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Les femmes qui font des confidences n'aiment point celles qui gardent le silence. Flavie n'avait jamais rien confié à personne ; ses chagrins étaient de ceux qui cherchent le silence et l'obscurité. Une seule personne l'avait devinée, et celle-là savait aussi garder le silence ; l'amitié très sincère que lui avait inspirée madame Dannault ne s'était point manifestée par des actes, mais seulement par cette approbation tacite que l'on devine à merveille, et qui vous donne tant de courage dans les moments difficiles. Flavie était sûre d'avoir en madame Lenoissy une amie et au besoin un défenseur.
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Seitenzahl: 251
Veröffentlichungsjahr: 2019
Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.
À Gustave Guillaumet
Témoignage d’une sincère amitié.
H. G.
La nuit descendait sur la grande-vallée dont les lignes austères se profilaient sur le ciel gris d’ardoise.
Tout était gris : le fond des ravins, où coulaient avec une brume opaline les ruisseaux gris cendré ; les grandes prairies, sur la pente des coteaux, gris plus foncé, et pourtant d’une transparence telle que les moindres accidents de terrain s’accusaient par des changements dans la nuance. Les hautes avenues d’ormes ou de hêtres, aux branchages touffus, traçaient des lignes majestueuses d’un gris sombre sur les cultures, et tout en haut, près de l’horizon, sombre et cependant plus clair, la lande désolée se détachait en une ligne si foncée qu’on l’eût crue noire, si la masse de forêts qui la continuait ne s’était montrée beaucoup plus sombre encore. Pourtant, rien n’était noir, car un corbeau pensif, arrêté sur la girouette de l’église, se détachait sur le fond comme une tache d’encre sur du papier blanc.
Une trouée claire dans le ciel laissait tomber une lueur étrangement mélancolique sur une des sinuosités de la vallée, où s’étendait un vaste pâturage. Soudain, une teinte rosée se répandit dans l’espace, la trouée s’embrasa et devint rouge cerise ; les nuages pommelés se marbrèrent de la même nuance, répandant sur le paysage une splendeur sinistre. Les arbres parurent plus noirs, les objets colorés plus clairs, la vallée sembla s’étendre, au loin, grandie et prolongée par cette lumière inattendue, – puis la rougeur disparut, les traînées de braise incandescente s’éteignirent sur les nuages, redevenus d’un gris de plomb, ourlé çà et là d’une blancheur menaçante, et l’austère pays reprit son aspect de grandeur sombre et désolée dans l’obscurité de la nuit d’hiver.
Une femme enveloppée d’un manteau, la tête couverte d’une épaisse écharpe de dentelle, debout sur le perron du petit château des Ormes, avait regardé le couchant du soleil ; quand la dernière rougeur se fut éteinte au ciel, elle se dirigea vers l’escalier placé au bout de la terrasse et descendit lentement, sans cesser de contempler le paysage qui s’étendait sous ses yeux.
Riche et verdoyant l’été, il offrait, le jour, même en cette saison, une étonnante variété de plans et de couleurs ; mais à cette heure, il ne semblait plus qu’un gouffre profond. Les allées d’arbres qui avaient donné leur nom à la demeure descendaient rapidement vers le fond de la vallée ; les sommets des ormes atteignaient à peine le niveau de la terrasse, puis la sombre masse disparaissait dans la nuit, comme entraînée par son propre poids, en donnant l’illusion d’une chute dans l’abîme. Madame Dannault s’enfonça dans les épais branchages qui formaient, quoique dénudés de feuilles, une voûte presque impénétrable. Là aussi tout était gris, mais on y voyait encore assez clair pour marcher sans difficulté.
Elle dépassa les avenues, ouvrit une grande barrière de bois, qui fermait la propriété, traversa la petite rivière sur un pont de pierre sans parapet, d’une vétusté extrême, et remonta la pente opposée, le tout sans reprendre haleine, sans hésiter un instant. Elle semblait fuir non un danger, mais une obsession intérieure, qu’elle voulait chasser par le mouvement, de même qu’un voyageur harcelé par les moustiques, en doublant le pas, parvient souvent à les laisser derrière lui. Elle gravit la route qui serpentait sur le flanc de la vallée, plus étroite en cet endroit, et gagna le plateau couvert de bruyère qui faisait face au château.
Là, le jour avait laissé quelque clarté, on distinguait facilement les objets. Elle suivit un sentier capricieux tracé par les moutons en liberté sur la lande, arriva à un entassement de rochers qui perçait la terre, et s’assit sur un bloc de granit qui formait une sorte de chaise. De là, elle avait sous les yeux le château des Ormes, enfoui à mi-côte dans un massif de bois, et où quelques fenêtres éclairées au hasard formaient de capricieux desseins sur la façade. Elle détourna la tête avec un mouvement douloureux, comme si cette vue lui eût causé une peine intolérable, et se tournant un peu, reposa ses yeux sur la crête de la grande vallée, qui dessinait sur le ciel une ligne d’une incomparable majesté. Derrière ce rempart de terre et de granit, à la transparence de l’air, à un je ne sais quoi qui ne trompe pas, on sentait que la mer était proche, que les horizons sans limite se déroulaient, aussi loin que l’homme peut porter son regard... Madame Dannault soupira profondément, se leva, et recommença à marcher sur la lande déserte.
La nuit était tout à fait venue, le ciel semblait se resserrer pour couvrir plus étroitement la vallée, les objets voisins paraissaient se rapprocher pendant que les lignes éloignées se perdaient dans l’ombre croissante ; un sentiment de responsabilité, de devoir, d’obligation constante, arracha un second soupir à la promeneuse attardée. Machinalement, elle reprit le chemin du château, comme un prisonnier reprend le chemin de la geôle, après son heure de préau ; mais en descendant la pente qu’elle avait gravie si rapidement et sans fatigue peu auparavant, elle sentit le poids de la vie s’abattre lourdement sur ses épaules, ses pieds refusèrent de suivre la rapidité de son désir, et elle baissa la tête, vaincue par son immense découragement.
– Rien ! jamais ! murmura-t-elle à demi-voix, sachant bien que nul ne pouvait l’entendre et poussée par cet impérieux besoin d’exprimer la douleur qui finit par vaincre les plus braves. Jamais rien qui me console, qui me fasse oublier ! Il faut porter mon fardeau toujours ; à mesure que mes forces baissent, il devient plus lourd... Quand succomberai-je ? quand pourrai-je me coucher par terre et attendre que la roue m’écrase ? Quand Julie sera mariée, seulement alors...
Elle s’arrêta, tordit ses mains dans un mouvement de violence aussitôt réprimé et resta un moment immobile. Une lumière qui passa lentement d’une fenêtre à l’autre sur la façade du château sembla lui faire un signe d’appel ; elle se remit en marche.
– Julie aussi ! Ma propre fille ! Elle que j’aime plus que ma vie, pour qui j’ai tout sacrifié !... Elle ne m’accorde même pas la tendresse banale des enfants ordinaires... Quand son père me fait quelque injustice, je suis bien sûre de trouver dans ses yeux une sorte de triomphe. On dirait qu’elle se réjouit de me voir donner tort... Cela se peut en effet : toutes les fois que je parais avoir tort, est-ce que cela ne lui donne pas raison, à elle ? Pauvre enfant ! quelle sera sa vie !...
Les larmes qui ne voulaient pas couler, étouffant madame Dannault depuis une heure, roulèrent sur ses joues, lentement d’abord et puis à flots pressés, avec l’élan d’un torrent longtemps retenu, pendant qu’elle continuait à descendre dans la vallée.
– Aucune joie, d’aucune sorte ! reprit-elle en cheminant ; la joie entrevue un jour, jadis... Mon Dieu ! qu’il y a longtemps ! – je l’ai chassée de ma pensée afin de rester pour ma fille ce que je devais être... J’ai purifié mon âme pour ne jamais mentir quand je lui parlerais de devoir et d’honneur, – et tout cela en pure perte... Est-ce qu’un jour quelque chose ou quelqu’un n’aura pas pitié de moi ? Est-ce que je vivrai longtemps comme cela ?
Elle était arrivée au petit pont de pierre. Elle le traversa d’un pied sûr et remonta les avenues en pressant le pas ; mais elle avait beau faire, elle ne pouvait marcher vite. Les degrés de l’escalier de pierre lui paraissaient impossibles à franchir ; arrivée au perron, elle hésita ; la nécessité de rentrer sous le toit qui lui appartenait en propre, qu’elle avait apporté en dot à son mari, lui répugnait au-delà de ses forces. Elle entra pourtant. Dans le vestibule elle rencontra un domestique, qui lui parla avec un certain air de respectueuse commisération.
– Monsieur a fait chercher madame partout ; monsieur a eu un si mauvais accès de goutte ce matin... monsieur a les nerfs un peu agacés...
– C’est bien, Jean, dit-elle en passant rapidement.
Elle traversa la grande salle à manger, puis pénétra dans un salon orné dans le goût moderne, de meubles luxueux et d’objets d’art. Près du feu, dans un large fauteuil à roulettes, M. Dannault sommeillait à demi. Deux grands chiens couchés à ses pieds se levèrent brusquement à l’entrée de leur maîtresse ; ce mouvement réveilla le maître.
– Vous voilà, enfin ! C’est fort heureux, dit-il en toisant sa femme d’un air courroucé. Quelle fantaisie d’aller vous promener à cette heure-ci ! On vous a cherchée partout ! Vous ne pouviez pas rester dans le jardin ?
– Je n’avais pas respiré d’air pur depuis deux jours, dit madame Dannault avec douceur ; sa voix encore mouillée de larmes tremblait légèrement.
– C’est un reproche, n’est-ce pas ? C’est parce que vous êtes restée à me soigner ? Eh mais, pourquoi restez-vous, si cela vous ennuie ? Est-ce que je vous retiens ?
Madame Dannault ne répondit pas. Son regard glissa sur sa fille, qui, assise auprès d’une table, paraissait absorbée dans sa lecture ; Julie resta impassible.
– Et vous êtes toute mouillée, continua le mari du même ton. Votre manteau est couvert de gouttes d’eau ! Il vous faut vous promener par la pluie ! Si vous tombez malade, qui est-ce qui me soignera ?
Madame Dannault regarda son manteau, et sans rien dire passa dans la pièce voisine pour y dépouiller son pardessus.
– Maman a toujours aimé les promenades romanesques, fit doucement Julie, immobile derrière son livre.
Le père grogna en signe d’acquiescement ; madame Dannault rentra, et voyant sur une table les journaux apportés par le courrier du soir, elle en déplia un pour le lire à son mari. La jeune fille, que le son de cette voix troublait dans sa lecture, donna à plusieurs reprises des signes d’humeur et finit par se lever.
– Où vas-tu ? fit son père d’une voix brève.
– Dans ma chambre. Je ne comprends plus mon livre quand maman lit le journal.
– Reste, nous lirons le journal une autre fois ; je ne veux pas que tu t’en ailles.
Madame Dannault replia paisiblement la grande feuille de papier, la mit de côté et prit un ouvrage placé à sa portée.
– On ne dînera donc pas aujourd’hui ? s’écria tout à coup le malade d’une voix tonnante.
Sa femme sonna, et donna des ordres pour presser le dîner. Quand le repas fut annoncé, M. Dannault n’avait plus faim. Il se fit néanmoins rouler à table ; à force de prières et d’instances, sa femme finit par lui faire prendre quelque nourriture. Pendant ce temps, Julie, en enfant gâtée, parlait à tort et à travers, racontait ses impressions du jour, et semblait ne pas plus se préoccuper de l’état de son père que si celui-ci n’eût jamais existé. Après le dîner, M. Dannault voulut faire une partie de piquet ; sa femme s’y prêta avec toute la bonne grâce imaginable, et supporta pendant deux heures les boutades et les accès d’humeur de son irascible mari. Enfin celui-ci déclara qu’il allait se coucher, et se fit rouler dans sa chambre.
Quand les deux femmes se trouvèrent seules, madame Dannault fit quelques pas dans le salon, rangeant çà et là quelque objet en désordre, puis, sans affectation, elle s’approcha de sa fille, qui lisait avidement les dernières pages de son roman, et lui posa doucement la main sur-1’épaule : Julie resta immobile.
– Julie, dis-moi que tu m’aimes, fit la pauvre femme dont le cœur se serrait en elle jusqu’à lui donner l’impression qu’elle allait mourir.
– Eh ! maman, tu le sais bien ! répondit la jeune fille en dégageant son épaule par un geste mutin. Elle devina cependant peut-être à l’impassibilité de madame Dannault que celle-ci se sentait blessée.
– Est-ce qu’on n’aime pas toujours sa mère ? dit-elle en la regardant d’un air gai.
Elle se souleva légèrement sur sa chaise, baisa la joue pâle, qui restait inclinée vers la sienne, et se replongea dans sa lecture. Madame Dannault s’éloigna doucement et gagna son appartement.
Une heure après, Julie venant dire bonsoir à sa mère la trouva sur la chaise longue, le visage enfoui dans un coussin, à l’abri de la clarté des bougies.
– Tu es malade ? dit la jeune fille d’un ton moitié empressé, moitié ennuyé.
Rien n’est plus ennuyeux que les malades, et cette maison en était toujours pleine.
– J’ai mal à la tête, répondit madame Dannault sans bouger.
– Cela passera avec le sommeil. Bonsoir, maman.
– Bonsoir, ma fille.
Julie déposa un baiser sur la joue de sa mère, et se retira chez elle en songeant aux péripéties de son roman.
Quand elle fut seule, madame Dannault s’assit sur le bord de la chaise longue, se prit la tête dans ses mains, et se répéta ce qu’elle s’était dit le soir, sur la lande déserte : Quand elle sera mariée, peut être aurai-je le bonheur de mourir !
Julie Dannault avait dix-huit ans ; c’était une jolie fille, svelte sans maigreur, et naturellement coquette, ce qui donnait une grâce délicieuse à ses mouvements. Ses cheveux châtains qui voltigeaient autour de son visage, ses yeux bruns, rieurs et malicieux, son teint d’une fraîcheur éblouissante compensaient ce que la nature lui avait refusé de régularité classique. Dès le premier coup d’œil on la trouvait charmante, et les mères de famille la déclaraient volontiers dangereuse. Son père l’adorait, elle lui ressemblait sous plus d’un rapport : elle tenait de lui cette indifférence pour tout ce qui n’était pas sa propre personne, indifférence plus terrible peut-être qu’un égoïsme raisonné ; de lui, elle tenait encore cette répugnance souveraine à toute contrainte, cette impatience du joug que beaucoup prennent pour de l’originalité ou de l’indépendance de caractère, et qui n’est qu’un manque de discipline morale. Dès le berceau elle avait engagé avec sa mère une lutte acharnée où celle-ci n’avait eu que bien rarement le dessus. Ouvertement ou non, la jeune rebelle se sentait soutenue par son père, qui, plus d’une fois, avait levé de son chef la punition infligée par madame Dannault.
– Entendez-moi, Flavie, lui dit-il un jour en fronçant les sourcils d’un air menaçant, je ne veux pas que vous punissiez cette petite ; c’est déjà trop de la gronder.
– Mais, mon ami, répliqua la jeune femme, elle a des défauts qu’il faut réprimer pendant que son âge s’y prête...
– Des défauts ? Est-ce que je n’en ai pas, des défauts ? Est-ce que vous n’en avez pas, vous ? Tout le monde en a, et chacun en prend son parti... Ce que je ne veux pas, c’est que ma fille soit malheureuse. Vous vous arrangerez de façon à ne pas avoir besoin de la reprendre, voilà tout !
Edmond Dannault n’avait jamais suivi de cours de pédagogie, – il y paraissait d’ailleurs ; fils orphelin de parents riches, il s’était élevé à peu près seul, et comme au collège il avait les poings solides et l’humeur peu endurante, il était facilement devenu un de ces tyrans au petit pied qui mènent toute une classe, moitié par la peur des horions, moitié par cette admiration instinctive du vulgaire pour la force brutale. À trente-cinq ans, il s’était rangé dans le mariage, ainsi qu’il le disait lui-même, et sa femme, malheureusement pour elle, s’était trouvée douce, bien élevée, délicate et raffinée dans ses goûts. Non que Dannault fût grossier dans ses manières ; – c’était bien pis : sous des façons d’homme du monde, il cachait une grossièreté native, qui ne se développait dans tout son éclat que loin des yeux importuns, au sein de la famille. Dans les premiers temps de son mariage, il s’était contraint, par politesse ; la naissance de sa fille lui avait même inspiré une courte reconnaissance pour sa femme, qui avait failli mourir en mettant l’enfant au monde ; mais deux ou trois ans plus tard, une circonstance fortuite avait complètement changé la situation morale de ce ménage mal assorti.
Parmi les amis de Dannault, il s’en trouvait de fort aimables. Les plantes les plus diverses peuvent croître dans le même sol, et se trouver voisines sans que ce soit une affaire de choix. Un de ces amis était l’hôte assidu de cette maison où l’on dînait bien, et où la grâce de madame Dannault apportait le charme intellectuel sans lequel il n’est pas de véritable hospitalité ; tout à coup, sans motif apparent, il annonça un jour son départ imminent pour l’Indochine, où il allait surveiller les intérêts fort compromis d’un de ses parents.
– Vilain pays où l’on prend les fièvres, grommela Dannault qui envisageait avec déplaisir la perte de cet agréable compagnon. C’est donc absolument nécessaire ? Personne ne peut y aller à votre place ?
– Personne.
Le silence s’était fait, madame Dannault passait lentement ses doigts dans les volants de la robe de sa fille, assise sur ses genoux. Après quelques paroles banales, le voyageur se leva, prit congé et sortit. Le lendemain, Dannault l’accompagna jusqu’au chemin de fer. En rentrant à l’improviste, il trouva sa femme seule, en larmes.
– Qu’est-ce que vous avez ? dit-il en s’arrêtant devant elle.
La pauvre créature ne répondit pas.
– C’est le départ de mon ami qui vous met dans cet état-là ? continua l’impitoyable bourru. Il a bien fait de s’en aller, car... par...
Flavie arrêta un juron sur les lèvres de son mari. Incapable de se contenir, malgré les leçons de l’expérience, incapable de laisser outrager l’absent :
– C’est moi qui lui ai dit de partir, fit-elle.
Elle n’avait pas prononcé le dernier mot qu’elle comprit son imprudence ; la paix de sa vie venait de s’écrouler, comme un château de cartes sous le souffle d’un enfant malin. Sans s’arrêter à l’honnêteté de cet aveu spontané, sans se laisser toucher par l’expiation douloureuse d’un sentiment involontaire, plutôt entrevu qu’éprouvé, Dannault écrasa désormais sa femme sous le poids d’un mépris d’autant plus cruel qu’il était moins justifié. Devant le monde, il eut l’esprit de garder les apparences ; c’est pour le tête-à-tête qu’il réserva toutes ses rigueurs, si bien que madame Dannault eut le plaisir quotidien d’entendre son mari comblé d’éloges par toutes les personnes qu’elle voyait, pendant qu’elle souffrait incessamment de ses duretés. Dannault savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’élévation du caractère de sa femme ; si peu capable qu’il fût de la juger, il connaissait la noblesse de ses sentiments, mais il était de ceux qui estiment nécessaire de fouetter son chien pour s’en faire aimer, de rudoyer son cheval pour s’en faire obéir, et de se montrer désagréable envers sa femme pour s’en faire respecter.
L’ami absent prit les fièvres, et il en mourut moins d’un an après son arrivée. C’est avec une satisfaction presque féroce que Dannault l’annonça à Flavie. Il avait peut-être espéré lui arracher encore quelques larmes, qui lui serviraient à affirmer son autorité conjugale, mais il fut déçu.
– Vous ne pleurez pas ? dit-il un peu surpris, voyant que sa femme restait fort pâle, mais ne témoignait aucune agitation.
– Cet homme n’existait plus pour moi depuis le jour où je lui ai dit de partir, répondit-elle sans se troubler. Il n’est pas plus mort aujourd’hui qu’il ne l’était alors.
Dannault sortit en frappant violemment la porte ; avec son despotisme, il devait s’avouer vaincu. Cependant, il eut le bon goût de ne plus faire allusion à cet incident, et si le cœur de Flavie fut froissé cinquante fois par jour, au moins la pudeur de ses oreilles fut-elle ménagée.
La petite fille grandit dans cet intérieur qu’on ne saurait appeler orageux, car jamais on n’y voyait éclater de conflit : les bourrasques venaient toujours du même côté ; la victime baissait la tête, attendait et supportait, puis le calme renaissait pour un moment. Rien de cette vie ne fut perdu pour Julie. L’enfance a une disposition instinctive à opprimer le faible, que les parents ont fort à faire pour réprimer : madame Dannault se trouva complètement impuissante dans une lutte où elle était vaincue d’avance. Sa fille prit naturellement l’habitude de la traiter comme un être sans importance, fait pour subir tous les ennuis et toutes les mortifications, et en même temps, par une inconséquence très fréquente, fait pour tirer tout le monde d’embarras ; à la fois, une sorte de souffre-douleur et dedeus ex machina.
Mais madame Dannault, toute résignée qu’elle fût à subir son destin, n’était ni faible ni irrésolue quand il s’agissait de son devoir ; après de longues méditations, elle prit le parti rigoureux de ne jamais laisser passer une faute de sa fille sans une semonce appropriée. Elle choisit son moment, évita de blâmer l’enfant devant le père, retarda parfois très longtemps le moment de la réprimande, jusqu’à ce que l’occasion lui parût favorable, et alors, sans se laisser émouvoir par les larmes, les rebuffades ou les rébellions de Julie, elle lui parla d’un ton ferme.
À la longue, la jeune fille cessa de se révolter, et reçut ces sermons comme on reçoit une averse ; cependant toute la semence ne fut pas perdue : une partie des vérités que madame Dannault s’efforçait d’inculquer à sa fille germa dans cet esprit indépendant, plutôt sous l’influence de la sagesse mondaine que sous celle d’une morale vraiment élevée. En apparence Julie devint semblable aux jeunes filles pour qui le mot mère est le synonyme de tout ce qui est cher et vénérable. En réalité, elle se dit que sa mère, d’ailleurs pleine de vertus, était fort ennuyeuse ; il le fallait bien, puisque c’était l’avis de M. Dannault.
C’est dans cet intérieur paisible à la surface. troublé au fond, que Flavie se trouvait prise comme dans un engrenage. Née pour aimer tout autour d’elle, depuis son mariage qui avait précédé de peu la mort de sa mère, elle n’avait jamais pu donner l’essor à son âme. À la naissance de Julie, elle avait versé toute sa tendresse, concentré tonte sa joie dans ce berceau, où elle voyait la consolation, le dédommagement d’une vie manquée...
Hélas ! il lui semblait maintenant avoir eu une autre Julie, morte toute petite, qu’elle avait adorée, qui l’avait chérie... Dans le deuil de son amour maternel, elle cherchait presque à croire à cette illusion, moins cruelle que la réalité.
C’est ainsi que toujours plus lasse et plus préoccupée, Flavie voyait passer les jours et s’envoler sa jeunesse.
Sa jeunesse ! Ce mot raisonnait creux à ses oreilles, comme le son d’un grelot. Elle n’avait point été coquette ; le triste roman à peine entrevu, clos par l’exil et par la mort, l’avait garantie à jamais des rêveries malsaines. Elle n’avait pas eu de jeunesse et ne le regrettait pas. À quoi bon les regrets ? N’avait-elle pas assez de chagrins réels, sans aller en forger de chimériques ?
Cependant un soir à la nuit tombante, en traversant le grand salon des Ormes, elle s’arrêta stupéfaite, soudain émue : distraite et trompée par le demi-jour, elle avait cru voir Julie, venant à sa rencontre... Non, c’était bien elle-même, qu’elle apercevait dans une glace. Un peu plus grande, un peu moins svelte, mais aussi jeune dans sa démarche élégante et noble, c’était elle-même, si semblable à sa fille !
Indiciblement agitée, elle s’approcha de la glace et se regarda. Son visage était presque aussi jeune que sa tournure ; quelques plis sous les yeux indiquaient bien des larmes secrètes ; la bouche avait pris une expression de mélancolie que ne connaissent point les visages de vingt ans ; mais les tempes étaient jeunes et fraîches, les cheveux soyeux et abondants, le teint pur...
– Quel âge ai-je donc ? se demanda Flavie ; j’avais à peine dix-huit ans lorsque ma fille est née... Elle s’écarta doucement du miroir avec un geste lassé. Qu’importait son âge ? Elle n’avait plus d’âge. Dans quelques années, elle serait grand-mère. Qui est-ce qui sait l’âge des grand-mères, et à qui cela importerait-il de le savoir ?
L’accès de goutte de M. Dannault n’avait pas eu d’autres suites. Cependant, il paraissait plus pensif qu’autrefois, et regardait souvent sa fille avec des yeux pleins de souci.
Un soir, il appela sa femme dans sa chambre.
– Julie a dix-sept ans, c’est l’âge que vous aviez quand je vous ai épousée, dit-il. Il faut la marier.
Madame Dannault leva sur son mari son beau regard triste.
– Elle est bien jeune, dit-elle, et encore bien peu sérieuse...
– L’âge et la gravité lui viendront, répondit le père avec quelque brusquerie. Je veux la voir mariée ; je ne vivrai pas longtemps.
Sa femme le regarda avec un sentiment de frayeur. La pensée qu’elle pouvait perdre son mari ne lui était encore apparue que dans le brouillard d’un avenir lointain.
– Je me sens très mal, reprit-il, et je suis sûr d’avoir peu de temps à vivre. Je ne veux pas vous blâmer, Flavie, vous n’avez en vous aucune méchanceté ; on peut même vous rendre cette justice que votre caractère est accommodant ; mais vous n’avez pas les qualités qui font qu’une mère peut remplacer un père quand il s’agit d’établir son enfant. J’ai beaucoup médité sur ce sujet ; donc, nous allons retourner à Paris, et cet hiver je marierai Julie. Vous la conduirez dans le monde, – ce ne sont pas les relations qui nous manquent, – elle a une jolie dot...
– Je ferai ce qui vous plaira, répondit faiblement madame Dannault.
– Alors, c’est entendu, préparez-vous à partir. Il faut que nous soyons à Paris pour le premier de l’an. Je n’ai pas de temps à perdre.
En prononçant ces derniers mots, il détourna la tête pour cacher à sa femme l’émotion qu’il ressentait ; l’idée qu’il pouvait le plus difficilement supporter était à coup sûr celle de sa propre mort. Fort émue elle-même, Flavie se leva et posa affectueusement la main sur le bras de son mari. En ce moment de trouble et de chagrin, elle ne se souvenait plus que d’une chose : cet homme lui avait donné son nom, depuis dix-neuf ans elle marchait à ses côtés dans la vie, et il parlait de mourir.
– Mon ami, dit-elle, enhardie par la pensée qu’elle accomplissait un devoir, mon ami, j’espère à force de soins et d’affection chasser les idées noires qui vous poursuivent. Puisque vous le désirez, nous nous occuperons de marier Julie. J’aurais bien aimé la garder deux ou trois ans de plus pour mettre encore quelques pensées sérieuses dans sa petite tête ; mais puisque vous le désirez autrement...
Dannault regarda sa femme : elle vit dans ses yeux plus de confiance et d’amitié qu’il ne lui en avait témoigné depuis bien longtemps.
– À quoi bon ? répondit-il avec un regard qui portait plus loin que ses paroles ; elle est volontaire, vous le savez, enfant gâtée... J’ai peut-être là quelque chose à me reprocher, mais ce qui est fait est fait : je voulais être aimé d’elle, préféré à tout...
– Vous avez réussi, dit tristement madame Dannault.
Il la regarda attentivement et détourna les yeux avec un soupir.
– Elle est certainement plus docile – et elle ne l’est guère pourtant – qu’elle ne le sera plus tard, reprit-il ; la vie est une épreuve, il faut la commencer de bonne heure. Il resta pensif, puis se pencha vers sa femme et baisa son front encore sans rides. – Je suis fatigué, ajouta-t-il en la repoussant doucement, je vais essayer de dormir. Bonsoir.
Elle se retira, mais avant de refermer la porte, elle vit son mari la suivre des yeux avec une sorte de tendresse et de regret, comme s’il avait compris tout à coup ce que cette femme résignée avait subi de douleurs silencieuses, pendant les années qui venaient de s’écouler.
Lorsque les défauts d’un homme sont non dans son cœur, mais dans son caractère, il n’y a pas de changement durable à espérer ; l’humeur grondeuse de Dannault avait besoin de se déverser sur quelqu’un : l’habitude était prise pour lui de choisir Flavie à cet effet ; dès le lendemain, il recommença ses taquineries, ses petites persécutions et ses boutades impérieuses. Les préparatifs du départ lui donnèrent maints sujets de mécontentement, si bien que madame Dannault, toute lasse qu’elle fût, considéra presque comme un soulagement la nécessité de sortir et de recevoir, qui au moins à Paris lui épargnerait les désagréments d’un tête-à-tête tel que celui qu’elle endurait aux Ormes.
« M. et madame Dannault resteront chez eux le mardi soir, du 15 janvier au 15 avril. »
L’arrivée du petit carré de bristol qui portait ces quelques mots souleva des propos sans nombre dans plus d’un salon ; les jeunes femmes n’étaient pas fâchées de voir s’ouvrir une maison de plus, pour s’y livrer à ces coquetteries soi-disant innocentes qui sont la principale occupation des jolies désœuvrées. Les mères pourvues de filles à marier s’en réjouirent également, car Julie ne pouvait épouser à la fois tous les prétendants qui allaient se présenter, et l’on sait que rien ne met les hommes en goût de mariage comme les préliminaires d’un mariage. Mais tout en se promettant de prendre beaucoup de plaisir chez madame Dannault, les bonnes langues se mirent en mouvement sur son compte.
Les femmes qui font des confidences n’aiment point celles qui gardent le silence. Flavie n’avait jamais rien confié à personne ; ses chagrins étaient de ceux qui cherchent le silence et l’obscurité. Une seule personne l’avait devinée, et celle-là savait aussi garder le silence ; l’amitié très sincère que lui avait inspirée madame Dannault ne s’était point manifestée par des actes, mais seulement par cette approbation tacite que l’on devine à merveille, et qui vous donne tant de courage dans les moments difficiles. Flavie était sûre d’avoir en madame Lenoissy une amie et au besoin un défenseur.
En effet, il avait fallu la défendre, cette femme dont la vie éclatait au grand jour, car la vertu inattaquable, au-dessus du soupçon, est un spectacle bien désobligeant pour les âmes qui, trouvant son service trop pénible, se sont enrôlées ailleurs.
– Elle ouvre sa maison ? disaient les personnes charitables : c’est afin de pouvoir recevoir quelque adorateur dans le nombre sans qu’il y paraisse.
– Mais non ! s’écriait madame Lenoissy tout indignée, c’est pour marier sa fille !
– Elle veut marier sa fille ? si jeune ? C’est bien cela ! C’est pour s’en débarrasser.
Que répondre à de tels propos ? madame Lenoissy haussa les épaules et en aima Flavie davantage.
Cependant chacun se rendit à l’invitation de M. et madame Dannault ; la maîtresse de logis et sa fille obtinrent toutes deux dans le monde un grand succès de beauté. Julie, qui s’y attendait pour son propre compte, fut très surprise de voir sa mère entourée de tant de respects et d’attentions. Elle s’était si bien accoutumée à la compter pour peu de chose que d’abord elle s’en étonna, puis en fut flattée dans son amour-propre. Quelques légers mouvements de jalousie se mêlèrent bien à des sentiments meilleurs, mais ils furent de courte durée. Julie était trop persuadée de sa suprématie pour redouter beaucoup les succès des autres.
Les dîners de madame Dannault obtinrent une célébrité bien méritée, et ce qui fut plus sensible à Flavie que les éloges du monde, son mari lui rendit justice à plus d’une reprise. À mesure qu’il s’humanisait à l’égard de sa femme, par un mouvement de bascule facile à comprendre, il se montrait plus exigeant envers sa fille, dont les défauts devenaient plus apparents, ou simplement avaient plus d’occasions de se montrer.
Julie jouissait de cette existence nouvelle avec un plaisir extraordinaire, les hommages la grisaient comme un vin capiteux ; la pensée qu’elle n’avait qu’à choisir parmi ces hommes élégants et riches, que sa propre beauté, sa propre richesse la rendaient désirable, à peu près comme un beau diamant étalé rue de la Paix, dans un écrin de velours, la certitude qu’elle pouvait disposer d’elle-même, et accorder ce diamant à celui qui lui en paraissait digne, – digne selon son caprice et son humeur, car elle ne songeait pas à d’autres mérites qu’à ceux qui se font voir au grand jour, – tout cela lui montait à la tête et lui tournait l’esprit.