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Le bien qu'elle faisait autour d'elle ne lui suffisait pas : pendant les années de son adolescence, sa bourse, sans cesse remplie par son père, s'était sans cesse vidée dans des mains plus avides que méritantes. Quelques désillusions dans cette voie lui inspirèrent le désir d'attaquer le mal dans sa source, au lieu de chercher à l'amoindrir dans ses effets. Nadia fit alors comme la plupart des jeunes filles riches de son époque ; elle eut à la campagne son école du dimanche, où les enfants des villages voisins furent attirés par la promesse de récompenses ; elle fut au nombre des fondatrices d'une crèche, d'un orphelinat, d'une maison de refuge. Son nom figura sur toutes les listes de charité à côté de sommes considérables ; mais, avant d'avoir dix-neuf ans, elle connaissait l'inanité de ces oeuvres, entreprises à grands frais par des femmes inexpérimentées, qui dépensent dix fois la somme nécessaire pour faire le bien et n'obtiennent qu'un résultat parfois nul, toujours médiocre, faute de savoir ou de vouloir écarter toute ostentation ruineuse et inutile.
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Seitenzahl: 272
Veröffentlichungsjahr: 2019
Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.
Le prince Roubine fumait sur la terrasse son cigare d’après-dînée ; étendu dans un rocking-chair de bambou, il se balançait nonchalamment en regardant le paysage doré par les rayons du soir.
Sous ses yeux s’étendait le golfe ; la rive droite s’estompait dans une vapeur rosée, où se dessinaient à peine en plus foncé les masses granitiques de la côte de Finlande ; l’eau bleue venait clapoter doucement sur le rivage au bas de son jardin, dont les grandes avenues descendaient jusqu’à la mer. À droite, la ville de Péterhof s’étalait en amphithéâtre, déployant l’animation factice des villes d’eaux, où l’on se hâte de vivre pendant les trois mois de la belle saison ; les bateaux à vapeur qui font le service de Pétersbourg fumaient et grondaient auprès de la longue estacade, déposant de nombreux passagers, venus pour entendre jouer la musique dans les jardins impériaux ou pour passer la soirée près de quelque ami : d’élégants uniformes d’officiers de toutes les armes parcouraient le quai ; les robes claires des femmes semblaient autant de fleurs sur la sombre masse de verdure du parc, et toute l’exubérance de la vie mondaine russe semblait se résumer dans ce coin de terre.
À gauche, les villas clairsemées dans les feuillages, la côte fuyante qui semblait se dérober à l’étreinte de la mer, reposaient le regard et l’esprit.
Le prince était blasé sur le spectacle de la ville, peut-être l’était-il encore davantage sur celui de la mer et du paysage ; mais sûrement il ne l’était pas sur le charme d’un café brûlant et délicieux, d’un cigare exquis, d’un fauteuil confortable ; c’étaient des jouissances dont, loin de s’amoindrir, l’intensité semblait s’augmenter avec l’habitude ; aussi s’étira-t-il dans son fauteuil avec un petit frisson de béatitude, au moment où sa tasse de café vint se poser comme par enchantement près de sa main.
– Oh ! le vilain père, qui ne me dit pas merci ! fit une voix railleuse en même temps qu’une douce main caressante se posait sur l’épaule de Roubine.
– C’est toi, Nadia ? fit celui-ci en se retournant.
– Oui, c’est moi ! Est-ce que votre café serait bon, s’il était versé par une autre main que la mienne ?
Le prince prit la main de sa fille, l’examina attentivement, en fit tourner les bagues, puis regarda en souriant le joli visage penché vers lui, et répondit :
– Non ! c’est clair ! Que fait-on, ce soir ?
– On va à la musique. Il y a une quantité de belles promesses sur le programme ; les grandes eaux jouent, et on les éclaire à la lumière électrique... Avec cela, un superbe concert...
– Que de splendeurs ! Alors nous y allons ?
– Certainement ! j’ai dit d’atteler pour neuf heures ; la calèche et les chevaux isabelle.
– Très bien, fit nonchalamment l’heureux père. Assieds-toi, Nadia, tu m’empêches de voir un bateau qui arrive à Cronstadt.
La jeune fille se retourna vivement, mit la main sur ses yeux, que le soleil aveuglait, et regarda le grand navire, qui, après quelques manœuvres habilement exécutées, s’arrêta devant la forteresse de granit.
Un fourmillement de barques se produisit immédiatement alentour. Le prince allongea la main vers la longue-vue qui ne quittait pas cette place, et observa un moment le lointain.
– Je ne sais pas ce que c’est que ce bateau, dit-il après un mouvement d’attention.
– Quelque Allemand, dit négligemment sa fille.
Ils causèrent un instant de choses et d’autres, puis Roubine reprit sa longue-vue.
– Regarde donc, Nadia, dit-il, voici un petit yacht à vapeur qui vient ici !
En effet, un élégant bateau de plaisance traversait le golfe et se dirigeait à toute vapeur vers Péterhof ; le pavillon flottait à l’arrière, trempant parfois dans l’eau bleue, et une flamme voltigeait au haut du mât.
– Je parie que c’est Korzof ! s’écria joyeusement le prince : c’est Korzof ! retour d’Allemagne. Il est venu par bateau pour se trouver à Péterhof dès son arrivée, et il s’est fait chercher par son yacht. Cela lui ressemble bien ! Mais, Nadia, si c’est Korzof, il sera ici avant deux heures !
– Il ne lui faut pas si longtemps, dit tranquillement la jeune fille, qui tournait le dos au golfe.
– Accorde-lui le temps de faire un peu de toilette, fit observer son père.
– Il peut accomplir cette opération à bord de son yacht, répondit Nadia du même ton froid.
– Comme tu te montres indifférente ! s’écria le prince en déposant la longue-vue et en regardant sa fille. Je m’étais figuré que tu avais beaucoup d’amitié pour lui !
– J’ai beaucoup d’amitié pour Dmitri Korzof, répliqua la jeune fille ; mais mon amitié, vous le savez, mon père, ne s’exprime pas à la façon de celle des chiens, qui font cent tours en aboyant autour de l’objet de leur tendresse.
– Oui, je sais, tu es pour les sentiments concentrés, fit le prince avec un peu d’ironie.
Il reprit la longue-vue et observa la marche du yacht, qui se rapprochait rapidement.
– Attends, dit-il, nous allons bien savoir si c’est Korzof.
Un coup frappé sur un timbre placé sur la table appela un domestique. Roubine lui donna ses ordres et descendit de la terrasse dans le parterre situé à quelques marches au-dessous. De là une trouée habilement ménagée dans le sommet des arbres du jardin permettait de découvrir une partie du golfe.
Au bout de quelques instants, un pavillon gigantesque, qui portait sur fond rouge les armoiries des Roubine, se développa sur le toit de la villa, et monta majestueusement jusqu’au sommet de la hampe.
La détonation d’une petite pièce d’artillerie répondit à ce signal ; Nadia put voir la fumée blanche s’envoler de l’arrière du yacht, et la flamme du mât monta et redescendit rapidement. À son tour, le pavillon princier descendit et remonta trois fois, puis s’abattit, comme un oiseau qui replie ses ailes, et disparut.
– C’est lui, fit joyeusement le prince. Il a répondu tout de suite ! Je présume qu’il avait aussi sa longue-vue braquée sur la terrasse. Eh, Nadia ?
Nadia ne répondit rien. Le coup de canon avait amené à ses joues pâles une rougeur légère. Elle se détourna et cueillit deux roses à un rosier véritablement fabuleux, produit unique et sans prix de la serre célèbre de Roubine, transplanté dans le parterre pour charmer les yeux et l’odorat pendant quelques jours, puis y mourir et se voir remplacé par un autre.
Une calèche attelée de deux chevaux bais, irréprochables de formes et d’allures, passa rapidement sur la route ; le prince se retourna à temps pour les entrevoir ou plutôt les deviner à travers la grille.
– Et voilà l’équipage de Korzof qui va le chercher au débarcadère ! C’est très amusant. Dis, Nadia, le coup de canon n’était peut-être pas pour nous ? C’était peut-être pour ses chevaux ?
– Si les ordres n’avaient pas été donnés d’avance, répondit la jeune fille de son ton froid, on n’aurait pas eu le temps d’atteler si vite.
– Ah ! très judicieux ! fit le prince en regardant sa fille du coin de l’œil.
Un de ses passe-temps favoris consistait à la taquiner discrètement, sans paraître y mettre d’intention, ce qu’il faisait à merveille.
– Changes-tu de toilette pour aller à la musique ? reprit-il après un court silence, pendant lequel Nadia avait cueilli une poignée de fleurs, qu’elle laissa tomber à ses pieds quand elle se retourna pour l’écouter, ne gardant à la main que les deux roses.
Elle jeta un coup d’œil sur sa robe de batiste blanche, couverte de dentelles, et répondit par un signe de tête négatif.
– Je me suis habillée avant le dîner, ajouta-t-elle.
– Je le sais, mais je pensais que tu aurais peut-être modifié tes projets, continua le prince sur le même ton de léger persiflage.
– Pourquoi donc ? demanda Nadia en le regardant bien en face, avec une lueur hautaine dans ses beaux yeux gris foncé.
– Je t’adore, ma fille chérie ! fit l’heureux père en l’attirant à lui pour l’embrasser. Je suis un père terrible, je voudrais tout savoir...
– Vous savez tout ! répondit-elle avec une franchise très noble.
– Tout deviner, alors ! continua Roubine en passant le bras de sa fille sous le sien, deviner avant que tu saches toi-même !
Nadia baissa la tête ; le prince continua :
– Je suis à la fois ton père et ta mère, ma Nadia chérie ; j’ai peur de ne pas t’aimer assez, ou de t’aimer mal, ou de t’aimer trop ; si ton admirable mère vivait, je serais tranquille sur ton bonheur ; mais puisque nous l’avons perdue, il faut nous aimer plus, d’abord, et puis avoir plus de confiance encore l’un dans l’autre... Mais je ne suis pas fait pour attirer ta confiance, Nadia...
– Oh ! mon père ! fit la jeune fille avec reproche, en s’inclinant pour baiser la main qui retenait la sienne.
– Je veux dire que je suis un père trop jeune, un peu taquin, que je ne suis pas l’homme absolument sérieux et patriarcal qui représente l’idéal du père ; je n’ai rien du confesseur, moi, Nadia ! j’ai plutôt l’air d’un camarade. C’est vrai ! Au milieu de ces jeunes gens qui te font la cour, je me sens aussi jeune qu’eux, et quand ils te font un compliment, pour te dire que tu es gracieuse ou spirituelle, je me dis souvent qu’ils le font mal et que je le ferais mieux, avec plus de grâce et parfois plus de vérité. Avoue, Nadia, que je suis un père bien bizarre !
– Du tout ! reprit la jeune fille en levant vers le prince son beau regard plein de tendresse filiale ; vous êtes un père adorable et un père adoré.
– Et toi, tu es la plus charmante des filles ! répliqua Roubine en la regardant avec orgueil.
En effet, Nadia Roubine était une des plus belles personnes de la cour. Grande et mince, avec cette flexibilité de roseau qui est un si grand charme chez les jeunes filles russes, elle portait fièrement la lourde et épaisse couronne de cheveux brun doré qui paraît sa tête ; ses yeux magnifiques n’avaient jamais menti : quand la politesse l’obligeait à se taire, ils protestaient en dépit d’elle contre cette violation de la vérité. Sa bouche, un peu grande, était d’un dessin ferme et pur, et son sourire découvrait des dents larges, légèrement écartées, mais parfaites de forme et de couleur. Avec cela, la jeune princesse Roubine possédait un sentiment artistique naturel qui lui faisait redouter les excès de mauvais goût dans sa toilette et dans tout ce qui l’approchait ; aussi ne manquait-elle ni de flatteurs ni d’envieux.
Ils s’étaient arrêtés sur la terrasse, et Nadia regardait la mer, qui changeait de couleur à la lueur décroissante du jour, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la villa, et les chevaux, devenus soudain immobiles, firent danser le métal de leurs gourmettes.
Presque au même instant, Dmitri Korzof apparut dans l’embrasure de la porte vitrée qui communiquait avec la terrasse.
– Bonjour, prince, dit-il ; j’ai aperçu votre signal ; je me permets de venir vous remercier.
Il s’inclina devant la jeune fille, qui lui présentait sa main, et la porta respectueusement à ses lèvres.
– Rentrant au logis après une absence de quatre mois, dit-il, vous ne pouvez pas vous figurer combien la vue de votre pavillon m’a fait battre le cœur.
– Plus que celle du pavillon national ? demanda la jeune fille en fronçant légèrement les sourcils.
– Ce n’était pas du tout la même chose, répondit le nouvel arrivé avec un sourire lumineux qui seyait fort bien à son visage intelligent et brave : le pavillon russe, c’était la patrie ; le vôtre, princesse, c’était... c’était l’amitié.
– Il n’a pas osé dire la famille ! fit le prince en riant, pendant que Korzof rougissait et que Nadia détournait la tête d’un air mécontent. Il n’a pas osé, parce qu’il a une sœur féroce qui est jalouse de tous ses amis ! Toujours jalouse, la comtesse, eh ?
– Toujours et plus que jamais, répondit Korzof en riant aussi. Mais cela ne m’empêche pas, cher prince, de vous aimer comme un parent ; au fond, ma sœur le sait bien, et elle en est enchantée. Je ne vous demande pas comment vous vous portez ? L’air de la mer vous sied à merveille, princesse.
– Quel aplomb d’appeler ça la mer ! fit Roubine ; un petit bras de golfe, sans marées...
– Mais non sans tempêtes, interrompit le jeune voyageur. Voyons, prince, soyez indulgent, et laissez le monde s’arranger de ce qu’il a. C’est de la philosophie, cela, n’est-ce pas, princesse ?
Nadia sourit et ne répondit pas.
– Vous viendrez à la musique, tantôt ? demanda Roubine, au moment où Korzof allait les quitter.
– Certainement ! Sans cela je ne me serais pas tant pressé. Je passe chez moi, pour y jeter un coup d’œil, et je vous rejoins. Vous y allez sans doute ?
Nadia fit un signe de tête affirmatif. Le jeune homme s’inclina devant elle, serra la main de son père, et l’instant d’après la calèche passa devant la grille du jardin, au grand trot de ses superbes chevaux.
Roubine regarda sa fille du coin de l’œil ; elle paraissait très calme ; une légère rougeur teintait ses joues, ordinairement d’un ton mat.
– Comment le trouves-tu ? demanda-t-il en passant le bras de Nadia sous le sien.
– Mais, mon père... comme à l’ordinaire, répondit-elle tranquillement. Un peu hâlé, mais c’est assez naturel ; on dit qu’un voyage en mer produit toujours cet effet.
Le prince, désappointé, quitta le bras de sa fille et fit deux pas vers le salon.
– Voulez-vous un peu de musique, mon père ? lui dit-elle en le rejoignant aussitôt.
– La calèche est avancée, dit un valet de pied sur le seuil du salon.
Nadia mit un coquet chapeau de paille, s’enveloppa d’un léger burnous brodé d’or et monta dans une élégante voiture basse, que connaissait bien toute la brillante jeunesse de Péterhof. Son père s’assit auprès d’elle, et ils roulèrent vers le parc, entraînés rapidement par deux chevaux isabelle, uniques en Russie cette année-là, et sans prix.
Le soleil allait se coucher : en ces jours, les plus longs de l’année, il ne disparaît de l’horizon que vers neuf heures et demie ; ses derniers rayons d’or rouge, colorant les coupoles du palais, enfilaient une haute avenue et venaient illuminer le Samson colossal terrassant le lion, qui semble taillé dans un bloc d’or massif, au milieu d’une vaste pièce d’eau.
Tout à coup, un grondement sourd se fit entendre, et une énorme masse d’eau s’élança vers le ciel tout d’une poussée, jaillissant de la bouche du monstre, puis retomba en gerbe dans le bassin. Un bruit d’eaux courantes se répandit dans tout le parc, et l’orchestre militaire, placé devant le château, au milieu des parterres, fit entendre son premier accord solennel.
C’est une fête dont la répétition a blasé ceux qui en sont les témoins presque journaliers ; mais Nadia n’était pas blasée. Tout en vivant au milieu d’un luxe tel que bien peu le connaissent, elle avait conservé une fraîcheur d’impressions rare parmi les jeunes filles de son âge et de sa condition. Assise sur une chaise, au milieu d’un groupe d’adorateurs, elle regardait se détacher sur la mer bleue, sur le ciel déjà gris perle, la colonne gigantesque d’écume et de poussière d’eau transparente que lançait le lion doré. Dans les jeux de la lumière et de l’ombre, elle trouvait un charme captivant, qui berçait la mélancolie de ses pensées secrètes.
Autour d’elle bruissait la vie mondaine : les belles promeneuses, aimables et coquettes, s’installaient pour jouir de la fraîcheur du soir, avec un bruit de soie froissée qui évoquait des idées de richesse et de bien-être ; les éperons des officiers de la garde faisaient entendre un cliquetis sonore, et les dragonnes d’or filé retentissaient sur le métal du fourreau de leurs sabres. Le roulement continu des équipages, assourdi par une épaisse couche de sable, résonnait comme un tonnerre lointain ; l’orchestre continuait l’ouverture d’Euryanthe, qui parle si bien des forêts et des solitudes, et sans entendre les propos futiles, qui s’échangeaient auprès d’elle, Nadia, les yeux perdus au ciel lointain, regardait s’allumer, dans l’azur clair encore, la première étoile.
Elle jouissait profondément de toutes ces choses exquises, fruits d’une civilisation brillante ; le contraste d’un luxe artificiel avec la richesse impérissable de la nature, le froissement des étoffes soyeuses sous le murmure insensible des grands tilleuls, l’éclat du bronze doré sur la demi-teinte opaline de la mer qui formait le fond de ce magnifique tableau, doublaient la puissance de ses impressions. Mais, tout en éprouvant le bien-être de cette jouissance artistique, elle ne pouvait s’empêcher de se souvenir d’autres tableaux ; ses lectures et la tendance générale de son esprit la portaient à songer à ceux qui travaillent obscurément pour produire l’or qui paye ces plaisirs et les matériaux qui les composent. Privée trop jeune de sa mère, qui eût su mettre plus de mesure dans ses enseignements, Nadia, élevée par une institutrice anglaise, stricte observatrice des lois du devoir et de la morale, avait pris d’elle un amour du peuple, une sympathie pour ses souffrances, qui, peu à peu exagérée par sa tendance naturellement enthousiaste, avait pris la force et l’empire d’une idée fixe.
Le bien qu’elle faisait autour d’elle ne lui suffisait pas : pendant les années de son adolescence, sa bourse, sans cesse remplie par son père, s’était sans cesse vidée dans des mains plus avides que méritantes. Quelques désillusions dans cette voie lui inspirèrent le désir d’attaquer le mal dans sa source, au lieu de chercher à l’amoindrir dans ses effets. Nadia fit alors comme la plupart des jeunes filles riches de son époque ; elle eut à la campagne son école du dimanche, où les enfants des villages voisins furent attirés par la promesse de récompenses ; elle fut au nombre des fondatrices d’une crèche, d’un orphelinat, d’une maison de refuge. Son nom figura sur toutes les listes de charité à côté de sommes considérables ; mais, avant d’avoir dix-neuf ans, elle connaissait l’inanité de ces œuvres, entreprises à grands frais par des femmes inexpérimentées, qui dépensent dix fois la somme nécessaire pour faire le bien et n’obtiennent qu’un résultat parfois nul, toujours médiocre, faute de savoir ou de vouloir écarter toute ostentation ruineuse et inutile.
– Et vous, princesse, en êtes-vous, du nouvel orphelinat ? dit une voix près d’elle.
Elle était si loin de Péterhof et du parterre, qu’elle ne put s’empêcher de tressaillir.
– Pardon, répondit-elle en se remettant. Je pensais à autre chose. De quoi parliez-vous ?
– Du nouvel orphelinat fondé par la comtesse Brazof ; elle a acheté une maison au vieux Pétersbourg, pour y recevoir les filles d’ouvriers qui resteraient orphelines. Vous en êtes sans doute ?
– Non, répondit Nadia.
– Pourquoi ? s’il m’est permis toutefois, princesse, de vous adresser cette question, reprit le jeune aide de camp qui l’avait interrogée.
– Parce que toutes ces histoires-là finissent de même. Ou bien on n’a pas d’orphelines, je ne sais pas pourquoi ; ou bien on n’a pas d’employés, parce qu’ils volent ou sont incapables ; ou bien on n’a pas d’argent, parce que les personnes charitables se lassent d’en donner, voyant que cela n’avance à rien. Je ne suis pas pour les charités collectives.
Un murmure d’approbation s’éleva du sein du groupe. Nadia eût dit exactement le contraire, que l’approbation eut été la même. Il y avait là une demi-douzaine de jeunes officiers de la garde, un général-major de trente-deux ans et deux attachés au ministère des affaires étrangères, qui étaient absolument abrutis par l’adoration que leur inspirait la jeune princesse.
– Vous êtes si bonne, princesse ! s’écria le général, vous faites plus de bien à vous seule...
– Chut ! fit la jeune fille en portant son éventail à ses lèvres, respectez la musique !
La cour de Nadia tomba aussitôt dans un recueillement profond, et tout le monde s’appliqua à écouter avec l’attention la plus soutenue le pot pourri quelconque qu’exécutait l’orchestre militaire. Nadia échangea un coup d’œil railleur avec son père, confident de toutes ses malices, et ils se sourirent à la dérobée, puis reprirent l’apparence du sang-froid.
Deux ou trois dames s’approchèrent et causèrent un instant avec Nadia. La comtesse Mazourine, sa tante, vint s’asseoir auprès d’elle comme elle faisait d’ordinaire. C’est une dame d’honneur de la défunte impératrice, une femme d’un grand cœur et d’un esprit fort sensé, qui remplaçait autant que possible près de sa nièce la mère morte trop tôt. La conversation continua par accès, au gré des caprices de la jeune fille, qui causait pendant les morceaux de musique qui ne lui plaisaient pas et qui ordonnait le silence pour les autres.
Les étoiles envahissaient rapidement le ciel toujours pâle, et la soirée s’avançait ; dix heures venaient de sonner, Korzof s’approcha du groupe où trônait la jeune princesse.
– Enfin ! dit Roubine, je pensais que vous nous feriez faux bond.
– Je vous cherche depuis une demi-heure. Vous avez changé le lieu de vos audiences, mademoiselle ? Jadis, l’an dernier, veux-je dire, on vous trouvait plus près de l’orchestre.
– On est mieux ici, c’est presque une solitude, et plus je vis, plus j’aime la solitude, répondit Nadia.
– Elle ne sera jamais où l’on vous trouve ! fit galamment l’aide de camp.
Nadia sourit d’un air dédaigneux et remercia d’un léger signe de tête. Korzof s’était assis en face d’elle ; à la lueur de ces soirées de juin, il pouvait lire comme en plein jour sur le visage de la jeune fille.
– Quelles nouvelles ? demanda-t-il à son plus proche voisin. Je suis depuis quatre mois sans communications avec le monde civilisé. Ces voyages en bateau à vapeur sont presque la prison, sous ce rapport-là.
– En prison, on fait passer au moins une lime pour scier vos barreaux, n’est-ce pas ? fit Roubine, qui se sentait gai depuis l’arrivée du jeune homme dans leur cercle.
– Oui, il y a cela, reprit Korzof, et puis enfin, si l’on est condamné, c’est pour quelque chose, et cela vous occupe ; tandis qu’à bord d’un navire...
– Il vous arrive donc de ne savoir à quoi penser ? demanda Nadia en relevant la tête pour regarder son interlocuteur. Vous n’avez pas en vous, ni au dehors, de quoi vous occuper l’esprit ?
– Je vous demande pardon, mademoiselle, j’ai l’esprit et le cœur pleins de choses graves ; mais comme elles ne sont point encourageantes, – ni encouragées, – ajouta-t-il plus bas, ces pensées sont des compagnes sans gaieté. Dites-moi donc ce qu’on fait dans le monde ; qui meurt, naît ou se marie ?
– Peu de morts, et pas intéressantes, repartit le prince ; pas de naissances, que je sache ; mais des mariages, – tant qu’on en voudra. Olga Rézine épouse Bachmakof ; Moraline épouse mademoiselle Kouref... attendez... Natacha Doubler épouse le vieux Serguinof...
– Mariage d’amour ? demanda Korzof en souriant.
La voix de Nadia s’éleva un peu tremblante de colère ou d’émotion.
– Autant d’un côté que de l’autre, dit-elle.
La musique se taisait en ce moment ; ils étaient loin des conversations bruyantes ; le seul bruit qui accompagnât sa voix était celui des eaux jaillissantes, retombant en pluie dans les bassins.
– Natacha épouse un vieux mari parce qu’il lui apporte sa fortune, et Serguinof épouse la jeune fille parce qu’elle est belle, bien élevée, et qu’elle va lui faire un intérieur agréable pour ses vieux jours. C’est un mariage d’intérêt... les autres aussi. Ce sont des fortunes qui s’unissent, rien de plus. Est-ce que Olga ne devrait pas avoir honte, elle qui a un million de dot, d’épouser Bachmakof qui en a un et demi ? N’y a-t-il donc plus, sur la terre, d’hommes jeunes et intelligents, de filles généreuses et désintéressées, pour que tout mariage soit un trafic ou un placement à de gros intérêts ?
– Permettez, princesse, dit le général-major en se rengorgeant ; la richesse serait-elle, dans vos idées, un obstacle aux sentiments ?
– Ce n’est pas cela que je veux dire, fit Nadia avec quelque impatience, et vous le savez bien ! Une fois que ces couples s’aiment ou croient s’aimer, ils se marient... Mon Dieu ! c’est très naturel, et ils font très bien ; ils n’ont d’ailleurs rien de mieux à faire ! Mais que voulez-vous qu’ils deviennent ensuite ? Quel avenir leur est réservé, à ces êtres qui n’ont rien à faire dans la vie que de s’amuser partout où l’on s’amuse et de s’ennuyer à la maison, quand ils sont seuls ? Tant qu’ils sont jeunes, à force de se traîner réciproquement au bal, au théâtre, à l’étranger, à Karlsbad ou à Monaco, ils passent le temps tant bien que mal ; puis, quand ils sont vieux, ils soignent leur goutte ou leur maladie de foie. Croyez-vous qu’ils s’aiment alors, quand ils sont lassés, écœurés l’un de l’autre ? croyez-vous qu’ils se souviennent de leur jeunesse, du temps où ils croyaient s’aimer ?
Elle haussa les épaules avec dégoût.
– Nadia, lui dit sa tante avec douceur, tous les mariages ne sont pas tels que tu les dépeins !
– Vous avez raison, ma tante ! Il y a les gens qui se séparent, parce que la vie en commun leur est intolérable, ou bien parce que... Mais j’oublie que je suis une demoiselle bien élevée, et que certains sujets de conversation me sont interdits.
– Nadia ! fit doucement son père avec un accent de tendre reproche.
Elle allait parler, lorsque les cors anglais jouèrent une phrase mélodieuse qui la fit tressaillir.
– Écoutez ! dit-elle.
On écouta. La phrase se déroula avec une grâce et une souplesse infinies, parcourant l’orchestre comme un ruban de lumière qui se glisserait à travers la trame instrumentale ; puis elle se perdit, comme il arrive trop souvent, dans une explosion bruyante et banale. Nadia releva la tête, qu’elle tenait baissée pour mieux entendre, et ses yeux rencontrèrent le regard de Korzof.
– Quel serait donc votre idéal du mariage, princesse ? dit-il doucement, mais d’une voix nette.
La jeune fille le regarda avec une sorte de défi.
– Je voudrais, dit-elle avec plus de force qu’elle n’en apportait d’ordinaire à de simples conversations mondaines, je voudrais que chaque être humain eût un but dans la vie : que ce soit l’art, la poésie, la science, peu importe. Je voudrais qu’un homme ne se contentât pas de vivre heureux et de dépenser son argent, l’argent qui lui vient de la sueur de ses paysans ou du travail de ses pères, d’une façon quelconque, satisfait d’en donner une part à ceux qui n’ont rien. Je voudrais qu’il fît quelque chose, qu’il fût quelqu’un ; je voudrais que ce fût aussi vrai pour les femmes que pour les hommes ; celles-ci ne peuvent payer de leur personne, suivant les lois de notre société ! Soit. Qu’au moins leur fortune soit pour elles un moyen de faire le bien, que toute héritière appelle à elle par le mariage un homme pauvre et intelligent... En agissant ainsi, elle rachètera son péché originel, sa fortune, qui la met d’avance au rang des inutiles !
Un chœur de réprobation s’éleva autour de Nadia.
– Oh ! princesse ! vous le dites, mais vous ne le feriez pas ! s’écria l’un des attachés au ministère.
Nadia se leva et promena sur ceux qui l’entouraient un regard assuré.
– Moi ? Vous ne me connaissez pas ! Eh bien, je le jure en présence de vous tous, qui en êtes témoins, puisque le ciel a voulu me faire riche et de haute naissance, je n’épouserai qu’un homme sans fortune ; mais, par son mérite et ses talents, il se sera fait une position honorable. Je le jure !
Elle étendit sa main droite vers le ciel et la mer, pour les prendre à témoin de son serment.
– Nadia ! fit son père frappé au cœur.
– Je l’ai juré, mon père, répéta la jeune fille ; mais vous savez bien que je ne contrecarrerai pas vos désirs ; je saurais vivre et mourir près de vous, sans désirer d’autre bonheur.
La musique avait fini de jouer, la foule se dispersait, et le roulement des équipages avait recommencé. Les eaux cessèrent de se faire entendre, et le silence régna sous les grands arbres.
– Princesse, dit tout bas Korzof, j’aurais à vous parler ; daignerez-vous m’accorder un moment d’entretien ?
– Quand il vous plaira, fit Nadia, les yeux encore pleins d’une flamme hautaine.
Son cercle d’adorateurs l’escorta jusqu’à sa voiture, où elle monta avec sa tante, pendant que Roubine s’asseyait aux côtés de Korzof, qui lui avait proposé de l’accompagner. Les calèches s’éloignèrent, laissant les adorateurs un peu penauds.
– Quelle personne extraordinaire ! s’écria le général, quand elle eut disparu.
– Vous savez, général, repartit l’aide de camp, ce sont des paradoxes : il ne faut pas y faire attention !
Le lendemain de ce jour mémorable fut, comme le sont souvent les lendemains de fête, une journée triste et grise ; dès l’aube, les gouttes de pluie s’acharnaient à battre les vitres ; à onze heures, il fut évident que tout espoir de beau temps était perdu.
Nadia descendit à ce moment de sa chambre, située au premier. Elle savait que son père aimait à se lever tard, et elle avait à cœur de ne pas se montrer devant lui dans les appartements du rez-de-chaussée, afin de ne pas avoir l’air de faire un reproche à la paresse paternelle par le spectacle de son activité. Comme elle entrait dans la grande salle à manger vitrée de trois côtés, ainsi qu’une serre, le premier objet qui attira son attention fut la grande pipe turque de son père, posée en travers du petit guéridon qui portait tout un attirail de fumeur. Cette pipe avait un air morose et abandonné, qui frappa la jeune fille, et ses yeux se reportèrent du guéridon au prince lui-même, qui, le front appuyé contre la fenêtre, regardait avec une persistance extraordinaire le paysage rayé de pluie.
– Mon père ! dit la douce voix de la jeune fille.
Un léger tressaillement des épaules du prince prouva à Nadia qu’il avait fort bien entendu, mais il resta immobile. Elle s’approcha de lui, et appuya son menton sur ses deux mains croisées, qu’elle posa sur l’épaule du rêveur taciturne. Il ne bougea pas. Alors elle avança son aimable visage, jusqu’à ce qu’il sentît les cheveux follets de la jeune fille effleurer le bout de ses moustaches.
Il tourna alors un peu la tête, et rencontra le regard de Nadia, plein de tendre malice et d’une raillerie qui cependant n’excluait pas le respect. Il voulait se montrer sévère, mais ce fut impossible.
– On boude ? dit-elle avec une inflexion de voix si comique, que Roubine ne put y tenir.
– Sorcière ! dit-il en souriant.
Il embrassa sa fille et se laissa conduire vers son fauteuil ; Nadia prit délicatement le tuyau de son houka, le lui mit dans la main, alluma une allumette de papier roulé à la bougie qui brûlait perpétuellement sur le guéridon, en attendant les caprices du fumeur, puis elle s’agenouilla devant son père et mit le feu au tabac d’Orient blond et parfumé, dont il tira machinalement quelques bouffées. Quand ce fut fait, elle se rejeta légèrement en arrière, à demi assise, et elle regarda le prince avec ce mélange de tendresse et de douce raillerie qui la rendait si séduisante.
– On ne boude plus ? fit-elle en souriant.
– Écoute, Nadia, dit son père d’un ton sérieux...
Elle fut aussitôt debout, et son visage prit une expression grave et digne.
– Écoute, continua-t-il, je te passe tous tes caprices et bien des folies ; mais, hier soir, avoue que tu as dépassé la limite de ce que je puis permettre...
Elle rejeta un peu la tête en arrière, comme si le poids de ses nattes eût été trop lourd pour elle, et elle attendit la suite, avec calme.
– Quand tu prends solennellement à témoin les étoiles et le monde entier, et les grandes eaux, et l’état-major, et les ministères, de ton intention, continua le prince qui réchauffait en parlant sa mauvaise humeur un instant refroidie, je voudrais au moins, par amour-propre pour toi-même, que cette intention fût praticable ; mais en déclarant que tu épouseras un homme sans fortune, si tu mets à la porte de chez nous tous les gens qui ont l’habitude du savon et du linge propre, tu ne prétends pas m’infliger à leur place les porteurs d’eau de la capitale, et les maîtres d’école de province ?
La pluie frappait les vitres avec une violence redoublée, et le vent faisait tourbillonner dans l’air des bouquets de feuilles vertes, arrachées aux arbres du parc. Nadia jeta un coup d’œil du côté de la fenêtre, et ne voyant aucun moyen d’éviter le choc, se prépara à la bataille. Le prince la regarda brusquement, comme pour surprendre sur son visage quelque expression rétive ; mais elle ne se laissa point prendre en défaut, et resta dans la même attitude, fière et pourtant respectueuse.
– Eh bien, Nadia, réponds ! fit-il enfin, ennuyé de ne pas trouver de prétexte à une autre bouffée de colère.
– Mon père, dit-elle d’une voix tendre et soumise, je suis au désespoir de vous avoir causé du chagrin, et il faut que vous ayez du chagrin pour m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Mais il s’agit de choses si graves que je me permettrai de vous présenter quelques objections.
– Des objections ! s’écria Roubine, il s’agit bien de cela ! Tu as fait hier une déclaration de principes, qui équivaut à une déclaration de guerre...
– Oh ! mon père !
– Oui, de guerre à tout ce qui a quelque bon sens ! Si tu m’en avais parlé d’avance, au moins ! Si tu m’avais dit ce que tu voulais ! Nous aurions causé, nous serions peut-être venus à bout de nous entendre ! Car enfin, tu le sais bien, Nadia, je ne veux au monde que ton bonheur !
La voix du prince se brisa dans sa gorge, et il s’arrêta court. La jeune fille se rapprocha de lui, s’agenouilla à ses pieds comme elle l’avait fait l’instant d’avant, et posa ses deux coudes sur les genoux de son père, en joignant les mains avec un geste charmant de repentir et de prière.