Les épreuves de Raïssa - Henry Gréville - E-Book

Les épreuves de Raïssa E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

La forme féminine qui avait apparu au bout de la rue s'était rapprochée et se trouvait à dix pas des officiers. La lumière d'un réverbère tombait d'aplomb sur ses yeux sombres, assez enfoncés sous l'arcade sourcilière pour qu'on n'en pût deviner la couleur, sur ses joues roses, ses lèvres rouges et son teint éclatant, avivé par le froid. La troïka glissait lentement sur la neige, au niveau du trottoir de bois. Grelzky enjamba le petit rebord du traîneau et s'approcha de la jeune femme. - Madame ou mademoiselle, dit-il avec une politesse ironique, que l'on vous nomme Mâcha ou Sâcha, ayez pitié de trois pauvres célibataires privés de l'élément féminin, et faites-nous l'honneur de souper avec nous. La jeune femme recula pour augmenter la distance entre elle et son interlocuteur, puis elle jeta un coup d'oeil autour d'elle ; la rue était déserte, personne ne se montrait aux fenêtres ; elle eut peur. - Laissez-moi rentrer, dit-elle d'une voix mélodieuse, altérée par la crainte. - Pour cela, non ! s'écria Rézof, une si jolie fille ! Jamais de la vie. Il sortit précipitamment du traîneau ; Sabakine le suivit, et ils entourèrent la jeune femme. - Messieurs, dit-elle d'un ton résolu, laissez-moi passer, ou j'appelle...

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Seitenzahl: 342

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Les épreuves de Raïssa

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIXXLXLIXLIIXLIIIXLIVXLVXLVIPage de copyright

Henry Gréville

Les épreuves de Raïssa

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Le jour baissait rapidement ; déjà les allumeurs de réverbères couraient de côté et d’autre, s’acquittant de leurs fonctions. Le ciel bleu pâle semblait encore garder la lumière du jour, pendant qu’une buée légère descendait sur le sol. Il faisait un froid splendide, – sec, clair, sonore : l’air apportait l’écho lointain des bruits vagues de l’hiver ; la neige, fortement tassée, craquait sous le pas, et faisait crier au tournant des rues le fer des traîneaux ; tout avait cette apparence propre, froide, serrée et joyeuse des jours de grande gelée. Une étoile piqua soudain le ciel pâle, et aussitôt les constellations se dessinèrent au-dessus des maisons, dans l’éther limpide et subtil. Le thermomètre marquait dix-huit degrés Réaumur.

– Quelle gelée ! que le diable l’emporte ! grommela un cocher pessimiste à un camarade rencoigné dans la porte d’un cabaret.

– C’est bon signe, répondit l’autre, les seigneurs aiment à se promener quand il gèle bien.

C’était un optimiste.

Le pessimiste haussa les épaules et se mit à se dandiner d’un pied sur l’autre sans marquer la mesure comme l’eût fait tout autre qu’un Russe pur sang.

– Isvostchik ! cria une voix à quelque distance.

Les deux cochers sautèrent dans leurs traîneaux et dirigèrent leurs chevaux vers l’endroit d’où partait la voix. Deux messieurs enveloppés de fourrures s’assirent dans les véhicules ; les chevaux partirent ventre à terre dans des directions opposées, et la rue resta déserte.

Les réverbères étaient tous allumés, mais de loin en loin : leur lumière brillait à peine au travers des vitres recouvertes par une épaisse couche de floraisons arborescentes. Mais personne ne passait.

C’était, du reste, une rue où l’on ne passait guère. Située dans un faubourg, presque à l’extrémité de Pétersbourg, elle était bordée d’un côté par des palissades à hauteur d’homme entourant des jardins maraîchers, et de l’autre par de vieilles petites maisons en bois, composées le plus souvent d’un seul rez-de-chaussée, et couvertes de toits de planches. Les maisons avaient jadis été peintes du haut en bas, les toits et le reste, en une sorte de jaune terreux et mélancolique ; mais les dégels successifs, la pluie et le soleil avaient lavé soigneusement ce badigeonnage, dont il restait à peine quelques traces par-ci par-là.

Aux petites fenêtres presque carrées, garnies d’un double châssis vitré pour préserver du froid, on voyait beaucoup de plantes vivaces, beaucoup d’arbustes, dont la sombre verdure et parfois les fleurs éclatantes jetaient une note chaude dans ce tableau glacial.

Derrière les plantes, les stores baissés de calicot blanc formaient une barrière entre le monde extérieur et les humbles existences des gens qui demeuraient là. Petits rentiers, modestes fonctionnaires à la retraite, veuves d’employés, tels étaient les habitants de cette rue et de celles qui l’avoisinaient.

La rue était large cependant, très large même, pleine en toute saison d’air et de lumière. L’été, le voisinage des potagers procurait à ceux qui étaient assez heureux pour posséder la jouissance d’un premier étage le plaisir de voir pousser d’interminables rangées de choux : plus loin, quelques frêles bouleaux bornaient la vue ; mais entre eux et la rue déserte, un large pan de ciel offrait en toute saison le spectacle changeant des nuages voyageurs,

L’hiver, pourtant, à certaines heures du jour, et surtout de la nuit, cette rue tranquille éprouvait une émotion presque périodique. Les habitants paisibles des vieilles petites maisons, quittant leur tasse de thé ou leur patience, se précipitaient à la fenêtre et levaient un coin du store ; un tintement de sonnettes presque insensible dans l’éloignement avait frappé leurs oreilles exercées. Le bruit se rapprochait, et l’on voyait passer, emportées à toute vitesse, une ou plusieurs troïkas de chevaux ardents. Les larges traîneaux à six places, couverts et garnis de fourrures, entraînaient, au milieu des éclats de rire, de brillants officiers et des femmes encapuchonnées ; les sonnettes tintaient à assourdir, des cris et des chansons frappaient l’air paisible, puis la troïka passait, les éclats de rire mouraient au loin, avec les tintements argentins des clochettes, et les bonnes gens revenaient à leur thé ou à leur patience en se disant :

– Ce sont les officiers qui vont au Cabaret-Rouge.

II

Le Cabaret-Rouge était anciennement une hutte située auprès d’une des barrières de la ville, où les rouliers s’arrêtaient avant d’entrer dans Pétersbourg. On ne sait pourquoi ce lieu devint à la mode : peut-être quelques duels qui eurent lieu dans les environs et qui furent suivis d’un déjeuner passable donnèrent-ils la vogue à ce refuge écarté et très peu confortable.

Maintenant, sur l’emplacement de l’ancien cabaret, s’élève un somptueux restaurant, où le service est prompt, exact et discret, où l’on peut souper en bonne fortune, à l’insu de tous, ou bien faire une brillante partie, en nombreuse société. C’est là que pendant des années se donnèrent tous les rendez-vous secrets et que se firent les soupers les plus bruyants. De temps en temps la police, bien malgré elle, était contrainte d’opérer une visite et d’arrêter quelques intrus, – mais la société y était ordinairement composée de ce qu’il y avait de mieux en hommes, – en femmes, ce qu’il y avait de pis.

Le soir dont nous parlons, à l’heure où passaient d’ordinaire les visiteurs du cabaret, le froid avait retenu au logis plus d’une jolie impénitente. Chacun sait que le bon moment pour faire une partie de troïka est celui où le thermomètre baisse ; mais ce jour-là, le thermomètre avait baissé si rapidement qu’on pouvait craindre de vingt-cinq à trente degrés passé minuit, – et c’est vraiment trop pour une partie de plaisir.

Une troïka, cependant, déboucha au galop dans la rue déserte : à l’extrémité opposée, une forme féminine s’avançait rapidement sur le trottoir en planches qui longeait les maisons.

Le traîneau découvert ne contenait que trois jeunes officiers, tous les trois beaux garçons, spirituels et parfaitement gris. Ils avaient déjeuné le matin chez Borrel, pour célébrer le triomphe de l’un d’entre eux qui avait reçu les excuses d’un civil mal léché, à qui il avait enfoncé son chapeau en sortant du Théâtre-Russe.

– Gloire à notre vainqueur ! chantait en français un des jeunes fous sur le finale d’un opéra quelconque. Eh ! Trophime, laisse un peu souffler tes chevaux pendant qu’il n’y a personne. Tu nous amèneras au grand galop devant le cabaret ; il faut éblouir les populations !

Le cocher soumis ralentit l’allure des généreuses bêtes, qui prirent le pas et se mirent à marcher lentement, la tête basse, en s’ébrouant.

– Tout de même, messieurs, s’écria Valérien Gretzky, c’est un vilain procédé à ces dames que d’avoir refusé leur présence, et, ma parole ! il faut le leur faire payer.

– Qu’est-ce qu’elles t’ont dit pour leur raison ? demanda Rézof d’un ton placide en s’enfonçant dans la peau d’ours qui recouvrait leurs genoux.

– Mariette m’a dit que Sabakine et moi nous étions indignement... pochards, – Gretzky employa le mot français pour exprimer cet état parfaitement russe, – et qu’elle n’aimait pas les gens ivres. Voyons, vous autres, n’est-ce pas ridicule que de prétendre que nous sommes ivres ?

Les officiers éclatèrent de rire.

– Mariette est une pimbêche, continua Gretzky ; je le lui ai dit, et j’ai ajouté que nous n’avions pas besoin d’elle ni de ses amies pour nous amuser. La première venue vaut bien autant qu’elle, pour l’esprit qu’elle a.

– Vive la première venue ! cria Rézof d’un air vainqueur.

– Vive la première venue ! répéta Sabakine d’une voix éclatante. Avec tout ça, nous voulions nous amuser, et nous voilà sans femmes ! Ça n’est pas drôle !

– Avec ça que c’est difficile à trouver, des femmes ! cria Rézof ; tiens, en voilà une, et une jolie, ma foi ! Invitons-la à souper.

La forme féminine qui avait apparu au bout de la rue s’était rapprochée et se trouvait à dix pas des officiers. La lumière d’un réverbère tombait d’aplomb sur ses yeux sombres, assez enfoncés sous l’arcade sourcilière pour qu’on n’en pût deviner la couleur, sur ses joues roses, ses lèvres rouges et son teint éclatant, avivé par le froid. La troïka glissait lentement sur la neige, au niveau du trottoir de bois.

Grelzky enjamba le petit rebord du traîneau et s’approcha de la jeune femme.

– Madame ou mademoiselle, dit-il avec une politesse ironique, que l’on vous nomme Mâcha ou Sâcha, ayez pitié de trois pauvres célibataires privés de l’élément féminin, et faites-nous l’honneur de souper avec nous.

La jeune femme recula pour augmenter la distance entre elle et son interlocuteur, puis elle jeta un coup d’œil autour d’elle ; la rue était déserte, personne ne se montrait aux fenêtres ; elle eut peur.

– Laissez-moi rentrer, dit-elle d’une voix mélodieuse, altérée par la crainte.

– Pour cela, non ! s’écria Rézof, une si jolie fille ! Jamais de la vie.

Il sortit précipitamment du traîneau ; Sabakine le suivit, et ils entourèrent la jeune femme.

– Messieurs, dit-elle d’un ton résolu, laissez-moi passer, ou j’appelle.

– Des manières ! fit Sabakine, imitant à s’y méprendre une Parisienne qui lui donnait des leçons de beau parler. Vive la première venue ! au Cabaret-Rouge, messieurs !

Une idée folle traversa la cervelle des trois jeunes gens ; nul ne sut qui l’avait conçue, tant elle fut vite comprise et exécutée. La jeune femme perdit pied, la peau d’ours fut jetée sur sa tête ; elle poussa un cri, mais dans cette rue-là on était accoutumé à entendre des voix de femmes se mêler aux cris avinés de la jeunesse dorée.

Nul ne parut ; la jeune femme fut portée au fond du traîneau, les chevaux prirent un galop vertigineux, et, deux minutes après, les trois officiers, portant entre eux leur victime qui se débattait sans pouvoir se faire entendre, entraient dans un salon du Cabaret-Rouge.

Le domestique qui les servait d’ordinaire était accouru à la vue de leur équipage. Il crut à une aimable plaisanterie (ces messieurs s’en permettaient de tous les genres), sourit discrètement et se retira.

Sabakine entrebâilla la porte pour le rappeler, et lui commanda un menu.

– Dans une heure ! cria-t-il au domestique déjà en route.

Celui-ci se retourna, fit un signe de tête mystérieux et disparut. La porte se referma, et Sabakine mit la clef dans sa poche.

III

Suivant les prévisions des gens d’expérience, le thermomètre n’avait pas cessé de baisser, et vers neuf heures la lune dans son plein éclairait un ciel pur et glacial. Le givre étalait sa blancheur éblouissante sur les arbres, sur les clôtures, sur les trottoirs de bois semés de paillettes ; dans le quartier désert où la troïka avait emporté son butin, personne ne passait plus depuis longtemps. Le facteur peu scrupuleux était resté chez lui, pensant que les lettres seraient aussi bonnes à distribuer le lendemain matin. Une seule figure humaine se détachait en noir sur la blancheur de la rue : c’était un petit vieillard, maigre, sec et nerveux, serré dans une vieille pelisse d’ours, sa casquette enfoncée jusqu’aux oreilles ; il se tenait debout sur le seuil de sa porte, l’oreille au guet, le cou anxieusement tendu dans la direction de la ville, d’où semblait venir quelque bruit insaisissable. Il écoutait, puis secouait douloureusement la tête, et rentrait dans la maison pour en ressortir au bout de cinq minutes.

– Rien ? lui dit une voix brisée, comme il recommençait ce manège pour la vingtième fois.

– Rien, ma bonne Anna, répliqua-t-il, rien du tout.

Un soupir lui répondit. Il s’approcha de sa vieille femme infirme, retenue depuis des années dans son fauteuil par des rhumatismes, et serra affectueusement la main enflée de sa fidèle compagne.

– Qu’est-elle devenue ? gémit madame Porof ; une fille si sage, si exacte ! que peut-il lui être arrivé ?

M. Porof secoua la tête et haussa les épaules.

– A-t-on envoyé chez madame Graaf ? dit tout à coup la mère en reprenant quelque espoir.

– Non ! s’écria le vieillard avec animation. C’est vrai, je n’y avais pas pensé ! quel imbécile je fais !

Il courut à la cuisine, où les deux servantes consternées attendaient aussi le retour de leur jeune maîtresse, et dépêcha la plus agile chez madame Graaf, dont la maison n’était pas éloignée ; puis il revint vers sa bonne vieille.

– Mange un peu, en attendant, lui dit celle-ci, qui tourna la tête vers la table où leur modeste repas gisait intact.

– Non, merci, je n’ai pas faim. Mais toi, tu devrais prendre quelque chose : une tasse de bouillon, une bouchée de pain ?

La mère détourna la tête avec un geste d’abattement et de désespoir.

Un léger bruit à la cuisine les fit tressaillir, et le père se précipita vers la porte du fond. Sa cuisinière apparut.

– Madame Graaf fait dire qu’elle n’a pas vu mademoiselle Raïssa, dit la servante, essoufflée.

– C’est bien, dit Porof. Va-t-en.

Il revint auprès de sa femme et lui prit la main, qu’il caressa longuement.

– Assieds-toi, mon pauvre vieux, dit la mère en essayant de se montrer plus gaie ; ne reste pas debout ; tu me fais de la peine.

Porof obéit, et s’assit auprès de sa femme.

– Tu vas voir qu’elle arrivera et nous expliquera son absence de la manière la plus simple ! Quelque bêtise à laquelle nous n’aurons pas pensé. C’est chez sa maîtresse de piano qu’elle était allée, n’est-ce pas ?

– Oui, murmura le pauvre vieux.

– Eh bien ! qui sait si elle ne s’est pas rappelé quelque commission oubliée ? Voilà les fêtes qui approchent, elle est peut-être allée au Gostinoi-Dvor ?

Un vieux coucou sonna dix heures.

– Le Gostinoï-Dvor est fermé depuis longtemps, répondit le vieillard d’une voix creuse.

La mère se tut. Le silence régna un instant dans la petite pièce mal éclairée par deux de ces bougies, moitié suif, moitié stéarine, qui n’éclairent guère et qui fument toujours.

– Ma Raïssa ! s’écria tout à coup la mère, qui éclata en sanglots, ma fille que j’ai portée, que j’ai nourrie, que j’ai élevée, mon unique enfant, soignée et choyée comme la prunelle de mes yeux ! Elle est morte ; dis, mon vieux Pierre, il faut qu’elle soit morte pour n’être pas rentrée ?

– Si elle ne doit pas rentrer, j’espère bien qu’elle est morte ! murmura le vieillard en redressant la tête.

– Oh ! fit madame Porof, tu ne crois pas que notre ange aurait pu...

– Non, ma bonne vieille femme, je ne crois pas qu’elle ait suivi un homme, je ne crois pas qu’elle ait déshonoré ses parents ; je crois, comme toi, que si elle n’est pas rentrée, c’est qu’elle est morte.

– Ma fille, ma fille chérie ! s’écria la mère en levant au ciel ses bras infirmes, pourquoi ne suis-je pas partie la première ! C’était à elle de me fermer les yeux ! Pierre, allume un cierge devant les images, brûle notre cierge de noces, celui qu’on n’allume que pour conjurer la foudre ou pour sauver les malades en péril de mort ! Notre maison est en péril, mon vieux Pierre, allume le cierge du secours !

Le vieillard passa dans la pièce voisine, dont la porte était ouverte. D’une main tremblante il prit dans l’armoire aux images consacrées le cierge bénit de leurs noces ; il l’alluma devant l’image du Sauveur, fit le signe de la croix, se prosterna par trois fois et revint près de sa femme, qui priait avec ardeur, les mains serrées l’une contre l’autre, les yeux fixés sur l’image qu’elle voyait de son fauteuil.

Un silence mortel se fit au dedans. Une horloge lointaine sonna la demie, et le silence parut redoubler après ce léger bruit. La chambre était mesquinement meublée ; un vieux piano carré, du temps de l’Empire, en était le plus bel ornement ; quelques chaises recouvertes en crin, un fauteuil en velours d’Utrecht jaune, une table ronde, où ils prenaient leurs repas, garnissaient suffisamment cet étroit espace. Les deux fenêtres étaient aussi pleines de joie et de vie que le reste était terne et éteint. Entre les rideaux de grosse mousseline brochée et le store éclatant de blancheur s’étalait un parterre en miniature. Deux magnifiques fuchsias qui pliaient sous le poids des fleurs, un cactus splendide, des géraniums écarlates proclamaient combien peu Raïssa leur épargnait les soins et l’eau fraîche. Un serin endormi dans sa cage suspendue au-dessus du cactus devait charmer les heures de solitude de la jeune fille absente... mais sans elle qu’était ce lambeau de printemps, victoire de l’homme sur l’hiver !

Un pas précipité retentit au dehors sur le trottoir de bois, l’infirme se redressa, Porof prêta l’oreille... le pas s’approchait, fébrile, emporté... Arrivé sous la fenêtre, il s’arrêta brusquement.

– C’est elle, cria la mère affolée, c’est elle qui n’ose pas entrer...

Le père bondit jusque dans l’antichambre et ouvrit la porte.

Sa fille passa devant lui sans le voir, courut jusqu’à la mère, tomba à ses pieds, et, lui embrassant les genoux, cria :

– Ma mère ! mon père !

– D’où viens-tu ? dit sévèrement Porof en lui mettant la main sur l’épaule.

– D’où je viens ? cria Raïssa en se levant, d’où je viens ? Que la foudre du ciel tombe sur la maison maudite qui m’a abritée !

D’un geste superbe elle arracha sa pelisse qui tomba à ses pieds sur le plancher, elle jeta au loin sa capeline et parut devant les vieillards les cheveux en désordre, les mains rouges et gonflées par l’effort, le visage couvert d’une pâleur de cendre, malgré sa course désordonnée.

– Je ne sais pas, dit-elle d’une voix vibrante, comment s’appelle le lieu d’où je viens, ni ceux qui m’ont emmenée, mais devant Dieu et devant vous, mon père et ma mère, je vous jure que ce n’est pas ma faute si je reviens déshonorée !

La mère poussa un gémissement et s’affaissa sur le dossier du fauteuil, la main serrée sur son cœur, qui battait à se rompre. Oubliant tout le reste, Raïssa se précipita vers elle, ouvrit sa robe, trouva les gouttes qui calmaient ordinairement ces syncopes, et ranima la pauvre femme par ses caresses.

Lorsque madame Porof eut rouvert les yeux, son premier mouvement fut de saisir sa fille dans ses bras et de la serrer sur sa poitrine. Raïssa lui rendit ses baisers avec usure ; elle mettait en tout ce qu’elle faisait une passion fébrile ; ses dents claquaient, ses mains tremblaient, ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel.

Quand madame Porof eut donné cours à ses larmes, le père, qui n’avait rien dit, s’adressa à sa fille :

– Au nom du Dieu sauveur, dis-moi la vérité : dois-je t’accueillir ou te chasser de cette maison ?

– Au nom de la vérité sainte, mon père, répondit Raïssa, par l’heure de mon baptême, vous devez me venger !

Le père ouvrit les bras à sa fille et la serra sur son cœur, ensuite il la bénit en faisant sur elle le signe de la croix ; puis il passa dans la chambre à coucher et éteignit le cierge des noces.

– Raconte ce qui t’est arrivé, dit-il, en s’asseyant auprès de sa femme.

Raïssa, debout devant eux, commença son récit.

IV

– Vous savez, dit-elle, que j’étais allée prendre ma leçon de piano. Ma maîtresse était sortie, et elle rentra en retard, de sorte qu’au lieu de commencer à trois heures, la leçon ne commença qu’un peu avant quatre. Lorsque nous eûmes terminé, la nuit tombait ; mademoiselle Sirine me proposa de me faire reconduire par sa servante. Je refusai. Pourquoi aurais-je craint de faire seule aujourd’hui le chemin que j’ai fait cent fois ? Je revenais en marchant très vite, car je me sentais en retard et j’avais peur de vous causer de l’inquiétude, lorsque j’aperçus dans notre rue une troïka qui s’avançait au galop. Vous savez, mon père, que je crains ces rencontres, qui ne sont pas agréables pour nous autres, jeunes filles ; aussi je ralentis un peu le pas, pensant qu’elle détournerait comme d’habitude dans la rue qui mène hors de la ville... Je ne sais pourquoi le cocher mit ses chevaux au pas. Pensant alors qu’il faudrait ou rebrousser chemin ou passer près de cet équipage, je me décidai à marcher plus vite. Au moment où j’allais croiser la troïka – c’était à quelques maisons d’ici, – les trois hommes qui étaient dans l’équipage mirent pied à terre. L’un d’eux m’aborda et me demanda de venir avec eux. Je répondis comme je le devais, et tout à coup on me jeta un tapis sur la tête, et je fus emportée dans le traîneau. J’essayai de crier, mais qui aurait pu m’entendre !...

– Elle a crié, Pierre, elle a crié ! dit madame Porof en serrant la main de son mari. Et nous ne l’avons pas entendue !

Le vieillard fit un signe de tête et continua de regarder fixement sa fille. Celle-ci parlait sans embarras ; la fièvre montait à ses joues, chassant sa pâleur, et ses yeux lançaient des éclairs. Elle reprit :

– On m’emporta comme un paquet, malgré ma résistance, et je ne trouvai pied que dans un salon richement meublé. Les hommes qui m’avaient enlevée étaient ivres tous les trois ; tous les trois sont des officiers de la garde, je ne sais pas leurs noms, mais je les reconnaîtrai jusqu’au dernier jour. Ils se moquèrent de moi, prétendant que je jouais la comédie de la vertu ; ensuite, ils voulurent me tenter par de riches promesses ; l’un d’eux vida son portefeuille sur la table, devant moi. J’avais beau crier et appeler, personne ne venait. Cependant, on frappa à la porte : c’était un domestique qui apportait du vin. Je voulus m’élancer pour sortir quand il entrerait. On me poussa dans une chambre voisine, où il n’y avait pas de lumière. On avait apporté du vin de Champagne ; ils voulurent me faire boire avec eux. Je brisai le verre qu’on me présentait (Raïssa montra une large raie sanglante dans le fond de sa main), et je leur en jetai les débris au visage. – « Il faut en finir, dit l’un d’eux, cela devient ridicule. » On me poussa encore dans cette chambre sombre. J’eus beau résister, un d’eux entra derrière moi, pendant que les autres chantaient pour étouffer mes cris. J’eus beau appeler, supplier. Je ne sais quelle maison infâme est celle où peuvent se commettre de semblables crimes, mais personne ne vint : je me débattis en vain ; je n’étais pas la plus forte. J’ai perdu mon honneur, et pourtant mon âme est pure de tout péché.

– Comment est le visage de cet homme ? demanda le père les poings serrés, les lèvres blêmes.

– Je ne l’ai pas vu, répondit Raïssa.

– Comment, tu ne sais pas ?

– Je ne sais pas lequel des trois, et je ne le saurai sans doute jamais, mais je les reconnaîtrai tous trois.

Sa mère pleurait, le visage caché dans ses mains.

– Comment es-tu sortie ? demanda le père après un silence.

– La porte de la chambre où j’étais s’est ouverte ; on a appelé l’homme qui était avec moi...

– Par son nom ? interrompit vivement le père.

– Non, on lui a dit : « Écoute, viens ici. » Il m’a quittée, et je n’ai plus revu ces trois hommes qu’ensemble. Il paraît qu’il s’était passé quelque autre infamie dans la maison, car on a parlé de police ; alors ces hommes se sont rapprochés très poliment de moi et m’ont dit qu’il fallait partir. On m’a mis ma pelisse, on m’a jeté un châle sur la tête, et quelqu’un, je ne sais lequel, m’a fait toucher le canon d’un revolver en me disant qu’on me tuerait si je criais. Je n’avais plus rien à perdre : j’ai gardé le silence ; quand j’ai senti l’air froid, j’ai voulu m’échapper. Ils m’ont retenue en me jurant sur l’honneur qu’on me ramènerait en ville et que je serais libre. Ils avaient l’air sérieux en ce moment-là, et même je crois qu’ils avaient grand-peur. J’ai pensé à vous, mes chers parents, et j’ai voulu patienter. J’ai donc pris place dans l’équipage, la tête toujours couverte de ce châle qui m’empêchait de voir. Au bout de quelques minutes, ils m’ont fait descendre. J’étais au bord du canal d’enceinte, pas bien loin d’ici... J’ai reconnu le chemin, et je suis venue... Il y a des filles qui cachent leur honte, c’est quand elles l’ont méritée. Mais je n’ai rien mérité ; vous me vengerez, n’est-ce pas, mon père ?

– Je te vengerai ! dit solennellement le vieillard. Raïssa se mit à genoux devant ses parents et reçut encore une fois leur bénédiction.

– Je me sens mal, dit tout à coup madame Porof en pâlissant.

On la transporta dans son lit, et le médecin fut appelé. Il ordonna quelques calmants, des dérivatifs, – mais le cœur malade de la pauvre mère avait éprouvé une secousse mortelle. Porof avait été chirurgien de l’armée pendant trente-deux ans ; il n’avait pas besoin d’un confrère pour juger que sa femme était perdue.

Le jour vint, jour d’hiver tardif et glacé ; et sa lumière éclaira les dernières angoisses de madame Porof. Avant le coucher du soleil elle était morte, sans souffrance, comme dans un rêve.

Raïssa contempla d’un œil sec le nouveau désastre que son malheur venait d’attirer sur elle. Son père était aussi calme qu’elle-même, tous les deux semblaient penser que cette catastrophe faisait partie de leur destin.

On enterra la pauvre madame Porof avec le cérémonial accoutumé ; les amis de ces braves gens assistèrent tous aux obsèques. L’aventure de Raïssa avait transpiré ; les servantes en avaient entendu quelque chose, et M. Porof n’ayant pas pris la peine d’expliquer pourquoi il avait fait chercher partout sa fille pendant plusieurs heures, la curiosité aussi et la malignité étaient fort excitées dans leur entourage.

Pendant le repas qui suivit les funérailles, au moment où l’on servait la gelée amère, qui, dans les familles de la petite noblesse, remplace le gobelet d’eau-de-vie, et qu’on appelle la coupe d’amertume, Porof prit la parole.

– Mes amis et voisins, dit-il, vous avez tous vu combien ma pauvre femme a supporté patiemment la maladie et les chagrins. Elle était faite pour vivre encore de longues années, malgré ses infirmités, et si elle eût suivi le cours ordinaire de la vie, elle eût vu ses petits-enfants grandir autour d’elle ; – tous les yeux se portèrent sur Raïssa, qui, en grand deuil, siégeait en face de son père. Le Seigneur a voulu qu’un malheur immérité s’abattit sur notre maison, et l’âme de la chère défunte n’a pu le supporter. J’espère que satisfaction sera donnée là-haut à la mère malheureuse, et nous, à qui incombe le devoir de faire rendre justice, conservons son souvenir éternel !

Le verset funéraire fut chanté trois fois, selon l’usage, mais les assistants n’en furent pas plus avancés en ce qui concernait le sens de ce discours énigmatique.

L’explication de l’énigme fut donnée deux jours après, car le bruit se répandit dans le quartier que Pierre Porof avait déposé chez le maître de police de son quartier une plainte en rapt et séduction, par la violence, de sa fille mineure, Raïssa.

Avec de nombreuses précautions oratoires, les parents, voisins et amis vinrent interroger le vieux médecin au sujet de cette démarche extraordinaire.

– C’est vrai, répondit invariablement Porof. Nous n’avons pas à nous cacher, car ce n’est pas nous qui avons commis le crime.

On commençait à montrer Raïssa au doigt quand elle passait dans la rue, et les stores se soulevaient curieusement à son approche ; elle ne parut pas le remarquer, et continua à marcher dans la vie la tête haute et le regard assuré. Seulement, une expression de ténacité indomptable s’établit à demeure sur son visage.

– Quel front d’airain ! pensèrent les commères.

Aussi, à partir du jour de l’enterrement de sa mère, Raïssa ne fit plus une seule visite. Mais tous les jours, au bras de son père, elle fit de longues promenades dans les quartiers que fréquentent de préférence la haute noblesse, et surtout les officiers de la garde.

V

La comtesse Gretsky était une femme digne de tous les respects.

Veuve de bonne heure d’un homme qu’elle aimait, elle avait noblement porté son deuil, sans emphase comme sans légèreté. Sa grande fortune et ses belles alliances lui faisaient une place à part même parmi l’élite de l’aristocratie russe. Elle était dame d’honneur de l’Impératrice, qui l’avait en estime et affection ; mais par une grandeur d’âme peu commune, la comtesse Gretsky ne se servait jamais de son influence pour elle-même ou pour ses proches. C’était une solliciteuse ; – mais ses protégés étaient des gens dans la peine, de vrais pauvres, et le bienfait qui était toujours la suite de ces sollicitations était un vrai bienfait, car il tombait toujours à propos.

Toute infortune imméritée, toute réclamation fondée, toute misère décente et timide, après avoir fait vainement le tour des bureaux et des ministères, finissait par arriver dans le petit salon jaune de la comtesse Gretsky. Lorsque la chose était d’importance, elle savait pénétrer jusqu’au trône pour obtenir justice ou charité. Si l’affaire ne méritait pas qu’on importunât d’augustes oreilles, la comtesse puisait dans sa bourse, cherchait parmi ses relations, et trouvait de quoi satisfaire les intéressés.

– Vous arrivez toujours les mains pleines de suppliques, lui disait l’Impératrice, qui taquinait volontiers sa dame d’honneur.

– C’est vrai, Votre Majesté, mais je m’en vais toujours les mains pleines de bienfaits.

Les deux assertions étaient également vraies et faisaient autant d’honneur à la souveraine qu’à sa noble sujette.

Avec de tels goûts, la comtesse Gretsky, comme tant d’autres, eût pu se faire une cour d’obligés et d’obligées ; elle eût pu remplir sa maison d’échines courbées et de plates flagorneries, mais elle n’aimait pas à voir ceux à qui elle avait fait du bien. C’était une des originalités de son caractère que l’empressement avec lequel elle écartait ses protégés quand ils avaient obtenu ce qu’ils demandaient. À quelqu’un qui s’informait du motif, elle répondit un jour :

– C’est pour qu’on continue à me savoir gré de ce que j’ai pu faire.

La comtesse avait raison ; elle gardait ainsi son prestige, et c’est peut-être pour cela qu’il y eut dix mille personnes à sa suite quand elle quitta ce monde d’ingrats.

Précisément pour cette raison qu’on ne trouvait pas de figures déplaisantes chez elle, la comtesse était fort entourée. Tout ce qu’il y avait de bien à Pétersbourg tenait à la voir chez elle une fois par semaine. Ses jeudis soirs étaient les plus brillants et les plus courus de la ville.

Parfois on s’y trouvait trois ou quatre autour d’une lampe, dans le fameux salon jaune ; parfois on s’y pressait cinquante, dans la longue enfilade de salles somptueuses qui aboutissait audit salon ; mais toujours la conversation était solide et spirituelle, car la maîtresse de la maison possédait deux qualités souvent désunies : l’esprit et le bon sens.

Le jeudi soir qui suivit la mort de madame Porof, la société était plus choisie que nombreuse, à cause d’un bal à l’ambassade de France, qui convoquait la fleur de la noblesse russe. Mais la soirée de la comtesse n’y perdait rien en éclat, car presque toutes les jeunes femmes, ses parentes ou ses amies, étaient venues passer un moment chez elle avant de se rendre à l’ambassade, située quelques maisons plus loin ; les voitures versaient sur le perron un flot de toilettes élégantes, sans cesse emporté et toujours renouvelé. La comtesse, placidement assise dans son fauteuil, voyait défiler en souriant cette élite charmante et parée.

– Vous me donnez la lanterne magique, dit-elle enfin, comme trois sœurs délicieuses, vêtues pareillement, s’avançaient conduites par leur mère. L’ambassade a tout le mal, et moi tout le plaisir ; ce n’est pas juste, mais c’est fort agréable.

– Et vous, ma tante, vous n’y allez pas ? dit Valérien Gretsky, en s’approchant de la comtesse.

– Moi ? non ! mon jeudi m’attache au rivage, et, à vrai dire, je suis fatiguée.

– De faire du bien ? glissa un diplomate.

La comtesse lui adressa un aimable sourire et un geste de reproche enjoué.

– Non, dit-elle, de lire des lettres, souvent comiques, presque toujours absurdes, et parfois navrantes... Il y a des jours où j’ai envie de me retirer du monde pour ne plus voir ce qui s’y passe.

Un cri général accueillit cette déclaration, et pendant deux minutes chacun protesta contre cette velléité de retraite.

– Que diraient les malheureux ? fit Valérien ; c’est impossible, ma tante ; donc, n’en parlons plus.

La comtesse, enchantée au fond de cet effet qu’elle n’avait cependant pas cherché, fit un signe de tête, et le calme se rétablit.

– Le fait est, reprit le vieux général, que ce monde est parfois bien lamentable, et sans que toutes ces tristesses puissent justifier une résolution désespérée, comme celle de la comtesse, il se passe des faits qui feraient douter de la civilisation. Ainsi, j’ai appris ce matin, chez le grand maître de police, une histoire épouvantable, arrivée il y a quelques jours, et qui dépasse en monstruosité tout ce que les romanciers français peuvent imaginer.

– Oh ! les Mystères de Paris ! fit un lecteur de romans.

– Les Mystères de Paris n’ont rien de plus terrible.

– Vous nous faites venir l’eau à la bouche, général, s’écria une dame ; racontez-nous votre événement.

– Excusez-moi, madame, c’est une affaire qui n’est pas destinée à la publicité ; – le grand maître de la police n’en a eu connaissance que ce matin ; je me trouvais alors dans son cabinet, je ne sais si je dois...

– Votre premier devoir est de ne rien cacher à vos amis, dit un jeune officier d’artillerie.

– Mais le rapport que j’ai lu...

– Vous avez lu le rapport ? s’écria-t-on tout d’une voix.

Le général fit un signe de tête affirmatif.

– Vous avez lu le rapport, et vous prétendez ne pas nous raconter votre histoire ? Allons, exécutez-vous, général !

Il voulut vainement se retrancher derrière une foule d’arguments, il fut battu, d’autant plus qu’il grillait de parler.

– Est-ce une histoire de voleurs ? demanda Valérien Gretsky.

– C’est bien pis... Enfin, puisque vous le voulez... Nous n’avons pas de demoiselles ici ? dit le général en parcourant le cercle du regard.

– Ah ! général, si votre histoire est inconvenante, vous savez que je vous mettrai à la porte dès que vous l’aurez racontée, fit madame Gretsky en levant un doigt.

– Après ?

– Eh ! oui ! une fois que nous la connaîtrons ; il n’y aura plus d’inconvénient.

On riait ; le général craignit d’avoir été trop discret dans son indiscrétion ; depuis le matin, il se faisait une fête de ce récit.

– Eh bien ! dit-il, messieurs, car je ne puis en conscience m’adresser aux dames, – en plein Pétersbourg, à cinq heures du soir, une jeune fille a été enlevée par trois officiers qui passaient en troïka... Un bruit de porcelaine brisée interrompit le narrateur. Valérien Gretsky venait de pousser involontairement une petite coupe de Chine placée près de son coude sur une table.

– Je vous demande pardon de ma maladresse, dit le jeune homme d’une voix altérée... Ma tante, vous teniez à cet objet ?

– Pas du tout ! dit la comtesse, c’est un imbécile qui me l’avait donné, – je te remercie de m’en avoir débarrassée. Eh bien ! général, votre jeune fille ?...

– La jeune fille, reprit le général, a été enlevée par trois officiers, à la tombée de la nuit, et conduite au Cabaret-Rouge. Là, malgré ses cris, elle a été victime d’un affreux outrage ; on ne sait ce qui serait arrivé, car ces trois messieurs étaient ivres, si une visite de la police, – étrangère, d’ailleurs, à cet événement, – n’avait contraint ces misérables...

Valérien fit un brusque mouvement qui attira sur lui l’attention du général.

– Oui, Gretsky, je comprends votre indignation ; ces misérables fous ont souillé votre uniforme ; mais le châtiment...

– Général, s’écrièrent deux curieuses tout d’une voix, la fin de votre histoire ?

– Eh bien ! ils ont lâché leur proie ; ils l’ont reconduite en ville, elle est rentrée chez ses parents, et la mère, qui était infirme, est morte de saisissement en apprenant le malheur qui avait frappé sa fille !

Un murmure d’horreur parcourut l’assemblée. Personne ne songeait plus au bal de l’ambassade. Le général parcourut du regard son auditoire épouvanté.

– Est-ce bien vrai ? dit un incrédule, n’est-ce pas un fait divers, arrangé par un mystificateur peu scrupuleux ?

– Non, messieurs, le fait est patent ; la victime et son père ont porté plainte ; ils ont produit des témoins.

– Des témoins ? murmura Valérien, devenu blême.

– Des témoins de la disparition de la jeune fille, de son absence, de son retour... Le propriétaire du restaurant a été arrêté.

– Qu’a-t-il dit ? fit un curieux. Valérien n’osait parler.

– Il n’a pas donné de noms ; il feint de ne pas les connaître, ou peut-être les ignore-t-il réellement. Il a bien vu qu’on entraînait une femme, il a bien vu trois jeunes officiers ; mais ces messieurs amènent souvent de la compagnie, et cette compagnie affecte des allures bizarres...

– Alors, on ne sait rien ? reprit la comtesse.

– On sait le nom de la jeune fille, elle s’appelle Raïssa Porof.

Valérien se répéta en lui-même : Raïssa Porof ! Ce nom devait être désormais le compagnon de toutes ses pensées.

– Que va-t-il arriver ? dit une dame.

– Personne n’en sait rien. Peut-être les coupables seront-ils introuvables ; – mais si l’on arrive à les trouver, certes, ils paieront cher cette lugubre espièglerie.

– Cette infamie ! s’écria la comtesse. Valérien, je te somme de les découvrir. De quel régiment sont-ils, général ?

– J’ai eu le regret de vous dire qu’ils portent l’uniforme du comte Valérien, répondit le général en s’inclinant légèrement devant le jeune homme.

– Ce ne serait pas toi, par hasard ? cria la voix rieuse d’un porte-enseigne, cousin de Valérien à un degré éloigné.

Tout le monde se mit à rire. Les yeux étaient tournés sur Gretskz ; il répondit avec un vague sourire :

– Je ne crois pas.

– Il faut les trouver, répéta la comtesse. Si cette jeune fille n’est pas une aventurière, qui joue une comédie ignoble, c’est la victime la plus intéressante du monde.

– Mais si c’est une aventurière ? hasarda le diplomate...

– Elle sera rudement châtiée, répliqua la comtesse avec chaleur. En tout cas, ce scandale ne peut rester sous le boisseau. La morale publique crie vengeance !

Quand la comtesse s’animait, elle devenait fort éloquente ; elle parla encore quelques instants, et ramena tout le monde à son opinion. Seul, le diplomate émit des doutes ; mais on savait le tancer à propos, et cette fois il reçut une leçon.

– Votre métier, à vous autres, lui dit la comtesse, est de douter de tout et de nier le reste ; aussi, quand on demande un homme de bonne volonté pour quelque dévouement absurde, vous pouvez dormir sans crainte, messieurs les diplomates, vous ne courez pas risque d’être dérangés !

On se mit à rire, et la conversation passa à d’autres sujets.

Un quart d’heure après, Valérien profita du départ de quelques-uns pour s’esquiver. En descendant l’escalier de sa tante, il lui semblait que les marches venaient à lui, tant son cerveau lui paraissait lourd.

Il revêtit son manteau doublé de fourrures, et sortit. L’air glacé le frappa au visage et lui rendit quelque sang-froid. Son traîneau l’attendait ; il prétexta une promenade à pied et commanda à son cocher de le suivre au pas, à peu de distance ; puis il se dirigea le long de la Néva, sur le quai, et commença à marcher dans la nuit, à peine éclairée par les réverbères.

La Néva, blanche, silencieuse et comme morte sous les glaçons épais qui tenaient le flot prisonnier, occupait sa gauche ; à sa droite, il avait le quai sillonné par les voitures qui allaient chercher leurs maîtres à l’ambassade.

Peu à peu les voitures devinrent plus rares, la masse noire des arbres du Jardin d’été se montra à sa droite ; il passa un petit pont jeté sur un canal, puis continua le long du quai, et, marchant toujours devant lui dans la nuit noire et glacée, il parvint à mettre un peu d’ordre dans ses idées.

VI

C’en était fait ! Lui, comte Gretsky, il était dénoncé. Cette petite fille aux yeux noirs, si jolie dans sa colère, mais insignifiante au bout du compte, cette petite bourgeoise, issue de rien, avait porté plainte contre lui ; elle avait donné son signalement, son uniforme ; le son de sa voix était noté dans le rapport présenté au maître de police, et, peut-être, en rentrant chez lui, allait-il trouver les agents qui l’attendaient.

Un frisson de dégoût passa entre les épaules du jeune homme. Il ne craignait guère la punition... Que pouvait-on lui faire, à lui, comte de Gretsky ? Le mettre aux arrêts, probablement pour un temps très long, – et voilà tout. D’ailleurs, ils étaient trois coupables. Quel est celui que Raïssa avait particulièrement dénoncé ? Avait-elle distingué les traits de celui qui s’était introduit dans la chambre obscure ? Savait-elle auquel des trois elle devait sa flétrissure ? Par un raffinement de vengeance, les aurait-elle, dans le doute, dénoncés également tous les trois ?

Par malheur, il était impossible à Gretsky de prendre directement des informations ; c’eût été attirer l’attention sur lui. Il fallait donc se contenter d’attendre, d’observer, de ramasser le plus de renseignements possible ; car, pour se fier à quelque subalterne, il n’y fallait pas penser. Il était bien heureux que le propriétaire du Cabaret-Rouge se fût montré discret...

Une autre image traversa les pensées de Gretsky, celle de la jeune fille à peine entrevue. Elle lui avait paru jolie, – à coup sûr elle était honnête. Sans doute, dans son intérêt à lui, il était bon qu’on la prit pour une aventurière, mais il savait bien, au fond de lui-même, que cette fille était honnête et pure. Il l’avait entendue pleurer et supplier avec des accents qui eussent ému tout autre qu’une brute... oui, une brute, puisqu’il était complètement ivre alors.

Au travers de son ivresse, il avait reçu l’impression de la pureté de cette enfant, de son innocence irritée, de sa colère sauvage, qui cherchait une arme pour tuer l’insulteur ou elle-même..., et, dans son cœur, Valérien Gretsky se dit que la démarche hardie par laquelle Raïssa proclamait son déshonneur pour obtenir justice était bien celle d’une honnête fille qui ne veut pas accepter en silence un outrage qu’elle n’a pas mérité.

Cependant... serait-il impossible de séduire, sinon la jeune fille elle-même, au moins son entourage, par l’appât d’une fortune, dans le cas où son silence pourrait être acheté ? Si cette plainte était retirée, on étoufferait l’affaire !