Le mors aux dents - Henry Gréville - E-Book

Le mors aux dents E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Quant à Célie, elle trouvait Valéry beau garçon, aimable, amusant. Une sorte de réserve instinctive l'avertissait pourtant qu'il n'aurait guère avec elle de côtés communs dans l'esprit, mais tout cela n'est que billevesées sentimentales, et dans la maison de son oncle chacun était fort en garde contre ces rêveries romanesques, ces prétextes à déclamations, dont les poètes et les romanciers, gens pratiques, tirent d'ailleurs de bons écus sonnants, mais qui sans cela n'auraient point de raison d'être. Pendant que Célie terminait sa toilette de voyage, sa petite soeur Antoinette, blottie au fond d'un canapé, la regardait les yeux gros de larmes. C'était une fillette de douze ans, grande pour son âge, élégante et mince, aux bras trop longs, aux jambes trop maigres, mais tout cela deviendrait un jour gracieux et souple. Vêtue de bleu pâle, ses grosses boucles cendrées emmêlées et brouillées sur ses épaules, elle rongeait son petit mouchoir pour étouffer ses sanglots.

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Le mors aux dents

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIPage de copyright

Henry Gréville

Le mors aux dents

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Hauts de plafond, somptueusement meublés, peuplés de tableaux illustres chèrement disputés dans les ventes les plus célèbres de l’hôtel Drouot, les salons de Maxand Louvelot se désemplissaient sans trop de hâte. L’intermède musical venait de se terminer, les artistes s’étaient retirés, et les hommes s’esquivaient discrètement. Dans le premier salon, on entendait déjà, chaque fois que la porte s’ouvrait pour laisser sortir quelqu’un, les explications à haute voix de ceux qui réclamaient leur paletot, affranchis des bienséances sévères pour avoir fait un salut et tourné les talons.

Au fond du troisième salon, à l’entrée de la salle de concert, Maxand Louvelot, lui-même, distribuait des sourires et des poignées de main à tout ce monde d’amis plus ou moins sincères, et d’envieux non patentés, mais néanmoins garantis, qui ne manquent jamais à une soirée de contrat. La grandeur du financier lui assurait en une telle circonstance l’assemblée la plus brillante qui se puisse réunir, dans un milieu où tout est éblouissant.

Les femmes décolletées, traînant derrière elles, avec grâce ou pesanteur, suivant leur nature, les plis de leurs jupes de brocart, s’attardaient autour des tables où s’étalaient les présents faits à la fiancée. Elles se penchaient, pour les examiner curieusement, sur les écrins où étincelaient les diamants irréprochables, sur les perles, qui dissimulaient leurs moelleuses rondeurs entre des rainures de velours bleu, sur les dentelles pliées avec une fausse modestie dans les boîtes de santal, capitonnées de satin aux couleurs tendres, et parfumées d’essences rares.

Les amies, jeunes et vieilles, celles-ci avec l’air protecteur des femmes qui ont vu mieux que cela, les autres avec la pointe de sarcasme sous-entendu que fournit la jalousie bien aiguisée, approuvaient les bijoux et les dentelles, réservant pour la fin le dernier mot, qui, sans paraître y prendre garde, détruisait l’éloge élégamment formulé.

D’un air ennuyé, les maris se tenaient debout, changeant de pied de temps à autre, et causaient à bâtons rompus, sans chaleur et sans conviction, dissimulant avec politesse un bâillement derrière leur chapeau de soirée, et attendaient que les femmes eussent fini d’inventorier la corbeille ; peu à peu, par couples ou par groupes, les attardés finirent par se rencontrer dans le dernier salon.

La gentille fiancée, vêtue de rose très pâle, décolletée pour la première fois de sa vie, avait, sans le savoir, laissé un peu glisser de ses épaules la robe lâche qui encadrait si joliment sa petite poitrine fine, pure et délicate. Une branche d’églantier, jetée au travers, semblait rattacher à l’étoffe soyeuse la chair d’un rose nacré.

Toute souriante, elle prenait congé des amis de son oncle, et, dans l’effusion de son petit cœur, elle remerciait ceux qui avaient bien voulu prendre la peine de se déranger pour elle.

C’est qu’elle le croyait vraiment ! Elle se croyait l’obligée de ces gens venus pour entendre chanter des romances à cent louis la pièce, dans un décor qui valait plusieurs millions ! Elle se figurait que sa mignonne petite personne avait pesé de quelque poids dans la démarche de ceux qui tenaient à figurer le lendemain dans les journaux mondains, comme ayant assisté à « la brillante soirée que donnait, en son hôtel du parc Monceau, le célèbre financier Maxand Louvelot, pour la signature du contrat de sa charmante nièce, mademoiselle Célie Louvelot, qui épousait M. Valéry Dornemont ».

M. Valéry Dornemont distribuait aussi des sourires et des poignées de main. Grand, déjà un peu gros, mais portant beau, les cheveux et la moustache très noirs et brillants, les yeux bleus, vifs et assurés, il représentait un superbe fiancé. Sa mignonne future paraissait un peu bien frêle auprès de lui, mais ceci n’est pas fait pour inquiéter ceux qui savent combien peu d’années suffisent pour changer en une opulente matrone le frêle roseau du jour des noces. D’ailleurs, M. Valéry Dornemont semblait ne rien craindre jamais ni de personne : la vie jusque-là n’avait eu pour lui, disait-on, que des sourires.

Enfin, il ne resta plus dans le salon que quatre ou cinq vieux amis et parents, dont deux dames. L’une d’elles, la plus jeune, – et elle avait bien cinquante ans, – mit sur les deux joues de Célie un baiser qui n’avait rien d’officiel.

– Tu tombes de fatigue, mon enfant, lui dit-elle, va bien vite te coucher.

– Je ne suis pas fatiguée, répondit Célie, dont les yeux se fermaient malgré elle : il me semble seulement que je fais un rêve, et que la terre est comme de la ouate sous mes pieds.

– Pauvre mignonne ! fit madame Haton en la regardant avec compassion. Es-tu contente, au moins ?

– Mais oui ! dit Célie, dont les yeux papillotaient de plus en plus.

– Heureuse ?

– Mais oui ! répéta la jeune fille du même ton placide, avec le même sourire endormi.

Madame Haton la regarda plus attentivement, et une lueur d’inquiétude passa dans ses yeux.

– Allons, tant mieux, fit-elle en l’embrassant encore une fois. Bonne nuit et grand bonheur je te souhaite.

M. Valéry Dornemont se pencha sur la main gantée de sa fiancée et y déposa le baiser qui constituait ses droits, puis il serra la main de Maxand Louvelot et sortit.

Sa voiture l’attendait, il la renvoya. Après cette lourde soirée de paroles banales, de sourires officiels, il avait besoin d’ouvrir ses poumons et de respirer à l’aise.

La nuit de mars était belle, mais fraîche. Il marcha assez lentement d’abord, puis plus vite ; tant d’idées bouillonnaient dans sa tête, qu’il avait besoin d’activité pour n’en être pas suffoqué.

Au coin de la rue Laffitte, comme il passait sous les fenêtres éclairées de la Maison d’Or, il fut brusquement interpellé par un ami qui en sortait.

– Dornemont, à cette heure-ci, le chapeau-claque à la main, car remarque, mon cher, que tu es nu-tête comme un simple poète en flagrant délit de vers !

Le fiancé de Célie s’arrêta net et remit son chapeau.

– D’où peux-tu bien venir comme ça ? demanda l’autre d’un air railleur.

– Je viens... je viens de signer mon contrat de mariage, répliqua Valéry.

– Ah bah ! Et tu ne m’as pas invité ? Ingrat !

– J’ai oublié, fit négligemment Dornemont.

– Oh ! je te pardonne ! Ça devait être assommant, dis ?

Le fiancé fit un signe d’affirmation très énergique.

– Et pourquoi, diable, te maries-tu ? C’est ça qui va te changer !

– Pas tant ! répliqua Dornemont ; puis, avec une sorte de surexcitation, il continua : Vois-tu, il me fallait le mariage. Les affaires, c’est très bien, mais, tant qu’on n’est pas marié, on n’a pas ce qu’on appelle une assiette ; on ne peut pas recevoir chez soi, montrer un intérieur... Ce n’est pas seulement la fortune qui vous pose, mais la femme...

Réprimant une mauvaise plaisanterie qui lui venait trop facilement aux lèvres, Roquelet regarda son ami dans les yeux.

– Oui, dit-il, la femme, mais la fortune aussi. Ce n’est pas à moi que tu diras le contraire.

– Soit, fit brièvement Dornemont ; la fortune, il me faut la fortune, en effet ; rien n’est solide en affaires, excepté une belle dot qu’on a en portefeuille...

– Quand elle y reste...

– Qu’elle y reste ou qu’elle n’y reste pas. Un million, c’est un tremplin, vois-tu !

– Un tremplin, tu dis bien, répéta Roquelet. Mais tâche de ne pas sauter trop haut.

Dornemont haussa les épaules.

– Sauter haut ? dit-il, mais il n’y a que cela qui vaille la peine ! Est-ce que tu te figures que je peux vivre comme un bon cheval de charrue qui, le nez en terre, trace son petit bonhomme de sillon ? Ce qu’il me faut, c’est la grande course, l’espace, les obstacles, le poteau d’arrivée et les ovations du public ! Gladiateur, mais pas Coco, pas le cheval de fiacre, oh ! non.

Il avait la fièvre et parlait bas, les dents serrées, comme un homme qui parlerait haut.

– Et ta future, qu’est-ce que tu en fais, là-dedans ?

– Je l’adore ! elle est délicieuse, mon ami ! Elle a l’air d’une perle rose dans un écrin de satin noir. Je l’adore. Ah ! je vais être bien heureux !

– Toi ? je n’en doute pas. Eh bien, si j’ai un conseil à te donner, c’est d’aller te coucher ; tu as l’air d’être gris, mais je veux croire que c’est de bonheur !

– Me coucher ? Je meurs de faim et de soif. Entrons là-dedans. As-tu soupé ?

– Non, j’étais venu voir si je rencontrerais là quelque figure de connaissance, mais ce soir il n’y a personne.

– Eh bien, tant mieux, nous causerons. Ah ! mon cher, à présent, le monde m’appartient !

Et ils entrèrent dans le restaurant.

II

Valéry Dornemont était en effet de ceux à qui tout semble réussir. Quand il était tout enfant, personne ne savait lui résister, tant il apportait à ces prières de grâce câline et séductrice ; ce petit garçon à l’air décidé prenait alors des attitudes de fillette émue, des inflexions de voix d’une tendre délicatesse qui étonnaient toujours, même quand on les connaissait depuis longtemps.

Devenu plus grand, il renonça à cette dépense de gracieusetés, qui parfois lui avait valu de solides railleries de la part de ses camarades ; il prit alors un ton léger qu’on pouvait interpréter, soit comme une ironie, soit comme un véritable détachement. N’ayant pas l’air de tenir à ce qu’il demandait, il l’obtenait avec d’autant plus de facilité.

Près des femmes seules, il conserva sa séduisante câlinerie qui prenait même les plus raisonnables par un certain côté de tendresse presque enfantine, contre laquelle bien peu savent se défendre. D’ailleurs, celles qu’il attaquait principalement n’avaient rien à garder et pas la moindre envie de résister.

Sa mère l’adorait ; elle le gâta tant qu’elle put et mourut jeune, avec le regret de n’avoir pas su le rendre plus heureux encore. Son père, homme sans énergie, grand amateur de bons sentiments, beau parleur, pourfendeur de moulins à vent, quand il s’était assuré que ces moulins ne tournaient pas, son père n’avait pu avoir sur lui que la plus fâcheuse influence.

Tantôt indulgent aux fautes de Valéry jusqu’à la plus complète faiblesse, tantôt sévère mal à propos comme tous ceux qui ne connaissent aucune règle, il habitua son fils à se laisser guider par sa fantaisie, quitte à se retrancher derrière des mensonges lorsque Valéry croirait dépassée la limite pourtant bien large de l’indulgence paternelle.

Le père, qui n’était pas absolument aveugle, s’apercevait bien que son fils lui dissimulait souvent la vérité, mais il aimait si peu sévir qu’il se sentait plein de clémence pour le mensonge grâce auquel il pouvait se dispenser de gronder. C’est ainsi que M. Valéry Dornemont atteignit sa vingtième année.

Juste au moment où le père se disait que le temps était venu de mettre un peu de plomb dans la cervelle de son fils, il mourut subitement. Au fond, si cet aimable viveur avait pu choisir sa fin, c’est celle-là qu’il eût préférée : au lendemain d’une partie de plaisir, sans inquiétude et sans souffrance, sans préoccupation de l’avenir pour son cher enfant.....

Valéry en éprouva un chagrin très réel, car il aimait sincèrement ce père si bon camarade avec lequel il s’entendait presque toujours et ne se querellait jamais plus de cinq minutes. Sa douleur ne lui fut d’ailleurs pas inutile, car il sut se faire plaindre par les femmes, et sa situation d’orphelin désespéré lui valut quelques cœurs honnêtes jusque-là et que sans son deuil il n’eût probablement pas obtenus. Le propre de Valéry Dornemont, très inconsciemment quand il avait seize ans et très habilement dès qu’il en eut vingt, était de tirer parti de tout. Or, on ne reste pas orphelin tous les jours ! Et puis tout cela prenait naissance dans de si nobles sentiments !

Cet orphelin venait pourtant d’entrer en possession d’un joli capital : il n’en eut pas plutôt mangé une moitié, qu’il s’inquiéta du sort de l’autre. Le sentiment pratique qui le guidait en toutes choses lui inspira diverses réflexions, qui, d’ailleurs, tendaient toutes au même but.

Vivre de son revenu – quel revenu ! vingt-cinq mille francs de rente ! – absurde et déraisonnable ! quand on s’est mis sur le pied de ne rien se refuser pendant les trois plus belles années de la vie d’un homme. C’était la misère ! Donc, il n’y avait même pas à y songer.

Travailler était hors de question. Travailler à quoi ? Valéry ne savait rien faire, et, de plus, avait toute sa vie éprouvé une sainte horreur de tout ce qui contraint. Or, le travail est la chose la plus exigeante qui soit au monde. Donc, point de travail.

Épouser une héritière ? certainement ! Mais le plus tard possible. Valéry n’entendait point s’enfermer dans le mariage, alors que tout le contraire du mariage lui faisait une existence si délicieuse.

Restait alors ce qu’on a si plaisamment appelé l’argent des autres. Valéry se sentait la force de faire travailler ce capital-là ! il tenta une petite affaire, sage et timide, qui lui rapporta une trentaine de mille francs. Une autre, plus hardie, fut d’un produit double.

– Vive l’argent des autres ! s’écria le jeune homme. Il avait trouvé sa vocation.

Il se mit alors à acheter et à vendre de tout : des terrains vagues, du blé, des maisons de campagne, des huiles d’olive, des bois de construction, des vins d’Espagne, un navire de guerre, un brevet pour la canalisation de l’Orénoque, en un mot tout ce qui peut s’acheter ou se vendre. Parfois il gagnait peu ou rien, mais parfois il ramassait un tel coup de filet, qu’il en restait lui-même ébloui.

On s’habitue vite à remuer de grosses sommes d’argent, et plus encore à les dépenser. Cependant Valéry possédait une prudence instinctive qui le mettait à l’abri des gros déboires. De plus, il se gardait bien de dire quand il avait fait une mauvaise affaire, et, tout au contraire, jetait l’or par les fenêtres quand il avait réussi. On prit bientôt l’habitude de l’appeler Dornemont le chançard. En effet, il était heureux : il avait pu arranger sa vie comme bon lui semblait ! N’est-ce pas le premier des bonheurs pour quelqu’un qui ne fait pas grand cas des joies intimes ?

Tous les bonheurs, ce Dornemont ! Voilà que ce vieux matois de Maxand Louvelot l’avait agréé pour le mari de sa nièce, la jolie Célie, qui pouvait prétendre à de plus riches partis.

– Plus riches, oui, répondit victorieusement Valéry, mais pas plus brillants ! Et d’ailleurs, Louvelot, qui a commencé plus modestement que moi, Louvelot sait ce que c’est que la chance, et l’apprécie.

Il parlait sur le perron de la Bourse, avec deux ou trois amis, et ses yeux bleus erraient de tous côtés à la recherche instinctive d’une opération, car les opérations sont des vapeurs légères qui flottent entre trois et six heures sur la place de la Bourse, où il fait bon les saisir d’un geste adroit, – un peu comme on attrape les mouches.

– Tiens, continua Valéry, en voilà un qui ne m’aime pas.

Il indiquait à Roquelet un grand garçon mince, au visage fin, au teint ambré, qui passait au bas du perron.

– Moilly ? et pourquoi ? demanda Roquelet.

– Je n’en sais rien... ou peut-être que je le sais, ajouta-t-il en riant, mais je ne vous le dirai pas.

– Question de femme alors ?

– Peut-être.

L’air vainqueur de Dornemont se communiquait, quoi qu’on en eût : le petit groupe regarda le vaincu avec quelque commisération.

– Il est pourtant très bien, ce garçon, dit Roquelet. Vous ne devez pas courir le même gibier.

Dornemont ne parut pas avoir entendu, mais il sourit dédaigneusement. Quand son ami lui lançait quelque brocard, il faisait le sourd. C’est une grande force de n’entendre que ce qui peut vous être agréable, et Dornemont était très fort.

– Ah ! pensa tout à coup Roquelet, qui avait observé ce sourire, j’y suis... Moilly voulait épouser la petite Louvelot, et Dornemont a pris les devants... Toujours chançard, Dornemont. Mais la petite ?

Son regard alla deux ou trois fois de son camarade à celui qui s’éloignait sans les voir, et, pour conclure sa méditation, il se répéta à lui-même :

– Toujours chançard, Dornemont, – mais la petite, je ne sais pas ! Dis donc, fit-il à Valéry qui descendait une marche, tu l’aimes toujours, ta future ?

– Parbleu !

– Et elle ?

Dornemont sourit d’un air de pitié.

– Puisqu’elle m’a accepté ! elle avait le choix ! dit-il d’un ton de commisération pour la pauvreté d’esprit de son ami.

– Oui, j’entends, vous faites tous les deux un mariage d’amour ; alors, mes compliments.

Le mariage eut lieu la semaine suivante, à Saint-Augustin. Il y avait pour beaucoup d’argent, de fleurs, de bougies, de suisses, de hallebardes, de tapis, de musique et de pauvres méritants à la sortie. Ce fut ce qu’on appelle un mariage magnifique, un mariage de carême, avec des dispenses, et tout ce qui peut coûter encore plus cher que le plus beau mariage de première classe.

Au défilé dans la sacristie, Roquelet regarda attentivement la petite mariée qui, toute mignonne et toute rose sous son voile, souriait à tous, doublant la grâce de son sourire par celle du regard de ses beaux yeux noirs, doux comme ceux d’une biche. Valéry, par aventure, se pencha vers elle pour lui dire un mot.

– Mon ami s’est vanté, pensa Roquelet, qui était philosophe par tempérament : sa femme ne l’aime pas, mais elle est exquise. Chançard tout de même, Dornemont !

III

Après la réception qui suivit la cérémonie, à l’hôtel de Maxand Louvelot, Célie monta dans sa chambrette afin d’y revêtir son costume de voyage. Son petit cœur battait un peu, mais elle ne se livra à aucun des épanchements chers aux âmes sensibles, interdits aujourd’hui par les lois du bon ton. En quittant l’hôtel de son oncle, Célie n’abandonnait pas « l’asile de ses premières années », elle quittait simplement une maison plus somptueuse qu’hospitalière, où depuis six mois, sous la direction d’une vieille dame, mi-institutrice, mi-demoiselle de compagnie, elle avait vécu, apprenant à monter à cheval le matin, et de temps en temps, le soir, vers minuit, allant à quelque bal avec le vieux financier, que cette corvée ennuyait fort.

– Il faut pourtant que je la marie, disait-il avec une résignation ironique.

Célie, qui était une personne délicate de sentiments et fine de perceptions, avait senti qu’il serait extrêmement impoli de sa part de ne pas se marier le plus vite possible, afin de ne pas imposer plus longtemps un tel surcroît de devoirs à un homme déjà si occupé.

Elle accepta donc, non pas le premier prétendant qui se présenta, car Maxand Louvelot avait reçu plus de dix demandes sans même juger opportun d’en faire part à sa nièce, mais le premier qu’il eût jugé digne d’être proposé à l’examen de la jeune fille.

Pourquoi le rusé brasseur d’affaires avait-il pris à gré son jeune émule ? Probablement parce qu’il avait retrouvé en lui quelques-unes de ses propres qualités, et peut-être de ses défauts. Nous aimons assez les gens qui nous ressemblent : s’ils ont des vertus, cela nous flatte ; s’ils ont des défauts, eh ! mais, cela nous justifie !

C’est donc par sympathie personnelle que Louvelot fit son neveu de Dornemont. Quant à Célie, elle trouvait Valéry beau garçon, aimable, amusant. Une sorte de réserve instinctive l’avertissait pourtant qu’il n’aurait guère avec elle de côtés communs dans l’esprit, mais tout cela n’est que billevesées sentimentales, et dans la maison de son oncle chacun était fort en garde contre ces rêveries romanesques, ces prétextes à déclamations, dont les poètes et les romanciers, gens pratiques, tirent d’ailleurs de bons écus sonnants, mais qui sans cela n’auraient point de raison d’être.

Pendant que Célie terminait sa toilette de voyage, sa petite sœur Antoinette, blottie au fond d’un canapé, la regardait les yeux gros de larmes. C’était une fillette de douze ans, grande pour son âge, élégante et mince, aux bras trop longs, aux jambes trop maigres, mais tout cela deviendrait un jour gracieux et souple. Vêtue de bleu pâle, ses grosses boucles cendrées emmêlées et brouillées sur ses épaules, elle rongeait son petit mouchoir pour étouffer ses sanglots.

– Antoinette, chérie, ne pleure pas comme cela, dit la jeune mariée en se tournant vers elle ; ce n’est pas raisonnable ! On dirait que tu conduis mon deuil ! Si tu n’es pas plus aimable, comment veux-tu que je demande à mon mari de te faire sortir pour les vacances ?

Antoinette se jeta au cou de sa sœur.

– C’est que je me rappelle le chagrin que j’ai eu quand tu as quitté le couvent, et que j’y suis restée seule ! Il faut que j’y retourne à présent ! Si tu crois que c’est gai !

Célie embrassa maternellement la petite fille.

– Eh bien, tu y retournes ; nous y sommes retournées ensemble bien des fois, j’en suis sortie, je suis mariée ; un jour, tu feras comme moi, et nous aurons toute la vie pour être heureuses !

Antoinette sourit à cette perspective.

– La voiture de madame est avancée, dit la femme de chambre.

Madame Haton entra.

– Allons, Célie, il faut descendre. Antoinette, je t’emmène finir la journée avec moi. Ton oncle y consent. Tu trouveras mon gamin de neveu, et, si tu pleures, il se moquera de toi, car tes larmes ne sont pas celles d’une grande fille déjà raisonnable.

Les deux sœurs jetèrent à leur vieille amie un regard de reconnaissance, et Célie sentit son cœur soulagé. Ses yeux firent une dernière fois le tour de la chambre en désordre, puis, sans regret, mais sans impatience, elle descendit l’escalier d’un luxe royal. Les embrassades furent bientôt terminées, et la voiture des nouveaux mariés quitta le perron. Célie, se penchant encore, vit à la fenêtre du premier salon Antoinette, son mouchoir à la main ; mais le bon visage de madame Haton se montrait tout auprès, et le dernier coup d’œil de la jeune femme fut récompensé par deux sourires.

Le but du voyage de noces n’était guère éloigné. C’était le petit château de la Prée, dans les environs de Chantilly. Deux excellents trotteurs eurent vite franchi la distance. Appuyée contre un coussin dans la moelleuse Victoria, Célie n’eut guère le temps de voir autre chose que les arbres dont les branches grêles se détachaient sur le ciel capricieux d’avril.

Un peu de soleil, les ombres rapides de quelques nuages courant sur les prés semés de boutons d’or, des feuillages jaunes encore et timides, frisottant sur le réseau délié des rameaux, voilà ce que regardaient les yeux de la jeune mariée. Le bruit des roues sur le sol ferme, le claquement régulier des fers des chevaux, parfois un cliquetis de harnais, voilà ce qu’entendaient ses oreilles. Elle sentait bien tout près d’elle un homme assis, qui était son mari, mais ce voisinage l’inquiétait.

L’inquiétude, une inquiétude croissante, telle était en effet la sensation qui dominait toutes les autres dans l’esprit de Célie. Elle se sentait emportée par un irrépressible courant vers des choses qui lui inspiraient une sorte d’effroi. Sa bravoure instinctive l’empêchait de témoigner aucun trouble : elle se roidissait contre elle-même, de peur de laisser deviner sa frayeur réelle, et s’efforçait de paraître indifférente.

Son mari lui parlait, mais peu, et de choses banales. Le cocher et le valet de pied, assis sur leurs grandes livrées soigneusement pliées, qui retombaient du siège, devaient avoir l’oreille tendue aux paroles de ces nouveaux mariés, et pour rien, rien au monde, Dornemont n’eût voulu prêter à rire aux plaisants de l’office.

Ils arrivèrent enfin ; le petit château Louis XIII était tout à fait avenant dans son décor d’arbres toujours verts, aux masses imposantes, et de feuillages légers, encore à peine déroulés. Le personnel rangé au bas de l’escalier s’inclina sur le passage de madame, et Célie monta les quinze marches de pierre au bras de son mari, avec la sensation d’une chose déjà vécue. Était-ce dans les livres ou dans ses rêves qu’elle avait vu monter ainsi vers l’inconnu, comme dans une glorieuse apothéose, les jeunes femmes mariées le matin même ?

L’ameublement était coquet, trop neuf, et visiblement frais émoulu des mains du tapissier. La Prée était une propriété presque neuve, où l’on n’avait point demeuré pour ainsi dire ; elle avait passé de mains en mains sans qu’aucun acheteur eût eu le temps d’en jouir et de s’y plaire. Les arbres et le parc s’en étaient bien accommodés jusqu’au jour où Dornemont, songeant à se marier, s’était réservé comme une bague au doigt cette prime sur une vente considérable.

Le dîner fut rapidement servi, et pour ainsi dire exécuté. Dornemont, très gourmet, et même gourmand d’ordinaire, sentait l’appétit lui manquer : la gracieuse petite personne qui lui faisait vis-à-vis lui imposait une sorte de réserve presque gênante. Il ne savait trop, sans s’en rendre compte, s’il pouvait se mettre à son aise, comme chez lui, ou si, pour ce premier jour, son devoir était de ressembler à un homme qui dîne en ville. Pendant qu’il touchait du bout des dents aux mets qu’on lui présentait, sa mémoire lui rappelait méchamment, avec une fidélité désespérante, une interminable série de tête-à-tête dans les cabinets particuliers de tous les restaurants à la mode.

En avait-il vu défiler, de ces minois, et dans des décors à peu près semblables, qui ne différaient guère qu’en ce que la porte était à gauche ou à droite ! Presque pareils aussi, les minois ! Ils avaient beau être réguliers ou chiffonnés, possesseurs d’yeux bleus, gris ou noirs, les cheveux pouvaient être jaunes, cendrés ou bruns, c’était toujours, au fond, la même poudre de riz, les mêmes frisons cachant le front et raccourcissant le visage pour lui donner le même air de bestialité impudente ; c’étaient des femmes différentes, mais c’était toujours à peu près la même espèce de femmes.

Elles n’étaient pourtant pas toutes des déclassées, celles qui avaient dîné ou soupé avec Dornemont dans les cabarets de toute espèce : parmi celles-là, plus d’une s’était glissée en tremblant sous la porte banale, voilant son visage pâle de terreur et redoutant toute rencontre.

Dornemont avait eu des succès dans bien des mondes, et les petites bourgeoises n’avaient point manqué de charmes à ses yeux ; scrupuleux à sa façon, d’ailleurs, il ne s’attaquait point aux femmes de ses amis. Si l’on eût creusé au fond de cette vertu paradoxale, on eût trouvé ceci : les amis de Dornemont lui étaient tous utiles, car il n’eût point embarrassé son existence d’amitiés improductives, qui prennent du temps et sont superflues ; ce jeune sage s’attachait aux hommes qui pouvaient lui donner du lustre. Or, n’eût-ce pas été tout à fait inexcusable et ridicule que de compromettre des relations si profitables, soit par une querelle avec le mari, soit, quand il aurait rompu, par la haine de la femme abandonnée ? Et puis, trahir un ami, fi donc ! Un ami qui vous rend service, horreur ! Aussi, les amis de Dornemont l’invitaient-ils volontiers à dîner.

Mais envers ceux qui n’étaient point ses amis, il se croyait dégagé de toute retenue, et l’avait prouvé. C’est pourquoi, pendant cette heure solennelle de son dîner de noces, en tête-à-tête avec l’épousée du matin, Valéry voyait défiler dans sa mémoire imperturbable tant d’yeux de toutes couleurs, tant de bouches de toutes formes. En ne se laissant interrompre ni par le service muet et correct du valet de chambre, ni par les quelques paroles timides de la nouvelle mariée, ce défilé finit par rendre Dornemont nerveux. Le dessert terminé, il se leva, avec une sorte de hâte, et emmena la jeune femme dans le petit salon où le café fut aussitôt servi.

Pendant que, sous la lumière discrète et douce des bougies d’un lustre, Célie opérait gracieusement les petits mouvements de la maîtresse de maison qui offre du café, son mari la regardait et se demandait ce qu’il allait lui dire.

Une vraie jeune fille ! Point une de ces coquettes de profession, que dix ans de salons ont rendues aussi habiles que l’est un bon tireur après dix ans de salle, et qui savent aussi bien riposter que parer. Point une fausse ingénue, éclairée par l’expérience des autres sur les points obscurs de la vie des femmes, et plus versée dans la connaissance des hommes que ne le sont souvent des aïeules dont la vie se serait écoulée à l’ombre paisible des devoirs de la famille ; mais une vraie jeune fille, qui, si elle avait eu le malheur de perdre sa mère avant d’avoir douze ans, avait eu, comme compensation, l’inestimable bonheur de n’avoir point d’amies.

Point d’amies, pas de confidences, pas de curiosités perverses de petites filles, pas de chuchotements le soir dans les corridors, loin des oreilles des surveillantes ; rien que la routine des classes et les rêves innocents d’une âme qui s’éveille toute seule, sans que rien la fasse dévier, et qui s’en va dans l’azur comme ces fumées qui montent le soir, sur les grèves, en une colonne bleue toute droite, et qu’aucun souffle de vent ne rabat ni ne disperse.

L’âme de Célie était toute droite et montait naturellement vers les hauteurs ; c’est pour cela peut-être que Dornemont, sans rien deviner, d’ailleurs, se demandait ce qu’il allait lui dire.

Le cœur de Célie battait bien fort, elle attendait avec une impatience bizarre les paroles qu’il allait prononcer ; ce beau garçon, c’était son mari, celui qu’il lui était non seulement permis, mais ordonné d’aimer. S’il voulait l’aimer, elle, comme elle l’aimerait !

Elle sentait en elle des trésors de tendresse prêts à s’épancher. Si elle eût osé, elle lui eût parlé la première ; elle croyait bien avoir à lui dire des choses toutes nouvelles, que bien sûr il n’avait jamais entendues ; libre pour la première fois d’ouvrir son cœur sans contrainte, elle était obligée de se retenir pour ne pas laisser s’échapper tout ce qui s’était amassé pendant si longtemps dans le silence ; et puis, elle espérait... quoi ? L’amour ?

Ces joies délicieuses, ces émotions divines dont les poètes lui avaient parlé, c’était à elle ! elle allait tenir tout cela dans ses mains enfantines ; en y pensant, elle se sentait si heureuse qu’elle avait envie de pleurer.

Dornemont la regardait, et soudain le malaise qu’il éprouvait se changea en une grande secousse de passion. Ce petit être charmant était à lui ; on le lui avait donné, on ne pouvait plus le lui reprendre.

À un moment où, dans ses allées et venues par le salon, Célie passait près de lui, il la saisit par la main et l’attira sur le canapé où il s’était assis. Elle céda à son mouvement, et il garda dans la sienne la main glacée et un peu tremblante qu’il avait prise. Ils restèrent ainsi silencieux pendant un instant, elle, détournant son visage où la rougeur avait monté tout à coup ; lui, les yeux fermés, savourant une émotion intense qu’il n’avait jamais ressentie.

Et pendant ces courtes secondes, uniques dans leur vie, Célie sentait son cœur, son être tout entier se fondre dans la main qui tenait la sienne ; il lui semblait être suspendue par un fil très ténu entre le ciel et la terre et se rapprocher lentement du ciel, attirée par cette main toute-puissante. Elle n’eût pu définir les sensations qui la parcouraient et qui lui faisaient peur, mais cette frayeur était délicieuse, et la jeune femme se disait qu’après tout elle était mariée, et que c’était cela, l’amour.

– Célie ? dit son mari en l’attirant plus près, tu m’aimes ?

Elle ne put répondre, mais elle le regarda, et il vit dans ces yeux troublés qu’elle serait, s’il le voulait, son esclave. Alors, perdant la tête, il la baisa violemment, brutalement sur ses lèvres entrouvertes.

Elle prit peur, et jeta un cri. La commotion trop forte l’avait glacée, et elle s’était rejetée en arrière avec une sorte de frayeur, comme si elle avait subi le choc d’une rencontre avec une bête monstrueuse. Valéry, dégrisé, la regarda surpris ; elle avait eu vraiment peur, et se tenait debout, tremblante.

– Imbécile que je suis, pensa le jeune homme. Comme si je n’avais pas tout le temps ! – Voulez-vous faire un tour dans le parc, ma chère ? dit-il d’un ton calme ; la nuit n’est pas encore bien noire...

Il sonna et fit apporter le manteau de madame avec une mantille pour lui couvrir la tête, et ils sortirent tous deux.

La nuit, en effet, n’était pas bien noire, et ils marchèrent pendant une heure environ. Valéry avait regagné tout son sang-froid et su trouver maint sujet de conversation agréable et facile. Célie l’écoutait, tremblante encore, se demandant comment il pouvait être si calme, alors qu’elle était si bouleversée, ne comprenant plus rien à ce qui se passait au dedans comme au dehors d’elle-même.

Vers neuf heures, ils rentrèrent. Dornemont pria sa femme de lui faire un peu de musique ; elle s’assit sans mot dire, et joua son petit répertoire ; ensuite ils regardèrent des gravures, et enfin dix heures sonnèrent à la pendule Louis XVI.

– Vous devez être fatiguée, ma chère Célie, dit le jeune marié. Ne serait-il pas temps d’aller vous reposer ?

Soumise, comme toujours, elle se leva et monta l’escalier, tendu d’étoffes curieuses ; il montait derrière elle, un sourire aux lèvres. Devant la porte de sa chambre, elle s’arrêta indécise ; toujours souriant, il lui baisa galamment la main, et la quitta pour se rendre dans son appartement.

Elle entra chez elle et fit sa toilette de nuit, toujours préoccupée, passa un peignoir, puis congédia sa femme de chambre et s’assit près du feu qui flambait dans l’âtre.

Une grande mélancolie avait remplacé l’attente inquiète et joyeuse de ce jour ; elle semblait regarder en elle-même l’écroulement de quelque rêve fragile qui n’avait même pas été édifié jusqu’au bout, et une grande lassitude lui tomba sur le cœur.

Soudain elle pensa à sa petite sœur, qui avait tant pleuré en la voyant partir, et il lui parut qu’elle n’avait jamais montré à cette enfant combien elle l’aimait, pour elle d’abord, et puis pour leur mère envolée, qui les avait laissées orphelines. Sa pensée s’arrêta ensuite à cette mère, si peu connue, mais si tendrement regrettée.

– Ah ! si je l’avais encore, pensa la jeune mariée, elle m’apprendrait ce qu’il faut dire, ce qu’il faut penser...

Deux larmes roulèrent sur le peignoir blanc, et Célie les essuya lentement.

La porte s’ouvrit alors derrière elle, et son mari apparut.

– Ma petite femme à moi ! dit-il en la prenant dans ses bras pour l’emporter, pendant qu’il dévorait de baisers le jeune visage soudainement pâli.

Célie ferma les yeux et sentit une tristesse amère, insurmontable, s’étendre sur elle comme un linceul.

IV

Avant que le soleil filtrât à travers les persiennes, Célie avait acquis une triste certitude : si le mariage était l’amour, elle n’aimait pas son mari. Non seulement elle ne l’aimait pas, mais elle avait peur de lui, absolument peur.

La vie en se réveillant autour du château lui apporta un soulagement inexprimable. Il y avait autre chose dans l’existence que le mari ; il y avait tout ce qui la veille encore constituait le monde pour elle, tout ce qui continuerait à lui apporter quotidiennement des espérances, des joies – et des déceptions.

Pendant que Dornemont, en fredonnant, faisait sa toilette, dans son appartement, Célie, avec un frisson, essayait de chasser les souvenirs qui lui faisaient l’âme lourde et presque méchante. Avec un regret profond, qui la secoua jusqu’au fond d’elle-même, elle se rappela la courte minute où son mari avait tenu sa main sur le canapé du petit salon.