Les Compagnons du trésor - Paul Féval - E-Book

Les Compagnons du trésor E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

Les deux derniers tomes de ce cycle criminel ont pour thème central la recherche frénétique du trésor des Habits noirs, caché jalousement par le colonel Bozzo. Dans Les Compagnons du trésor se trouve entrelacée à cette quête la sanglante loi de succession de la famille Bozzo, dont l'ancêtre est Fra Diavolo: le fils doit tuer le père pour lui succéder, à moins que le père ne tue le fils. L'architecte Vincent Carpentier, qui a construit la cache du trésor pour le colonel Bozzo, est poursuivi par l'idée fixe de la retrouver. Son fils adoptif, le jeune peintre Reynier, découvre par hasard qu'il est le petit-fils du colonel Bozzo...

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Les Compagnons du trésor

Les Compagnons du trésorPremière partie. Étonnante aventure de Vincent CarpentierDeuxième partie. Histoire d’IrènePage de copyright

Les Compagnons du trésor

 Paul Féval

Première partie. Étonnante aventure de Vincent Carpentier

I La santé de Vincent 

Vers le commencement du règne de Louis-Philippe, au milieu de Paris, agité par les conspirations républicaine et légitimiste, il y avait une maison, austère et calme comme un cloître.

Le bruit et le mouvement l’entouraient, car elle était située non loin du Palais-Royal, à quelques pas du passage Choiseul, où se réunissaient alors, dans le même local, une goguette de « joyeux » vaudevillistes et un des plus célèbres parmi les conciliabules politiques. Mais ni l’écho des harangues, ni le refrain des chansons n’arrivaient jusqu’à cet asile, respecté à l’égal d’un sanctuaire et que la solitude de la rue Thérèse semblait abriter contre tous les tapages de la comédie humaine : clameurs de colère ou cris de plaisir.

Ah ! qu’il était glorieux alors, le toupet du roi-citoyen ! Et son chapeau gris ! Et son parapluie ! Je ne crois pas qu’il y ait eu de souverain plus populaire que Louis-Philippe d’Orléans. Son portrait était à la fois dans tous les journaux à images et sur toutes les murailles, un portrait qui représentait magistralement une grosse poire, déguisée par une paire de favoris anglais et qui était d’une frappante ressemblance.

On s’amusait avec ce cher roi, tout doucement, sans fiel, à la bonne franquette ; on l’appelait « M. Chose » ou « M. Untel », ou encore « La meilleure des républiques » ; son fils aîné n’était connu que sous le nom de Poulot ; on avait fait à sa sœur la réputation de boire des petits verres : tout le monde lui tapait amicalement sur le ventre, en l’accusant de voler aux Tuileries comme dans un bois et d’avoir accroché, par une nuit bien noire, le cou de son vieil oncle, le dernier Bourbon-Condé, à l’espagnolette d’une fenêtre de Saint-Leu pour procurer une position au petit duc d’Aumale, charmant enfant d’ailleurs et fort intelligent.

C’était le bon temps. La Mode, Le Charivari, La Caricature gagnaient un argent fou ; l’hiver, les gamins faisaient des citrouilles de neige qui étaient encore le portrait du roi et qu’on décorait de la fameuse légende : Gros-gras-bête.

N’est-ce pas là le comble de la popularité ?

Il n’y avait à Paris qu’un seul homme plus caressé, plus vilipendé que le roi. C’est un philanthrope, connu sous le nom du « Petit-Manteau-Bleu » et dont les cinq parties du monde se moquaient à cœur joie parce qu’il distribuait des soupes aux pauvres dans le quartier des Halles.

Le fait de distribuer des soupes constitue-t-il donc un crime ou une incongruité ? Je ne sais pas, mais j’ai toujours vu ceux qui donnent suspectés, mis à la question et en définitive exécutés par ceux qui ne donnent pas.

C’est tout simple.

Ceux qui ne donnent pas forment l’immense majorité.

Mais voyez, cependant, le pouvoir de la vraie, de la haute vertu : dans cette paisible maison de la rue Thérèse habitait un saint vieillard, qui faisait bien autre chose que de distribuer des soupes. Il avait institué lui tout seul, et grâce à sa fortune considérable, un établissement de secours qui fonctionnait régulièrement comme les bureaux de l’assistance publique.

Seulement il fonctionnait bien mieux : nul n’aura de peine à me croire.

Peu à peu, quelques personnes éminentes, mais discrètes, s’étaient jointes à ce vieillard pour former l’admirable commandite de la charité.

C’était un service organisé ; la maison avait ses visiteurs, chargés du contrôle, ses employés qui recevaient et classaient les demandes.

Ici, du matin jusqu’au soir, on travaillait à donner, comme ailleurs on s’efforce pour recevoir.

Cela se faisait sans faste ni affichage, mais cela se faisait au vu et au su de tout le monde.

Eh bien ! que ceci soit dit à la louange de Paris, loin d’insulter le colonel Bozzo-Corona, patron de ce merveilleux office, Paris l’honorait et le respectait, ainsi que son intelligent secrétaire général M. Lecoq de la Périère. Paris daignait ne point s’opposer à leur œuvre, d’autant plus utile qu’elle s’adressait, disait-on, à une classe d’indigents à qui le malheur conseille trop souvent le crime.

Le colonel Bozzo et son auxiliaire, actif, adroit comme un diplomate de la police, sondaient les profondeurs de la grande ville pour y plonger le bienfait.

Paris n’est pas toujours content quand on le sauvegarde ; mais par hasard Paris se laissait ici protéger sans se fâcher, et l’hôtel de la rue Thérèse était partout en odeur de vénération.

Le samedi 2 octobre 1835, un peu après cinq heures du soir, un vieillard de haute taille, enveloppant sa maigreur frileuse dans une ample douillette, quittait le rez-de-chaussée de l’hôtel, occupé par les bureaux et montait d’un pas pénible et lent le grand escalier conduisant aux appartements du premier étage.

Il s’appuyait au bras d’un homme jeune encore, à la physionomie hardie et gaie, qui portait gaillardement un costume taillé à la dernière mode, en fort beau drap, mais où les couleurs se choquaient selon une gamme un peu trop voyante.

C’était le colonel Bozzo et son fidèle alter ego, M. Lecoq, qui venaient de quitter leur travail quotidien, chacun d’eux pouvait dire assurément comme Titus : « Je n’ai pas perdu ma journée. »

Le colonel semblait parvenu déjà aux dernières limites de l’âge : nous disons déjà parce qu’il devait vivre encore longtemps ; mais nous ajoutons que ceux qui le connaissaient depuis vingt ans ne l’avaient point vu vieillir.

Sous la restauration, on lui donnait plus de quatre-vingts ans déjà.

M. Lecoq était entre la trentième et la quarantième année, solidement pris dans sa taille robuste, et portant sur ses épaules carrées une figure un peu commune, mais singulièrement avisée. Ses lunettes d’or lui allaient comme si c’eût été un trait de son visage, et l’on eût été fâché de le rencontrer sans le gros paquet de breloques qui battait sur son pantalon écossais, enflé à la ceinture par un commencement d’embonpoint.

– Nous avons distribué 4329 francs aujourd’hui, dit Lecoq, pendant que le colonel soufflait entre la première et la seconde volée.

– C’est samedi, fit observer le vieillard, en façon d’apologie.

– C’est égal, je trouve que c’est raide. En temps de paix, il n’y a pas de plaisir à payer la solde de l’armée.

– En temps de guerre, bonhomme, on regagne le double d’un seul coup.

– Je ne dis pas non, mais les affaires chôment. Voilà plus de deux cent mille francs qui filent depuis la dernière histoire.

– La dernière histoire nous a rapporté deux cent mille francs. Lecoq secoua la tête.

– Je ne dis pas non, répéta-t-il, mais le temps vaut aussi de l’argent, et voilà six mois au moins que nous perdons. Chômage complet.

Le vieillard mit sur la marche son pied chaussé de pantoufles fourrées.

– Ta ta ta ta ! fit-il, le temps ! Je vivrai vieux, l’Amitié, et toi aussi.

Il ne faut pas se presser. Je rumine en ce moment une affaire… Ma dernière affaire ! Lecoq éclata de rire.

– Pourquoi ris-tu, bonhomme ? demanda le colonel.

– Parce que, répondit Lecoq, depuis que j’ai l’âge de raison, papa, toutes les affaires que vous ruminez sont votre dernière affaire. Vous l’avez faite deux cents fois.

– Elle finira bien par venir, l’Amitié, murmura le vieillard avec mélancolie, ma vraie dernière affaire ! Nous sommes tous mortels, même moi. Montons, bonhomme, et appuie-moi comme il faut. Ma petite Fanchette m’occupe aussi, elle a l’âge de se marier. Quel amour d’enfant ! et si bonne !

Lecoq ne répondit pas.

– Comment la trouves-tu ? demanda le colonel.

– Bien, fit Lecoq sèchement.

– Tu la détestes, elle te le rend : sans cela, je te l’aurais donnée en mariage.

– Merci ! dit encore Lecoq. J’aime la vie de garçon. D’ailleurs, je ne viens plus qu’en seconde ligne, papa. Votre favori est maintenant ce précieux Vincent Carpentier, architecte manqué, dont vous avez brossé la veste pleine de plâtre. Est-ce lui qui va payer les fleurs d’oranger à Mlle Francesca Corona ?

Le colonel regarda Lecoq. Ses yeux, dont la prunelle n’avait plus qu’une transparence trouble, semblable à celle de la corne, prirent tout à coup un étrange éclat.

– Il ne faut pas envier mon ami Vincent, murmura-t-il. Mon ami Vincent a un rude ouvrage.

En même temps, il tourna le bouton de la porte.

Au bruit que fit la sonnette d’alerte quand la porte s’ouvrit, une toute jeune fille aux yeux brillants et grands jusqu’à paraître disproportionnés, à la taille déjà riche et d’une souplesse un peu lascive, au front rieur, inondé par un torrent de boucles soyeuses, plus noires que l’ébène, s’élança hors d’une chambre voisine et atteignit d’un bond le vieillard, qui fit semblant d’avoir peur de tant de pétulance.

– Quelque jour, dit-il, tu me casseras, Fanchette, ma chérie !

– Mademoiselle Francesca est agile et belle comme la tigresse du Jardin des Plantes, ajouta Lecoq, qui salua.

– Est-ce que je t’ai fait mal, grand-père ? demanda l’éblouissante créature qu’on appelait ainsi Francesca et Fanchette.

– Jamais, fillette : tes mains, tes yeux, ta voix, ton sourire, tout en toi est plus doux que velours.

Fanchette le baisa sur les deux joues, et dit en se tournant vers Lecoq :

– Vous le faites trop travailler. Dînez-vous à la maison ? Je ne le suppose pas, car M. Vincent Carpentier est au salon. Je l’aime bien celui-là, à cause de son bijou de petite fille, Irène, quel joli nom !

Lecoq lui avait cédé le bras du colonel, qui murmura en riant :

– Tu as des façons d’inviter qui mettent les gens à la porte, mignonne ; mais tu dis vrai : l’Amitié n’aurait pas pu rester aujourd’hui.

– Congédié deux fois, s’écria celui-ci avec une gaieté forcée. Vous n’avez rien à me dire, patron ?

– Rien, bonsoir !

– Ah ! si fait ! se reprit le colonel en abandonnant brusquement le bras de Fanchette. Va, mignonne, et fais servir le dîner. Servirais-tu bien de maman à cette petite Irène si… si…

Il prononça ce monosyllabe par deux fois.

Fanchette s’était arrêtée et ses grands yeux se fixaient sur lui.

– Il y a des gens, reprit le vieillard d’un ton compatissant, qui semblent bien portants et qui ont des maladies mortelles.

Les sourcils froncés de Lecoq se détendirent. Le colonel venait d’échanger avec lui un regard. Fanchette s’écria en joignant les mains :

– Comment ! quelle maladie ! Ma petite chérie resterait orpheline !…

– Pas un mot à Vincent ! ordonna le colonel avec gravité. On peut tuer un malheureux en lui révélant son état. Sois prudente.

Dès que Fanchette fut partie, Lecoq dit :

– Patron, je vous remercie. Vous avez bien fait de me rassurer. Nous étions deux ou trois à croire que ce Vincent allait nous couper l’herbe sous le pied.

– Ingrat ! fit le colonel. Toi qui es mon enfant ! toi qui es mon héritier présomptif, car mon testament est en règle.

– Avez-vous envie de me faire pleurer ? interrompit Lecoq, non sans ironie ; il faut la mort avant l’héritage, et nous voulons vous conserver toujours. Mais nous voudrions aussi être fixés sur le chiffre du capital social…

– Le trésor ? interrompit le colonel à son tour, et ses yeux ternes eurent pour la seconde fois un rayonnement bizarre. Vous serez riches, riches, riches ! Je ne dépense pas un sou pour moi. Je ferai une affaire pour doter ma Fanchette. Tout est à vous, tout ! Bonsoir, l’Amitié !

– Encore un mot, fit Lecoq. Ce Vincent est condamné ?

– J’en ai peur, mon fils. Il fera jour un de ces matins, et j’aurai besoin de quelqu’un pour payer la loi À te revoir !

M. Lecoq, qui avait déjà ouvert la porte, lui envoya un baiser et sortit en disant :

– Papa, vous êtes un amour !

Le colonel ferma sur lui le verrou. Il était seul dans l’antichambre.

Il se redressa et sa physionomie changea.

Un nuage de méditation profonde qui contrastait avec la bonhomie sénile dont il faisait son masque ordinaire, assombrit et plissa son front.

Quand il marcha vers la porte de la salle à manger, ce fut d’un pas ferme et presque viril.

Mais avant de franchir le seuil, sans y songer et par la force de l’habitude qui est le génie des comédiens, il courba de nouveau sa taille, et reprit l’attitude tremblotante des centenaires.

Dans la salle à manger, deux convives l’attendaient : Fanchette et ce Vincent Carpentier dont il a été déjà parlé plusieurs fois.

Vincent était un homme de trente-cinq ans environ, beau de visage, mais gardant les marques d’une longue souffrance morale.

Fanchette et lui causaient auprès de la fenêtre donnant sur un jardin étroit, mais planté de beaux arbres qui allaient se dépouillant.

Fanchette disait :

– Grand-père ne me refuse jamais rien, vous savez. Je veux qu’Irène soit ma petite amie. Et quand elle aura l’âge, nous la doterons – grand-père est si riche et si généreux ! – pour qu’elle épouse ce brave garçon de Reynier, qui sera alors un beau jeune homme tout à fait.

Elle était femme par la taille et par la beauté, mais son cœur restait enfant. Quelques mois plus tard, elle devait s’appeler la comtesse Francesca Corona et apprendre le malheur avec la vie.

– Je sais l’histoire de Vincent ! s’écria-t-elle en courant au vieillard pour le guider jusqu’à la table, je la sais toute. Elle est bien triste et bien touchante. Père, bon père, pourquoi tardes-tu à lui donner beaucoup d’argent ?

Le colonel lui montra du doigt Vincent, qui rougissait.

– Parce que, répondit-il, Vincent est de ceux à qui on ne donne rien, surtout de l’argent. Ils aiment mieux le gagner.

Il prit la main de Vincent qui le saluait avec un respect reconnaissant et la secoua rondement.

– Pas vrai, compagnon ? ajouta-t-il. Nous sommes fiers comme Artaban ? Cette poupée est aussi grande que père et mère, mais elle met encore ses jolis petits pieds dans le plat. Voyons, trésor, sers-nous le potage. Asseyez-vous, Carpentier, ma vieille ! D’architecte vous êtes tombé maçon, nous vous tendrons l’échelle pour que vous regrimpiez architecte. J’ai un appétit d’enragé aujourd’hui.

Fanchette effleura son crâne d’un de ces baisers rapides que les fillettes seules et les oiseaux savent becqueter, puis elle mit une demi-cuillerée de soupe dans le creux d’une assiette, et le colonel dit en la recevant de ses mains :

– On voit bien que nous parlons de maçons. Tu me sers une pleine écuelle, comme à la gargotte !

– Voyez-vous, monsieur Carpentier, reprit Fanchette en lui tendant sa part de potage, c’est le bon Dieu qui vous a fait rencontrer grand-père. Il se moquera bien un peu de vous comme de moi, comme de tout le monde, mais le malheur disparaît quand il s’en mêle…

– Dis tout de suite que je suis la Providence, interrompit le colonel, la bouche pleine. Le potage est bon, mais il ne faut pas le faire payer trop cher. Eh ! Vincent, ma chatte, voulez-vous que je renvoie cette gamine-là ? Elle va nous gêner pour parler affaires.

Vincent Carpentier, qui était vraiment un simple compagnon maçon, mais qui n’en avait ni le costume ni la tournure, éprouvait en ce moment une grande émotion.

– Si vous me venez en aide, monsieur, dit-il, pour recouvrer la position que j’ai perdue, ne le devrai-je pas un peu à cette chère demoiselle ?

– Mais du tout ! mais du tout ! voulut affirmer le vieillard, je ne fais jamais rien de ce qu’elle veut…

– D’abord, interrompit Fanchette, qui lui jeta son bras charmant autour du cou, je ne veux pas m’en aller. Et puis, père, vous êtes un méchant ! Et encore vous mentez comme un arracheur de dents, car tout le monde sait bien que je vous mène par le bout du nez !

Le colonel l’attira sur son cœur et l’y tint un instant serrée.

– Vous avez une chère petite fille, monsieur Carpentier, dit-il avec une émotion qui semblait involontaire, et vous savez comme on adore ces démons-là.

Fanchette, qui avait sa bouche tout contre l’oreille du vieillard, murmura :

– Père, regarde-le donc bien. Mais je ne lui trouve pas l’air si malade.

– Sangodémi ! s’écria le colonel, nous ne sommes pas ici pour nous attendrir. Mangeons, mes bijoux ! J’espère que notre camarade Vincent va être content de moi au dessert.

Par-dessus la tête blanche du colonel, Fanchette avait les yeux fixés sur le visage de son hôte.

– Père ne m’a pas répondu, pensait-elle ; moi je trouve que M. Carpentier a bonne mine, mais père s’y connaît mieux que moi… Pauvre petite Irène !

II Au dessert

En vérité, dans cette maison, tout était respectable. Le dîner était servi avec une abondante simplicité, et les domestiques eux-mêmes vous avaient tournure de ces vieux valets qu’on admire dans les images de La Morale en action.

Le colonel ne buvait que de l’eau, mais sa main tremblante et en même temps guillerette remplissait souvent le verre de Vincent Carpentier. Quant à Fanchette, elle mangeait et gazouillait comme un oiseau.

– Il faut que tu saches tout, père, disait-elle. Jamais il ne te racontera son histoire comme à moi. Ils ont été d’abord bien heureux, j’entends sa femme et lui. Elle s’appelait Irène comme la petite bien-aimée. Elle était belle, belle, mais belle ! et toute jeune. Monsieur Vincent avait un cabinet. Il faisait pas mal d’affaires pour un débutant, mais crac, voilà que madame Irène devient pâle et qu’elle commence à tousser, quelques mois après avoir mis au monde la mignonne, qui est tout son portrait. Les médecins viennent et ordonnent les eaux, puis l’Italie ; on ne travaille plus. Et, vois-tu, ce n’est pas son argent que monsieur Vincent aurait voulu donner, c’est son sang, c’est sa vie…

– Pauvre monsieur Vincent ! interrompit le colonel, qui réussit assez bien à dissimuler un bâillement. Voilà un bien grand malheur !

– Cela dura trois ans, continua Fanchette. Madame Irène mit tout ce temps-là à souffrir et à mourir. Quand monsieur Vincent revint en France tout seul et en deuil, il avait deux enfants à nourrir, parce qu’il ramenait avec sa fille, un joli petit garçon que madame Irène aimait bien et qu’ils avaient rencontré en Italie. Il a pour nom Reynier, il sera bientôt un jeune homme. Pour les élever tous les deux, Reynier et la petite Irène, monsieur Vincent reprit la truelle et travailla de ses mains…

– Mignonne, fit le colonel en repoussant son assiette, tu racontes comme un ange. Quelle heure est-il ?

– Et bien heureux encore de l’avoir rencontré, ce Reynier ! continua Fanchette avec l’impétueuse obstination des enfants à qui on veut enlever la parole. Tu crois toujours tout savoir, père, et c’est ce qui te trompe. Reynier n’est pas une charge maintenant, Reynier garde la maison, Reynier fait le ménage, il apprend à lire et à écrire à ma petite Irène. Ah ! s’il trouvait à travailler pour soulager son ami ! Tiens ! regarde ! Monsieur Vincent a les larmes aux yeux, et tout à l’heure il me disait : cet enfant-là est la bénédiction de Dieu dans ma maison. Sans lui, qui garderait ma chérie ? Je n’ai aucune inquiétude tant qu’il est près d’elle. C’est un homme pour la force et surtout pour le courage. Pour les soins, pour la tendresse, c’est une femme. Il me semble que je laisse ma petite Irène avec une sœur aimée. Il a dit mieux que cela ! n’est-ce pas, monsieur Vincent, vous avez dit : « Il me semble que je la laisse avec sa mère ! »

Vincent tourna vers elle un regard reconnaissant, mais il dit :

– C’est trop parler de moi et de mes affaires, mademoiselle.

– Du tout, du tout, fit le colonel, ça m’amuse. Fanchette est la maîtresse ici, pas vrai, trésor ? Elle s’assoirait sur la tête du bon papa-gâteau, si elle voulait. Je n’ai plus qu’elle à aimer, monsieur Vincent, aussi…

– Aussi, tu vas me renvoyer, père, interrompit la fillette, dont le visage pétillait de spirituelle bonté, je lis cela dans tes yeux. Eh bien ! je vais être obéissante et me sauver tout de suite, si vous voulez me permettre quelque chose, monsieur Vincent et toi. Va, ce n’est pas toi qui feras le plus grand sacrifice. Je veux que Reynier aille au collège et Irène en pension. Est-ce dit ?

Elle s’était levée et ses lèvres roses restaient suspendues au-dessus du front du grand-père.

– C’est dit, répliqua celui-ci.

Parmi la douce pluie de baisers qui tomba sur le crâne du colonel, Fanchette demanda encore :

– Et vous, monsieur Vincent ?

– Oh ! moi, répliqua ce dernier dont les yeux étaient mouillés, si je voyais assurée l’éducation de ces chers enfants…

– C’est promis, dit le colonel avec une visible impatience. Fais monter le café, Minette, et va lire Robinson Crusoé. Si plus tard tu es abandonnée dans une île déserte, c’est toi qui seras contente de savoir comment t’y prendre pour avoir un parapluie en peau de bête !

Fanchette secoua la main de monsieur Vincent comme un petit homme et disparut.

Le vieillard se renfonça dans son fauteuil, amena les manches de sa douillette et tourna ses pouces d’un air méditatif.

– Mon compagnon, demanda-t-il après un silence et de sa voix la plus paisible, que feriez-vous si votre fille, à l’âge de ma Fanchette, aimait un coquin sans foi ni loi ?

– Un coquin ! s’écria Vincent avec une véritable épouvante : aimé de cet adorable enfant ! Mademoiselle Francesca !

Le domestique entra et servit le café.

– J’ai presque envie de faire un petit extra, dit le colonel en se parlant à lui-même. J’ai dîné comme un loup, je vais tremper un canard dans votre tasse. Allez ! Giampietro, nous n’avons plus besoin de rien.

Le valet se retira.

– Giampietro est un Sicilien, reprit le colonel. Cela veut dire Jean-Pierre, à Catane. À Naples, les Jean sont des Giovan. Mon cocher s’appelle Giovan-Battista. Nous venons tous un peu d’Italie, ici.

Il mit la moitié d’un morceau de sucre dans la fumée qui s’élevait au-dessus de la tasse de Vincent, et répéta :

– Que feriez-vous ? Vincent hésita.

– Le tueriez-vous, demanda encore le colonel.

La cuiller tomba des mains de Vincent. Le vieillard se mit à rire bonnement.

– J’étais très drôle dans le temps, murmura-t-il, j’avais le mot pour rire. Buvez votre café pendant qu’il est chaud, mon camarade. Chacun de nous a ses chagrins et ses embarras, c’est certain. Voulez-vous que je vous dise ? vous êtes un ambitieux maté et rentré, mais au fond vous avez des désirs de tous les diables.

Ses yeux rencontrèrent ceux de Vincent, qui portait la demi-tasse à ses lèvres. Vincent eut comme un frisson. Le vieillard grignotait son petit morceau de sucre.

– Cela va m’agiter, reprit-il, je le sais bien, mais je ne suis pas prêt de me mettre au lit. Nous avons à travailler tous les deux cette nuit.

L’effroi se lisait de plus en plus distinctement dans le regard de Vincent.

– Ah çà ! ah çà ! mon compagnon, demanda tout à coup le colonel, est-ce que j’ai affaire à une poule mouillée ?

– Vous avez parlé de tuer un homme…, balbutia Vincent. Le colonel eut un petit rire sec et sourd.

– Sangodémi ! s’écria-t-il, le drôle se tuera bien tout seul. Sois tranquille, et laisse-moi te tutoyer, ça m’est plus commode. Nous disons donc que la petite Irène sera mise dans une bonne pension et que le jeune Reynier ira au collège, Fanchette le veut, tu peux choisir le collège et la pension, mon ami Vincent…

– Comment vous remercier, monsieur ?… voulut interrompre Carpentier, dont la joie colorait les joues pâles.

– Que sais-tu si tu as à me remercier ? demanda froidement le vieillard.

Carpentier resta interdit.

– Un homme comme vous, assurément, balbutia-t-il, ne peut rien m’ordonner que d’honorable.

– Parbleu ! fit le vieillard avec mauvaise humeur ; il y a des instants, mon compagnon, où on vous croirait bête comme un chou. Ne vous fâchez pas : je passe bien pour un hypocrite, moi, parce que je dépense mon argent ailleurs qu’à l’Opéra ou à la Bourse. Je n’ai encore jamais assassiné personne, ma chatte, et ce serait commencer bien tard… Ne t’excuse pas et regarde-moi, bonhomme, dans le blanc des yeux, comme on dit. Tu plais à Fanchette, tant mieux pour toi ! cela te portera bonheur. Ta figure est brave et bonne ; j’ai assez d’ennemis pour ne pas dédaigner un ami. Tu es ambitieux, je te l’ai déjà dit ; le savais-tu ?

La fixité de sa prunelle avait rabattu les paupières de Vincent, dont la figure exprimait un véritable malaise.

– Aujourd’hui, continua le colonel, tu travailles de tes mains, tu travailles dur pour ton pain et le pain des tiens, mais il y a des heures dans ta vie où tu as désiré, où tu as espéré ardemment la fortune. Réponds franc.

– C’est vrai, prononça tout bas Carpentier. Ma femme était si belle, et je l’aimais d’un si profond amour !

– Ta fille sera belle !

– Je vous en prie, monsieur, interrompit Carpentier, dites-moi ce que vous voulez de moi. Vous me donnez la fièvre.

Le colonel ne répondit que par un petit signe de tête amical. Il agita la sonnette posée à portée de sa main sur la table.

– Giampietro, dit-il au domestique qui revenait, Giovan-Battista finira son dîner dans une demi-heure. Qu’il attelle tout de suite.

– Mon bon, reprit-il en s’aidant de l’épaule de Carpentier pour se lever, vous allez redevenir un architecte, c’est moi qui vous le dis. Si je ne marchais pas droit dans cette affaire-là, Fanchette me mettrait en pénitence. Vous me bâtirez peut-être un château, un hôtel, une cathédrale ; mais, pour le moment, vous êtes maçon : je n’ai besoin, ce soir, que de votre marteau et de votre truelle.

– Ce soir ? répéta Carpentier de plus en plus étonné. Il ajouta :

– Je n’ai pas mes outils.

Le colonel lui caressa le menton comme on fait aux enfants qui raisonnent.

– Descendons toujours, dit-il, nous causerons en chemin. Ma poule, la loterie ne paye plus les quines. J’en ai gagné un du temps qu’on les payait encore, et Mme la marquise de Pompadour voulut me voir à cause de cela. C’était une assez jolie coquine. Je ne dis pas que vous soyez tombé tout à fait sur un quaterne en butant contre ce vieux Mathusalem de colonel Bozzo, mais, enfin, c’est un lot, un bon lot à la loterie. Ce qui me déplairait, voyez-vous, ce serait la paresse – ou la défiance –, ou encore la curiosité. Cette petite Irène, à ce qu’il paraît, sera belle à éblouir. C’est mauvais d’être belle pour la fille d’un pauvre. Quand je fais travailler, je fournis les outils.

Ils avaient gagné déjà le vestibule et l’on entendait dans la cour les piétinements du cheval qu’on attelait.

Vincent restait pensif.

Au moment d’ouvrir la porte extérieure, le vieillard s’arrêta pour le regarder fixement :

– Bonhomme, reprit-il, si le cœur ne t’en dit pas, il est encore temps de donner ta démission. J’ai un secret que tu ne connaîtras jamais.

– Il s’agit de cacher quelque chose ? demanda Carpentier à voix basse.

Le vieux répondit avec son bizarre sourire :

– Quelque chose… ou quelqu’un… on ne sait pas.

Le cheval, attelé, piaffait. Giovan-Battista monta sur son siège tandis que le valet de pied se tenait debout à la portière.

– Marchons, dit Vincent ; ce n’est pas de vous que j’ai défiance, car vous n’avez jamais fait que le bien ; c’est de moi. En ma vie, chaque fois que j’ai joué, j’ai perdu.

– Alors, fit le vieillard, c’est le moment de lancer votre va-tout, mon camarade. La veine doit vous guetter depuis le temps.

Il s’interrompit pour dire à son cocher :

– Giovan, ta soupe n’aura pas le temps de refroidir. Mène-nous grand train rue des Bons-Enfants, à la seconde porte du passage Radziwill. Quand nous serons descendus, tu t’en reviendras sans demander ton reste.

Le coupé partit et mit juste trois minutes à gagner la rue des Bons-Enfants. Cette route se fit en silence.

Le colonel et son compagnon entrèrent dans ce passage humide et malpropre qui fait si grande honte au Palais-Royal. Dès qu’ils furent descendus, Giovan toucha son cheval et le coupé disparut.

III Voyage mystérieux

Vincent et son compagnon étaient seuls à l’entrée du passage Radziwill, non loin des fiacres qui stationnent le long du mur de la Banque.

Le colonel Bozzo grelottait un peu dans sa douillette, mais il avait l’air tout guilleret.

– Bonhomme, dit-il, ça ressemble à une aventure. Je ne m’amuse pas souvent, sais-tu ! J’ai couru le guilledou autrefois avec ce bêta de Richelieu, qui n’était pas vilain garçon, mais à qui je soufflais ses duchesses. Il y a quatre-vingts ans de cela, sais-tu ? et je ne m’en porte pas plus mal. Seulement, je me suis rangé avec le temps. Va chercher ce fiacre qui est le troisième en commençant par la baraque, et qui a des lanternes vertes : celui dont le cocher dort.

Vincent obéit. Quand il eut aidé le colonel à monter dans le fiacre, celui-ci abaissa la glace de devant et dit au cocher :

– Rue de Seine, devant le passage du Pont-Neuf. Bon train.

– Et gai, gai, gai ! ajouta-t-il en relevant la glace. Il ne fait pas une chaleur étouffante. Dis donc, j’espère que tu n’as aucune haine personnelle contre la famille de ce pauvre vieux Charles X, qui s’ennuie sur la terre étrangère ? C’était un grand chasseur.

– Si je croyais que ce fût une affaire politique…, interrompit vivement Carpentier.

– Serais-tu content ou fâché, bonhomme ?

– Je vous supplie de me parler franc, monsieur. S’agit-il de sauver un infortuné ?

– Je vais d’abord, répondit le colonel, dont la joyeuse humeur semblait augmenter, vous mettre hors d’état de répondre vous-même à vos questions, mon ami Vincent. Nous ne sommes pas ici au catéchisme. La peste ! vous interrogez comme un juge !

Il avait ouvert sa douillette et tenait à la main une pièce de soie pliée. Elle était étroite, mais longue deux ou trois fois comme un cache-nez.

– Donnez votre tête, poursuivit le vieillard, ma parole d’honneur, je m’amuse !

Vincent le regarda et eut presque un sourire.

– Sur mon honneur aussi, murmura-t-il, comme s’il eût voulu répondre à quelque scrupule de sa conscience, je crois que vous avez de bons desseins.

– Allons, merci ! fit le colonel en posant le premier double de soie sur les yeux de son compagnon, vous avez l’obligeance de ne pas me croire un coquin. C’est déjà quelque chose. Ne bougez pas. J’ai connu le grand-père de Mme la duchesse de Berry quand je demeurais à Naples. La voilà qui s’est mise dans un bel embarras !

Vincent fit un mouvement. Toute la France s’occupait alors de la veuve du duc de Berry, qui fuyait traquée par la police de son oncle Louis-Philippe, après sa malheureuse tentative en Vendée.

– Ne bougez pas, répéta le colonel. Les révolutions sont de drôles de mécaniques. Louis-Philippe ou ses fils conspireront à leur tour dans quinze ou vingt ans. Moi, j’aimerais mieux être sur le siège d’un fiacre comme notre cocher que de m’asseoir sur le trône. C’est la misère. Et pourtant, combien de gens se damnent pour avoir cette place-là ! Je parie que vous n’y voyez déjà plus.

– Plus du tout, répondit Vincent.

– C’est égal, je vais utiliser le restant de ma soie.

Depuis que Carpentier était aveuglé par son bandeau, la physionomie du colonel avait changé, et quoique ses mains gardassent un tremblement très accusé, il opérait avec une remarquable adresse.

– Il est sûr, reprit-il, que quand un brave garçon peut répondre au commissaire : « Fouillez-moi plutôt ! je ne sais rien de rien », cela le met diantrement à son aise. Moi qui parle, du temps du roi Murat, je suis resté onze jours et onze nuits dans une cachette au château de Monteleone. On n’est pas là comme à la noce, mais cela vaut mieux que de passer devant une haute cour de justice, pas vrai, bibi ?

– Il s’agit donc d’une cachette ? demanda Vincent.

– Qu’est-ce que tu penses de Louis XVII, toi, bonhomme ? fit le vieillard au lieu de répondre. Voilà une malheureuse créature ! Moi, mes cheveux grisonnaient déjà quand le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette allèrent à l’échafaud. J’en ai vu couler de l’eau sous le pont ! Je sais des tas de choses. Il y a un Bonaparte, fils de la reine Hortense qui était une jolie femme, ou le diable m’emporte ! Il est majeur de l’année dernière. Ah ! ah ! on joue la poule autour des Tuileries ! Je connais au moins quatre ou cinq billes numérotées, sans compter celle de la République. Et, veux-tu savoir ?… À ce jeu-là on passe souvent par une cachette avant d’entrer dans la chambre du trône… C’est fait ! Colin-Maillard, combien de doigts ?

Le fiacre tournait le coin de l’Institut pour entrer dans la rue de Seine.

– Ce bandeau est épais comme la mort, pensa tout haut Carpentier.

– Tant mieux, ma chatte ! Tu as été bien gentil. Maintenant, nous allons te faire un bout de toilette, à cause des passants qui s’étonneraient de voir la tête d’un brave garçon empaquetée comme celle d’une momie. C’est gênant, les passants !

Il déplia le caban qu’il avait apporté sous son bras.

– Passe ta main droite d’abord, dit-il. J’en sue à grosses gouttes, moi, tu sais ! La gauche maintenant. Bon. Je te colle le capuchon, et ni vu ni connu ! S’il y a des curieux, j’en serai quitte pour avouer que tu as été opéré de la cataracte par un des premiers spécialistes de la capitale, et j’ajouterai : Quelle joie quand on lèvera l’appareil et que ce cher ami reverra la lumière !

Le fiacre s’arrêtait devant le passage. Vincent était comme étourdi par ce bizarre babil.

Le colonel descendit assez lestement. Ce n’était plus le même homme, depuis que, grâce au bandeau, il échappait aux regards de son compagnon.

Il paya le cocher et lui dit :

– Mon brave, aidez-moi à déballer mon pauvre diable de fils, qui a pris froid et que j’ai emmailloté de mon mieux. Ce sont les jeunes maintenant qui sont infirmes. Heureusement que nous n’allons pas loin. Nous sommes du passage.

– Il fait frisquet, ce soir, répondit le cocher en soutenant Carpentier des deux mains. Je n’avais pas remarqué là-bas que le voyageur était malade. C’est de le fourrer dans son lit tout de suite avec une tasse de vin chaud par-dessus.

Dans le passage, le colonel prit le bras de son prétendu fils, dont la tête était complètement cachée par le capuchon du caban.

– Je fais semblant de te soutenir, dit-il, mais tiens-moi ferme, car il y a longtemps que je n’ai fourni pareille course à pied. Nous allons jusqu’à la station de voitures qui est sur le quai près du pont Neuf.

– Pourquoi avoir changé de fiacre ? demanda Vincent.

– Parce que tu aurais pu prendre le numéro de celui que nous venons de quitter. Tu vois que je suis franc, voilà mon caractère. Ce soir, tu n’as peut-être pas fait attention au numéro, parce que ta curiosité n’était pas encore éveillée, mais demain…

– Nous recommencerons donc demain ?

– Dans une demi-heure, tu seras en face de la besogne, et c’est toi qui me diras à vue de nez combien de jours il te faudra pour l’accomplir… Attention ! il y a un pas : soutiens-moi.

Ils traversèrent la rue Mazarine et prirent le trottoir étroit de la rue Guénégaud.

Le colonel affectait maintenant de peser sur le bras de son compagnon, qui se laissait guider machinalement et marchait tout pensif.

Tout homme, placé en face d’un problème, cherche à résoudre.

Le scrupule et l’inquiétude avaient dominé jusqu’à présent dans l’esprit honnête de Vincent Carpentier.

Les rébus politiques que le vieillard venait de lui jeter comme un leurre avaient occupé vivement son imagination.

Maintenant la curiosité naissait et du premier coup elle prenait les proportions d’une idée fixe.

Le cerveau de Vincent travaillait déjà, cherchant un moyen de voir et de savoir.

On eût dit que le regard du colonel, perçant l’étoffe épaisse du caban, la soie des bandelettes et la boîte du crâne, lisait comme en un livre la pensée intime de son compagnon.

– J’en étais sûr, grommela-t-il. Ça ne pouvait pas manquer d’arriver. Vous voilà parti, mon camarade, vous courez après le mot de l’énigme. Ce serait tant pis pour vous si vous le trouviez ; mais soyez tranquille, nous y mettrons bon ordre.

Il s’arrêta devant la porte latérale de la Monnaie pour reprendre haleine, quoique sa physionomie ne trahît aucun signe de fatigue.

– C’est loin, murmura-t-il. Sous l’Empire, je faisais encore une bonne demi-lieue sans m’essouffler ; mais en 1820, j’ai eu mon premier coquin de rhumatisme… Eh avant, marche ! Parmi ceux qui vont et qui viennent ici autour, il y en aura encore plus d’un qui arrivera avant moi au Père-Lachaise. À quoi penses-tu, bonhomme ?

– Je pense, répondit Vincent, à ma petite Irène, qui m’attend, et à ce cher enfant, Reynier, qui me la garde.

– Tu as raison, voilà de sages pensées. En quelques jours, tu peux leur gagner tout un avenir, à ces deux bébés-là.

Il appela un cocher qui ruminait sur son siège, se fit ouvrir la voiture et y poussa Carpentier en disant :

– Case-toi bien dans le coin et ne te découvre pas. Un peu de patience, nous allons bientôt être chez nous.

Puis il s’éloigna de la portière pour parler au cocher.

De ce qui fut dit ainsi, Vincent ne put rien entendre, quoiqu’il prêtât l’oreille avidement.

Au bout d’une demi-minute, le colonel revint et monta à son tour.

– Menez-nous rondement, l’ami, fit-il pendant qu’on refermait la portière, vous aurez pour boire.

Dès qu’il fut assis, il se frotta les mains, disant avec une expression de bien-être :

– Ça fait plaisir de se reposer, hein, mon neveu ? Demain soir nous prendrons le passage Vendôme, ou un autre qui soit tout près d’une station : je suis moulu !

Le cocher fouetta ses chevaux qui partirent au grand trot. Vincent se disait :

– On doit pouvoir se rendre compte de la direction et de la distance en faisant bien attention aux détours.

Et il tint son esprit en arrêt.

Chacun sait qu’une voiture, en tournant, fait éprouver une sensation au voyageur, surtout si le coude du voyageur est en communication avec la paroi.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Vincent eut la preuve matérielle de ce fait.

On tourna à droite et il en eut complètement conscience.

– Est-ce le pont des Saints-Pères ou le pont Royal ? demanda-t-il.

– Voilà ! fit le colonel en riant bonnement, tu calcules déjà comme un malheureux ! Je parie cinquante centimes avec toi que, dans une demi-heure, tu ne sauras pas si tu es sur la route de Versailles ou sur le chemin de Saint-Denis.

– Nous sortirons donc de Paris ? s’écria involontairement Carpentier.

– Peut-être oui, peut-être non, bonhomme ! Le premier chien qui voudra de ta langue, je la lui donne. Tout ce que tu pourras répondre à ceux qui te demanderont des renseignements sur ton excursion, c’est qu’on ne t’a pas fait franchir la frontière de la France, ta patrie, bordée au nord par la Flandre et le Brabant, à l’est par la Suisse, au sud par la Méditerranée, à l’ouest par l’Océan. Tiens ! je vais te faire une importante confidence : nous sommes dans la rue Saint-Honoré ; allons-nous vers les Halles ou vers le Roule ? Hé ! bonhomme ?

Carpentier ne répondit pas tout de suite. Quand il prit la parole, ce fut pour dire :

– Vous êtes plus qu’un honnête homme, vous passez pour un saint, et à l’âge que vous avez, on se tient prêt à paraître devant Dieu. S’il n’y avait que moi, j’aurais à choisir, mais retrouverais-je jamais une pareille occasion pour mes pauvres enfants ? J’ai cherché à deviner où nous allons, c’est vrai, mais j’y renonce. Vogue la galère ! Le colonel lui tapa la joue paternellement.

– Toi, murmura-t-il, tu es un finaud, mais tu ne m’endormiras pas. La voiture se mit à rouler sans bruit sur la terre douce. C’était une avenue ou une grande route.

Un fort quart d’heure s’était écoulé depuis le départ. Carpentier pensa.

– Si dans dix minutes nous retrouvons les cahots, ce sera le pavé de Neuilly : j’en suis sûr : nous sommes dans les Champs-Élysées.

Les cahots revinrent au bout de cinq minutes. Après un autre quart d’heure, le fiacre se mit à tourner fréquemment dans des rues raboteuses et montantes.

– Devine devinaille, dit tout à coup le colonel : sommes-nous à Montmartre ou dans le quartier Mouffetard ? Paris est grand, surtout avec la banlieue.

À ce moment même, la voiture s’arrêta.

Le colonel fit descendre le cocher, qui aida Vincent à mettre pied à terre. Il n’y eut ni marteau retentissant sur une plaque, ni bruit, ni sonnette agitée. Une clef tourna dans une serrure qui sonna la rouille.

– Êtes-vous content du pourboire, l’ami ? demanda le colonel. Quinze sous ! si vous aviez beaucoup de pratiques comme cela, c’est vous qui rouleriez dans votre carrosse !

Une fois la porte franchie, Vincent eut de la terre molle sous les pieds, puis du sable. Il fit encore quelques pas sur l’herbe. Suivant toute apparence, on était à la campagne.

– Attention, dit le colonel, nous sommes au perron. Lève la patte ! Vincent compta quatre marches et une seconde porte fut ouverte. Elle devait être très étroite, car le colonel s’effaça pour passer, et néanmoins le caban de Vincent frôla le mur. Le frôlement ne fut pas instantané, comme il arrive d’ordinaire quand on passe un seuil : il dura le temps qu’il fallait pour donner à penser que le mur était d’une épaisseur exceptionnelle.

– À l’escalier maintenant, bibi, dit encore le vieillard ; il est roide et j’aurai une courbature ; mais je dormirai la grasse matinée demain matin, et quand il s’agit de faire le bien, vois-tu, je n’écoute guère la plainte de mes vieux os.

Il monta l’escalier qui était à vis et dont les dernières marches lui arrachèrent plus d’un gémissement.

À diverses reprises, la main de Vincent toucha les parois de la cage. Elles étaient humides.

Le colonel s’arrêta enfin et poussa un long soupir de soulagement.

– N, i, ni, c’est fini, murmura-t-il. J’aurais de la peine à monter tout en haut des tours de Notre-Dame. Entrez, mon camarade, nous voici sur le terrain, et vous n’avez plus qu’à vous mettre en besogne.

Tout en parlant, il avait ouvert une troisième serrure.

Aussitôt que Vincent eut franchi cette dernière porte, il sentit autour de lui une atmosphère tiède et lourde comme s’il fût entré dans une serre chaude.

IV Le commencement de la besogne

Le vieillard sembla renaître en respirant cet air étouffant. Sa voix redevint gaillarde et il repoussa la porte avec bruit, disant :

– Hein, bibi, il fait bon ici ? Ne laissons pas perdre la chaleur. Donne ta tête, le bandeau n’est plus de saison. Tu crois peut-être que tu vas te trouver dans un palais de fées ? À cet égard, je suis muet. Je veux que tu aies le plaisir de la surprise.

Il défaisait lentement les bandelettes. Quand le dernier pli tomba, Carpentier resta comme étourdi.

Il lui parut qu’une immensité blanche et lumineuse l’entourait de tous côtés.

Il ferma ses yeux éblouis.

– Où suis-je ? s’écria le vieillard enchanté, tu aurais dû dire : Où suis-je ? C’était le mot de la situation. À la Porte St Martin, quand on amène le jeune Dr William pour l’accouchement clandestin de Mme la duchesse et qu’on lui ôte son foulard, il dit toujours : Où suis-je ? Ma chatte, ce n’est pas de la neige qui te blesse la vue. Nous avons vingt degrés au-dessus de zéro, grâce à un bon poêle que tu ne vois pas, mais que tu peux entendre ronfler. Tes yeux vont s’accoutumer peu à peu à tout ce linge que j’ai tendu moi-même pour que, le cas échéant, tu puisses te retrouver dans cette chambre, sans reconnaître les lieux. Allons, rouvre tes lanternes, nous ne sommes pas venus pour nous amuser.

Ce fut le mot « linge » qui releva les paupières de Carpentier.

Il regarda de nouveau et vit qu’en effet il se trouvait dans une sorte de tente cubique comme une boîte, dont les quatre pans latéraux et le plafond étaient formés par des draps de lit tendus au moyen de cordages.

Sur le parquet ou le carreau qu’on ne voyait point, il y avait une natte de jonc.

Le tout était éclairé par deux lampes de fort calibre qui pendaient à la voûte invisible.

Carpentier resta muet. Il se disait en lui-même :

– Quel étrange entassement de précautions !

– Oui, oui, oui, fit par trois fois le vieillard, qui jouissait évidemment de sa surprise, c’est moi-même qui ai arrangé tout cela, moi seul, et c’est bien arrangé. Il faudrait que vous fussiez un sorcier, mon camarade, pour deviner ce qu’il y a ici à droite, à gauche, au-dessus et au-dessous. C’est un taudis ou c’est un palais, je permets à votre imagination de travailler tant qu’elle voudra. Vous allez voir un carré de muraille toute nue. C’est moi qui ai enlevé ce qu’il y avait dessus. Était-ce du papier à six sous le rouleau ? une tapisserie des Gobelins ? ou une boiserie sculptée et dorée ? Rien qu’à regarder votre figure, je m’amuse comme un bienheureux.

Ceci était la vérité même. Le colonel frottait ses mains desséchées l’une contre l’autre avec une joie d’enfant, et les mille rides de son visage s’entrecroisaient, tandis qu’il riait de tout son cœur.

Dans l’espace carré, ménagé entre les quatre tentures, il n’y avait qu’un seul meuble : un grand vieux fauteuil à oreillettes, rapetassé en maints endroits et qui semblait sortir d’une boutique de bric-à-brac.

Le colonel s’y était plongé en laissant échapper un gloussement de volupté.

– C’est moi qui l’ai acheté, dit-il encore, c’est moi qui l’ai apporté. Nul n’entrera jamais ici que toi et moi. Ah ! si j’avais pu percer moi-même cette bonne grosse muraille et la creuser comme une calebasse pour y établir mon joli petit nid, je t’aurais soufflé ta besogne ! Il n’y a pas de Fanchette qui tienne, tu n’aurais rien eu… ou plutôt, j’aurais trouvé un autre moyen d’élever tes petits et de mettre un peu de foin dans tes bottes. Mais il faut un homme du métier pour m’installer cela. Je veux un bijou de cachette : un écrin tout capitonné de satin, comme ceux où l’on met dormir les perles… Et la fille des rois ne vaut-elle pas toutes les perles du monde ?… La fille d’Henri IV et de Saint Louis !

Il quitta sa posture paresseuse et souleva un coin de la tenture qui était derrière le fauteuil. Par cette fente, le regard agile de Vincent, plongeant avidement, découvrit, à une demi-douzaine de pas, un autre plan de tentures blanches qui semblait collé à la muraille.

La main du vieillard tâtonna et rencontra l’anse d’une caisse assez volumineuse qu’il essaya d’attirer ; mais il ne put.

– Aide-moi, dit-il, ce sont tes outils.

La caisse fut charriée au milieu de l’espace libre. Carpentier enleva le couvercle. Elle contenait le système complet des instruments de son état, tout neufs et tout brillants, depuis les truelles graduées jusqu’aux marteaux, tranchants comme des haches, et aux ciseaux à froid dont l’acier trempé rendait au regard des lampes des gerbes d’étincelles.

– Cela te suffit-il ? demanda le colonel.

– Oui, répondit Vincent, pour démolir ou pour bâtir. Je suis prêt ; tracez-moi ma besogne.

Le doigt du colonel désigna le plan de tenture qui était à sa droite.

Il y avait là, ce que Carpentier n’avait pas encore remarqué, une pièce de toile en carré long, figurant une porte et rattachée à la draperie principale par des épingles.

– Ôte les épingles, ordonna le colonel.

Carpentier obéit. La pièce de toile, en tombant, découvrit un mur nu, formé de superbes pierres de taille. À cette vue Carpentier s’écria :

– Nous sommes donc ici dans une forteresse ?

– Mon bon, répliqua le colonel, la ville de Paris a eu successivement cinq ou six enceintes, destinées à soutenir des sièges. Lisez Dulaure, ce n’est pas un écrivain de première force, mais il abonde en renseignements curieux. Des restes de ces enceintes existent en nombre d’endroits, sur les deux rives de la Seine, rue Saint-Sauveur, à la Porte aux Peintres, rue Saint-Jacques, rue Sainte Marguerite, cul-de-sac Contrescarpe et ailleurs. En outre, Montmartre, Vaugirard, Chaillot, possèdent des débris de castels enclavés dans des propriétés particulières. Quant au quartier du Marais, il est plein d’antiquailles absolument respectables. Que nous soyons en ce moment ici ou là, peu importe : la chose certaine, c’est que le mur qui vous fait face a deux mètres quatre-vingt-cinq centimètres d’épaisseur. C’est assez pour y fabriquer notre boîte, je suppose ?

– Oui, répondit Vincent, qui était pensif, c’est assez.

– Alors, entame la croûte du pain pour enlever la mie. Y es-tu ?

– Je voudrais savoir, dit Vincent, s’il y a à craindre quelque chose pour le bruit ?

– Tu peux tailler, marteler, cogner comme une douzaine d’emballeurs. Tu es chez le marquis de Carabas : j’ai acheté les champs avec la maison, et tu emploierais la mine pour faire ton trou qu’on ne t’entendrait pas. Voilà !

Chaque parole prononcée se gravait dans la mémoire de Vincent.

C’était un esprit solitaire et chercheur. En sa vie, malgré le métier manuel auquel le sort l’avait réduit, il avait travaillé par la pensée encore plus que par les bras.

Tout problème le provoquait, et en ce moment, sans que sa volonté y fût pour rien, sa tête s’emplissait de calculs à perte de vue pour dégager l’inconnue de l’équation proposée.

Il prit une craie et traça sur le mur le parallélogramme qui devait être, selon lui, la porte de la cachette.

– C’est beaucoup trop haut et beaucoup trop large, dit le colonel. Je serai l’architecte, puisque tu n’as aucune idée de la chose. Nous avons des niches très bien entendues, dans l’Italie du Sud ; mais ce que j’ai vu de mieux, c’est la boîte de granit où les moines de l’abbaye d’Orval, là-bas, de l’autre côté de Sedan, abritaient le célèbre trésor de leur communauté. Qu’on veuille sauvegarder des calices d’or chargés de pierreries, un homme condamné à mort ou une reine dans l’embarras, c’est toujours la même chose, pas vrai ? Ceux pour qui il y va de la vie peuvent bien se baisser un peu pour entrer. Efface cela. Ta baie ne doit avoir que la surface d’une pierre de taille, car elle sera fermée par une pierre de taille : un mètre de haut sur deux pieds de large.

À l’aide de la règle, Vincent rectifia son premier projet, en ayant soin de suivre les rainures de deux pierres superposées. Le colonel approuva, cette fois.

– Pas mal, fit-il. Je suppose qu’on vienne sonder avec des crosses de fusil ou des maillets, il faut que la porte sonne franc comme le reste de la muraille.

Vincent choisit un ciseau et un marteau. Au moment où il allait donner le premier coup, une pendule qui semblait distante de quelques pas à peine mit en branle sa sonnerie.

Vincent s’arrêta pour écouter. Le timbre frappa neuf heures.

– À minuit, tu feras réveillon, si tu veux, dit le colonel. Nous avons de la viande, du pain et du vin.

Puis, s’interrompant :

– Innocent ! Tu te creuses la cervelle ! Tu te demandes où tu as entendu cette voix-là ; car les cloches ont une voix comme le monde, et je reconnaîtrais entre mille le carillon de Saint François de Catane. Ma dernière maîtresse demeurait derrière l’église. Il y a de cela soixante ans. Je veux que le diable me caresse, si tu as jamais entendu ma vieille horloge, que j’ai achetée avec le reste des bragas oubliés dans la masure. Elle va bien. Pour plus de sûreté, je la vendrai quand nous aurons fini, ou mieux encore, tiens, je t’en ferai cadeau. Tu dois aimer les curiosités : tu la mettras sur ta cheminée.

Vincent martelait. Le vieillard était gai comme pinson et regardait sauter les petits éclats de pierre.

Toutes les cinq minutes, il atteignait sa tabatière d’or, ornée du portrait de l’empereur de Russie, mais c’était seulement pour en flairer le contenu à distance avec sensualité.

Ainsi faisait-il pour toutes choses. À table, il regardait le vin en savourant la fumée des mets. Vous l’auriez nourri avec le prix du chènevis que mange un petit oiseau en cage.

D’aucun bien que l’argent achète, il ne pouvait jouir.

Et dans ce corps usé, chancelant comme une ruine, vivait une passion terrible. L’argent l’attirait. Il allait à l’argent avec une fougue plus ardente que celle de l’homme robuste dont l’argent peut satisfaire les désirs puissants, la vaste gourmandise, la soif insatiable.

Il aimait l’or pour l’or, cet être caduc, condamné à l’éternelle abstinence. Ce sont là les grands avares, dont nulle mesure ne peut borner l’insatiable convoitise. Ils prennent l’or comme les vampires sucent le sang, pour le cuver au fond d’un froid cercueil.

On en a vu qui avaient cette préoccupation profonde comme une folie, de garder leur or, même au-delà du dernier jour…

Tout en tournant ses pouces minces et secs avec un air de béatitude, le colonel disait :

– Tu travailles bien, je suis content de t’avoir choisi. Voilà un éclat de granit qui est aussi gros qu’un pain d’un sou. Quand le revêtement sera percé, nous irons plus vite, parce que nous trouverons les moellons. Prends garde d’écorcher les pierres voisines. Sais-tu que la princesse sera là comme dans son boudoir ? Le revers donne sur la campagne, nous pratiquerons des fissures qui donneront de l’air. Repose-toi. Je ne t’offre pas de fumer une pipe, parce que l’odeur du tabac me fait tousser ; veux-tu boire une goutte ?

Vincent essuya son front où la sueur perlait.

– Êtes-vous fixé sur les proportions que vous voulez donner à la chambre ? demanda-t-il.

– Deux mètres de large, répondit le vieillard sans hésiter, trois mètres de long, sept pieds de hauteur. Cela nous fournira un cube de quatorze mètres. Les meilleurs spécialistes s’accordent à professer que quatorze mètres cubes d’air sont suffisants pour alimenter la respiration d’un adulte… Pourquoi fronces-tu le sourcil, ami ?

– Parce que je ne sais pas, répliqua Vincent avec tristesse, si je travaille là à un asile ou à un cachot. J’ai peur.

V Naissance d’une idée fixe

Quand la pendule invisible sonna trois heures après minuit, c’est-à-dire après que le travail de Vincent Carpentier eut duré six grandes heures, le colonel, qui était réveillé comme une souris, se redressa dans son fauteuil.

– Voilà un bon petit commencement de besogne, dit-il ; assez pour aujourd’hui, mon ami. La pierre est minée tout autour, et demain nous l’arracherons comme une grosse dent. Je suis content de toi, sais-tu ? Allons à dodo !

Carpentier passa son mouchoir sur son front mouillé et reprit ses habits.

La pierre avait en effet sur ses quatre côtés une entaille profonde où le ciseau le plus long disparaissait presque.

Le poêle avait cessé de ronfler depuis longtemps.

Le colonel eut un frisson quand il se mit sur ses pieds.

– Pourvu que je ne m’enrhume pas ! grommela-t-il. Tu ne croirais pas que dans mon adolescence, vers 1750, j’ai été condamné comme poitrinaire par le fameux Bœrhaave. J’en ai rappelé ; mais je prends des précautions depuis ce temps-là. Ma mère n’en fait plus, eh ! garçon.

Vincent le regardait tout en boutonnant son paletot.

C’était, ce Vincent, un esprit gravement rêveur, capable de s’exalter à la mode allemande, mais qui ne riait guère. Pourtant, à ces derniers mots, sa bouche sérieuse se dérida.

– Patron, dit-il, je jurerais que vous n’avez aucun mauvais dessein.

– Moi aussi, répliqua le colonel. Je t’aime pour ta nigauderie, ma poule ! Tu dois être un homme de talent. Les architectes et les peintres qui ont de l’esprit ne font que des âneries. Donne ta tête. Notre séance m’a beaucoup diverti.

Carpentier se laissa bander les yeux comme la veille au soir. Le vieillard éteignit les deux lampes avec soin et guida son compagnon jusqu’à l’escalier. Vincent l’entendit refermer la porte.

On traversa de nouveau le terrain mou et le petit espace où il y avait de l’herbe, puis la dernière porte qui, dans la pensée de Carpentier, donnait sur une rue du village, fut franchie.

– Holà, rôdeur ! appela le vieillard, après avoir drapé le caban de Vincent.

À une cinquantaine de pas, les roues d’une voiture sonnèrent aussitôt sur le pavé.

– Tu vas brûler la route, Lantimèche, dit encore le colonel. Le marchand de sable a passé. J’ai une envie de dormir qu’un enfant en pleurerait !

Il poussa Vincent jusqu’au marchepied et le fit monter.

L’instant d’après, la voiture s’ébranla.

Le colonel donna une tape sur la joue de Vincent et dit :

– Ce que je voudrais savoir au juste, c’est ce qu’il y a dans cette caboche-là. Dois-tu en dévider, des suppositions ! Faisons un somme.

Il s’accota dans un coin et ne parla plus.

Au bout d’un quart d’heure, la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit, et une voix demanda :

– Avez-vous quelque chose à déclarer ?

– J’ai à déclarer, répondit le colonel réveillé en sursaut, que l’octroi de Paris est une institution recommandable qui fait regretter aux voyageurs les landes de la Basse-Bretagne et même les steppes de la Tartarie. La civilisation a des hontes abominables.

La portière fut refermée, et la voix du préposé dit :

– Allez !

Une demi-heure après, la voiture s’arrêtait de nouveau.

– Descendons, mon camarade, dit le colonel, nous sommes arrivés. Carpentier obéit. Il entendit la monnaie sonner dans la main du cocher, qui dit « merci », et fouetta ses chevaux. Le colonel lui cria :

– Demain matin, au même endroit et à la même heure, Lantimèche !

Carpentier restait seul au milieu de la rue. Cette voix du cocher, qui venait de dire « merci » l’avait frappé. Son imagination s’efforçait de plus en plus.

Il n’eut pas le temps de réfléchir beaucoup. Le colonel revint à lui et lui enleva son bandeau.

Carpentier reconnut alors la rue Neuve-des-Petits-Champs et la grille fermée du passage Choiseul.

On entendait encore la voiture qui roulait dans la direction du Palais-Royal.

– J’aurai le temps de la rejoindre peut-être, pensa Vincent, dont le cœur battait.

Mais le colonel s’appuya familièrement sur son bras et dit :

– Bonhomme, j’espère bien que tu ne vas pas me laisser comme cela dans la rue. Je commence à ne plus être si ingambe qu’à vingt-cinq ans. Reconduis-moi jusque chez moi.

Impossible d’écarter une requête pareille, car le pauvre vieux tremblotait de la tête aux pieds. On prit la rue Ventadour pour gagner la rue Thérèse, sur laquelle s’ouvrait la porte cochère de l’hôtel Bozzo-Corona.

Quand le marteau eut été soulevé, le colonel donna une cordiale poignée de main à Vincent et lui dit :

– Allez vous coucher, mon brave camarade, et dormez bien. Dans la journée, de manière ou d’autre, vous entendrez parler de moi. Sans autre avis, huit heures sonnant, soyez à l’hôtel ; nous retournerons ensemble à ma maison de campagne.

La porte cochère était ouverte et le concierge accourait. Le colonel ponctua sa phrase par un signe de tête caressant et disparut.

Le premier soin de Vincent fut de prendre ses jambes à son cou et de regagner la rue Neuve-des-Petits-Champs à pleine course.

C’était, de sa part, un mouvement irréfléchi, car il va sans dire qu’au moment où il se retrouva en face du passage Choiseul, le bruit de la voiture avait cessé de se faire entendre.

– Elle est loin, si elle court encore, pensa-t-il. Le vieux connaît son affaire et ne néglige aucune précaution. Il ne me reste plus qu’à suivre son conseil et je vais me coucher.

Vincent Carpentier, comme ceux qui sont pauvres, avait choisi son logis loin du centre. Il demeurait derrière l’École militaire, quartier beaucoup plus désert alors qu’aujourd’hui et où les loyers étaient à très bas prix. Renonçant à l’espoir de rejoindre la voiture dans le dédale des rues de Paris, il prit le chemin des Champs-Élysées.

Nous devons dire au lecteur qu’il n’avait pas, à proprement parler, défiance du colonel. Le colonel se présentait à son esprit comme un être bienfaisant, engagé par certaines circonstances inconnues dans une mystérieuse entreprise. Ce qui le tenait, c’était l’étrange et invincible fantaisie qui prend chacun de nous en face d’une charade dont le mot habilement déguisé, se dérobe au premier effort de notre intelligence.

Chaque homme, en pareille occurrence, établit une gageure avec lui-même, et plus la solution fuit, plus on s’acharne à la poursuivre.

Une fois dans la grande avenue des Champs-Élysées, Vincent se mit à regarder tout autour de lui, comme s’il eût essayé de reconnaître des choses qu’il n’avait pas vues.

Il écouta pour saisir un son qui pût être un jalon. Il flaira le vent, puis il eut un ricanement qui raillait sa propre impuissance.

Il tourna à gauche par l’allée des Veuves qui est maintenant l’avenue Montaigne.

Bien habile qui devinerait pourquoi un préfet alsacien, écolier en fait d’histoire et d’art, s’est avisé un jour de changer les noms pittoresques ou historiques qui marquaient la géographie de notre vieux Paris.

Biffer un nom, c’est assassiner un souvenir ; mais ces parvenus aiment de passion à voir sur leurs plâtres blancs des étiquettes neuves.

Et ce préfet qui dédaignait la légende parisienne, a fait d’ailleurs de grandes choses.

Paris est une solitude à ces heures matinales. Vincent traversa la Seine sans rencontrer âme qui vive. Il s’arrêta devant le Champ-de-Mars et dit tout haut, emporté par le labeur de sa méditation :

– Je suis sûr d’avoir reconnu la voix du cocher qui a prononcé ce mot : « Merci ! » dans la rue Neuve-des-Petits-Champs. J’en suis sûr !

Au lieu de suivre l’avenue latérale qui longe le champ de manœuvres, il s’engagea dans le terrain même.

Si on lui eût demandé pourquoi, peut-être n’aurait-il point su répondre.

Et pourtant il avait un but, ou plutôt un instinct le poussait.

Arrivé au milieu du champ, il planta sa canne en terre et y attacha son mouchoir flottant comme pour figurer un drapeau.

Cela fait, il hésita un peu, honteux qu’il était de son projet puéril.

Mais la fantaisie fut la plus forte, et il dit d’un ton décidé :

– Je veux voir !

Voir quoi ? C’était comme un défi qu’il se portait à lui-même. Il concentra résolument sa pensée et noua sa cravate en bandeau sur ses yeux, disant encore :

– Si je tombais juste, que croirais-je ?

Il marcha droit devant lui, à tâtons, ne se détournant ni pour les mares, ni pour les aspérités du sol, mais se reportant aux impressions subies par lui dans la voiture, et reproduisant avec un soin minutieux les angles qu’il croyait avoir décrits, non plus en allant mais en revenant de la maison de campagne du colonel.

Il opérait de mémoire, en agissant ainsi, une réduction proportionnelle sur le temps écoulé et la distance parcourue.

Cela n’avait pas le sens commun. On sait que, même en droite ligne, ces courses à l’aveuglette manquent constamment le but.

Et pourtant, il dépensa à ce jeu un quart d’heure tout entier, pendant lequel son intelligence resta tendue passionnément comme si sa vie même eût dépendu de la justesse de son calcul.

Quand il s’arrêta, l’expérience étant, à son sens, achevée, son cœur battait.

Il arracha son bandeau et porta son regard au loin, cherchant le jalon qu’il avait planté.

Le Champ-de-Mars était clair. La lune glissait au ciel derrière un écran de nuées légères qui semblaient courir et se poursuivre gaiement.

Vincent ne vit rien pourtant dans la direction où son regard allait. Il se railla encore lui-même et pensa en riant :

– Je suis fou !

Mais au même moment, il se retourna pour interroger les autres directions et poussa un cri de stupéfaction en voyant son drapeau à deux pas de lui.

En étendant le bras, il aurait pu le toucher.

Il sentit que ses joues devenaient froides et que tous ses nerfs tressaillaient, tandis qu’il murmurait malgré lui :

– Est-ce le hasard, ou bien aurais-je deviné juste ?

– Allons, allons, dit-il en haussant les épaules, je suis fou ! fou à lier !

Et il reprit sa route vers l’École militaire à pas lents, la tête courbée sous le poids des pensées qui se mêlaient dans son esprit comme un chaos.

Vincent Carpentier était un honnête homme, mais les ambitions de sa jeunesse avaient été déçues.

Il avait rêvé la fortune autrefois, peut-être la renommée, et tout au fond de son obscurité, la main glacée de la misère le tenait à la gorge.

L’image de sa fille passa devant ses yeux dans la nuit. Il adorait cette blonde petite Irène qui était tout le portrait de sa mère adorée.

Il vit aussi Reynier, un noble enfant, qui s’était fait le serviteur de son indigence.

À Paris, personne n’ignore le prix que peut valoir un secret.

Mais, je le répète, Carpentier était un honnête homme ; il pensa :

– Le colonel a justement promis de mettre Irène en pension et Reynier au collège. Ai-je le droit de juger celui que toute la ville regarde comme un saint ?

Il tournait l’angle occidental de l’école et pressait le pas pour regagner enfin sa demeure, lorsqu’une pensée le frappa et l’arrêta comme si la main d’un homme robuste l’eût saisit en arrière par le collet.

– Je me souviens ! s’écria-t-il en touchant son front, qui ruisselait. La voix ! la voix du cocher qui a dit : « Merci ! » c’est la même, j’en suis sûr, il me semble que je l’entends encore, la même qui avait dit à la barrière : « Avez-vous quelque chose à déclarer ? »

Il s’interrompit tout tremblant d’émotion.

– Mais alors, fit-il, la barrière ? Il n’y avait pas de barrière. Le cocher jouait le rôle du préposé. La voiture n’est pas sortie de Paris. Mon épreuve de tout à l’heure, loin d’être une folie ridicule, a dit la vérité. Nous sommes partis d’un point pour y revenir. Je connais le point d’arrivée, cela me donne le point de départ…

Ses bras tombaient le long de ses flancs et sa tête pendait sur sa poitrine. Il dit encore :

– Qu’y a-t-il derrière ce masque de bonhomie sénile ? Je ne devine pas l’énigme de ce visage qui rit, mais qui fait peur. Je n’ai jamais rien vu de pareil à ce vieillard. Mon instinct me crie qu’il creuse un trou pour abriter son trésor. Pourquoi ai-je la sueur froide au front ? Suis-je sur la trace d’un crime ?

VI La maison de Vincent

L’aube commençait à poindre quand Vincent Carpentier arriva devant son pauvre logis.

Il habitait les combles d’une petite maison isolée et entourée de terrains vagues. Il n’y avait point de concierge.

Le rez-de-chaussée était une buvette borgne, à l’enseigne de la Grande-Obuse.

Les autres étages abritaient des employés des chantiers voisins. C’est le quartier du bois et de la houille. On y trouve, dans la même rue, le chantier du Grenadier-Français, le chantier du Vrai-Grenadier-Français, le chantier du Nouveau-Grenadier-Français, et enfin le chantier du Seul-Grenadier-Français.

Celui-là est plus effronté que la Grande-Obuse elle-même.

Vincent ouvrit la porte extérieure à l’aide de son loquet et monta l’escalier aux marches déjetées. Son logement était composé de deux chambrettes et d’un petit grenier dans lequel couchait Reynier, cet enfant dont nous avons déjà parlé bien des fois.

Ordinairement, Vincent rentrait de son travail vers huit heures du soir ; on soupait en famille, et chacun allait se mettre au lit pour se lever de bon matin, le lendemain ; mais la veille Vincent était sorti avec ses habits des jours de fête, en prenant soin d’annoncer qu’il rentrerait peut-être tard.