Le passé - Henry Gréville - E-Book

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Henry Gréville

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Beschreibung

C'est possible. J'avais vécu fort tranquille jusque-là, me croyant heureuse, lorsque je fis la découverte de mon indifférence à l'égard de M. de Grandpré. Bientôt après, je vis que M. de Tinsay m'aimait, et je sus enfin que je l'aimais. Ce n'est pas sans remords, croyez-le bien, ce n'est pas sans une horrible douleur qu'une femme pure voit dans son âme un amour illicite remplacer celui qu'elle a juré à son mari... Ce sont des combats, des terreurs, des angoisses dont vous ne pouvez pas vous faire une idée. Je souffris pendant plusieurs mois d'incroyables déchirements, mais la passion fut la plus forte. J'aimais M. de Tinsay d'un amour unique, absolu, et l'on eût dit que tous mes efforts pour étouffer cet amour n'avaient servi qu'à le rendre plus âpre et plus exigeant.

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Le passé

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIPage de copyright

Henry Gréville

Le passé

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

La main de Sylvain Marsac n’était pas tout à fait aussi assurée que de coutume, lorsqu’il poussa la porte vitrée du vestibule qui conduisait au grand escalier. Sous son tapis sombre, aux couleurs fondues, l’escalier lui-même était-il plus rude à monter que les autres jours ? Le timbre de la porte aux vantaux sculptés lui brûlait-il les doigts, qu’il se reprit à deux fois avant de le faire résonner ?

Une telle hésitation était rare chez Sylvain, et lui-même semblait s’en trouver décontenancé. Cet homme de quarante ans, – peut-être un peu plus, – bronzé par tous les soleils, aguerri à toutes les difficultés d’une vie périlleuse, n’était pas familier avec le doute et la timidité ; ceux-ci étaient des ennemis que le voyageur n’avait guère rencontrés.

Un instant, il fut pourtant sut le point de rebrousser chemin, mais il se raidit, et ses épais sourcils se froncèrent.

– J’ai promis, dit-il presque tout haut.

Il se découvrit, passa la main sur la forêt de cheveux drus et grisonnants qui couronnait son large front, remit son chapeau et sonna.

Le valet qui ouvrit le salua respectueusement, avec la nuance de bienséante familiarité permise à un vieux serviteur envers un hôte qui vient tous les jours. Sylvain Marsac lui donna son pardessus et passa outre, en homme sûr d’être bien accueilli.

Il traversa une salle à manger somptueuse où la vieille argenterie jetait des éclairs dans le noir des hauts buffets anciens. Le soir venait ; le mobilier du grand salon, de couleurs claires et délicates, semblait assombri par l’ombre crépusculaire ; au fond de l’appartement, une petite pièce tapissée d’étoffe d’un ton chaud et velouté paraissait par contraste avoir gardé les dernières lueurs du jour sur les ors des cadres, les facettes des girandoles en cristal de roche, et sur les menus objets qui font une demeure aimable.

Assise près de la fenêtre sur une chaise toute droite, la baronne de Grandpré lisait, penchée sur son livre, disputant les pages à l’ombre envahissante. Au bruit des pas de Marsac, elle releva la tête et posa son livre sur une table sans faire d’autre mouvement que d’étendre le bras.

Dans cette clarté indécise, sous les reflets du store de dentelle, sur ce fond obscur, la baronne était encore très belle, malgré ses quarante-huit ans. Les cheveux gris, qui formaient un diadème à sa tête hautaine, ajoutaient un charme adouci à la noblesse des lignes de son visage. Ses yeux foncés n’étaient pas durs quand ils se posèrent sur le visiteur, et elle lui tendit sa belle main avec un sourire affectueux.

– Vous avez bien fait de venir, dit-elle ; je me perdais les yeux à m’entêter sur ce livre.

– En vaut-il la peine ? demanda Marsac, après avoir baisé la main qui lui était offerte.

Il regarda la couverture du volume. C’étaient des vers, – des vers modernes, – où s’exhalait le cri d’une âme en détresse : surpris, il reporta son regard sur la baronne qui souriait encore d’un sourire un peu railleur, en se reposant contre le dossier de sa haute chaise.

– Cela vous étonne ? dit-elle. Je ne vous vois seulement pas. Voulez-vous sonner pour qu’on apporte les lampes ?

– Pas encore, répondit Sylvain. Si cela vous était indifférent, je préférerais ce demi-jour quelques instants de plus.

Elle se redressa tout à coup, et d’une voix brusquement changée :

– Vous avez quelque chose à me dire ? fit-elle, avec une étrange appréhension.

– Nous avons à causer ensemble, répliqua Marsac d’un ton calme.

Par un contraste assez naturel, en voyant la baronne se troubler, il avait reconquis son assurance.

Elle le regarda pendant le quart d’une seconde avec des yeux qu’il sentait, dans l’obscurité croissante, perçants et scrutateurs.

– Vous avez vu le baron ? fit-elle presque bas.

– Oui, madame ; je l’ai vu, ce matin.

– Il vous a chargé d’un message pour moi ?

– Pas précisément... Ce que j’ai à vous dire est bien délicat, chère madame... Si vous me questionnez ainsi, je ne pourrai jamais...

Elle se leva, déployant sa haute taille encore souple et fine ; d’un mouvement très noble, elle se dirigea vers la cheminée et sonna.

Le valet parut, portant deux lampes ; il en posa une sur la cheminée et l’autre au fond du petit salon, qui se trouva brillamment éclairé. La baronne s’assit de façon à mettre son visage en pleine lumière et indiqua à Marsac un fauteuil en face d’elle.

– Parlez, fit-elle simplement. En toutes choses j’aime la clarté.

Marsac n’avait pu se défendre d’un mouvement d’admiration en la voyant si brave, – et, faut-il le dire ? si belle.

Elle le lut sur son visage et sourit légèrement, car elle avait conscience de son impérissable beauté et ne faisait pas fi d’un tel hommage ; mais son angoisse involontaire résistait à ses efforts pour la surmonter, et le sourire trembla sur le coin de ses lèvres. Un léger mouvement d’impatience la trahit mieux encore, et Sylvain n’osa plus reculer.

– Mlle Gilberte va avoir dix-huit ans, cet été, si je ne me trompe ? dit-il.

La baronne fit un signe affirmatif sans cesser de le regarder.

– Vous aviez songé, continua-t-il, à la retirer du couvent lorsque ses études seraient terminées ?

Un nouveau signe lui répondit.

– Permettez-moi de vous poser une nouvelle question : Votre intention est-elle de prendre Mlle Gilberte avec vous ?

– Naturellement.

– Et de la présenter dans le monde ?

Les traits de la baronne se contractèrent péniblement.

– Vous savez, dit-elle, combien est restreinte la société que je vois. Quelques amies de ma mère qui m’ont gardé leur affection quand même, quelques parentes, deux ou trois femmes de bien qui ont pris mon parti en dépit de tout... et Dieu sait que, celles-là, je les en remercie ! Des hommes... des hommes âgés... Vous êtes le seul jeune parmi cette phalange.

– Avec mes cheveux gris ! fit Sylvain en riant d’un petit rire nerveux.

– Vos cheveux gris sont jeunes parmi ces cheveux blancs ! Et d’ailleurs, mon ami, ne vous en défendez point. Vous êtes jeune de cœur et d’années... Vous êtes le seul homme encore jeune qui pénètre ici...

– Voilà dix ans que vous m’avez honoré de votre confiance...

– Dites : mon amitié ; c’est la même chose. Eh bien, mon ami, voilà le monde dans lequel je présenterai ma fille.

– Et dans lequel vous comptez la marier ?

La baronne jeta à Marsac un regard presque cruel.

– Pourquoi me dites-vous cela ? fit-elle impérieusement. Vous savez bien que je ne puis... que je ne puis la présenter ailleurs, ni la marier autrement, probablement pas la marier du tout...

Un soupir d’impatience acheva sa pensée.

– Madame, reprit Sylvain, ne me croyez pas indiscret, je vous en supplie. Si vous saviez combien ce que j’ai à vous dire est difficile, périlleux, presque impossible... vous seriez plutôt tentée de me plaindre.

Elle essaya de lire sur les traits de son visiteur, mais ce visage était impénétrable, quoique empreint de la plus respectueuse sympathie.

– Mademoiselle votre fille, – je n’ai jamais eu l’honneur de la voir, – vous ressemble-t-elle ?

– Non. Elle ressemble plutôt à son père.

Sylvain demeura muet un instant. La baronne l’examinait avec une sorte d’anxiété.

– Brune ? fit-il.

– Non, blonde. Je vous ai dit qu’elle ne me ressemble pas. C’est mon fils qui me ressemble.

Un soupir lui échappa, arraché aux profondeurs de ses entrailles, presque un sanglot, aussitôt retenu, étouffé.

– Vous l’avez vu, mon fils, continua-t-elle avec une intensité de tendresse qui faisait mal. Il va bien ? Il est beau, n’est-ce pas ?

– Il est superbe. Je l’ai rencontré, l’autre jour, chez le baron, en grand uniforme ; il avait une prestance, un air noble... Vous avez raison, madame, il vous ressemble. C’est un des plus beaux hommes de ce temps.

Soudain, à la grande surprise de Marsac, la baronne ensevelit son visage dans ses mains et resta immobile. Il n’osait parler ni faire un mouvement, lorsqu’elle leva vers lui son visage inondé de larmes.

– Il me hait, dites la vérité, Marsac, il me hait ! Je le sais ; sa haine est si forte qu’il ne peut même pas la cacher ! Il avait dix-sept ans lorsqu’il a voulu tuer... elle baissa la voix instinctivement... tuer le malheureux... que j’aimais... Vous n’avez pas connu tout cela, vous... Vous n’êtes venu qu’après, lorsque, – elle le regarda bien en face et acheva : lorsque j’étais veuve de M. de Tinsay.

– Lorsque votre dévouement et votre malheur vous attiraient toutes les sympathies et la mienne surtout...

– Oui, vous êtes un peu Don Quichotte, vous... Dites plutôt : lorsque j’étais la fable et le scandale de tout Paris... Oh ! je le sais, allez ! les journaux ont parlé de moi ; – on a imprimé que la baronne de Grandpré était veuve de son amant : Hector de Tinsay ! C’était très spirituel, probablement ! Je ne leur avais pourtant pas fait de mal !

Elle essuyait ses lèvres avec son fin mouchoir, comme pour en arracher le dégoût de ce fiel qu’il lui avait fallu boire.

– Il a bien fait de mourir, M. de Tinsay ; sans cela, mon fils l’aurait tué... Il l’avait manqué une première fois, il aurait mieux visé une seconde... Je n’osais plus le laisser sortir seul ; je m’étais dit que, en voyant sa mère entre lui et l’homme dont il voulait se défaire, cet enfant de dix-sept ans hésiterait peut-être à tirer... Oh ! mon Dieu ! j’ai vu tout cela, et je vis encore !

La baronne de Grandpré essuya ses yeux et son front d’un geste désespéré.

– Qu’êtes-vous venu me dire ? reprit-elle, car aujourd’hui, vous n’êtes pas mon ami, vous êtes un messager, un avocat, un juge peut-être. Allons, parlez donc ! Que pouvez-vous m’apprendre de pire que tout ce que j’ai déjà entendu ? Venez-vous de la part de mon fils ? Cela... cela me toucherait au cœur, je l’avoue... Pour le reste !...

Son geste de désintéressement suprême révélait en même temps une énergie latente presque incroyable ; le malheur avait passé sur cette femme sans l’abattre, peut-être même sans la courber, elle avait encore des forces pour la lutte.

Marsac reprit courage ; après ce qu’il venait d’entendre, sa tâche, si dangereuse qu’elle fût, n’était plus tout à fait impossible à accomplir.

– C’est de votre fille que je veux parler, reprit-il. Mlle Gilberte atteint l’âge où les études s’achèvent ; elle est charmante, à ce qu’on dit ; elle a tous les droits au bonheur ; il faut qu’elle l’obtienne... Je suis certain que, pour le lui donner, vous ne reculerez devant aucun sacrifice.

– Vous me faites peur ! dit la baronne presque bas, en le regardant fixement.

– Rassurez-vous, je vous en conjure. Je vous disais tout à l’heure que j’ai vu le baron ce matin ; nous avons parlé de vous ; il sait quelle affection profonde et respectueuse je vous ai vouée ; il sait aussi que vous m’honorez de votre confiance ; cela seul peut excuser la nature de l’entretien que nous avons eu, et le résultat de cet entretien que je suis venu vous soumettre.

Mme de Grandpré regardait toujours Sylvain, avec la même expression mêlée de courage et d’angoisse. Il eût beaucoup donné pour pouvoir abréger son discours ; mais comment aborder sans circonlocutions un sujet si terriblement délicat ? Il continua, pesant chaque mot, redoutant une méprise de sa langue, une faiblesse de son cerveau, qui dresserait devant lui cette femme outragée pour le bannir à jamais.

– Vous m’avez dit que Mlle Gilberte ressemble à son père, reprit-il ; elle est blonde comme... le baron... il ne l’a pas vue depuis qu’elle est au couvent ?

La baronne fit lentement un geste négatif :

– Il ne l’a pas vue depuis que je l’ai emmenée, en quittant sa maison, dit-elle.

– Savez-vous pourquoi ?

– Je suppose qu’il la déteste, parce que je l’aime, répondit-elle après un court silence.

– Vous ne voyez pas d’autre raison ?

Mme de Grandpré se leva d’un mouvement brusque ; Marsac fit de même, et ils se regardèrent, tremblant tous les deux : lui, de frayeur de l’avoir offensée ; elle, de colère.

– Parlez franchement, dit-elle d’une voix contenue où vibrait une indicible amertume : le baron vous a chargé de me demander si sa fille lui appartient par le sang ?

Marsac s’inclina respectueusement, puis releva la tête, cherchant les yeux de la baronne.

Elle le regardait froidement, sans plus d’indignation ; le flot pourpré monté à ses joues sous l’outrage de cette pensée redescendait lentement, laissant la pâleur ambrée reprendre ses droits sur le beau visage sévère.

– Je n’avais pas mérité cette insulte, dit-elle ; ma seule vertu peut-être a été la franchise : celle dont j’ai fait preuve en quittant la maison du baron le jour où j’ai jugé qu’un amour étranger était incompatible avec mes devoirs d’épouse ; cette franchise-là, qui m’a coûté l’estime du monde et... l’amour de mon fils, aurait dû me garantir contre un soupçon... misérable.

Avec un geste de dédain, très légèrement indiqué, elle se laissa retomber sur son siège. Marsac s’approcha et baisa respectueusement la dentelle qui couvrait le poignet de la baronne, en s’inclinant si bas, qu’on l’eût pu croire agenouillé.

– Pardonnez-moi, madame, dit-il ; je n’en avais jamais douté ; mais le baron, qui m’a envoyé, en messager de paix, – vous pouvez m’en croire, – souhaitait un mot de vous pour dissiper l’incertitude qui eût été un obstacle éternel à la réalisation de ses désirs. Il demande, et vous ne pouvez pas le lui refuser, que Mlle Gilberte rentre dans la maison paternelle, pour y reprendre sa place d’enfant aimée, qu’elle n’a jamais perdue, je vous assure.

– Gilberte chez son père ? Il veut me la prendre ?

– Non, madame. M. de Grandpré n’a qu’un désir : c’est de vous y voir rentrer avec elle.

La baronne resta immobile ; on eût pu croire qu’elle n’avait pas entendu. Un flot de larmes depuis longtemps amassées se frayait lentement un chemin de son cœur à ses yeux, remuant sur son passage tout un monde d’impressions, de douleurs étouffées, presque oubliées, mais prêtes à se réveiller, à surgir devant elle avec la férocité des implacables souvenirs.

Elle se redressa enfin, refoulant l’émotion, comme elle avait refoulé la colère, et parla d’une voix légèrement sombrée, seul indice de son agitation intérieure.

– Mon mari, dit-elle, souhaite que je rentre chez lui, avec ma fille, afin que Gilberte puisse aller dans le monde, et se marier, si je comprends bien ? S’est-il rendu compte de ma situation vis-à-vis de ce même monde ? Une femme qui a abandonné la maison conjugale, voilà dix-sept ans passés ; qui a vécu douze ans avec son amant, et qui en a pris le deuil pour ne plus le quitter, peut-elle rentrer chez son mari sans provoquer un scandale plus grand peut-être que lors de son départ ?

– C’est l’avis du baron ; si j’osais, j’ajouterais que c’est aussi le mien. Le monde n’est pas aussi cruel... pardon, fit Marsac, en se reprenant sur un geste de la baronne, il est plus léger que vous ne le supposez ; bien des gens ont oublié les événements dont vous parlez ; la plupart vous croient séparée de votre mari pour des différends de peu d’importance ; et puis... le motif qui a porté M. de Grandpré à vous adresser cette proposition n’est-il pas de nature à vous faire dédaigner quelques ennuis personnels ? Il s’agit de l’avenir et du bonheur de votre fille !

– Vous avez raison de me parler de ma fille, Marsac ; sans quoi, je ne vous laisserais pas même effleurer cette question. Savez-vous pourquoi j’ai commis ce qu’on appelle une faute, ce qui a été peut-être le plus grand acte de courage de ma vie ? Non ? Le baron ne vous a point conté cette histoire ? Je vais vous la dire. Asseyez-vous et écoutez-moi.

La baronne semblait très calme, maintenant. Elle parlait avec une sorte de détachement mélancolique et hautain qui rejetait bien loin dans le passé les choses brûlantes dont elle évoquait le souvenir.

– J’étais mariée depuis douze ans, dit-elle ; mon fils, Paul, était dans sa dixième année lorsque je rencontrai M. de Tinsay. Je n’ai pas à vous parler de lui, vous ne l’avez pas connu... Vous ne me comprendriez pas. C’était le charme incarné... Mais ces choses ne peuvent s’expliquer... Peu après notre première rencontre, je m’aperçus que, depuis longtemps, je n’aimais plus M. de Grandpré. Je l’avais aimé très sincèrement, comme on aime son mari quand on a dix-huit ans et qu’on est une brave, honnête petite fille ; à vrai dire, je n’avais jamais compris grand-chose à sa manière d’être ; mais il paraissait m’aimer.

– Il vous aimait, interrompit Marsac à voix basse.

– C’est possible. J’avais vécu fort tranquille jusque-là, me croyant heureuse, lorsque je fis la découverte de mon indifférence à l’égard de M. de Grandpré. Bientôt après, je vis que M. de Tinsay m’aimait, et je sus enfin que je l’aimais. Ce n’est pas sans remords, croyez-le bien, ce n’est pas sans une horrible douleur qu’une femme pure voit dans son âme un amour illicite remplacer celui qu’elle a juré à son mari... Ce sont des combats, des terreurs, des angoisses dont vous ne pouvez pas vous faire une idée. Je souffris pendant plusieurs mois d’incroyables déchirements, mais la passion fut la plus forte. J’aimais M. de Tinsay d’un amour unique, absolu, et l’on eût dit que tous mes efforts pour étouffer cet amour n’avaient servi qu’à le rendre plus âpre et plus exigeant.

Nous ne nous étions rien dit cependant ; chacun de nous mettait toute son énergie à cacher ses sentiments, et je crois que nous ne nous serions jamais fait d’aveu... Ne souriez pas, Marsac ! II y a des gens qui savent cacher ces choses-là, et en mourir. Mais le destin voulut que M. de Grandpré se prît à ce moment-là pour moi d’un goût passionné, au moins étrange après dix ans de mariage. Il ne me quittait plus, et m’accablait des preuves d’un amour qui me devint absolument intolérable.

– Il souffrait, dit doucement Marsac.

La baronne baissa les yeux comme pour regarder en elle-même, puis reprit d’une voix plus brève, avec une sorte de fièvre croissante :

– C’est encore possible. Mais il me fit cruellement souffrir. J’en aimais un autre, je l’aimais follement, sans joie, sans espérance, avec toute l’horreur que m’inspirait le sentiment de ma déchéance morale... Je doute que vous ayez jamais entendu ni deviez jamais entendre semblable confidence : écoutez donc celle-ci !

Avec un mari indifférent, je serais restée fidèle à mes devoirs, la tendresse exaspérée de M. de Grandpré m’affolait ; tout en lui me devenait odieux, lui surtout ! Je supportais ma misère, cependant, forte de mon silence et aussi de ma vertu, – car j’avais de la vertu et du mérite, vous pouvez m’en croire : alors arriva un malheur... Ce malheur fut Gilberte.

Non ! vous ne comprendrez jamais le martyre que peut endurer une femme ardemment éprise d’un homme auquel elle se reproche même de penser, lorsqu’elle se voit exposée à ses yeux aux ridicules d’une prochaine maternité. Il y avait là pour moi quelque chose d’épouvantable, une profanation de ma personne... Si vous ne sentez pas cela, ce n’est pas la peine que je vous le dise ! J’eus envie de mourir, et je serais morte, si j’avais cru que j’avais le droit de faire disparaître en même temps que moi-même le pauvre petit être dont l’existence me causait une telle honte. Bref, Gilberte vint au monde, et, après sa naissance, je vis que rien n’était changé, que j’étais toujours aimée par celui qui était devenu mon idole... Vous ne savez pas, Marsac, combien des sentiments pareils s’exaltent dans le silence et dans les larmes. Quand je revis M. de Tinsay après cette épreuve, il me sembla que le ciel s’était rouvert pour moi.

Je revenais de chez ma mère, où j’avais passé l’automne pour achever de me remettre, et j’étais dans un état d’esprit bien étrange ; tout le passé me semblait avoir disparu. Sauf mes enfants, qui m’étaient plus chers que tout, – oui, même que mon amour, – rien ne me paraissait plus digne d’intérêt ; j’avais recommencé une vie nouvelle, je voulais me consacrer à ma petite fille, ma Gilberte, envers laquelle j’avais des remords... Je me reprochais de ne pas l’avoir assez aimée avant... M. de Grandpré reparut après une absence de plusieurs mois... Que voulez-vous que je vous dise ? Sa présence me rappela tout ce que j’avais voulu oublier : il m’aimait toujours, et plus que jamais ; j’eus peur de le haïr, malgré moi, jusqu’au crime ; je me sentais incapable de recommencer à subir les tortures des deux années qui venaient de s’écouler. Je changeais à vue d’œil, et l’envie de mourir me reprenait plus impérieuse. M. de Tinsay parla enfin ; je n’eus pas une minute la pensée de cacher une faute que je sentais inéluctable, et, au lieu de mentir, de tromper, de me déshonorer à mes propres yeux et à ceux de deux hommes, l’un que je respectais, l’autre que j’adorais... je m’en allai, bravement... quittant mes enfants, ô Dieu !... J’ai fait mal... oui ; mais j’ai été bien punie !

La baronne avait parlé tout d’une haleine, fiévreusement, avec un frémissement contenu dans la voix ; ses mains étaient glacées ; elles les tendit vers le foyer pour les réchauffer, et Marsac les vit trembler. Ce ne fut qu’un moment. Elle reprit sur-le-champ possession d’elle-même.

– Voilà mon histoire, dit-elle ; je ne cherche pas à atténuer mes torts, vous le voyez ; j’ai voulu échapper à un supplice que je ne pouvais plus endurer, voilà tout. Ma mère a pris Gilberte, Paul est entré au lycée, mon mari s’est bien conduit... très bien. Mais il n’aurait pas dû douter un seul instant pour Gilberte. J’avais payé assez cher la naissance de la pauvre enfant pour que ma bonne foi ne fût pas soupçonnée.

– Il ne faut pas lui en vouloir, dit Marsac fort ému lui-même ; vous avez souffert assurément ; mais, de son côté, le baron a été éprouvé d’une façon bien douloureuse : il vous aimait...

– C’est vrai, il m’aimait, dit la baronne en regardant le feu, qui s’écroulait en braises ardentes.

– Par ce que vous avez souffert dans votre amour contrarié, jugez de ce qu’il a pu endurer quand vous êtes partie !

– Ne parlons pas de cela, fit Mme de Grandpré, avec un mouvement d’impatience. Mon mari veut que je rentre chez lui ? J’y consens, mais voici comment : il ne sera fait aucune allusion au passé ; nous vivrons comme des gens bien élevés qui ont choisi un logis commun pour simplifier leur vie, mais rien de plus. Quand Gilberte sera mariée, je reprendrai ma liberté. Si le baron accepte ces conditions, j’accepterai les siennes.

– Le baron n’a point posé de conditions, dit Sylvain, et je suis persuadé qu’il ne veut en rien vous contraindre. Nous voici à la fin d’avril ; Mlle Gilberte sortira du couvent à la fin de juillet ; vous avez trois mois devant vous pour la préparer à son retour dans sa famille.

La baronne n’entendait pas ; appuyée à la cheminée, elle regardait les flammes bleues courir sur les braises amoncelées. Elle releva la tête et fixa sur Sylvain ses deux yeux sombres, magnifiques, dont l’âge n’avait point encore amorti l’éclat ; ces yeux si durs tout à l’heure étaient maintenant d’une douceur veloutée.

– Vous êtes un ami, vous, Marsac, dit-elle à mi-voix, comme si elle se parlait à elle-même ; depuis des années je vous ai toujours connu pareil, et votre désintéressement m’a plus d’une fois touchée. Pourquoi m’aimez-vous de la sorte ? Je suis dure souvent aux autres... et à moi-même... Ah ! oui, dure à moi-même ! Je me dis parfois des choses !...

Elle s’arrêta, baissant la tête, comme pour chercher au fond de son âme, puis reprit d’une voix à peine distincte :

– Je me suis dit bien des fois que j’aurais dû mourir... Est-ce par lâcheté que j’ai vécu ? Non ! La souffrance de vivre seule, après avoir perdu celui qui me tenait lieu de tout, était bien pire qu’une mort, n’importe laquelle. Je ne sais vraiment pas pourquoi je n’ai pas su mourir !

– Gilberte, dit très doucement Marsac.

– Gilberte ? Je ne crois pas... C’était plus vague... Sait-on pourquoi l’on vit quand la mort serait une solution si commode ? J’ai vécu sous les humiliations... Vous savez si je suis fière, Marsac ! Pouvez-vous comprendre alors à quel point j’ai été humiliée ?

Elle redressait la tête avec un air de défi, bravant encore le monde, même sous le poids de l’injure ressentie.

– J’ai bu le fiel jusqu’au fond, reprit-elle ; pas une offense, si légère qu’elle pût être, pas une insulte, si bien déguisée qu’elle fût, ne m’a laissée indifférente : tout est entré là !

De son doigt rigide, elle indiqua son cœur.

– Là, tout s’est gravé en traits impérissables. Les années ont passé, apportant aux autres le dédain ou l’oubli de ma personne... Moi, je n’ai rien oublié. Après quinze ans, je revois le sourire moqueur de telle femme, l’air prude de telle autre ; je me rappelle un salut non rendu, un visage qui s’est détourné... mes amies n’osant plus me voir, et mes ennemies, – car j’en avais déjà, Marsac, au temps de ma vertu ; j’étais trop riche, trop admirée, cela les exaspérait ! – mes ennemies triomphantes, colportant des détails, inventés, Dieu le sait ! Car personne n’a jamais connu un mot de ce qui se passait dans ma vie ou dans mon âme, tant qu’il a vécu... Ah ! oui, j’ai souffert l’humiliation ! – Et malgré cela, regardez-moi, Marsac : je suis brisée, mais je ne me sens pas vaincue !

En effet, elle n’avait pas l’apparence d’une vaincue ; frémissante d’indignation, elle faisait face au monde, son ennemi, prête à lui livrer encore bataille.

– C’est ainsi qu’il faut être, dit Marsac, en se levant pour la quitter. Le baron n’entend pas qu’il en soit autrement ; sa dignité et la vôtre exigent que vous soyez respectée dans sa maison. Je vais lui porter la bonne nouvelle ; il en sera heureux.

La baronne fit deux pas vers lui.

– Dites-lui, fit-elle, que je suis contente pour Gilberte qu’il ait eu cette idée ; je ne l’aurais pas eue, je l’avoue, et, pourtant, c’est le seul moyen de ne point commettre une cruelle injustice envers la pauvre enfant... la pauvre enfant !...

Elle répéta ce mot une fois encore avec une indicible pitié, les yeux perdus dans un angle obscur où elle voyait peut-être passer l’enfance de Gilberte, ignorée de son père toujours absent, privée souvent des caresses de sa mère, tout entière absorbée dans sa passion exultante.

– Je le lui dirai, répondit Marsac, et merci.

Il sortit ; la baronne resta assise près du feu, légèrement penchée en avant, comme pour voir de plus près un objet éloigné... Ce qu’elle cherchait à distinguer ainsi, c’était sa vie.

II

À Sylvain Marsac, Mme de Grandpré n’avait dit que la vérité ; la franchise avait été la grande vertu de son existence, bouleversée par une de ces passions pareilles à des cyclones qui renversent tout sur leur passage.

Hector de Tinsay avait été, en effet, l’un des hommes les plus séduisants qui se puissent imaginer. Né d’une mère smyrniote, élevé en Grèce jusqu’à sa quinzième année, il possédait la beauté et la grâce ; une âme exquise le complétait. Nul doute que, de son côté, il n’eût éprouvé des remords à la pensée que son amour troublait le repos de la femme pour laquelle il fût mort avec joie ; mais quand ils eurent résolu de fuir ensemble, il ne songea plus qu’à la consoler.

Il avait fait le sacrifice de sa vie et fut surpris que M. de Grandpré ne vînt pas le lui demander. Avec une sorte de détachement fataliste, il se fût laissé tuer, offrant sa mort en expiation à une sorte de Némésis chrétienne, dans l’espoir que la terrible divinité se contenterait d’une victime et que sa chère Marthe trouverait après lui l’apaisement avec le pardon.

Cet héroïsme peu mondain, fruit chimérique d’une jeunesse passée en dehors du milieu parisien, n’avait point trouvé d’emploi : le baron n’avait pas cherché à poursuivre les fugitifs, pas même, suivant la formule consacrée, à venger son honneur. Lorsque, après avoir longtemps voyagé, les amants revinrent à Paris, il ne sembla point s’en préoccuper. Hector de Tinsay en fut blessé ; cette indifférence ressemblait trop à du dédain ; cependant, il garda le secret de son humiliation. Peu après, il eut à subir une bien autre épreuve, terrible et fort inattendue.

Gomme M. de Tinsay rentrait chez lui à pied, un dimanche d’automne, à la tombée de la nuit, il distingua près de la porte de sa maison une forme juvénile qui semblait attendre. Quoiqu’il ne l’eût vu que tout enfant, Tinsay n’hésita pas à le reconnaître. C’était Paul, le fils abandonné de la femme adultère. Douloureusement saisi, Hector allait rebrousser chemin pour éviter cette rencontre ; mais déjà le jeune homme, pâle d’émotion, s’avançait vers lui.

– Mon père vous a épargné, monsieur, dit-il ; moi, je ne serai pas si clément.

Et il fit feu sur lui.

Le cliquetis du fer sur le fer se fit seul entendre : le coup avait raté. Comme Paul tirait une seconde fois, Tinsay lui saisit le poignet, et la balle déviée se logea dans sa manche.

Sans proférer une parole, il arracha l’arme au jeune homme stupéfait et entra dans la maison, avant que le bruit eût attiré l’attention des rares passants de cette rue tranquille.