déposa un baiser sur la joue froide d’Isabel, et passa le seuil, pressée qu’elle était sans doute de se donner tout entière à sa méditation.

Isabel avait le cœur serré. Aurait-elle su dire pourquoi ? Peut-être, car les plis de son voile avaient tressailli quand on avait attiré l’attention de sa mère sur ces deux voyageurs mystérieux, mêlés furtivement à l’escorte, puis furtivement disparus.

Son appartement était dans le même corridor que celui de sa mère. C’était Catalina qui lui servait de guide : les Nunez distribuaient les serviteurs et gens de l’escorte dans les diverses parties des communs.

– Voici notre chambre, nina… commença-t-elle.

Puis, se reprenant :

– Noble senorita, voici la chambre où nous dormions toutes deux.

Elle ouvrit la porte, Isabel, accordant à peine à l’ameublement un regard distrait, gagna précipitamment la fenêtre.

Et cependant l’ameublement avait pour elle un intérêt tout particulier. La pièce principale était un berceau de métal ciselé, orné de ses tentures à la fois riches et charmantes. Le long des murs, tapissés de cuir cordouan, des multitudes de jouets s’amoncelaient. Dans le berceau il y avait une poupée étendue.

Était-ce le dernier jeu d’Isabel enfant ? Était-ce un mélancolique amusement de la pauvre nourrice ?

– Senorita, dit celle-ci tristement, vous étiez trop jeune : vous ne vous souvenez de rien !

Et comme Isabel pensive restait à la fenêtre, dont elle avait soulevé les rideaux :

– Ceci est votre petit lit, senora. Vous teniez là dedans, et il était bien trop grand pour vous. Voici vos joujoux, la poupée que vous aimiez le mieux, le gitano… le contrebandier… le moine… et ce char mignon dans lequel je vous traînais sous les lauriers roses, là-bas, autour de la fontaine. Est-ce que vous vous trouvâtes plus heureuse dans cette Estramadure où il n’y a déjà plus de cactus vermeils ni de lentisques à l’ombrage parfumé ?

– Bonne nourrice, dit Isabel, je me suis toujours souvenue de vous, mais tout le reste est sorti de ma mémoire.

– De moi ! s’écria Catalina ; rien que de moi ! Sainte Vierge, je fais vœu de tresser une couronne en fil d’or pour la tête de votre divin fils ! La nina se souvenait de moi ! Si vous saviez comme je vous aimais, senorita… et comme je vous aime ! Une fois, dans les premiers temps de votre absence, j’avais fait un rêve… car je rêvais toujours de vous… je vous avais vue tout habillée de blanc dans une barque abandonnée au cours du Guadalquivir…

– Catalina, interrompit brusquement la jeune fille, qu’y a-t-il sous cette fenêtre ? la nuit est sombre et je ne peux distinguer les objets.

Un gros soupir souleva la poitrine de la nourrice.

– Il y a la place, noble senorita, répondit-elle, la place de Jérusalem avec la rue des Cabellerizas à gauche, la rue Impériale à droite ; en face, l’arcade mauresque sous laquelle vous aimiez tant voir danser les gitanos.

– Et par quelle rue sommes-nous arrivés cette nuit ? interrompit encore Isabel, nous venons de la porte du Soleil.

– Vous êtes arrivés par la rue des Cabellerizas, senorita.

– Merci, bonne Catalina. Nous nous reverrons demain. Je veux causer avec vous souvent. Où est la chambre d’Encarnacion ?

La nourrice jeta un regard jaloux sur une fillette à l’œil de feu, aux cheveux plus noirs que le jais, qui disposait déjà dans un coin de la pièce les bagages de sa jeune maîtresse.

– N’avez-vous donc point de duègne ? demanda-t-elle vivement.

L’idée lui venait sans doute de se proposer pour cet important office.

– Il ne m’est pas encore arrivé de sortir sans ma mère, répondit Isabel, qui répéta : Où est la chambre d’Encarnacion ?

Catalina montra du doigt une porte communiquant avec la ruelle du grand lit.

– À demain donc, bonne nourrice, dit Isabel ; la fatigue m’accable, je sens que j’ai besoin de sommeil.

En un clin d’œil Catalina prépara le lit. Encarnacion ne lui disputa point cet honneur. Le regard de la bonne femme fit le tour de la chambre, puis elle se retira après avoir baisé encore une fois le bout des doigts de sa nina.

Isabel resta un instant debout devant la croisée.

– C’était l’heure… murmura-t-elle, sans savoir qu’elle parlait.

La voix d’Encarnacion lui donna un sursaut.

– Senora, disait la soubrette d’un petit air innocent, avez-vous pris garde a cette singulière aventure : deux hommes mêlés à notre escorte ? Et il paraît qu’ils nous suivaient depuis longtemps. Moi, je ne regarde jamais ni à droite ni à gauche… surtout en voyage, les cavaliers sont si hardis ! Mais Maria soutient que l’un des deux est un beau jeune homme, malgré son pauvre harnois, et que ses yeux étaient bien souvent fixés sur…

Elle n’acheva pas, en dépit de sa bonne envie. Le doigt d’Isabel désigna la porte ouverte dans l’alcôve.

– Retirez-vous, ma fille, dit la belle Medina ; je n’ai plus besoin de vous.

Encarnacion se hâta de faire une profonde révérence et sortit sans répliquer. Mais le diable n’y perdait rien. Encarnacion se dit, avant de réciter sa prière du soir :

– En entrant, elle a couru à la fenêtre. Elle a demandé ce qu’il y avait sous le balcon. J’ai vu son visage s’éclairer quand elle a su que la croisée ne donnait point sur les cours intérieures. Elle a un secret… Ma mère, qui a servi vingt ans, d’abord camériste de la Cabral, puis en qualité de duègne des filles de Miraflorès, ma mère s’y connaît et m’a dît : Tâche d’avoir le secret de ta maîtresse.

Isabel était accoudée contre l’appui du balcon. Sa tête charmante s’inclinait sur son épaule, ses beaux cheveux, que n’emprisonnait plus la dentelle, tombaient à longs flots sur son sein. Son regard se perdait dans la nuit du dehors.

– C’était l’heure, répéta-t-elle entraînée par rêverie ; j’entendais son pas de bien loin. Le feuillage des myrtes s’agitait… mon cœur se prenait à battre…

– Mon cœur bat, s’interrompit-elle en posant sa main sur sa poitrine ; jamais je ne l’avais attendu si longtemps… j’ai peur.

Dans le silence, une étrange musique montait par bouffées. C’était une séguidille exécutée sur la mandoline aiguë, qu’accompagnaient les sons lourds et mous de la guitare. Parfois, un bruit de voix confuses étouffait le concert. Puis encore tout se taisait.

– Et pourtant, reprit la belle Medina, il est à Séville… S’il était venu à Séville pour une autre que moi !

Une ombre se détacha des piliers mauresques qui faisaient face à sa fenêtre. Des pas sonnèrent sur le pavé de la place. Isabel rentra précipitamment et souffla sa lumière. Le vieux chien Zamore aboya sourdement dans la cour.

– C’est lui, pensait Isabel ; soyez bénie, mère de Dieu, c’est pour moi qu’il est venu !

Quand elle se rapprocha de la fenêtre pour soulever de nouveau le coin de la jalousie, l’ombre était au milieu de la place. L’âme de la jeune fille passa tout entière dans ses yeux, qui essayèrent de percer les ténèbres.

– Là-bas ? murmura-t-elle indécise et inquiète ; il me semblait plus grand que cela… plus svelte…

D’autres pas retentirent sur le pavé de la rue Impériale. L’ombre siffla. Une grosse voix répondit à cet appel :

– Bien, bien, seigneur Pedro Gil ! J’ai joué à cache-cache avec un diable de garde de nuit qui me serrait les talons. Cela m’a retardé. Je baise les mains de votre seigneurie !

La jalousie d’Isabel retomba. Elle gagna sa couche à pas lents et s’agenouilla devant son prie-Dieu.

Celui qu’elle attendait ne s’appelait pas Pedro Gil.

II LA PLACE DE JÉRUSALEM

La place était restée déserte après l’entrée de la cavalcade dans la cour de la maison de Pilate. Les deux archers de la confrérie s’étaient éloignés au trot de leurs chevaux, dans la direction de la Macarena, quartier des hôtelleries populaires. Le silence régnait de nouveau dans la maison de Pilate et aux alentours. Aucun bruit ne s’élevait de la ville endormie, sauf ce concert mystérieux et intermittent dont nous avons parlé déjà. Les sons de la mandoline et de la guitare semblaient partir d’une grande maison mauresque à laquelle appartenaient ces arcades qui faisaient face aux croisées d’Isabel. Les bruits de voix qui éclataient parfois et troublaient l’harmonie sortaient également de ce logis, dont les portes et les fenêtres étaient cependant honnêtement closes.

Il n’y avait point de lune au ciel, qui resplendissait de toutes ses étoiles comme un immense dais dont l’azur, à la fois limpide et sombre, se parsèmerait de prodigieux diamants. Tous les poètes l’ont dit : ces nuits de l’Espagne méridionale ont un éclat autre et plus grand que l’orgueil de nos meilleurs jours.

Les façades noires des maisons environnantes se détachaient sur ce lumineux firmament. Toutes les lueurs étaient au ciel, laissant l’ombre propice à la terre.

L’air était tiède. Par intervalles une brise paresseuse passait, chargée de senteurs tropicales. Son souffle faisait plaintivement crier la girouette de Saint-Ildefonse, cette église gothique qui fermait la perspective du côté du sud et dont le minaret parlait encore de la domination arabe.

De temps en temps, au lointain, on voyait glisser une lueur, et la voix monotone des gardes de nuit psalmodiait ce mot : sereno, qui est devenu leur nom.

Il fait beau, sereno, toujours beau. Chez nous, s’il y avait des gens chargés comme autrefois de crier le temps qu’il fait, la nuit, on les appellerait les hommes de la pluie.

Tout en haut du clocher de Saint-Ildefonse, un grondement sonore se fit. C’était la vieille horloge qui se mettait en train de sonner l’heure. Elle était enrouée et infirme comme Zamore, et moins fidèle que lui, car elle avait mesuré le temps aux musulmans comme aux chrétiens. Après un râle préparatoire, qui dura une demi-minute, elle tinta trois coups fêlés ; ce fut comme un signal. À droite, à gauche, devant, derrière, de loin et de près, les cent et quelques églises de la ville pieuse sonnèrent trois heures en un feu de file irrégulier. La voix aigre des petits clochers de chapelle grinçait parmi le tonnerre des bourdons des grandes paroisses, et, pour surcroît, les trompes de la cathédrale, de la Caridad, de Saint-Jean-de-Dieu et de la Merced, entonnèrent leurs annonces supplémentaires, sonnant un mot rauque et prolongé pour chaque coup de cloche. Cela dura dix bonnes minutes, et tous les dormeurs de Séville durent savoir en rêve l’heure qu’il était.

Deux hommes arrivaient au bout de la rue des Caballerizas (écuries) au moment où l’horloge de Saint-Ildefonse s’ébranlait. Ils étaient à pied, tenant leurs chevaux par la bride. Bête et gens avaient sur le corps une épaisse couche de poussière.

L’un des nouveaux arrivants était un cavalier à la démarche jeune et fière ; l’autre, un paysan à courte taille qui, cependant, ne semblait manquer ni d’agilité ni de force. Vous eussiez dit le maître et le valet, sans l’extrême simplicité du costume de celui qui, par sa tournure et la noblesse de son visage, eût pu passer pour un maître. Il portait, il est vrai, un pourpoint taillé à la mode des gentilshommes, mais en gros cuir de buffle, et le ceinturon qui soutenait sa rapière n’était qu’une simple courroie non vernie. Son manteau, son feutre et ses bottes éperonnées accusaient de longs services, et la plume qui ornait alors si coquettement la coiffure de tous les jeunes gens de bonne maison faisait défaut à sa visière.

Le valet avait en comparaison, un accoutrement moins maigre et mieux étoffé. Il portait le costume des rustres de l’Estramadure : sombrero à bords étroits, veste et soubreveste de fustan brun, aux coutures recouvertes d’un rude galon de laine ; culottes courtes, guêtres de toiles, rejoignant les espadrilles ou cothurnes de gros chanvre tressé.

– Seigneur don Ramire, dit avec tristesse ce bon garçon, qui tirait la bride de son bidet d’un air découragé, l’Espagnol est sobre de sa nature, mais Dieu lui a donné un estomac comme à tous les autres habitants de l’univers. Depuis Arracena, où j’ai mangé un oignon poivré et bu un verre d’eau claire, je ne me souviens pas d’avoir rien mis sous ma dent.

– La paix ! fit don Ramire qui tendit vivement l’oreille.

Le cri du sereno, s’ajoutant au chœur des horloges, retentissait de l’autre côté de la place, dans la rue Impériale.

Ramire jeta un regard inquiet tout autour de lui.

– La police est taquine et inquiète à Séville, murmura-t-il ; on dit cela. Nous n’avons pas de sauf-conduit. Fais entrer les deux chevaux sous cette voûte, et pas un mot.

– Si cette voûte menait seulement à une hôtellerie ! soupira Bobazon en obéissant.

La voûte était percée sous la dernière maison de la rue, avant d’arriver à la place. Elle menait à une fontaine commune placée à l’entrée de la cour. Il n’y avait pas trace d’hôtellerie.

Bobazon attacha les deux brides au robinet de la fontaine et s’assit sur la pierre. Don Ramire était resté en dehors ; il se cachait à demi derrière la saillie de la voûte. De là il pouvait voir la sombre façade de la maison de Pilate.

Son regard chercha une lumière, de croisée en croisée : toutes les fenêtres étaient uniformément couvertes de leurs jalousies, et derrière les jalousies aucune lueur ne brillait.

– La chambre qu’on lui a choisie donne peut-être sur les jardins, pensa-t-il.

Puis, se reprenant :

– Je suis fou ! Elles n’ont pas encore eu le temps de gagner leurs appartements.

On voit que ce beau don Ramire avait ses préoccupations comme l’honnête Bobazon, son compagnon d’aventures.

La lanterne du sereno se balançait à l’autre bout de la place. C’était un grand diable de Castillan, long comme la hampe de sa hallebarde, et plus maigre. Il vint d’un pas indolent jusqu’aux arcades mauresques, derrière lesquelles le concert se taisait en ce moment pour faire place à de joyeux murmures entrecoupés de rires. Il prit sa lanterne à la main et donna un grand coup de sa hallebarde contre les volets fermés.

Les cris et les rires s’éteignirent. Le volet massif s’ouvrit, et une voix discrète demanda :

– Qui va là ?

Puis, tout de suite après :

– Ah ! c’est vous déjà, bon Esequiel. Est-il donc trois heures du matin ?

– Le temps vous passe, seigneur Galfaros, répondit le garde ; Dieu veuille que vous soyez bien préparé à l’heure qui vient tôt ou tard pour nous tous. Renvoyez vos chalands ou payez les redevances.

– C’est ruineux, Esequiel, mon ami, fit dolemment le seigneur Galfaros ; sur l’honneur de mon nom, je serai obligé de fermer boutique.

– Un demi-peceta pour l’audience, compta le garde ; trois réaux pour le saint-office, un cuarto pour moi, pauvre malheureux, cela fait en tout cinq réaux et un quarto, ou vingt-six cuartos et un misérable ochavo, ou cent-six petits maravédis de Philippe III, dont Dieu ait l’âme !

– Pour une heure, Esequiel ! À couper huit heures de nuit noire, cela fait deux cent-dix cuartos de bon cuivre, ou quarante-deux réaux, ou plus de deux douros et demi… c’est ruineux ?

– Encore êtes-vous petit cousin d’un familier, seigneur Galfaros. On vous protège. Allons, payez ou fermez !

– Le seigneur Galfaros tira de la vaste poche de sa soubreveste un boursicot de cuir et se prit à compter des pièces de monnaie sur l’appui de sa fenêtre.

– Vous avez bonne société, cette nuit ? demanda Esequiel.

– Assez, puisqu’il plaît à Dieu, Saint Antoine, mon respecté patron, protège et bénit mon pauvre établissement. Nous avons à souper les danseuses basques et quelques jeunes seigneurs. Voilà votre affaire, ami Esequiel.

– Auberge au soleil et cabaret au clair de lune, dit le garde en recomptant soigneusement la monnaie. Vous devez gagner votre pesant d’or, seigneur Galfaros. Il manque mon cuarto.

– Pas possible ! donnez…

– Donnez vous-même ! Voudriez-vous faire tort à un père de famille ?

– Vous l’avez reçu, Esequiel, soyez juste !

– On parle de reviser l’édit des plaisirs, qui date de 1421… c’est trop vieux. Sur les renseignements que je fournirai, on pourrait bien vous taxer au double, seigneur Galfaros.

– Tenez, bon Esequiel, tenez : deux cuartos au lieu d’un. Faites-moi dégrever plutôt, nous partagerons la différence.

– Jusqu’au revoir, seigneur Galfaros, et grand merci.

– La bonne nuit ! seigneur Esequiel, on ne vous reverra que trop tôt.

Le volet fut refermé. Le sereno remit sa lanterne au bout de sa pique, et poursuivit sa promenade paresseuse après avoir jeté son cri sempiternel :

– La paix de Dieu ! trois heures ! beau temps !

Notre jeune voyageur avait attendu avec impatience la fin de cet entretien. Tant que le colloque avait duré, son regard était resté braqué sur les croisées closes de la maison de Pilate. Il s’enfonça sous la voûte pour laisser passer le sereno. Quand le pas de celui-ci se fut étouffé au détour de la rue, il appela doucement :

– Bobazon !

Le brave rustre ne répondit que par un ronflement sonore. Notre jeune homme se dirigea vers lui à tâtons, et le trouva commodément étendu sur le pavé qui entourait la fontaine. Il dormait de tout son cœur, la tête entre les quatre pattes de son bidet.

Don Ramire ne jugea point à propos de troubler ce paisible sommeil. Il regagna la rue, et ne put retenir un cri de joie en voyant qu’une fenêtre s’était éclairée dans la noire façade du palais de Medina-Celi. La lueur faible brillait au travers d’une jalousie baissée, mais l’œil d’un amoureux perce de bien autres obstacles.

Et ce beau don Ramire était amoureux à en perdre l’esprit.

Notez qu’à son costume il était aisé de voir qu’il n’avait guère autre chose à perdre.

Avez-vous parfois regardé au travers d’une jalousie ?

Les lignes se brisent de tablette en tablette et présentent un dessin tremblé que tous les Roméo connaissent. C’est joli, parce que tout est joli qui touche aux jeunes amours. Ces formes demi-voilées offrent un vaporeux aspect. On a en quelque sorte l’effet mystérieux du masque de velours, non plus sur le visage seulement, mais du haut en bas, et il faut l’œil de Lindor pour appliquer à coup sûr le nom de Rosine à cette étrange silhouette coupée par bandes, comme les figures émaillées argent et sable qu’on voit sur les vieux écussons.

La première idée de don Ramire fut de s’élancer, car il se disait : Elle est là. Elle m’attend.

La lampe allumée à l’intérieur projetait très distinctement le profil d’une femme sur les planchettes de la jalousie.

Il n’y avait même pas de doute dans l’esprit de don Ramire : c’était Isabel.

Mais était-elle seule ? Là-bas tout au bout de l’Estramadure, de l’autre côté du Tage, au pied de la sierra Gala, quand don Ramire rôdait, la nuit, autour de cet antique château de Penamacor, il y avait un signal. Ce serait péché mortel pour un amant espagnol que d’oublier sa guitare. La guitare chante dans les nuits étoilées de ce poétique pays, comme la chouette ou le hibou dans nos nuits déshéritées. On ne fait pas attention à la guitare. En écoutant la guitare, les duègnes se retournent entre leurs draps et disent : « Voilà l’amour qui passe ! » absolument comme nos bergers, bien clos dans le bercail, se rient du loup qui hurle impuissant au dehors.

Certes, le loup en hurlant montre peu de prudence, mais cela ne l’empêche point de croquer la dîme du troupeau.

Peut-être les amoureux espagnols, qui sont les plus délicats, les plus chevaleresques, les plus discrets du monde, feraient-ils mieux d’abandonner la guitare. C’est une grave question. Quoi qu’il en soit, entre don Ramire et cette charmante Isabel la guitare avait joué un grand rôle. Elle vous l’a dit. Il y avait un bosquet de myrtes.

Car c’était bien don Ramire que cette adorable Isabel attendait cette nuit, au lieu de ce Pedro Gil qui s’était montré tout à coup sur la place.

C’était bien don Ramire et son valet Bobazon, le digne garçon, qui avaient pénétré dans Séville à la faveur de l’escorte. Nous dirons quelque jour au lecteur les petits incidents de cette odyssée.

Il y avait donc un bouquet de myrtes. Don Ramire annonçait son arrivée par un accord de guitare. Encore une fois, dans cette heureuse Espagne, on ne sait point d’expédient plus adroit. Isabel était prévenue, et quand ses femmes avaient achevé leur tâche, elle venait au balcon tremblante et tout émue.

Oh ! ces nuits embaumées ! ce silence des jardins amoureux ! ces rares paroles qui allaient descendant et montant, comme les boules d’or des jongleurs ! ces soupirs, ces extases !

Tous ces chers enfantillages de la première tendresse !

Il était haut, ce balcon. Outre la guitare, l’Espagne produisit de tout temps l’échelle de soie, mais le pauvre Ramire n’avait que sa guitare.

Comme il regrettait sa guitare aujourd’hui ! Le scrupule le prenait. Encarnacion était peut-être encore auprès de sa maîtresse. Il n’osait mettre le pied dans cette place déserte, de peur d’éveiller les soupçons de la camériste. Et cependant Isabel attendait ; elle pouvait se lasser d’attendre, quitter la fenêtre et la refermer, en l’accusant, lui, Ramire, de paresse ou d’indifférence. Il hésitait.

Mais le raisonnement venait ici en aide au désir ; il allait surmonter sa crainte, lorsqu’un homme sortit de l’ombre des arcades mauresques.

Celui-là s’était sans doute aussi caché pour éviter la rencontre du garde de nuit. Il fit quelques pas sur la place d’un air indécis et inquiet : l’œil de Ramire, désormais habitué à l’obscurité, pouvait détailler son costume et sa personne.

Il portait le costume andalous et le sombrero rabattu. Il était petit, large d’épaules, mais étroit par la base. Malgré sa longue épée, dont la pointe soulevait les pans de son manteau, son aspect n’était rien moins que belliqueux. Ramire se dit tout de suite : Ce doit être un scribe du conseil des vingt-quatre ou quelque étudiant de bonne maison.

Ramire se trompait, mais pas de beaucoup. Le promeneur de nuit avait en effet l’honneur d’être oïdor à l’audience royale de Séville depuis une couple d’années. Le comte-duc d’Olivarez en personne lui avait fait obtenir cet emploi par haine des Medina-Celi, dont le seigneur Pedro Gil avait été l’intendant infidèle.

Le seigneur Pedro Gil avait été chassé du château de Penamacor, par la duchesse Éléonore, dont il épiait les démarches tout en lui volant ses revenus. On disait que la duchesse avait en main les preuves de ses nombreuses malversations, et qu’elle aurait pu l’envoyer au gibet. On ajoutait que le seigneur Pedro Gil était entré pauvre au service des Medina ; on l’accusait d’avoir payé par la plus noire ingratitude les bienfaits de cette noble famille.

Ceux qui parlaient ainsi avaient sans doute raison, quant à la moralité du fait ; mais pour ce qui est du gibet, ils avaient tort. Sous Philippe IV, s’il n’était pas très malaisé d’envoyer un innocent à la potence, on éprouvait en revanche des difficultés majeures dès qu’il s’agissait de museler seulement le plus enragé coquin du monde pour peu que ce coquin fût soutenu. Or, le seigneur Pedro Gil avait pour patrons Gaspar de Guzman, ministre favori, et don Bernard de Zuniga, premier secrétaire d’État. Il y avait de la marge entre lui et la corde.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Pedro Gil, logé à l’enseigne de tous les ingrats, détestait mortellement ses anciens bienfaiteurs. Il avait juré de leur faire payer cher l’humiliation qu’il avait, disait-il, reçue de la duchesse Éléonore.

Il parvint au milieu de la place de Jérusalem et se prit à écouter attentivement. Les pas lourds du veilleur de nuit se perdaient au lointain. Aucun autre son ne venait des rues environnantes ; on aurait cru la ville morte sans la gaie musique des danses aragonaises qui avaient repris dans l’honnête maison du seigneur Galfaros. La mandoline et la guitare y faisaient assaut de prestesse, jouant une jota dont la mesure courait à vous faire perdre haleine.

Pedro Gil tendait l’oreille dans la direction de la rue Impériale.

– Le coquin me ferait-il faux bond ? grommela-t-il ; trois heures et un quart bientôt. Et de la lumière aux croisées de la maison de Pilate ! ajouta-t-il en se tournant vers la fenêtre d’Isabel.

Sa voix avait une singulière expression de rancune.

– Il est temps, reprit-il, faisant involontairement quelques pas vers la rue Impériale.

Ramire s’était avancé à pas de loup jusqu’à la première arcade mauresque régnant le long du cabaret qui portait ce nom de deuil : le Sépulcre. Il n’entendait rien assurément du monologue prononcé ou seulement pensé par son compagnon de promenade. Une seule chose prenait pour lui quelque signification : c’était le regard lancé par le seigneur Pedro Gil à la fenêtre éclairée. Ramire avait surpris ce regard.

Peu d’instants après, il vit la lumière s’éteindre derrière la jalousie d’Isabel.

L’idée lui vint que ce mystérieux rôdeur avait un but pareil au sien. Dans un cœur espagnol, la jalousie jaillit au moindre choc, comme l’étincelle que la pierre tranchante et dure arrache à l’acier. Dès qu’elle a jailli, elle trouve tout autour d’elle des éléments plus inflammables que l’amadou même. Ramire tira d’instinct son épée ; il sortit à demi de l’ombre où il se cachait, et sa bouche s’ouvrait pour défier hautement son prétendu rival, lorsque le pavé de la rue Impériale sonna sous un pas pesant et à la fois précipité. Le coup de sifflet de Pedro Gil retentit ; la grosse voix que nous avons entendue répondit, et la jalousie soulevée d’Isabel produisit un léger bruit en retombant.

Tout cela se fit en un clin d’œil.

Un grand et gros gaillard, vêtu d’une casaque courte qui dessinait les proportions athlétiques de sa taille, déboucha sur la place. Il avait son manteau brun roulé et jeté sur l’épaule.

– Moins de bruit, Trasdoblo ! murmura Pedro Gil, depuis cette nuit, les vieux murs ont ici des oreilles.

– Qu’ils écoutent, les vieux murs, répliqua le nouveau venu ; ils m’entendront louer saint Antoine de Padoue, mon très respecté patron, et souhaiter longue vie au roi don Philippe, notre seigneur. Voilà ! Il n’y a pas de mal… à moins qu’ils ne soient hérétiques, les vieux murs, et séditieux, auquel cas, avec l’aide de la Vierge, moi Trasdoblo (et mon nom n’a pas honte de moi, que je sache), je contribuerai à les démolir de tout mon cœur !

Ce grand Trasdoblo vous débitait ces simples et loyales paroles d’une voix retentissante, qui éveillait à la fois tous les échos de la place de Jérusalem. Son larynx était puissant, mais son débit avait de l’embarras, parce que le trop d’épaisseur de sa langue le rendait un peu bègue. Le seigneur Pedro Gil le prit sans façon sous le bras et l’entraîna vers les arcades en disant :

– Si nous n’avions à parler que du roi don Philippe, ou de saint Antoine de Padoue, ce serait bien, mon brave garçon, mais…

– Nous avons donc à parler d’autre chose ?

– Tais-toi, d’abord, si tu veux savoir, et tenons-nous le plus loin possible de ces fenêtres closes, dont l’une était éclairée tout à l’heure.

– Bah ! s’écria Trasdoblo ; il y a quelqu’un dans la maison de Pilate ?

– Il y a beaucoup de monde, répondit Pedro Gil.

– La duchesse est revenue peut-être ? C’est mon vieil homme de père qui la fournissait. Une maison de plus de vingt pistoles par semaine. Si la duchesse est revenue, nous tuerons un bœuf de plus tous les mercredis soir.

– La duchesse est revenue, dit froidement l’ancien intendant de Medina-Celi.

Trasdoblo frappa ses deux grosses mains l’une contre l’autre. Ce mouvement découvrit un objet brillant qui pendait à sa ceinture. C’était beaucoup plus large et beaucoup moins long qu’une épée, Devinons, puisque ce Trasdoblo parlait de tuer des bœufs : c’était un énorme coutelas de boucher.

Trasdoblo était en effet un de ceux qui pesaient le plus dans la confrérie des bouchers de Séville.

Pedro Gil et lui venaient d’entrer sous les arcades ; Ramire n’avait eu que le temps de se dissimuler derrière son pilier. Ils marchaient côte à côte sur le sol poudreux de cette sorte de cloître. Ils parlaient beaucoup plus bas.

Le vaillant boucher avait sans doute compris les nécessités de la situation. Il adoucissait tant qu’il pouvait les éclats de sa voix de tonnerre.

Mais ce cloître était sonore : la voûte formait écho d’un bout à l’autre du Sépulcre. Don Ramire, placé comme il l’était à l’une des extrémités de ce conduit acoustique, entendit dès l’abord presque toutes les paroles échangées.

Au premier moment, dominé qu’il était par son dépit et son impatience, il ne donna qu’une médiocre attention à l’entretien de ces deux étrangers.

Le nom de Pedro Gil l’avait bien frappé quelque peu ; il savait partie de son histoire ; mais, en somme, qu’importaient à un chevalier errant tel que lui les intrigues subalternes d’un pareil coquin ?

Deux minutes ne n’étaient pas écoulées qu’il était cependant tout oreilles. Sa colère avait disparu ; son amour lui même était pour un instant oublié.

Il se faisait petit derrière son pilier, tournant l’angle de la maçonnerie quand les deux interlocuteurs s’approchaient, avançant la tête au contraire et sortant presque entièrement de son abri quand ils remontaient vers l’extrémité opposée.

Si quelque lueur l’eût éclairé tout à coup, vous l’auriez vu tout pâle, la bouche contractée, les yeux brûlants. Il retenait son souffle. À de certains moments, une secousse nerveuse agitait son corps de la tête aux pieds.

Le seigneur Pedro Gil avait parlé le premier.

– Connais-tu le bon duc de Medina-Celi, honnête Trasdoblo ? avait-il demandé.

– J’avais douze ans quand il fut mis dans la forteresse, répondit le boucher : mon père aurait donné son sang pour lui.

– C’était un saint ! et c’était un hidalgo ! prononça l’ancien intendant avec emphase ; ce n’est pas lui qui aurait fait du tort à un ancien serviteur ! mais les femmes…

– Si vous le voulez bien, seigneur Pedro Gil, interrompit Trasdoblo, qui pensait à la fourniture de la maison de Pilate, – nous mettrons ce sujet de côté.

– Je le veux d’autant mieux, mon brave ami, que ce sujet n’a aucun rapport avec celui qui va nous occuper. Il s’agit pour toi de ta fortune : la fourniture de l’Alcazar, celle du comte-duc, celle de don Bernard de Zuniga, le premier secrétaire d’État, celle de don Pascual de Haro, commandant des gardes et celle de don Baltazar de Zuniga y Alcoy, président de l’audience d’Andalousie.

– Toutes les cinq à la fois ? balbutia Trasdoblo ébloui.

– Ni plus ni moins, mon vaillant. Que penses-tu de l’aubaine ?

Le boucher ne répondit pas tout de suite. Il se gratta l’oreille ; son regard inquiet essaya de percer l’obscurité pour interroger la physionomie de l’ancien intendant.

– Je pense, murmura-t-il enfin, que le roi et ses deux ministres ne passent pas beaucoup de temps chaque année à Séville.

– Et n’y a-t-il pas toujours du monde à l’Alcazar, Trasdoblo ? Toujours du monde au palais de Zuniga et d’Olivarès ? Et n’as-tu pas envie d’être procureur juré de ta confrérie ?

– Que faut-il faire ? demanda brusquement le boucher.

– Voilà la pierre d’achoppement ! prononça Pedro Gil avec gravité ; le salaire les affriande, mais la besogne leur fait peur.

– Vous vous trompez, seigneur Pedro Gil. Je songe seulement qu’il y a besogne et besogne. Pour peu que la vôtre convienne à un honnête homme et à un chrétien…

La main de l’ancien intendant pesa sur son bras.

Ils étaient arrêtés tous deux à quelques pas du pilier derrière lequel se cachait don Ramire.

– Ami Trasdoblo, prononça l’ancien intendant d’un ton froid, mais en accentuant chaque parole : nous savons que tu es un chrétien et un honnête homme ; mais avant de répondre à ta question, nous avons charge de t’en poser une autre : Ami Trasdoblo, ton coutelas de boucher est-il aussi bien affilé aujourd’hui qu’il était la nuit du vendredi-saint de l’an 1637 ?

Le gros homme recula comme s’il eût reçu un choc violent au visage.

Pedro Gil gardait ses bras croisés sur sa poitrine. Il poursuivit paisiblement :

– Nous sommes tous des honnêtes gens et des chrétiens. Ami Trasdoblo, ce fut un coup bien frappé que celui qui trancha l’artère du pauvre Beltran Salda, ton beau-frère, le peaussier de la rue de l’Amour-de-Dieu.

La tête du boucher tomba sur sa poitrine.

– J’ai donné bien de l’argent au chapitre de la cathédrale, balbutia-t-il ; on a dit bien des messes à Notre-Dame du Carmel ; j’ai bien prié la Vierge et les saints pour le salut de son âme…

– C’est preuve de bon cœur, ami Trasdoblo, mais si le coup dont nous parlons avait été asséné d’un bras moins ferme, nous nous serions adressé à un autre que toi.

– M’accuserait-on ?… commença le boucher.

– Du tout ! l’accusation suppose un doute ; nous n’avons pas l’ombre d’un doute… ami Trasdoblo, c’est moi qui suis chargé de cette affaire, en ma qualité d’auditeur second…

– Ayez pitié de moi, seigneur Pedro Gil ! s’écria le géant dont les genoux fléchirent.

– À la bonne heure ! fit l’ancien intendant ; tout à l’heure tu sentais le roussi. Mais du moment que tu te rends à discrétion… Voyons ! auras-tu le bras ferme, l’œil juste, le cœur solide, s’il s’agit de frapper pour le service du roi ?

– Pour le service du roi, oui, seigneur.

– Tu trembles ? fit Pedro Gil en se rapprochant de lui.

– Seigneur, je ne suis pas un homme de guerre.

– N’as-tu du courage que contre tes proches ?

– Seigneur, le pauvre Beltran nous avait fait tort dans la succession du drapier Trasdoblo, notre oncle ; j’avais du sang dans les yeux quand je portai ce malheureux coup. Dites-moi le nom de celui qu’il faut frapper pour le service du roi.

– Il n’a pas de nom, répondit Pedro Gil.

– Quel est son crime ?

– Il a conspiré contre don Philippe d’Espagne.

– Que ses enfants soient maudits ? Est-il ici, à Séville ?

– Tout près de Séville.

– Qui me le désignera ?

– La main de Dieu : il viendra lui-même se présenter à toi.

– Est-il jeune ?

– Entre les deux âges.

– Est-il noble ?

– Chez nous, il n’y a pour conspirer que les grands.

– Et… quand faudrait-il ?…

– Aujourd’hui.

– Sitôt, Vierge sainte ! Serai-je seul ?

– Tu trembles trop. Tu auras une armée.

Trasdoblo releva la tête, et un large soupir soulagea sa poitrine.

– Et, reprit-il encore, où devrai-je me rendre ?

– À ton devoir ordinaire ; n’est-ce pas toi qui fournis la forteresse de Alcala de Guadaïra ?

– Si fait, seigneur.

– Tu y vas trois fois la semaine.

– Trois fois, seigneur.

– Et c’est aujourd’hui ton jour ?

– Seigneur, c’est aujourd’hui.

Il y eut un silence. Don Ramire avait peine à étouffer le bruit de son souffle dans sa poitrine oppressée.

Trasdoblo reprit :

– Ce sera sur la route ?

– Non, répondit Pedro Gil, n’interroge plus, écoute. Le charnier où tu déposes ta viande est dans la première cour, en dedans des petits murs ?

– Exactement, seigneur, c’est là que nous abattons.

– Tu as la clef de la poterne qui donne entrée dans cette première cour ?

– Seigneur, de père en fils, nous l’avons, depuis cinquante ans.

– Tu peux m’introduire par là quatre ou cinq braves déguisés en garçons bouchers…

– Y songez-vous, seigneur ? c’est dans la forteresse même ! On dit que la cellule du bon duc de Medina-Celi donne de ce côté…

– Il vous faudrait de l’artillerie, interrompit Pedro Gil, pour forcer la tour où le bon duc est renfermé ; ne t’inquiète point du bon duc et réponds.

– Seigneur, je puis faire ce que vous me demandez en risquant ma tête.

– Si tu ne le fais pas, ami Trasdoblo, ta tête sera coiffée du bonnet de flammes au prochain auto-da-fé : choisis !

– Je le ferai, seigneur… pour le service du roi.

III GUEUSERIES

Pedro Gil et son compagnon remontaient le cloître, don Ramire sortit à demi de son abri pour écouter mieux, car ils parlaient maintenant tout bas. Ramire contenait à deux mains les battements de son cœur.

Il se disait, répétant les dernières paroles prononcées :

– « Pour le service du roi ! » Ce Pedro Gil a-t-il réussi à surprendre un ordre de la cour ? S’agit-il du père d’Isabel ? j’irai… j’irai jusqu’à l’Alcazar, je me jetterai aux pieds du souverain…

Trasdoblo demandait en ce moment à l’autre bout de la galerie :

– Si c’est pour le service de Sa Majesté, pourquoi a-t-on besoin d’un pauvre diable comme moi ?

– C’est là de la haute politique, ami Trasdoblo, répondit l’ancien intendant avec importance. Les rois sont souvent trop cléments au gré des fidèles ministres qui les entourent.

– Alors, dit vivement le boucher, ce n’est pas pour le service du roi, c’est pour celui du comte-duc ?

– Quel peut être l’intérêt d’Olivarez, sinon celui du roi ? fit Pedro Gil en haussant les épaules ; tu devrais te rendre justice, ami Trasdoblo ; ces choses sont par trop au-dessus de ta portée. En tout ceci, tu as deux points à considérer : la récompense d’un côté, la peine de l’autre. Si tu avais étudié à Salamanque ou ailleurs, je te dirais que tu es pris entre les deux cornes d’un dilemme. La récompense est belle : je te garantis qu’avant un mois tu seras procurateur juré de la confrérie des bouchers de Séville… La peine est dure : elle ne se ferait pas attendre un mois, car le prochain acte de foi a lieu dans huit jours, et, comme le pauvre Beltran était affilié, ton crime ressort du Très-Saint Tribunal. Il faut choisir…

– Que Votre Seigneurie me donne ses instructions, interrompit Trasdoblo d’un air sombre.

– Ton choix est sage. À quelle heure portes-tu d’ordinaire tes provisions à la forteresse ?

– Avant la grande chaleur, vers huit heures.

– Tu retarderas aujourd’hui ton voyage : il faut précisément que tu sois à Alcala de Guadaïra pendant la méridienne ; je vais t’expliquer pourquoi. Le conspirateur dont nous nous occupons est un homme résolu ; nos espions ont découvert que ses amis lui avaient fait passer des limes, des cordages, tout ce qu’il faut pour exécuter une évasion. M’écoutes-tu bien ?

Le boucher essuya la sueur qui découlait de son front.

– Par mon patron, oui, seigneur, répondit-il ; j’écoute et j’entends. Que voulez-vous que fasse un pauvre artisan comme moi, contre un gentilhomme brave, résolu, habile au maniement des armes, sans doute ?

– Poltron ! toi qui assommes un taureau d’un seul coup ! on te dit que tu auras des aides. Le conspirateur a limé les barreaux de sa cage ; tout est prêt…

– Ne serait-il pas plus simple, demanda naïvement Trasdoblo, de le changer de cellule, et de le mettre nu comme un ver, pour lui enlever les moyens d’essayer une nouvelle tentative ?

Le seigneur oïdor fronça le sourcil.

– Tu es plus épais encore que je ne croyais, ami Trasdoblo, gronda-t-il ; la meilleure cellule, il faut que tu le saches, s’appelle une bière ; mets dedans autant de limes que tu voudras, des échelles de soie et même ce levier à l’aide duquel le savant Archimède prétendait ébranler le monde, si la bière renferme un homme bien mort… comprends-tu ? Le vrai motif est celui ci : tant que cet homme vivra, l’existence de Philippe d’Espagne sera menacée. S’il travaille pour Richelieu ou pour Buckingham, pour don Juan de Portugal ou pour ces marchands de toile des Pays-Bas, on l’ignore, et peu importe. Il nous prête le flanc, nous frappons : quoi de plus naturel ?

Trasdoblo secoua la tête en soupirant.

– Si seulement je n’étais pour rien là dedans, murmura-t-il, je fais serment que je n’y verrais point de mal.

– En un mot comme en mille, continua l’ancien intendant, nous prenons l’occasion aux cheveux. Au moment où le conspirateur, plein d’espoir, atteindra la cour où se trouve ton cellier…

– Mais, objecta le boucher, s’il prend un autre chemin ?

– Il ne prendra pas un autre chemin. Tu t’élanceras hardiment à la tête de tes hommes en criant : Trahison !…

– C’est la nuit, fit observer encore Trasdoblo, que les prisonniers s’évadent.

– Celui-ci s’évadera le jour. La nuit, les chiens basques sont lâchés dans les cours, tandis qu’à l’heure de la sieste tout dort, bêtes et gens. Juge si ce complot était ourdi adroitement !… Aller songer à l’heure de la sieste !…

– Le fait est, dit le boucher, que je n’aurais pas pensé à cela.

– Cela seul peut te faire comprendre combien ce malfaiteur est dangereux ; mais vous serez six contre un et il n’aura point d’armes ; les murs de la cour sont hauts, impossible qu’il vous échappe !

– Cependant…

– Le cas est bien simple : s’il vous échappe, je te promets, sous tel serment qu’il te plaira, qu’avant la fin de la semaine tu seras brûlé vif sur le parvis de la cathédrale.

À ce moment ils étaient tellement éloignés, que don Ramire entendait leurs voix comme un double murmure dominé complètement par le bruit des danses, dans l’établissement si fort imposé de maître Galfaros. Ils ne revinrent point cette fois sur leurs pas, Ramire les vit se donner une poignée de main, sans doute en signe de pacte conclu. Pedro Gil tourna l’angle du Sépulcre et s’éloigna rapidement, tandis que le grand Trasdoblo, la tête appuyée sur la poitrine, regagnait à pas lents la rue Impériale.

Ramire était seul de nouveau. Il resta un instant comme accablé, puis une sorte d’éblouissement le prit. Il se demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve.

Ramire était jeune. Il ne connaissait point la vie. Un seul fait pouvait le guider dans les circonstances présentes, c’est que, là-bas, en Estramadure, il avait entendu parler de Pedro Gil comme d’un traître, implacable ennemi des Medina-Celi, ses anciens seigneurs.

Le nom de Pedro Gil lui donnait tout d’un coup le mot de l’énigme, et ce n’était pas cela qui l’embarrassait. Il s’agissait d’assassiner un prisonnier d’État à la forteresse d’Alcala de Guadaïra, et le chef des assassins était Pedro Gil, dont la victime devait être le duc de Medina-Celi, prisonnier depuis quinze années dans cette même forteresse.

Mais ce Pedro Gil devait agir pour le compte de quelqu’un.

Et toute cette trame se conduisait en dépit de la volonté du roi.

Que faire ? Le palais Medina-Celi était là à deux pas. Fallait-il prévenir la duchesse ? Ce n’était qu’une femme, mais c’était une Tolède ; le sang des ducs d’Albe coulait dans ses veines ; elle était fille du grand Gonzalve Penamacor, le Cid de l’Estramadure ; elle était la femme de Herman Perez de Guzman, duc de Medina-Celi, le plus puissant seigneur de l’Andalousie. À sa voix la moitié de Séville se serait soulevée.

D’un autre côté, le roi était à l’Alcazar. Ramire avait eu déjà cette idée : parler au roi.

Mais Ramire était Espagnol et amoureux. Une autre pensée devait germer dans l’exaltation de son cerveau : sauver le duc tout seul, comme le bon roi Pélage, dit-on, gagnait les batailles.

Quel rêve pour un héros de vingt ans ! La main de Ramire pressa involontairement son épée et il se dit dans le confiant orgueil de sa vaillance :

– Je ne veux pas d’aide, j’ai mon amour et mon épée.

Sa taille élégante et robuste à la fois se redressa au choc de cet immense espoir. Tout son être frémissait de désir : il aurait déjà voulu voir son épée flamboyer devant ces six rapières ennemies.

Aucun renseignement ne lui manquait : il savait le lieu, l’heure, la forme que prendrait le guet-apens, le nombre des assassins. La seule difficulté qui se présentât, c’était la hauteur de ces murailles dont on avait parlé ; mais en ce moment, Ramire avait des ailes. Il n’y avait point, à son sens, de murailles assez hautes pour arrêter son élan vainqueur.

Pour ne point échapper aux bonnes habitudes de sa nation, il dut bien adresser en ce moment quelque lyrique prosopopée au balcon de sa maîtresse, au sommeil de l’innocence, aux parfums célestes de cette chambre où respirait son idole ; il dut même composer quelques vers, propres à être chantés sur la guitare, où les yeux d’Isabel étaient expressément comparés aux étoiles du firmament. C’est le terroir. Mais nous passerons ces tendres chansons sous silence, pour dire que le calme vint, le calme qui suit toute vigoureuse résolution, Ramire se mit froidement en face de son audacieuse entreprise : il en combina les moyens, il en pesa le fort et le faible.

Après comme avant la réflexion, Ramire se dit :

– Je ne veux pas d’aide !

Il se roula dans son manteau, la tête appuyée contre son pilier, le regard tourné vers cette croisée qui était pour lui la porte du ciel. Ce n’était pas la première fois que notre Ramire dormait à la belle étoile. À force de regarder cette bienheureuse jalousie, ses yeux battirent, puis se fermèrent. Il avait du temps de reste jusqu’à l’heure de la sieste.

Quand le visiteur de nuit revint, au son des horloges, frapper aux carreaux du seigneur Galfaros pour lever l’impôt du plaisir, il ne vit point cette masse sombre, faisant corps avec le sombre pilastre. Il passa, jetant aux échos endormis son cri paisible et monotone.

Ramire était déjà dans le beau pays des songes. Il voyait Isabel qui pleurait et qui souriait sur le sein de son père.

Les heures de nuit cependant s’écoulaient.

L’aube vint nuancer peu à peu les objets environnants, comme ces premiers fils d’argent qui éclairent trop tôt l’ébène des noires chevelures.

Les étoiles pâlirent au zénith. Le dôme de Saint-Ildefonse eut un instant ces teintes fondues de la nacre de perle, où le gris, le rose et le violet se mêlent, se glacent et changent sous le regard surpris. La girouette dorée brilla faiblement. Puis les lignes orientales de la maison de Pilate sortirent du noir, montrant successivement toutes les bizarres grandeurs de cette architecture transplantée des saints lieux par le fameux aïeul des Medina, don Alonzo Perez de Guzman, premier marquis de Tarifa.

C’était bien la maison de Pilate telle que le pieux et vaillant marquis l’avait vue à Jérusalem, lors de son pèlerinage. En face, et toujours sur ses terres, il avait fait construire une autre maison pour son fils aîné. Au fond de la première cour se trouvait une reproduction du Saint-Sépulcre. La branche de Medina-Celi avait été proscrite et dépossédée, au profit de Medina-Sidonia, sous Philippe Ier. La maison du Sépulcre, tombée en des mains étrangères, subissait cet incroyable destin de servir à une industrie difficile à préciser dans nos mœurs françaises : ceci à quelque cent pas des bureaux du saint office, si chatouilleux d’ordinaire pour tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion.

La clôture mauresque datait de la domination arabe. La maison du Sépulcre avait été bâtie sur l’emplacement des bains du sérail d’Aben-Maleh.

La place de Jérusalem devait son nom à ces deux fondations du marquis de Tarifa, la maison de Pilate et le Sépulcre.

Notre beau Ramire dormait encore, quand le premier rayon du soleil fit éclater les aigrettes écarlates qui s’élançaient des massifs de cactus sur la terrasse du palais de Medina-Celi. La place était toujours déserte. L’établissement de maître Galfaros ne chantait plus. Saint-Ildefonse, étalant au bout de la place ses rotondités de mosquée, n’avait point encore tinté le premier appel de ses cloches, bien que ce fût le matin d’un dimanche.

Au moment où le campanile doré de la vieille basilique, après avoir grondé sourdement, commençait à sonner cinq heures, des bruits confus se firent entendre dans la rue des Caballerizas. C’étaient des voix joyeuses, dominant des pas de chevaux et des roulements de charrettes. Bientôt s’établit au travers de la place le passage d’une véritable caravane. Les paysans de la campagne de Séville avaient profité de l’ouverture des portes et conduisaient leurs denrées au marché.

C’étaient des légumes de toutes sortes entassés dans des baquets ou portés à dos d’homme, de hautes pyramides de pastèques, de grenades, d’oranges et de limons, des fruits vermeils, des raisins gros comme ceux de la Terre promise, des dattes de la frontière africaine, des bananes et des pommes d’amour.