Madame Gil Blas - Paul Féval - E-Book

Madame Gil Blas E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

Dans ce livre, écrit sous forme autobiographique, nous suivons les grandeurs et misères de la famille du Meilhan, et de son influence dans la vie de la narratrice. Celle-ci, après avoir passé quelques années dans cette famille comme tutrice, «monte» à Paris où elle devient sage-femme. Elle est mêlée à une étrange affaire d'infanticide qui impliquera certains membres de la famille qu'elle tentait de tenir à l'écart. Cette affaire aura des répercussions graves aussi bien sur elle que sur son entourage immédiat, et rejaillira sur la famille du Meilhan.

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Madame Gil Blas

Madame Gil BlasPREMIÈRE PARTIE. MA NAISSANCEDEUXIÈME PARTIE. MES VINGT ANSPage de copyright

Madame Gil Blas

 Paul Féval

PREMIÈRE PARTIE. MA NAISSANCE

I De mes premières années et de mon parrain.

Si je prends au plus illustre des romanciers français le titre de son livre immortel, ce n’est pas que j’espère cacher longtemps au lecteur mon véritable nom. L’entreprise serait folle. J’ai pour cela trop d’ennemis et trop d’amis. Les uns et les autres me devineront à la première ligne tombée de ma plume, et tous se divertiront à révéler mon secret aux indifférents. Loin d’être un voile, ce sobriquet sera un indice, car on me l’a donné dans le monde, – au temps où je vivais dans le monde. On me l’a donné ; je le garde, non point pour me mettre à l’abri derrière lui, mais par je ne sais quel scrupule qui m’empêche de livrer à la publicité l’étiquette même de mon bonheur tranquille.

Les aventures de ma vie ont été, du reste, assez bizarres, assez nombreuses, pour que je puisse dire qu’aucune femme même pourrait s’appliquer mieux que moi le nom de cet enfant perdu de la fortune, Gil Blas de Santillane. J’ai souvent et beaucoup souffert ; plus d’une fois j’ai été cruellement vaincue ; je me suis trouvée mêlée à tant de comédies et à tant de drames qu’il me faudra choisir dans le nombre pour ne point dépasser l’étendue d’un livre frivole, par la forme du moins ; – mais, en définitive, je vois dans mon passé plus de sourires que de larmes. Ma vie a été amusante à vivre ; si bien que je m’amuse encore à la raconter. Je souhaite que personne ne s’ennuie à la lire.

Au début de son impérissable chef-d’œuvre, Lesage met en garde le lecteur contre la manie dangereuse des allusions. Je n’ai pas cette ressource, je n’ai pas non plus ce besoin. Les mœurs ont changé : je ne suis qu’une femme ; la plume d’une femme doit fuir le scandale, même anonyme. Je n’ai à fournir à l’avance ni faux-fuyant, ni excuses. Les personnages de ce récit vivent ou ont vécu : tous et toutes. Il n’y aura pas dans ces pages un seul fils de mon imagination. Ce que je dirai, je l’ai vu. Tout ce que je puis faire, c’est de changer les noms de ceux qui jouèrent autour de moi des rôles déshonnêtes ou seulement douteux.

Cela dit, j’entre en matière.

Je suis née au hameau de Saint-Lud, à deux lieues de Vire, en Basse-Normandie, vers 1819 ou 1820. Cela me donne trente-six ans à l’heure où j’écris.

Le hameau de Saint-Lud est situé sur la route de Condé-sur-Noireau, petite ville commerçante, dont les habitants ne passent pas pour des aigles aux yeux des bourgeois de Vire. Ce pays est un vrai paradis terrestre. Je possède depuis 1852 une assez belle propriété que je vais voir chaque année. Elle a nom la Liriays, comme plusieurs châteaux de l’ouest de la France. J’avoue que ce nom n’a pas été étranger à mon envie de l’acquérir. Le château de Santillane s’appelait Lirias, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai fantaisie de ressembler à Gil Blas.

Mes premiers souvenirs me montrent à moi-même pauvre petite enfant de cinq à six ans, chétive et maigre. La grande route est boueuse ou couverte de neige. Je me vois courir après la diligence de Rennes à Caen, qui passait devant Saint-Lud ; je me vois tendre la main en criant à perdre haleine le refrain de la mendicité bas-normande :

« Charitais, s’i vous plaît,

« Pour l’amou di bon Diais ! »

À un gros quart de lieue de Saint-Lud, après qu’on a passé le ruisseau du Rioux, affluent de la Vire, la côte commence. La montée est rude. C’est là que je rattrapais la diligence ; la malle-poste elle-même était forcée de m’attendre en ce lieu.

Ce n’était pas pour moi que je demandais ; j’avais ma tâche tracée. La Noué gardait les vaches dans la prairie, au-dessous de la route. Il ne s’agissait pas de faire à moitié son devoir. La Noué avait des yeux de lynx. Si je ne fatiguais pas de mes supplications tous les compartiments de la diligence, la Noué me battait au retour avec la heude de Gorette.

Je ne parle pas hébreu. Ceci est du bas-normand. Gorette était une vilaine vache rousse qu’on appelait ainsi à cause de sa malpropreté chronique. Goret veut dire jeune porc en vieux français et en bas-normand. La heude est un bout de corde servant à entraver les vaches méchantes : on attache ensemble les deux jambes du même côté, ce qui fait boiter l’animal ainsi enheudé et l’empêche de courir. La heude sert aussi de discipline. Je suis payée pour ne pas l’oublier.

La Noué était une femme de vingt-cinq à vingt-huit ans, qui en paraissait bien cinquante. Son père, impotent et paralysé (noué), tenait à bail, moyennant vingt écus par an, une logette couverte en chaume, entourée de cinq ou six perches de mauvais terrain.

Le bonhomme s’appelait Simon Lodin et sa fille Scholastique, mais personne ne les nommait autrement que le et la Noué. Le père avait bon cœur. La fille ne valait pas le diable. Elle laissait jeûner le vieillard pour emplir sa bouteille ou sa bétunière[1], et c’était sur moi qu’elle comptait le mieux pour assouvir ses deux passions favorites.

Quelquefois les voyageurs me jetaient leur offrande dès le bas de la montée : c’était les bons jours ; mais quand la diligence contenait quelques illustres Gaudissart, faisant dans les rubans ou dans la quincaillerie, j’étais obligée de monter en courant et en m’égosillant jusqu’au haut de la côte. Ils me montraient leur sou par la portière, les cruels, et répétaient en copiant mon pauvre accent :

« Charitais, s’i vous plaît,

« Pour l’amou di bon Diais ! »

Ils ne lâchaient leur sou qu’au moment où l’attelage prenait le grand trot pour redescendre la montée. Moi, je tombais sur la terre, haletante, essoufflée. – Mais je n’y restais pas longtemps. La voix mâle de la Noué se faisait entendre dans la prairie :

– Suzette ! reste de bâtard !

C’était le plus doux de ses appels. Je reprenais ma course. Elle m’attendait au pont, sur le Rioux. Je crois la voir encore, après tant d’années écoulées, sèche, grande, mal bâtie, portant sur ses cheveux rudes un long bonnet de coton blanc à mèche bleue, la figure jaune, le nez rouge et noir, – tenant sa quenouille au côté comme une arme.

– Combein qu’t’as ïu, faillie ?

Question sacramentelle qui jamais ne variait. Au lieu de répondre, je vidais ma pochette dans son tablier. Cela ne lui suffisait pas. Elle n’avait pas confiance. Elle me fouillait chaque fois avec un soin minutieux. L’argent compté, la Noué tournait son fuseau. C’était une travailleuse infatigable.

– À ta besogne, faillie ! me disait-elle en descendant le talus qui menait à la prée.

Ma besogne, je ne vous en ai point encore parlé. Pour courir après la diligence, j’avais déposé à la tête du pont ma grêle et ma torche. La grêle est un panier carré, fait de bois taillé en larges lanières ; la torche est le coussinet qu’on pose sur son crâne pour le protéger contre le contact des fardeaux trop durs. C’étaient, avec une petite palette de bois, les instruments de mon étal. J’étais bousière.

Pour ceux qui ne connaissent point cette position sociale, je dirai que les bousiers et bousières du beau pays de France ne peuvent pas être évalués à moins de cent mille. Ce sont ces enfants ou adolescents des deux sexes qui vont le long des grandes routes ramasser ce que laissent tomber en passant, par suite de loi de nature, les attelages ou bestiaux voyageurs. Cela fait des engrais. Ma grêle bien pleine et qui m’écrasait la tête, malgré la torche protectrice, valait un sou, prix courant. J’aimais ce métier-là, qui était ma liberté. Pour emplir la grêle, il fallait aller loin parfois, et la Noué ne pouvait pas quitter ses trois vaches.

À moitié chemin de la loge de la Noué, au hameau de Saint-Lud, derrière un bouquet de hêtres, il y avait une grande masure, bâtie en boue, mais dont les murailles étaient fraîchement blanchies à la chaux. On l’appelait le lieu du Theil. Elle était habitée par le bourrelier Guéruel qui était le maître de mon parrain.

Au-devant de ce logis, deux poiriers à cidre s’élevaient : deux arbres vraiment magnifiques, dont la récolte, mise en tas, tenait la moitié de la cour. On dit dans le pays :

« Poëre d’étringlârd.

« N’en faut éq’trouais pou tuais un gars. »

Mais ces poires d’étranglard, dont il ne faut que trois pour tuer un gars, je les croquais par demi-douzaines. – Vingt ans plus tard, je voulus en mordre une : la sève âcre et violemment astringente me brûla. J’étais déjà une Parisienne.

Je passais sans m’arrêter devant la maison de Guéruel, qui n’était pas beaucoup plus tendre que la Noué ; quand j’arrivais entre les deux poiriers, je me mettais à chanter la Nouzille :

Chez not’père, j’étions trouais filles,

Lon lan la,

Bêta-bêta ;

J’allions crochais la nouzille ;

Bêta-bêta,

Lon lan la !

C’était le signal convenu entre mon parrain et moi.

Il travaillait à ses selles et à ses colliers devant une fenêtre basse, d’où l’on apercevait la grande route. Il m’entendait. Et Dieu sait quelle dépense de ruses il faisait pour s’absenter un instant et me rejoindre ! J’allais l’attendre sous un petit bouquet d’ormes qui était au revers de la route. Je ne l’attendais jamais longtemps. Il venait, il me prenait sur ses genoux, il me dévorait de baisers. La Noué pouvait me battre avec sa heude, j’avais mon parrain qui m’aimait.

Pendant que j’écris cela, j’ai les larmes aux yeux. Gustave ! pauvre moitié de ma vie ! mon premier, mon dernier amour !…

Gustave était le fils du bonhomme Simon Lodin et le frère cadet de la Noué. La différence d’âge entre eux était grande. Gustave n’avait que cinq ans de plus que moi.

C’était un beau petit gars de dix à onze ans, grand et bien découplé : tête blonde, œil hardi et rieur. Si je lui avais dit en ce temps-là que sa sœur me battait il l’aurait assommée à coups de pierre.

Un dimanche matin, Gustave avait trouvé devant le pauvre seuil de la loge un paquet de linge. C’était moi. Scholastique n’était pas encore la maîtresse ; le bonhomme gardait l’usage de ses membres, Scholastique dit :

– Mettez-moi ça sur le pont. Ceux qui passeront s’en chargeront s’ils veulent.

Mais Gustave me tenait déjà dans ses bras, il ne voulut pas me lâcher. Le père Simon Lodin fut d’avis de me garder : c’est un grand porte-malheur que de repousser les innocents que Dieu envoie. Le peu que je sais de ma mère me vient de Gustave et de sa sœur. Je ne sais rien de mon père, sinon que la clameur publique accusa un instant l’homme de loi de Saint-Lud, rustre entre deux âges, d’une vigueur extraordinaire et d’un aspect repoussant.

J’emploie ce mot accuser, parce que ma naissance fut le fruit d’un crime. Ma mère était une pauvre fille errante, privée de raison. Le jour où mon berceau fut déposé à la porte du bonhomme Lodin, on trouva le corps de ma mère dans le Rioux : elle s’était noyée à un endroit guéable où le ruisseau n’avait pas quatre pieds de profondeur. Les enfants du village de Saint-Lud, quand Gustave n’était pas là, m’appelaient la fille de la diote. Et chaque fois que la Noué me battait, elle me disait :

– Tu seras diote comme ta mère !

L’homme de loi de Saint-Lud, M. Ducros, fêla deux ou trois têtes dans la commune, et nul n’osa plus l’accuser d’avoir abusé de la pauvre diote.

Du plus loin que je me souvienne, je vois cet homme avec sa grosse figure rouge et ses cheveux plantés jusque sur le nez, faisant mouliner son bâton quand il m’apercevait et criant :

– Passe au large, vermine !

Une fois qu’il était ivre, il me poursuivit à coups de pierre jusque dans la grange à M. Guéruel. Gustave vint à mon secours et lui fit une blessure à la main avec son couteau de bourrelier. Au lieu de le punir, l’homme de la loi lui donna une pièce blanche, en disant :

– Petiot, ne parle point de cela.

Ce fut vers ma troisième année que le bonhomme Lodin tomba perclus. La Noué devint la maîtresse. Elle mit Gustave en apprentissage. Il cessa d’habiter la loge.

Dans notre petit bosquet d’ormes, Gustave et moi, nous n’avions pas de temps à perdre. Le père Guéruel ne donnait pas de longues vacances. Gustave m’embrassait, me contemplait, me caressait comme si j’eusse été son enfant ; il lissait mes cheveux ; il tirait de sa poche quelque rustique friandise qu’il s’était procurée à mon intention. Nous ne parlions guère, parce que je ne voulais pas me plaindre des traitements de sa sœur aînée. Il ma disait parfois :

– Te voilà bien maigre et bien pâle, Suzanne… Patience ! quand nous serons grands, je t’épouserai !

J’aurais beau faire, je ne saurais pas dire comment j’aimais Gustave. Il était pour moi, non-seulement toute la famille, mais encore le monde entier.

Quant à notre mariage, c’était chose absolument convenue. Nous l’avions fixé d’un commun accord à l’époque où j’aurais seize ans. Ma septième année n’était pas encore accomplie. Mais Gustave m’avait dit :

– Le temps passe vite.

Et comme j’avais l’habitude de le laisser réfléchir pour moi, je ne m’inquiétais point. Chaque fois que la Noué prenait sa terrible heude, je me disais : Bah ! le temps passe vite… C’était précisément l’idée exagérée que j’avais de la puissance de Gustave qui m’empêchait de me plaindre à lui. J’allais jusqu’à mentir pour ne pas réveiller cette colère que j’avais vue si terrible le jour où l’homme de loi m’avait poursuivie. Une fois Scholastique m’avait donné de l’argent pour aller à Saint-Lud faire remplir une bouteille où elle mettait son tabac. Je perdis l’argent et je rapportai la bouteille vide. Scholastique me jeta contre l’angle d’un bahut, et je me fis une blessure à la joue. Le lendemain, quand Gustave vint au rendez-vous, je le vis pâlir.

– Qui t’a fait cela, Suzanne ? me demanda-t-il.

– La Gorette avec ses cornes, répondis-je.

Il s’élança et prit sa course en disant :

– Je vais tuer la Gorette !

Je ne pus l’arrêter qu’en lui rappelant, les larmes aux yeux, que la Gorette avait été ma nourrice.

Gustave savait lire un peu. Le vicaire du bourg de Viessois, qui venait dire la messe à la chapelle de Saint-Lud, l’avait pris en affection : c’était un tout jeune prêtre, d’une angélique douceur, aussi pâle et aussi maigre que moi. Il se nommait l’abbé Daudel.

Gustave restait avec moi dix minutes dans le bosquet. C’était juste le temps de m’embrasser cent fois. Quand il m’avait bien regardée et caressée, il me disait :

– Voici encore un jour de passé, Suzanne.

– Et ça doit approcher, notre mariage, répondais-je de bonne foi.

Il souriait, il me donnait un dernier baiser et s’enfuyait à toutes jambes.

Moi, je reprenais ma torche et ma grêle, et je continuais loyalement mon métier de bousière. Quand je repassais devant les beaux poiriers d’étranglard, je criais, sans me retourner :

– À demain !

En rentrant, la Noué faisait la soupe. Elle était à la fois très-soigneuse et très-sale : très-soigneuse pour ne pas casser, pour conserver, ranger ; très-sale pour tout ce qui était nettoyage de luxe. Je n’étais pas délicate assurément, mais je ne mangeais pas toujours de bon cœur la trempée de Scholastique, qui, craignant peut-être d’user ses mains, ne leur faisait jamais voir l’eau. La trempée faite, dans l’été, j’épluchais la filasse de Scholastique, ou je savonnais les lambeaux qui lui servaient de mouchoirs ; l’hiver, on allait se coucher pour ne point user de chandelle.

Scholastique pleurait toujours misère, surtout quand le bonhomme demandait quelque douceur. Mais on ne cache rien aux enfants. Il y avait dans la paille de Scholastique un vieux bas de laine qui contenait plusieurs louis d’or avec des écus de cent sous. Si elle avait su que j’avais surpris ce secret-là, Scholastique m’aurait étranglée. Elle se couchait toujours la première. Je lui portais dans son lit une grande écuelle de la contenance d’une pinte, toute pleine de cidre chaud avec du miel et du poivre. Elle buvait cela à petites gorgées, tandis que le bonhomme, cloué sur son grabat, la contemplait d’un air de convoitise, puis elle se mettait à ronfler violemment jusqu’au jour. Je ne crois pas que Dieu ait jamais fait une créature aussi souverainement haïssable.

La journée était finie, mais non point sans peine. – J’allais me coucher au pied du bonhomme, dont les jambes paralysées, humides et froides comme du marbre, glaçaient mes flancs. Gustave ne savait point cela et ce n’était pas Scholastique qui me l’avait ordonné. Le pauvre perclus se réchauffait à mon contact et souriait de plaisir : j’étais payée. Les délices de ma couche n’étaient pas faites pour me rendre paresseuse. Le premier rayon du soleil mettait en lumière toutes les souillures de la loge, qui semblait pleine toujours d’une sorte de vapeur épaisse. Je me glissais dehors, afin de me baigner un peu dans l’air libre. À onze heures, la première diligence passait, et je commençais mon double office de mendiante à la course et de bousière. Trois ans se passèrent ainsi, depuis ma sixième jusqu’à ma neuvième année. On me connaissait bien au hameau de Saint-Lud, parce que la Noué me menait à la messe chaque dimanche. On disait, en nous voyant passer : La Noué n’est pas riche, mais avec sa quenouille et ses trois petites vaches, elle trouve moyen de nourrir son vieux père et la fille de la diote. Ces paroles souvent répétées entamèrent mon éducation. Je compris vaguement que le monde aimait à se laisser tromper. Je n’en conçus ni mépris ni rancune, parce que son erreur m’était parfaitement indifférente. La Noué ne m’inspirait point de haine.

Un jour, vers ce temps-là, et c’est de ce jour que je date ma vie agissante, Gustave me dit :

– Il nous faudra de l’argent pour nous marier, Suzanne.

– Ah ! fis-je, en as-tu de l’argent, mon parrain ?

– Je vais en ramasser, me répondit-il.

En le quittant, je pensais :

– Si j’en ramassais, moi aussi, de l’argent !…

II Les amours de la Noué.

Tant que dura le jour, je songeai à cela ; le soir également ; la nuit, je ne pus fermer l’œil. De l’argent, pour nous marier, Gustave et moi.

Un instant je fus avare dans toute la force du terme. La passion d’amasser me saisit avec une véritable violence. Je creusai ma petite cervelle afin de trouver un moyen de thésauriser. Thésauriser quoi ? je ne gagnais rien et je n’avais rien. Vers le matin, je sautai hors de mon lit. Comme Archimède, j’avais trouvé !

Je m’élançai au dehors et je gagnai tout d’un temps le haut de la côte. Je m’orientai. À l’endroit juste où la diligence avait coutume de reprendre le trot, je découpai une belle motte de gazon sur le bas côté de la route. Sous la motte coupée, mon eustache me servit à creuser un trou carré, sur lequel je remis proprement la motte de gazon. Ma tirelire était fabriquée. Il n’y avait encore rien dedans, mais patience ! Il ne s’agissait plus que de l’emplir.

À onze heures, quand la première diligence passa, mon cœur battit bien fort. C’était une grande épreuve. Ma combinaison, comme disent les Parisiens habiles, était-elle praticable, oui ou non ? J’allais le savoir.

Jamais la Noué ne m’avait vu jeter ma torche et ma grêle d’une si grande ardeur. Je bondis jusqu’au milieu de la route et d’une voix éclatante :

« Charitais, s’i vous plaît,

« Pou l’amou di bon Diais ! »

Les voyageurs se montrèrent généreux. J’eus sept sous depuis le bas de la côte jusqu’en haut, où je fis une belle révérence pour témoigner ma gratitude. Puis je me couchai par terre pour reprendre haleine, suivant ma coutume. J’en avais besoin. Mais je ne manquai pas de choisir, pour me reposer, l’endroit où j’avais creusé mon trou carré, sous la motte de gazon. Je pris la motte aux cheveux, je la soulevai, je glissai un sou dans le trou. Eh bien ! j’ai remporté quelques victoires en ma vie, de grandes victoires assurément, eu égard à ma faiblesse et à mon point de départ : je ne me souviens pas d’avoir jamais triomphé au-dedans de moi-même avec autant d’enthousiasme. Quand je remis la motte de gazon, ma tête était en feu, mon cœur défaillait. Sous ce petit carré d’herbe était la fortune de Gustave et mon bonheur. Il n’y avait encore qu’un sou, mais je l’aurais défendu au prix de tout mon sang !

La Noué ne se douta de rien. Je ne m’étais pas arrêtée plus longtemps que d’ordinaire au haut de la côte, et je rapportais six sous : bonne aubaine.

Il passa deux grandes diligences chaque jour, sans compter les messageries départementales. Ces dernières donnent peu, Les voyageurs de clocher à clocher ne sont pas prodigues. Mais, enfin, je ne peux pas évaluer à moins d’un franc par jour le bénéfice que la Noué tirait de moi. Là dessus, je prélevai désormais la dîme. Tous les soirs, mon trésor s’augmentait de deux ou trois sous.

J’arrivais à ma dixième année, lorsqu’un changement se fit dans mon existence jusqu’alors si uniforme. Un matin, la Noué mit ma torche et ma grêle sur la plus haute planche du dressoir et me dit :

– C’est toi qui garderas les vaches aujourd’hui.

Je pensai de suite à Gustave et à notre rendez-vous quotidien, mais il fallait obéir. À midi, la Noué mit son mouchoir de cou des dimanches et fourra une pièce blanche dans sa poche, ce qui ne lui arrivait jamais. Elle sortit. Je la vis monter la côte à longues enjambées, puis disparaître au tournant de la route. Je conduisis les vaches à la prairie. C’était la première fois que je passais un jour tout entier sans voir Gustave. Je pleurai bien. Comme j’avais les yeux rouges, la diligence, attendrie, me donna plus qu’à l’ordinaire, et je mis cinq sous dans ma cachette.

À la brune, je vis la taille haute et dégingandée de la Noué au sommet de la côte. Elle me jeta un petit gâteau dans la prairie et me fit un signe de tête presque amical. Elle était contente. Elle ne fila point de toute la soirée et donna du cidre chaud au bonhomme étonné.

Je remarquai que son haleine empestait l’eau-de-vie.

Le lendemain, elle mit encore son beau mouchoir de cou et fourra une autre pièce blanche dans sa poche. Je ne vis point Gustave. Je pris de la tristesse et j’eus envie de mourir. La Noué revint plus tard que la veille. Elle avait le teint rouge et la voix rauque. Je l’entendis cette nuit qui remuait son argent dans sa paillasse.

Le jour suivant, au lieu de faire sortir les vaches, je la suivis par les prairies. Les haies et les saussaies me cachaient ; d’ailleurs, elle était sans défiance. Il y avait, à un quart de lieue de la loge, sous le parc du beau château de la Liriays, un bouchon misérable et mal hanté qui ouvrait sa porte basse sur un chemin de traverse. Je vis la Noué qui entrait dans ce cabaret. Je restai cachée dans les broussailles qui bordaient le bas chemin. Un instant après, Ducros, l’homme de loi, parut, cheminant à travers champs. Il entra, lui aussi, dans la guinguette. Mon cœur se serra ; j’eus frayeur, sans savoir pourquoi. Mais la curiosité me talonnait, plus forte que la crainte. Je quittai mon poste, je fis le tour du cabaret et me mis en observation derrière la haie de ronces qui entourait le jardinet. La Scholastique et M. Ducros étaient attablés déjà devant une large mesure d’eau-de-vie, dans une chambrette donnant sur le jardin. L’homme de loi lui tenait la main ; la Noué l’écoutait les yeux baissés. Il voulut l’embrasser, elle lui planta un solide soufflet sur la joue ; mais ceci n’est pas toujours un refus en Basse-Normandie. D’autant mieux qu’ils se remirent à boire paisiblement après avoir trinqué.

Je m’enfuis, et cette vague épouvante que je ressentais ne me quitta point. Je sortis les vaches et fis ma besogne. Ce soir-là, en rentrant, Scholastique était si contente, qu’elle voulut me donner du cidre chaud et du tabac.

Je savais désormais comment gagner une demi-heure sur le repas de mes pauvres vaches. Le lendemain, après le repas de Scholastique, je pris le chemin de la maison du Theil. Je trouvai en route Gustave, qui venait voir si j’étais malade. Je ne lui dis rien du secret que j’avais surpris ; je lui dis seulement le surcroît de besogne qui me tombait sur les bras.

– Le temps marche, me répondit-il. Patience !… J’ai déjà étrenné ma tire-lire.

Puis, s’arrêtant au milieu de la route pour me regarder :

– Voilà trois jours que je ne t’avais vue, Suzanne. Il me semble que tu as grandi et que tu as embelli… Si un autre plus riche que moi t’aimait, est-ce que tu m’oublierais ?

Je levai sur lui de grands yeux étonnés. Puis je lui jetai mes deux bras autour du cou en pleurant et en disant :

– Ah ! mon parrain, voilà une mauvaise pensée !

Il me serra contre son cœur si joyeux et si ému que je sentais ses jambes trembler.

– Si c’est comme ça, ma Suzette chérie, me dit-il, nous serons bien heureux, va !

Et moi, j’ajoutai :

– Nous n’avons plus guère que six ans à attendre !

C’était plus de la moitié de mon âge, mais j’avais une arrière-pensée : je songeais à mon trésor et je voulais le temps de l’augmenter.

La Noué revint qu’il était tout à fait nuit ; elle balbutiait en parlant, elle chancelait en marchant ; elle était ivre. Jamais je ne l’avais vue ainsi, car elle pouvait boire considérablement sans perdre la raison ni l’équilibre. En entrant, elle regarda autour d’elle d’un air étonné, comme si elle n’eût point reconnu la cabane.

– À ta niche ! me dit-elle.

Et comme je n’obéissais pas assez vite, elle leva la pioche sur ma tête. Je courus me blottir aux pieds du vieillard, qui tournait vers elle ses yeux éteints et qui tremblait. Elle ne me demanda point le compte de ma journée.

Au lieu de sa pinte de cidre, elle mit chauffer un pot tout entier. Elle avait un paquet sous le bras, elle le défit. C’était un grand carré de serpillière usée et tachée.

– N’aie pas peur, vieux Lodin ! dit-elle au bonhomme qui la suivait toujours d’un œil inquiet, il y en a trop pour t’ensevelir !

Cela la fit rire longtemps et péniblement. Elle s’appuyait au bahut pour ne point tomber. Elle ouvrit le bahut pour prendre la mailloche et les clous. Puis elle cloua la grande serpillière de façon à diviser la chambre en deux compartiments presque égaux. Son lit était dans l’un, celui du bonhomme dans l’autre. La porte d’entrée restait de notre côté. Quand la serpillière fut tendue, Scholastique vint auprès du grabat de son père.

– Vous voyez bien ça, dit elle, ce sera tant pis pour ceux qui chercheront à voir ou à savoir ce qui se passera de l’autre côté.

Le bonhomme s’agita sur son grabat ; le rouge lui vint aux joues.

– Ma Dais ! reprit-elle en riant, vous m’auriez battue autrefois, not’papa… c’est sûr, mais mes’huy vous ne pouvez point… restez en repos.

Elle alla mettre le miel et le poivre dans son cidre. Je dois dire que je ne devinais pas du tout ce qui allait se passer.

– Faut que jeunesse s’égaie ! grommela-t-elle en gagnant son lit en zig-zag ; d’ailleurs, il m’a promis mariage !

Le bonhomme y voyait plus clair que moi en ce moment, car il essaya de se mettre sur son séant, et son visage, d’ordinaire immobile, exprimait une douloureuse indignation. La Noué chantait de l’autre côté de la serpillière. Sa chanson lugubre, coupée par de longs intervalles de silence, arrivait comme une psalmodie de cimetière. On frappa tout doucement à la porte. Elle dit d’une voix ferme :

– Entrez, mon compère !

Le battant s’ouvrit avec lenteur. La figure brutale et cauteleuse de M. Ducros se montra sur le seuil. Il recula en voyant que la porte était en dehors de la serpillière. La serpillière était manifestement une idée à lui. La preuve, c’est qu’il grommela :

– À quoi cela sert-il ?

Ce fut seulement bien longtemps après que je compris la signification de cette scène. Mais elle me frappa d’autant plus qu’elle contenait pour moi une plus grande somme de mystère.

– Entrez ! répéta la Noué à haute voix ; – le bonhomme n’en peut plus et l’enfant ne sait pas !

Je crus que l’homme de loi allait se retirer. On lui avait promis le mystère. La serpillière avait été achetée pour masquer au moins son entrée, et voilà que deux paires d’yeux étaient fixées sur lui. La Noué avait-elle commis cette faute à dessein, ou était-ce la suite de son ivresse ? Il faut pencher pour la première opinion, car elle dit d’un ton de colère :

– Avez-vous honte de moi, l’homme !

C’était donc un tour qu’elle lui jouait. L’homme de loi avait sa position à garder, et peut-être cette redoutable conquête lui faisait elle honte en effet. La Noué avait une réputation de laideur qui s’étendait à dix lieues à la ronde. À cause de cela, et aussi pour sa belle conduite envers son père et moi, on la respectait comme un corps saint.

L’homme de loi, après avoir hésité pendant une minute, jeta son bonnet par-dessus les moulins et entra. En passant devant le grabat du père Lodin, il me fit un signe de menace. Je vis quelque chose d’extraordinaire et qui me fit mal : l’intelligence du vieillard sembla renaître pour un instant. De grosses larmes roulèrent de ses yeux sur sa joue. Ducros souleva la serpillière.

– À la fin ! dit la Noué ; prenez le cidre et soufflez la chandelle.

Ce fut Scholastique qui m’éveilla le lendemain matin. L’homme de loi n’était plus là.

Elle me montra la hache à fendre le bois.

– Ça te couperait bien le cou, dit-elle ; moi, je ne m’embarrasse pas qu’on parle… il m’a promis mariage… mais lui ne veut pas… prends garde à lui !

Il vint depuis ce temps-là toutes les nuits. Bien souvent, il était question du mariage qu’il retardait sans cesse sous différents prétextes. La Noué devenait coquette, sans cesser d’être horriblement sale. Elle s’achetait des fanfreluches aux foires, et j’entendais que Ducros la grondait derrière la serpillière. Il ne voulait pas de dépenses. Il lui reprochait aussi son eau-de-vie et son tabac.

Le bonhomme baissait de jour en jour, mais il ne mourait point. Ducros trouvait que c’était long. Il avait mis dans la tête de Scholastique de me faire apprendre un métier pour que je gagnasse plus d’argent. Il approuvait mes courses derrière les diligences, mais l’état de bousière lui semblait médiocre. Je fus d’abord bien heureuse de leur décision, car on me mit pendant deux heures par jour chez M. Guéruel, le patron de Gustave. C’était Gustave lui-même qui me donnait des leçons. Le métier nouveau que j’apprenais là valait mieux que l’ancien. Je nattais des lanières de cuir pour faire des fouets. Que n’eussé-je pas appris avec un maître comme Gustave ? Au bout de deux mois, j’étais bonne ouvrière. Ce furent deux bons mois ; mais comme les heureux jours passent vite ! Et comme je me retrouvai seule et triste dans la loge quand il m’y fallut passer des journées entières devant ma tâche ingrate ! Près de Gustave, le travail était un plaisir ; nous avions toujours quelque chose de joli et d’intéressant à nous dire, et si quelque témoin nous gênait, avions-nous besoin de paroles ?

Dans le pays, on disait que la Noué m’avait fait apprendre un état sédentaire pour que le vieux Lodin ne fût jamais sans société. Ducros clabaudait pour lui faire obtenir un prix Montyon. Rien de ce qui se passait dans la loge ne transpirait au-dehors. Le bonhomme était muet ; la frayeur me fermait la bouche. Gustave venait parfois le matin, car sa sœur aînée s’était réconciliée avec lui à l’occasion de mon apprentissage : mais, le matin, la Noué n’était qu’une femme très-laborieuse, à qui son travail faisait un peu oublier les soins de la propreté. Elle ne commençait à boire que vers midi : elle buvait toute seule, depuis qu’on n’avait plus besoin du rendez-vous au cabaret.

Tout en travaillant à mes nattes, j’avais l’oreille au guet. J’entendais au loin la diligence, et deux fois chaque jour j’allais à sa rencontre. Plus je grandissais, plus les voyageurs devenaient aimables. Désormais, ce n’était pas seulement par mon parrain que je savais que j’étais jolie. Les voyageurs me le disaient de reste, – et aussi le tesson de miroir de la Noué.

Il fut question de ma première communion. Ducros s’opposa de son mieux à ce que j’allasse à confesse, car il craignait mes révélations ; mais on compta sur ma frayeur, et, pour obtenir le fameux prix Montyon, il fallait bien quelques dehors. Je dois dire ici que ce prix Montyon était une idée de l’homme de loi. La Noué, plus vicieuse que méchante, n’y songeait pas beaucoup. Cette femme était une espèce de bête brute qui satisfaisait ses instincts et ne voyait point au-delà. Ducros était un coquin capable de tout.

L’obstacle à ma première communion était le temps perdu au catéchisme. La Noué ne voulait pas que je quittasse mon travail, – et les bonnes gens de dire : Écoutez donc ! la brave femme a de lourdes charges ! Il faut bien que le pain vienne à la maison !

À la prière de Gustave, le jeune abbé Daudel consentit à venir deux fois par semaine me faire l’instruction à la loge : c’était bien un cœur d’or que ce pauvre jeune abbé, et c’était un saint.

À ma première confession, je lui dis tout, tout ce que je savais, tout ce qui se passait autour de moi. Je me souviens encore de la figure du pauvre abbé. Il avait la sueur au front et les traits bouleversés.

– Est-ce que j’ai fait de bien gros péchés ? demandai-je effrayée.

Il sourit tristement et secoua la tête.

– Pas vous, me répondit-il.

Puis il me demanda :

– Mon enfant, n’avez-vous pas d’autres protecteurs ?

– Hormis mon parrain… commençai-je.

Il m’interrompit pour dire :

– Gustave Lodin est un digne enfant, mais c’est un enfant… Et pourtant, ma fille, vous ne pouvez pas rester ici.

Un grognement se fit entendre du côté du grabat où le paralytique restait immobile depuis bientôt trois ans. Je crus que c’était pour protester ; mais nous le vîmes avec étonnement se soulever à demi et faire avec sa tête des signes d’énergique approbation. L’abbé Daudet s’approcha de lui et lui donna sa croix à baiser. Il pleura comme le jour où sa fille lui avait apporté la serpillière. Ses lèvres remuèrent un peu par l’effort désespéré qu’il fit, mais il ne put pas parler. Seulement, quand l’abbé dit qu’il allait tâcher de me faire entrer à la Visitation de Coutances, où l’on élève les jeunes filles orphelines, le pauvre bonhomme laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux.

Il était content, il m’aimait bien.

III La paillasse de la Noué. – Comment finirent ses amours.

Depuis quelque temps, je dormais mal, parce que ma raison naissait, et avec elle je ne sais quel instinctif dégoût de tout ce qui m’entourait. La nuit précédente, un bruit singulier qui se faisait de l’autre côté de la serpillière m’avait tenue éveillée presque jusqu’au jour. C’était comme un frôlement de paille continu et patient. La Noué ronflait terriblement selon son habitude, et pourtant ce bruit, plus rapproché d’elle que de moi, agissait sur elle, car on cessait parfois d’entendre ce râle sonore qui accompagnait toujours son sommeil. À ces instants où elle s’arrêtait de ronfler, le bruit de paille froissée se taisait également. Mais il reprenait aussitôt que le silence avait rendu bruyant de nouveau le sommeil de Scholastique.

J’eus envie deux ou trois fois de me lever pour aller voir, mais on m’avait interdit sous de si rudes menaces le compartiment fermé par la serpillière, que je n’osai. Je finis même par m’endormir avant que ce bruit mystérieux n’eût cessé. Le jour fait évanouir tout ressentiment des terreurs nocturnes, surtout chez les enfants. Du moment où je m’éveillai jusqu’au soir, c’est à peine si j’eus un vague souvenir de cette paille remuée. La visite de l’abbé Daudet donna du reste un autre cours à mes petites méditations. Mais la brune vint, puis la nuit. J’avais défense d’allumer la chandelle avant le retour de Scholastique, et Scholastique ne rentrait point. Ces ténèbres qui m’entouraient me remirent dans le courant d’idées où j’étais la nuit précédente. Que s’était-il passé, là, tout près de moi ! J’entr’ouvris la porte et j’écoutai au dehors. Aucun pas ne résonnait sur la grande route, La Noué devait encore être loin. Je passai sous la serpillière et je m’avançai jusqu’au lit. Des brins de paille grincèrent sous mes pieds nus. Je portai vivement la main à la paillasse. Elle était éventrée. Quelque chose de froid était sous mon pied. Je me baissai : c’était un écu de cinq francs.

La Noué poussa la porte au moment où je repassais sous la serpillière. Je n’ai jamais éprouvé une plus grande terreur en ma vie. Il y avait de quoi. Elle ne me vit point, et je pus regagner le chevet du bonhomme. Elle alluma la chandelle en chantonnant. Je la devinais ivre. Quand la lumière brilla, je vis son visage d’un rouge sombre qui me sembla plus effrayant. Elle tenait un litre d’eau-de-vie sous le bras.

– Avance, faignante ! me dit-elle ; je suis de bonne humeur… je veux te soûler ce soir.

Elle me versa au moins une demi-écuellée d’eau-de-vie.

– Marraine, répondis-je en tremblant, j’ai été malade toute la journée.

– Ah ! fit-elle en haussant les épaules, malade !… Est-ce que je suis jamais malade, moi ?… Je n’aime plus le poiré chaud, c’est trop fade… je vas boire ta part.

Elle avala d’un trait l’énorme rasade et posa le litre sur la table.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le prêcheux ? reprit-elle.

Et sans attendre la réponse, elle ajouta :

– On va avoir affaire à lui… tu seras bientôt de noce… Ah ! ah ! ils croyaient qu’on resterait toujours fille !

Je compris, à l’orgueil brutal qui éclatait sur ses traits, que l’homme de loi avait enfin fixé l’époque du mariage.

– Bonsoir, petiote ! dit-elle tout à coup en me faisant un signe de tête amical ; je, l’entends qui vient… ne parle pas de ça… Bonsoir, bonsoir !

Elle disparut derrière la serpillière. Mais elle s’était trompée. L’homme de loi ne venait pas.

Je l’entendis qui se couchait. Une heure entière se passa. J’avais le frisson et je ne pouvais dormir. Chaque fois qu’elle se retournait dans son lit, je tressaillais de la tête aux pieds. Au bout d’une heure elle se releva et vint boire à même au litre d’eau-de-vie.

– Dors-tu ? me dit-elle.

Je fermai les yeux et ne répondis point.

– Il n’est jamais venu si tard que ça ! grommela-t-elle.

Un premier doute lui traversa l’esprit, car ses sourcils se froncèrent tout à coup. Elle ouvrit la porte et se prit à écouter au dehors. La nuit était noire ; la campagne était déserte. Il pouvait bien être déjà onze heures du soir. Je l’entendis qui pensait tout haut :

– S’il lui était arrivé malheur !

Elle rentra précipitamment et courut droit au lit.

– Ah ! fit-elle avec un commencement d’angoisse, il a emporté son bonnet de nuit.

Mes dents claquèrent. Je songeais à la paillasse. En effet, presque aussitôt après, elle poussa un cri si sauvage que le bonhomme se dressa galvanisé. Elle venait d’apercevoir le trou de sa paillasse. Elle la saisit et la jeta au milieu de la chambre comme si c’eût été une plume. La paillasse, en tombant, rendit un son sourd.

– Volée ! volée ! s’écria-t-elle, échevelée déjà et les yeux sortis de la tête.

Elle ne fit qu’un bond jusqu’à moi, et son poing fermé m’écrasa le visage tandis qu’elle râlait :

– Tu m’as volée !… volée !

J’étais presque évanouie. Je n’avais pas la force de parler. Mais je voyais et j’entendais. Je la vis prendre la hachette au coin du foyer, et je l’entendis qui disait :

– Il faut que je fasse un malheur !

Je donnai mon âme à Dieu, car cette femme était une folle furieuse. Mais au moment où elle revenait, la hache s’échappa de ses mains. Elle s’affaissa sur elle-même, éclatant en sanglots.

– C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, il ne m’aimait pas ! il m’a volée !

Tout son corps se contracta horriblement. Elle se roula dans d’effrayantes convulsions, tandis que sa bouche pleine d’écume râlait :

– C’est mon argent qu’il voulait !… mon argent !

Un invincible engourdissement me tenait enchaînée. C’était comme un de ces cauchemars que donne la fièvre. Il fallait un choc puissant pour m’éveiller.

Le choc vint.

Je sentis comme un collier glacé autour de mon cou ; c’était la main du paralytique. Je vis avec un indicible effroi son visage livide auprès du mien. Sa voix, que je n’avais jamais entendue, – une voix étrange et qui n’était pas de ce monde, – murmura tout près de mon oreille :

– Va-t’en, Suzanne… va chez le jeune prêtre… dis-lui qu’il vienne m’enterrer demain… et ne reviens jamais ici !

La vue d’un mort sortant de sa tombe ne m’aurait pas frappée plus violemment. La main étendue du bonhomme Lodin me montrait la porte que Scholastique avait laissée ouverte. Je me glissai hors du lit et je gagnai le seuil en chancelant. J’entendis le vieillard retomber sur son grabat comme une masse. La Noué ne criait plus.

Dès que je fus dehors, je me mis à courir de toutes mes forces et sans savoir où j’allais.

IV Départ de Saint-Lud. – Le petit père Macé.

Je m’éveillai le lendemain matin dans les champs, au pied d’une haie. J’étais tombée là sans doute épuisée. Je ne me souvenais de rien, hormis de ce qui s’était passé à la loge.

Je regardai tout autour de moi. Le hasard m’avait conduite à quelques centaines de pas de la maison du Theil. Je vis Gustave qui était en train d’ouvrir les portes. J’allai à lui. Le coup que m’avait porté la Noué au premier instant de son délire me laissait la figure ensanglantée. Gustave s’élança vers moi tout tremblant. Cette fois, je ne lui cachai rien. Si mon récit ne fut pas des plus clairs, c’est que j’avais la tête à moitié perdue. Quand j’eus achevé, je lui dis :

– Je viens te dire adieu, mon parrain… L’abbé Daudel va me faire entrer à la Visitation de Coutances.

Gustave m’avait écoutée, immobile et muet. À ce mot d’adieu, je vis des larmes dans ses veux.

– Tu souffrais comme cela, ma pauvre petite Suzanne, dit-il enfin, et moi, je ne le savais pas !

Il me tenait les deux mains. Nous étions dans la cour de la maison du Theil. Le bourrelier vint sur la porte et se mit à rire.

– Ne dirait-on pas deux amoureux ! s’écria-t-il. Allons, Guste, ça n’avance pas l’ouvrage… à la besogne !

Gustave, au lieu de lui répondre, me dit :

– Tu souffrirais peut-être encore, et je ne le saurais pas davantage.

– Allons ! allons ! dit M. Guéruel avec un commencement de colère, obéit-on quand je parle ?

Gustave lâcha une de mes mains et garda l’autre pour me conduire jusqu’à lui.

– J’ai travaillé ma dernière journée ici, monsieur Guéruel, dit-il avec tristesse, mais d’un ton ferme.

– Comment, Gustave ! s’écria le bourrelier ; est-ce que tu n’es pas content de moi ?

– Vous avez des défauts comme les autres, patron, répondit mon parrain ; mais vous avez été pour moi un bon maître, et je ne me plains pas de vous.

– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ?

– Pour faire mon tour de France, patron… Mais entrons chez vous, j’ai à vous causer.

Il y avait du monde dans la cour. J’entendis qu’on disait :

– La Noué a l’air d’une diote !… elle est à faire la veille auprès du bonhomme Lodin qui a passé cette nuit.

L’idée me vint qu’on m’accuserait d’ingratitude, mais cela ne m’occupa point.

M. Guéruel nous fit entrer, Gustave et moi, dans sa maison. C’était un homme sévère et intéressé, mais il avait de l’honneur.

Gustave allait bientôt avoir dix-sept ans. Jusqu’alors il s’était montré beaucoup moins avancé qu’on ne l’est à cet âge. Peut-être son intimité avec moi contribuait-elle à cela. C’était un enfant : l’abbé Daudel avait eu raison de le dire. M. Guéruel s’attendait sans doute à quelque propos d’enfant.

– Patron, lui dit-il dès que la porte fut fermée, – je suis le frère aîné de cette petite fille-là… Je suis son père, pour parler mieux… et je serai son mari dans quelques années… Voyez l’état où elle est. On l’a frappée… on a fait pis… je ne dirai pas ce qu’on a fait, parce que cela s’est passé dans la maison de mon père… Elle ne peut plus rester où elle est ; je vais l’emmener avec moi.

Ce petit discours fut prononcé d’un ton si grave, que je me demandais en l’écoutant si c’était bien mon parrain qui parlait. Guéruel se mit à rire.

– La Noué n’est donc pas si sainte qu’on le dit ? murmura-t-il.

– Je n’ai pas prononcé le nom de ma sœur, répondit Gustave presque sévèrement ; laissons, s’il vous plaît, ma sœur de côté.

Guéruel le regarda tout surpris. Gustave continua :

– Patron, j’ai voulu vous causer pour l’affaire de l’enterrement du bonhomme : je n’y assisterai pas, mais je veux le payer.

– Tu n’assisteras pas à l’enterrement de ton père ! s’écria le bourrelier.

– Dans une heure, cette petite fille-là et moi, nous serons en route.

– Pour où aller ? demanda le bourrelier.

– Ici ou là, peu importe… Suzanne ne peut pas rester avec ma sœur… Je n’ai pas voulu vous quitter sans parler avec vous, patron. Regardez-moi bien dans le blanc des yeux… pour dire à ceux qui jaseront : Guste était un honnête homme ; la petite fille sera sa sœur jusqu’à ce qu’elle soit sa femme.

Le bourrelier lui tendit la main comme malgré lui.

– Tu fais un drôle de petit gars, tout de même ! murmura-t-il avec une véritable émotion.

Gustave tira de sa poche six pièces de cinq francs et les mit sur la table.

– Voilà pour qu’on lui chante une messe, fit-il ; et à ce moment les larmes lui vinrent aux yeux. Que ça soit fait comme il faut, patron, je m’en rapporte à vous… Le pauvre père est bien là où il est, et s’il voit mon cœur, il est content… Adieu, patron !

– Attends donc ! fit le bourrelier ; as-tu d’autre argent ?

– J’ai encore trente francs et de bons bras… Ne vous inquiétez point.

– Est-ce que tu ne comptes pas revenir un temps qui sera, Gustave ?

Mon parrain prit un air sombre.

– J’allais oublier une commission que vous ferez pour moi, patron… Dites à l’homme de loi que si je reviens jamais, il s’en aille, et vite, car je promets bien que nous ne nous rencontrerons qu’une fois.

– Là ! là ! gronda Guéruel, voilà bien les jeunesses !… S’il t’a fait tort, mène-le chez le juge de paix.

Mais mon parrain ne voulait point entamer de discussion là-dessus. Il serra brusquement la main du bourrelier et m’emmena dans sa chambrette, où nous fîmes son petit paquet. Après quoi, nous sortîmes par la porte de derrière.

Nous voilà sur la grand’route, après avoir traversé deux ou trois champs. Je n’étais pas bien sûre de ne point rêver. Nous allions du côté de Vire, lorsque, tout à coup l’idée de mon trésor me revint.

– Par ici, mon parrain ! m’écriai-je ; – nous avons de l’argent là-haut, de l’autre côté de la loge.

Il s’arrêta pour me regarder.

– De l’argent ! répéta-t-il.

– Dame !… tu m’as dit dans le temps qu’il fallait de l’argent pour nous marier.

Comme je voyais son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter :

– C’est à moi, va ! je te fais juge !

Je lui racontai alors comment j’avais amassé mon pécule.

– N’est-ce pas que ça m’appartient ? demandai-je, étonnée de son silence.

Il avait les yeux braqués sur les cailloux du chemin.

– Oui, oui, c’est bien à toi, Suzanne, me répondit-il, mais traverser de nouveau le village pour quelques sous !

– Mais il y a trois ans, m’écriai-je, et j’ai agrandi le trou plus de vingt fois !

Il me reprit par la main, et nous franchîmes le fossé de la route. Il voulait tourner le hameau. Nous passâmes derrière ce cher petit bosquet d’ormes où avaient lieu nos rendez-vous d’autrefois.

– Ah ! Suzanne, coquinette ! murmura-t-il, tandis que je lui montrais les ormes en riant et en pleurant, tu étais déjà une petite femme ! tu avais des secrets pour moi.

– Mon parrain, répondis-je, je n’en aurai plus : pardonne-moi !

Allant toujours à travers champs, nous atteignîmes le sommet de la côte. J’allai droit à ma motte de gazon, que je soulevai. Gustave resta tout ébahi à la vue du tas de gros sous qui était là-dedans. Il y avait pour plus de soixante francs de pièces de billon ; c’était presque sa charge. Comme nous étions occupés à nouer cette fortune dans une de ses chemises, un chant grave et lointain monta jusqu’à nous. C’était l’abbé Daudel qui venait lever le corps du bonhomme Lodin. Nous reconnûmes les principaux de Saint-Lud, Guéruel en tête. Gustave et moi, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes avec ferveur. Quand la procession se remit en marche vers la chapelle, nous vîmes la Scholastique marcher derrière le corps. Nous restâmes à genoux tant que le cortège fut en vue.

– Elle est ma sœur, dit Gustave ; que Dieu lui pardonne !

Moi, je dis aussi et de tout mon cœur :

– Que Dieu lui pardonne ! Si je pouvais lui faire du bien, je lui en ferais !

Mon trésor fut donc cause qu’au lieu de nous diriger vers la Bretagne, nous allâmes du côté de Falaise. Je portais le petit paquet de Gustave au bout d’un bâton ; lui s’était chargé de la sacoche aux gros sous. Dieu sait que je n’étais pas payée pour regretter la loge : cependant j’avais le cœur bien gros. Cette funèbre cérémonie que nous venions de voir plaçait le début de notre voyage sous des auspices tristes. Gustave était taciturne. Nous marchâmes longtemps sans parler. Quant à avoir une inquiétude quelconque sur les dangers ou le but de notre pèlerinage, je déclare que la pensée de craindre ne me vint même pas. J’étais sous la protection de Gustave. Gustave était pour moi supérieur à tous les périls.

La tristesse ne tient pas chez les enfants, et personne n’ignore l’effet souverain du voyage sur la mélancolie. Une fois passé le cabaret borgne où j’avais surpris le rendez-vous de la Noué avec Ducros, tout était nouveau pour moi. Au sommet de la montée suivante, je battis des mains en poussant un cri de plaisir. Nous laissions la Liriays sur notre gauche ; un autre château, d’un aspect seigneurial, se dressait à mi-côte vers le gros bourg de Viessois, notre paroisse, que je n’avais jamais vue. Devant nous, la route se déroulait comme un long ruban, à travers la plaine, les taillis, les guérêts. On apercevait jusqu’à deux ou trois clochers dans la campagne.

– Que le monde est grand ! m’écriai-je.

Gustave sourit d’un air de supériorité. Ce n’était pas un novice comme moi : il avait été une fois jusqu’à Vire.

Il faisait brune déjà quand nous arrivâmes au gros bourg de Viessois, où la route de Caen se sépare du chemin de Falaise. J’étais rendue de fatigue et de faim. Gustave avait les deux épaules meurtries du poids de mon trésor. Une auberge assez proprette, devant laquelle stationnaient bon nombre de carrioles, balançait son enseigne au vent : À la descente des maquignons, bon logis à pied et à cheval… Là-bas, ce mot de maquignon est loin de passer pour un terme de mépris ; il désigne une classe très-nombreuse d’industriels campagnards qui ont beaucoup de savoir-faire et peu de préjugés. C’est l’aristocratie d’argent des hameaux bas-normands. Nous nous arrêtâmes devant l’enseigne que Gustave venait de déchiffrer à haute voix. J’étais d’avis d’entrer ; mais Gustave, que j’avais vu si brave, si véritablement homme en face de maître Guéruel, me sembla pris d’une hésitation inexplicable.

– Qu’as-tu donc ? dis-je, déjà troublée de son trouble.

– C’est que… me répondit-il en hésitant, je ne sais pas comment on fait dans les auberges.

Les jeunes filles n’éprouvent pas au même degré ces étranges défaillances des jeunes hommes aux premiers pas dans la vie.

– Viens toujours, mon parrain, lui dis-je d’un ton où il y avait déjà de la protection ; – nous ferons comme nous pourrons.

Il me fallut le prendre par la main et presque l’entraîner.

Le seuil de l’auberge était élevé de trois ou quatre marches au-dessus du niveau de la route. La salle commune où se faisait la cuisine était très-vaste et contenait les lits de la famille, deux par deux, l’un sur l’autre. Cette salle était presque pleine au moment où nous entrâmes. Il y avait là une quinzaine de maquignons et marchands de bestiaux qui revenaient de la foire de Bernières. On buvait, on mangeait, on marchandait, on fumait. L’atmosphère, épaisse et chaude, s’imprégnait de miasmes violents. Heureusement que je n’étais pas une petite-maîtresse.

Notre entrée ne fit aucune espèce d’effet, je dois l’avouer. Gustave avait eu grand tort de se troubler : on ne nous accorda pas la moindre attention. Du premier coup d’œil, on avait pu voir que nous n’achèterions point de bestiaux et que nous n’en avions point à vendre. Nous nous assîmes modestement au bout de la table et nous attendîmes. Il est temps que je dise un peu quel était notre équipage.

Gustave avait meilleure mine que moi, mais cependant je n’étais pas trop mal couverte pour une fille de mon âge. J’avais de bons petits souliers à semelles de bois, des bas de coton bleu, une jupe d’épluche rayée et une cotte d’indienne un peu trop juste. Je portais le bonnet de coton sur l’oreille. Les bourgeoises parisiennes, qui n’ont vu cette coiffure que sur la tête de leur mari, ne peuvent deviner combien elle est coquette et crâne sur le front d’une jeunesse normande. Gustave avait un chapeau de paille à larges bords, une veste courte en coutil bleu et un pantalon de toile. Son élégance naturelle donnait de la tournure à tout cela. Il avait presque l’air d’un petit monsieur.

On ne venait point à nous. Deux servantes, coiffées comme moi du casque à mèche national, s’essoufflaient à servir les autres pratiques. Gustave avait appelé déjà deux ou trois fois, mais si bas qu’on ne l’avait point entendu. Ce fut moi qui découvris le talisman à l’aide duquel on pouvait attirer l’attention des deux servantes. Je vis que les maquignons frappaient sur leur verre. Il y en avait un devant nous. Je carillonnai dessus avec mon eustache, et tout aussitôt, du fond de la cheminée, une voix de tonnerre s’éleva :

– Voyez voir ! dit-elle.

La mère Guenée, maîtresse et souveraine de la Descente des maquignons, au bon bourg de Viessois, était une femme énorme, avec des sourcils noirs et des cheveux gris coupés ras comme ceux d’un homme. Elle était assise sous le manteau de la cheminée, les sabots au feu, le ventre passé dans la concavité d’une petite table chantournée qui lui servait de comptoir. De là, elle dominait son monde.

– Qui vous faut ? demandèrent à la fois les deux servantes en accourant vers nous.

Je regardai Gustave, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Décidément, j’étais la plus forte.

– De ça ! répondis-je d’un ton résolu en montrant la terrine fumante du groupe le plus voisin.

– Couchez-vous ?

– Pardienne !

– V’là qu’est bon ! comment qu’on vous nomme ?

– Gustave et Suzanne Lodin.

L’une des servantes était allée nous chercher notre provende. Celle qui m’interrogeait cria :

– Une couchée ! Gustave et Suzanne Lodin !

L’énorme bonne femme prit un cahier couleur de graisse et se mit à inscrire nos noms. On était au commencement de 1832, et la police des routes se faisait en toute rigueur.

– D’où qu’ous venez ? demanda encore la servante.

– De Saint-Lud.

– Et vous allez ?

– À Vassy.

– De Saint-Lud à Vassy !… cria la fille.

Ce fut tout. Gustave me contemplait avec une profonde admiration.

– Tu as vite fait de répondre, toi ! me dit-il, non sans une légère nuance de jalousie.

On nous apportait notre plat. Je remarquai en ce moment un petit vieillard d’honnête mine qui était seul de son écot, sur le même banc que nous, et qui me faisait signe de la tête bien amicalement. Je le montrai à Gustave, qui me dit :

– Faut se méfier dans les auberges !

Le petit vieillard cligna de l’œil et sourit en le regardant.

– Voilà qui sent bon ! dis-je en parlant de notre plat ; ça doit faire un fier ragoût !

– Oui, oui, dit auprès de moi une voix doucette ; quant à bien cuisiner, maman Guenée est connue pour ça…

Je me retournai. C’était mon petit vieillard souriant, qui s’était glissé tout doucement le long du banc et qui avait apporté auprès de nous son morceau de lard, son pain et sa chopine. Il se pencha derrière mon épaule et dit à Gustave en clignant de l’œil :

– On est bien embarrassé, comme ça, quand on voyage tout seul, monsieur Lodin ?

Gustave tressaillit en s’entendant appeler par son nom. Moi-même, je ne réfléchis pas que la fille d’auberge venait de le prononcer à haute voix.

– Vous me connaissez, vous ? demanda Gustave.

– Je vas et je viens, répliqua le petit vieux ; les affaires sont si crevantes !… Ici et là… de droite et de gauche… on gagne son pain, pas vrai ?… Je connais bien du monde à Saint-Lud… et le père Lodin m’a vendu plus d’une génisse en sa vie.

Gustave, qui portait la première bouchée à ses lèvres, la remit sur son assiette.

– Il ne vous en vendra plus, dis-je tout bas.

– Il est mort ! prononça solennellement le bonhomme, qui ôta son chapeau, découvrant ainsi une tête longue et jetée en arrière où se collait un vieux bonnet de soie noire ; que Dieu lui fasse paix ! – C’était un chrétien ! Si vous lui aviez parlé du vieux Gilles Macé, du bourg de Campagnolles… Mais nous nous en irons tous, mes bénis enfants… et moi plus tôt que vous. Le principal est de songer à cela pour ne jamais mal faire.

Il but un petit coup et se tailla une mince bouchée de lard, qu’il mit sur un gros carré de pain.

Gustave me poussa le coude.

– Voilà un vieux qui a l’air bien doux et bien poli, me dit-il.

– J’en réponds, mon parrain !… il ne ressemble guère aux autres.

– Et quel âge avons-nous ? reprit Gilles Macé d’un ton si paternel, que nous fûmes touchés jusqu’à l’âme. – Douze à treize ans, la gentille poulette… seize ans, le beau garçon… Ah ! dame ! j’ai été jeune aussi un temps qui fut… si j’en avais su aussi long qu’aujourd’hui !… Mais vous ne pourrez pas faire que les jeunesses écoutent ceux qui ont de l’âge… C’est égal, je m’intéresse à vous, mes bénis enfants, et je veux vous donner un conseil : si quelqu’un de ceux-là qui sont au bout de la table voulait faire amitié avec vous, méfiance !

Il avait baissé la voix et ses yeux roulaient sous ses sourcils grisâtres. Nous devinâmes tout de suite, Gustave et moi, qu’il y avait là près de nous quelque grand danger, que notre inexpérience seule nous empêchait de voir. Nous regrettâmes d’avoir franchi le seuil de ce repaire ; – mais il était trop tard. L’effroi que je vis dans les yeux de Gustave augmenta le mien.

– Méfiance ! répétai-je en me tournant vers notre voisin, – et pourquoi ?

– Je ne suis pas avec eux, au moins ! protesta vivement le bon père Macé ; mais on ne peut pas coucher dehors, pas vrai, parce qu’il y a des mauvaises pratiques dans une auberge ?

– Qui sont donc ces gens ? demanda Gustave.

Le père Macé se rapprocha et baissa la voix encore plus. Il me sembla que son regard se fixait sur la chemise que Gustave avait nouée en sacoche pour porter nos sous.

– Quant à dire du mal de quelqu’un, reprit le bonhomme, jamais !… Chacun vit à sa guise, pas vrai ? et le mieux est de ne pas s’occuper des affaires des autres… Ces gens-là sont ci et ça, mie et croûte, quoi ! ça les regarde… pas vrai ?… Voilà Perrin Doulais, le grand qui tient le manche de son fouet… c’est un chrétien… mais j’ai ouï dire qu’il ne fait point bon le croiser à la brune dans une basse route…

– Comment !… nous écriâmes-nous tous deux à la fois.

– Chut ! chut ! fit le père Macé ; – on jase, pas vrai ?… Voici là-bas la Michonne, celle qui met son nez dans son écuelle… Quand elle est dans une auberge avec son compère Pachu, – le gros de droite, – je n’aimerais pas coucher seul, la clé sur la porte.

– Pas possible ! fit Gustave.

Moi, la frayeur me prenait pour tout de bon.

– Oh ! dame ! continua le brave homme, c’est une idée à moi, pas vrai ?… L’autre femme, la Provans, pour ce qui est de celle-là, je voudrais bien de ses rentes, mais point de son métier… Quoique ça, que si on écoutait toutes les mauvaises langues…

– Quel est donc son métier ? interrompit Gustave.

– Vous saurez ça quand la barbe y sera, mon ami béni.… On ne dit pas tout, pas vrai, devant les poulettes ?… Tenez, le gros sans-souci de Guillou, celui qui est derrière la Provans, en voilà un qui ne se fait pas de mauvais sang !… Depuis vingt-cinq ans qu’il est maigrisseur, il a acheté bien des lopins de terre…

Le maigrisseur est un voleur de bestiaux, mais ce n’est pas un voleur ordinaire. Pour être maigrisseur, il faut un établissement, une ferme, des étables. L’état consiste à dénaturer un cheval enlevé, à l’aide de la diète et de la séquestration. Un bon maigrisseur pourrait vous revendre à vous-même la propre génisse qu’il vous a pipée, et vous n’y verriez que du feu.

– Et celui qui vient après, demanda Gustave, est-ce aussi un maigrisseur ?

– Non fait !… c’est Mahouriaux du bourg de Presle… un fin teindeur, ou je ne m’y connais pas, par exemple !… N’y a pas de bête de réforme avec lui, tant il sait bien rébouir la marque !

Le teindeur est un larron qui enchérit sur l’art du maigrisseur : il change le poil des bêtes au moyen de teintures et caustiques. Rébouir la marque, c’est coller du poil aux endroits où le fer chaud des commissions de remonte a cautérisé les chevaux réformés.

– Mais c’est donc ici une caverne de brigands ! s’écria Gustave.

– Allons-nous-en, mon parrain ! Allons-nous-en bien vite ! ajoutai-je.

Le regard du père Macé caressa notre sacoche.

– Quand on a de quoi comme ça, murmura-t-il, la grande route est encore moins sûre que l’auberge.

Cet entretien avait coupé notre appétit. Je regardais le père Macé avec de grands yeux épouvantés. Gustave murmurait :

– Si la route n’est pas sûre et que nous soyons dans un coupe-gorge, comment faire ?

Le bonhomme se mit à rire tout doucement.

– Comme ils y vont, les bénis enfants ! dit-il ; un coupe-gorge !… Parce que voilà quinze ou seize bons lurons qui gagnent leur vie comme ils peuvent… les affaires sont si crevantes depuis le temps !… Mais ils n’ont peut-être pas vu c’te sacoche…

Gustave posa ses hardes dessus.

– Hi ! hi ! fit le bonhomme, moi j’aurais commencé par là… mais l’expérience ne vient pas comme ça avant les grosses dents… Pas vrai ?

– Mais si on se confiait à la maîtresse de l’auberge ? murmura Gustave.

– La maman Guénée, repartit Gilles Macé qui sourit en se grattant l’oreille, c’est peut-être des histoires ce qu’on raconte sur elle… le monde sont si bavasses !… Quoique ça, elle n’a jamais été en prison qu’une fois…

– Elle a été en prison ! m’écriai-je en repoussant mon assiette.

– Chut ! chut !… rien qu’une fois… et les juges peuvent se tromper, pas vrai ?… Mangez et buvez, mes bénis enfants, ce que vous laisserez, vous le paierez tout de même.

Nous n’avions plus faim. L’idée que nous étions entourés de malfaiteurs nous serrait l’estomac. Je glissai un coup d’œil vers la cheminée où l’immense aubergiste brûlait la semelle de ses sabots. Tous les crimes, tous, étaient sur ce visage écarlate et huileux.

– Ah ! ah ! fit Gilles Macé, qui versa le restant de sa chopine dans son verre ; – ils en ont fait de belles à la foire d’aujourd’hui… Mais ça les regarde, pas vrai ?… La Guenée est d’ensemble avec eux, on dit ça… Moi, je n’en sais rien…

– Mais pourquoi, l’interrompis-je saisie par une pensée soudaine, pourquoi êtes-vous descendu à cette auberge, vous qui la connaissez si bien ?

Il cligna de l’œil, et regarda Gustave comme pour s’adresser à son intelligence supérieure.

– Pourquoi se met-on les pieds dans l’eau pour passer la rivière où n’y a point de pont ? murmura-t-il, quoique ça qu’il y a une autre auberge deçà du bourg… Mais, comme l’on dit, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois… L’autre aubergiste a été trois fois ès assises.

Voilà un pays que ce bon bourg de Viessois !

– Tu sens bien, Suzanne, – me dit Gustave, – que si M. Macé avait pu faire autrement…

– Pas vrai ? interrompit le bonhomme ; c’est-il pas tout clair ? Vous avez compris ça, vous, jeune homme, parce que vous ferez un futé compère quand l’âge y sera… Je m’y connais !

Gustave était désormais tout acquis au père Macé, à cause de la distance qu’on mettait entre nous. Gustave était bien aise de ressaisir la supériorité que ma vaillante entrée à l’auberge lui avait enlevée. J’avoue que je crus découvrir en ce moment je ne sais quels reflets sournois sous la paupière clignotante du bonhomme ; mais tous ces brigands qui faisaient orgie à l’autre bout de la table et cette criminelle aubergiste, assise sous le manteau de la cheminée, m’occupaient trop pour que je pusse réfléchir.

– Au fond, reprit le bonhomme, ça ne me fait ni chaud ni froid qu’on vous dévalise, pas vrai ?… C’est donc la bonté de mon âme, et puis voilà… Ce que je vous en dis, vous ne me le paierez pas… Mais, dès que je vous ai vus, j’ai pensé : voilà deux amours avec un sac où y a de quoi ; on va les lever ; c’est chiennant ?… Je suis comme ça ; quoique j’aie déjà pas mal souffert du bien que j’ai fait, je ne me corrige pas… Je me suis donc approché de vous, joint à ça que je connaissais votre père… Il y a moyen de moyenner, voyez-vous ; j’ai ma chambre ici, parce que j’y viens tous les jours de foire ; elle ferme bien ; j’ai fait mettre deux verrous… et puis, d’ailleurs, je ne voyage jamais sans mes deux chiens de garde…