Louis Breuil: Histoire D'un Pantouflard - Henry Gréville - E-Book

Louis Breuil: Histoire D'un Pantouflard E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Ils étaient alors au bout éclairé de la petite avenue, et le jeune homme put voir que le visage de Marine n'exprimait ni surprise ni fausse honte. Une teinte rosée dorait l'ambre mat de ses jours, et ses yeux regardaient au loin les bois encore teintés de pourpre par le dernier reflet des nuages. Elle semblait flotter tout entière dans une vapeur d'un pourpre adouci. Au lieu de reculer dans l'ombre pour cacher son émotion, elle s'avança bravement jusqu'au bord du parapet qui terminait la terrasse, au-dessus de la vallée, comme une sorte de bastion, et Louis, qui la regardait toujours, ne put s'empêcher d'admirer la noble simplicité de ce mouvement. Marine ne voulait rien dérober elle-même au moment de prendre une décision qui engagerait sa vie tout entière.

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Louis Breuil: Histoire D'un Pantouflard

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXPage de copyright

Henry Gréville

Louis Breuil: Histoire D'un Pantouflard

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Au moment où Louis Breuil mettait la main sur l’anneau du timbre, huit heures du soir sonnaient à l’hôtel de ville de Châteaudun. Le jeune homme retira ses doigts avec précipitation, comme s’il eût été enchanté de pouvoir se donner à lui-même un prétexte pour retarder son entrée, et faisant quelques pas, il se retourna vers la vallée du Loir, qui s’étendait à ses pieds.

Le soleil sur son déclin l’emplissait de sa splendeur ; ce doux paysage fait pour reposer les yeux prenait à cette heure un charme ému, intime et pénétrant, qui disposait l’âme à cet ordre de pensées mélancoliques, particulièrement chères aux esprits rêveurs. Louis contempla la vallée pleine de feuillages, la rivière argentée qui courait sinueuse entre deux rangées de saules étêtés. La silhouette aux arêtes vives du château superbe qui semble construit d’hier, tellement il est immuable dans sa perfection, se dessinait et bornait le regard à peu de distance devant lui. Cette vue lui arracha un soupir. Breuil n’aimait point les lignes arrêtées ni les bornes précises ; ce qu’il fallait à cette âme flottante, c’était le flou des horizons noyés dans la vapeur dorée du soir et l’indécis des brouillards du matin... Aussi bien était-ce cet amour du « mal défini » qui lui avait fait quitter tout à l’heure l’anneau qu’il tenait entre les doigts.

Pendant qu’il rêvait, une tête de jeune garçon, presque de jeune homme, se montra par-dessus le mur en pente du jardin qui dégringolait le long du coteau.

– Breuil ! dit la voix qui appartenait à cette tête, vous avez l’air d’Adam à la porte du Paradis terrestre.

– Tu n’as pas l’air d’un archange, toi ! riposta Louis en se retournant avec vivacité.

– Mais c’est que je n’ai pas la moindre intention de vous empêcher d’entrer ! Voyez plutôt, je vous ouvre la porte !

Breuil franchit le seuil, referma la petite grille derrière lui, et suivit son jeune ami, qui, tout en lui parlant avec gaieté, l’emmenait vers un groupe assis sous la tonnelle.

Toute la famille était là : M. et Mme Sérent ; leur fille aînée Pauline, mariée depuis trois ou quatre ans ; leur second enfant Gaston, qui venait de se faire recevoir avocat et qui se reposait de ses travaux passés allongé sur le fin gravier. Marine, qui venait ensuite, dans la fleur de ses dix-neuf ans, versait le café fumant dans les tasses au moment où son jeune frère Daniel, le dernier-né, amena l’hôte qu’il avait introduit. La cafetière oscilla légèrement dans la main délicate qui la tenait et versa quelques gouttes sur le bord d’une soucoupe.

– Monsieur Breuil ! fit M. Sérent avec sa rondeur de manières habituelles, soyez le bienvenu. Vous n’êtes point venu hier. Rien de fâcheux, j’espère ?

– Absolument rien, cher monsieur, répondit le jeune homme après avoir salué à la ronde ; je m’étais mis en route pour venir, et puis je ne sais pourquoi j’ai rebroussé chemin... Je me suis dit qu’après tout c’était fort indiscret à moi de vous infliger ainsi ma société tous les soirs sans vous faire grâce d’un jour, et...

– Pure coquetterie ! interrompit l’ingénieur ; vous voulez vous faire désirer ! Voyez-vous cela !

Pauline et sa mère sourirent ; celle-ci jeta un regard de côté sur sa seconde fille, qui avait enfin rempli les tasses. Une légère rougeur était montée aux joues brunes de Marine ; mais c’était peut-être la faute du dernier rayon de soleil, qui la frappait en plein visage.

Avant que Louis eût entamé sa défense, un coup de timbre vigoureux retentit ; la porte retomba avec un claquement sec, et le gravier cria sous un pas agile.

– C’est Marc ! fit Daniel, qui bondit à la rencontre du nouveau venu.

– Bonsoir, Marc ! crièrent en même temps toutes les voix, excepté celle de Marine, qui paraissait fort occupée des pinces à sucre (objet, nul n’en ignore, difficile à placer en équilibre sur le sommet d’un sucrier trop plein).

Marc Dangier répondit gaiement : Bonsoir ! avant même d’être en vue de la joyeuse compagnie. Sa voix franche et sonore donnait bien l’idée de sa personne : c’était un beau garçon de trente ans, svelte sans maigreur, robuste sans affectation de force, l’air martial sous son habit civil, le visage ouvert, le sourire bienveillant ; tout son être, plein de vie et d’élasticité, semblait en action perpétuelle.

– Un ban pour Marc ! s’écria Daniel en amenant son ami au milieu du groupe où tout le monde paraissait content.

– Bonsoir, mon enfant, dit madame Sérent en se laissant embrasser.

Louis Breuil tendit aussi la main au jeune homme ; ils se connaissaient depuis longtemps, et, sans avoir grande amitié l’un pour l’autre, ils se voyaient volontiers.

– Que fait-on à Paris ?

– Tu arrives à l’instant ?

– Que dit ton père de la récolte ?

– À combien les Suez ?

– As-tu rapporté mon chapeau ?

– Et le tulle bleu ?

– As-tu été chez Lefaucheux pour ma carabine ?

Assis sur un pliant, qu’il avait insensiblement, peut-être inconsciemment, rapproché de la jeune fille, Marc écoutait les questions avec un sourire. À la troisième, il tira son carnet de sa poche et commença à prendre des notes ; aussitôt chacun se tut ; on s’entre-regarda, et l’on éclata de rire.

– C’est pour mieux vous entendre, mes enfants ! dit Marc en imitant le loup. À qui le tour ? Qui a parlé des Suez ?

– Moi, répondit l’ingénieur.

– Les Suez ont baissé subitement avant-hier.

– Ah ! fit M. Sérent un peu inquiet.

– Mais ils remontaient tantôt, quand je suis parti.

– Pourquoi avaient-ils baissé ?

– Mystère. Une panique. Une baisse très considérable sur le change russe.

– Bah ! la Russie ? À quel propos, la Russie ?

– Avec l’Allemagne.

– Tu rêves !

– Non. L’Allemagne arme, c’est positif. Vous savez bien qu’elle veut germaniser l’Espagne.

– Je ne crois pas cela !

– Moi non plus !

– Germanise qui peut ! conclut Louis Breuil. Je répète ma question : Que fait-on à Paris ?

– On va monter les Brigands aux Variétés.

– Ça sera bon ?

– Parbleu ! de l’Offenbach !

– Vous n’avez pas l’air convaincu, fit Pauline.

– Moi, cousine ? J’en jure par Orphée, il n’y a pas un homme plus convaincu que moi du succès des Brigands !

– Quel homme ! reprit la jeune femme ; on ne peut pas en tirer un mot sérieux.

– Cousine, vous ne le croyez pas ! fit Marc, dont le visage devint grave tout à coup. Je suis l’homme le plus sérieux du monde, mais à condition que cela en vaille la peine.

– C’est tout ce que vous avez à nous raconter, Marc ? dit madame Sérent.

– Eh ! je crois que non ! Mais quand on débarque de chemin de fer, on est tout ahuri, vous savez, ma tante. Et vous, Marine, vous ne me reparlez plus de votre tulle bleu ? Il est pourtant plié soigneusement dans un petit carton, à l’hôtel, avec mon bagage.

– Je vous remercie, répondit doucement la jeune fille.

Il allait ajouter quelque chose, mais instinctivement il regarda autour de lui et vit que Louis semblait l’écouter avec intérêt. Aussitôt Marc se retourna vers Gaston, qui, toujours allongé par terre, fumait son cigare avec délices, et brusquement alla se jeter sur le sable à côté de lui. Les deux jeunes gens engagèrent à mi-voix une conversation intime.

Marc était un peu cousin des Sérent, ce qui lui permettait d’appeler en plaisantant madame Sérent « ma tante », et de donner à ses filles leur nom de baptême sans le faire précéder d’un cérémonieux « madame » ou « mademoiselle ». Aimé de tout le monde dans cette maison qu’il aimait, il y était venu de tout temps avec joie ; depuis quelques mois, il se montrait intermittent, tantôt passant huit jours à Châteaudun sous prétexte d’études archéologiques, tantôt disparaissant pendant deux ou trois semaines pour reparaître aussi franc, aussi simple, mais parfois un peu plus grave. Pauline, qui était discrète, avait remarqué, sans en rien dire à personne, qu’en général Marc s’en allait lorsque Louis Breuil se montrait plusieurs jours de suite.

Celui-ci était aussi un visiteur inégal ; mais ses absences n’étaient pas longues. Depuis deux ans que M. Sérent, appelé par son service, s’était fixé à Châteaudun, le jeune homme était devenu l’hôte assidu de cette demeure hospitalière. La propriété que Breuil possédait au bord du Loir, de l’autre côté de la ville, n’était pas accoutumée jadis à de si longs séjours en été, ni en hiver à de si fréquentes visites ; mais depuis qu’il avait fait la connaissance de l’ingénieur, le jeune homme trouvait des prétextes excellents pour s’y rendre en toute saison. Madame Sérent ne disait rien ; mais une mère qui a déjà convenablement établi sa fille aînée ne redoute guère les assiduités d’un jeune homme riche, bien élevé, aimable de sa personne, et qui témoigne un goût prononcé pour les soirées passées en famille. Elle avait trop d’esprit d’ailleurs pour attribuer ce goût à une passion sérieuse pour les soirées de famille, car l’expérience lui avait appris qu’avant leur mariage et pendant qu’ils sont amoureux, tous les hommes partagent ce goût, qu’ils perdent très rapidement après la lune de miel. Mais l’air lui semblait fleurer noces, et Louis Breuil était un brillant parti. Et puis Marine avait une façon de ne pas le regarder quand il lui parlait, qui paraissait de bon augure à cette mère aussi prudente que sage.

– Que c’est beau ! dit à demi-voix Pauline.

Louis Breuil se tourna vers l’occident, que le soleil disparu emplissait d’une magnificence sans pareille. Toute la vallée était pleine d’or rouge en fusion. Les feuillages des « bas de Saint-Jean », groupés en masses sombres sur les bords du Loir, semblaient d’un autre métal plus foncé, et, sur l’autre rive, le doux paysage, avec ses courbes moelleuses et ses espaces immenses, avait l’air d’un pays fantastique, entrevu dans un rêve.

C’était le pays du repos et de la joie, fait pour le plaisir des yeux et la paix de l’âme. Autrefois, disait l’histoire, on avait livré de sanglants assauts au château si fièrement campé sur le roc. Maintenant on avait peine à le croire. Du fer, du sang et de la poudre dans cette heureuse vallée ! C’était un conte bleu, sans doute. Et même, si c’était vrai, il y avait si longtemps que cela ne faisait plus rien. On oublie vite et volontiers ce qui troublerait l’état d’esprit où l’on se complaît.

– Pour combien de temps es-tu ici, Marc ? demanda Daniel.

– Je n’en sais rien... ; cela ne dépend pas de moi, répondit le jeune homme en hésitant.

– Ton père barbare aurait limité tes vacances ?

– Non... ce n’est pas cela... Enfin je resterai toujours bien quelques jours.

Son regard errait autour du paysage ; il se reporta sur le jardin, puis plus près, et s’arrêta sur la jeune fille ; mais ce ne fut qu’un instant.

Celle-ci se leva sans affectation, prit le plateau du café et se dirigea vers le perron sans permettre de la seconder aux jeunes gens, qui s’étaient empressés dès son premier mouvement. Un instant après, elle reparut ; mais elle ne revint pas vers le groupe, et sa robe claire disparut au détour d’un buisson de lilas, sous une vieille allée de tilleuls dont les fleurs embaumaient l’air.

On causait presque à voix basse. L’obscurité, en descendant sur la terre, engage aux conversations discrètes autant que le grand soleil encourage les cris et les chants joyeux. La forme élégante de Marine paraissait de temps en temps au bout de l’allée, où elle marchait seule. C’était l’heure du jour qui lui appartenait. À peine sortie des leçons de l’enfance, elle avait pris l’habitude de s’isoler ainsi pour quelques instants chaque soir, et ses parents l’avaient sagement laissée faire, estimant qu’une jeune fille a autant que tout autre être humain le besoin et le droit de se recueillir après le poids de la journée.

Les conversations s’étaient bientôt réduites à de simples duos. Gaston et Marc parcouraient en fumant le sentier qui menait à la porte, et leur discussion semblait fort animée. Après quelques instants d’un silence qui paraissait doux à ceux qui l’entouraient, Louis Breuil se leva sans affectation, fit quelques pas, échangea un mot avec les fumeurs, et prit le chemin de l’allée des tilleuls.

Marine revenait vers lui, à contre-jour ; dans la douce demi-teinte, il ne distinguait d’abord que sa silhouette ; à mesure qu’elle s’approchait, il voyait mieux les détails de son costume ; quand elle fut tout près, il vit qu’elle tenait ses mains jointes devant elle avec un grand air de lassitude.

– Vous souffrez ? lui dit-il, poussé par une inquiétude soudaine.

Elle s’arrêta et leva sur lui ses yeux étranges et charmants, couleur d’agate. Les yeux, très clairs et très vivants, avec ses cheveux très noirs et lourds, donnaient à sa physionomie une originalité surprenante.

– Non..., dit-elle. Je suis lasse. La chaleur de la journée... Et puis la vie est difficile.

– Difficile pour vous ? C’est que vous le voulez bien ! Pour qui la vie pourrait-elle être plus douce et plus paisible ? C’est donc que vous vous créez des soucis ?

Ils marchaient côte à côte ; par instants, une fleur de tilleul desséchée par l’ardeur du jour se détachait avec un petit craquement et tombait à leurs pieds.

Elle resta la tête baissée, comme si les paroles du jeune homme éveillaient en elle une réponse intérieure. Arrivés au bout de l’avenue, ils revinrent sur leurs pas, se dirigeant vers les massifs obscurs ; maintenant Louis ne distinguait presque plus les traits de la jeune fille.

– Ce n’est pas vous, reprit-il avec une émotion singulière dans la voix, ce n’est pas vous qui devriez avoir des soucis, vous si prompte à consoler les autres...

– Qu’en savez-vous ? fit-elle en tournant brusquement vers lui le visage qu’il ne pouvait interroger.

– Ne le sais-je pas par moi-même ? Vingt fois je suis venu ici découragé, morose : vous avez toujours trouvé quelque parole pour me redonner du courage. Je ne parle pas des vôtres, de votre père, que seule vous savez égayer quand il est triste, de votre jeune frère, auquel vous donnez en riant de si sage conseils...

– Qu’il ne suit pas, interrompit Marine sur le ton de la plaisanterie.

– Qu’il suit plus que vous ne le croyez, et qui, dans tous les cas, lui serviront dans la vie.

Il se tut, indécis. Rien n’est plus difficile à un homme que de dire qu’il aime, quand il aime réellement.

– Pourquoi donc parlez-vous des soucis de la vie ? reprit-il après un silence qui lui avait paru éternel.

Elle hésita un instant, puis parla avec franchise.

– Ce qui est difficile, monsieur, dit-elle, ou plutôt ce qui me semble difficile (car il y a des personnes, ma sœur Pauline, par exemple, qui savent toujours très bien ce qu’elles doivent faire), le difficile, c’est de savoir précisément ce qu’il faut faire. Lorsque plusieurs chemins se présentent devant vous, lequel choisir ? Voilà ce qui rend perplexe et qui fait la vie troublée, et voilà pourquoi les gens qui sont semblables à moi sentent parfois le fardeau de l’existence peser sur leurs épaules.

Louis, pendant qu’elle parlait, avait senti un grand froid au cœur. Il ne put empêcher sa voix de trembler quand il dit :

– On vous a demandée en mariage ?

La question était extraordinaire et si fort en dehors des usages reçus, que Marine, prise au dépourvu, ne put que répondre précipitamment :

– Non, non ! Qui vous fait penser cela ?

Breuil s’était un peu remis. Il balbutia quelques mots d’excuse, puis continua avec un courage qu’il ne se soupçonnait point l’instant d’auparavant :

– En ce cas, voulez-vous m’autoriser à présenter ma demande à madame votre mère ?

Ils étaient alors au bout éclairé de la petite avenue, et le jeune homme put voir que le visage de Marine n’exprimait ni surprise ni fausse honte. Une teinte rosée dorait l’ambre mat de ses jours, et ses yeux regardaient au loin les bois encore teintés de pourpre par le dernier reflet des nuages. Elle semblait flotter tout entière dans une vapeur d’un pourpre adouci. Au lieu de reculer dans l’ombre pour cacher son émotion, elle s’avança bravement jusqu’au bord du parapet qui terminait la terrasse, au-dessus de la vallée, comme une sorte de bastion, et Louis, qui la regardait toujours, ne put s’empêcher d’admirer la noble simplicité de ce mouvement. Marine ne voulait rien dérober elle-même au moment de prendre une décision qui engagerait sa vie tout entière.

– Vous voulez m’épouser ? dit-elle sans regarder Breuil, mais sans baisser ses yeux qui cherchaient l’horizon.

– Oui... Je vous aime, ajouta-t-il à voix basse.

Elle se tourna à demi vers lui. Sur son visage étrange, dont l’expression ordinaire était résolue, se lisait une indécision que Breuil y voyait pour la première fois et qui lui prêtait un charme nouveau, plus pénétrant.

– Vous m’aimez ? répéta-t-elle à voix basse, lentement, comme pour mieux comprendre.

– Oui, je vous aime. Je suis plein d’imperfections, je le sais ; je suis un être frivole, inutile, léger et sans volonté ; mais je suis un honnête homme, et j’ai grande envie de bien faire... J’ai trente-deux ans, je me suis jugé, voyez-vous ! Si vous m’acceptez, je crois que vous ferez de moi un très bon mari : je vous promets de ne pas me révolter contre votre influence, que je sens très forte. Si vous me refusez...

– Eh bien ? fit Marine, voyant qu’il n’achevait pas.

Puis elle se retourna vers le paysage qui s’assombrissait rapidement.

– Un homme à la mer ! conclut-il avec un sourire qui voulait être railleur et qui tremblait pourtant sur ses lèvres. Il m’est arrivé un grand malheur, voici quelque vingt-cinq ans...

– Lequel ?

– Je suis resté orphelin et riche. L’une ou l’autre de ces circonstances m’eût peut-être fait autre que je ne suis ; les deux ensemble m’ont perdu. Ainsi, comprenez-le bien, si je vous demande de partager ma vie, c’est parce que je veux la remettre dans vos mains...

Marine tourna vers lui son visage indiciblement ému, où flottait un sourire.

– Vous savez que je suis une affreuse despote, que je régente tout le monde ici, que mon père me l’a dit cent fois...

– Je sais cela..., et c’est pour cela, oh ! pas pour cela seulement, que je vous aime...

Elle cessa de sourire et baissa la tête.

Être aimée ! Avoir fait ce rêve et le voir se réaliser ! Toute jeune fille rêve d’être aimée. Elle ne sait pas par qui ; celui qui viendra, quel qu’il soit, et qui l’aimera, aura déjà par là même un attrait puissant, puisqu’il réalise un rêve. Mais si celui-là est l’élu, secrètement préféré, quelle joie pure et délicieuse ! Toutes les fauvettes d’avril gazouillent dans ce jeune cœur sans défiance. Pour Marine, une émotion plus grave et plus digne se mêlait à cet éveil du bonheur.

Louis Breuil avait fait de lui un portrait fidèle. C’était un être bon et loyal, plein de qualités charmantes ; son défaut principal était de n’avoir connu dans la vie aucune inéluctable discipline. Les disciplines du collège et de la famille tombent en poussière devant l’enfant riche et orphelin, dont nul, à vrai dire, n’est responsable, dont aucun homme ne se sent absolument solidaire. Pour celui-là, la vie est trop facile ; la lutte n’existe que sur le terrain des amours-propres ; et, là encore, le jeune homme maître de son argent et de sa personne rencontrera plus d’amis intéressés que de rivaux redoutables.

Marine savait cela ; elle connaissait assez la vie pour savoir aussi que de tels hommes deviennent en vieillissant des êtres nuls au moins, et parfois nuisibles. Dans ses rêveries généreuses, elle s’était souvent plu à se figurer qu’elle retirait des flots du Loir un enfant en danger de se noyer, ou qu’elle pénétrait au milieu d’un incendie, pour sauver quelque vie humaine. Ces fantaisies n’avaient guère de chances de se réaliser, tandis qu’aujourd’hui la plus noble des carrières se présentait à elle : être la femme heureuse et respectée d’un homme qu’elle préserverait par sa tendresse et son énergie des périls d’une vie désœuvrée et sans but... Cela seul eut suffi pour la tenter ; mais, de plus, cet homme, elle l’aimait.

Elle l’aimait, non pas avec cette adoration presque religieuse que les jeunes filles éprouvent en général pour l’homme qu’elles ont choisi ; c’était plutôt avec une sorte d’indulgence tendre, comme celle que l’on a pour un enfant aimable et gracieux, dont les défauts sont excusés d’avance. C’est une autre manière d’aimer. Les hommes, quand ils s’aperçoivent qu’on les aime ainsi, en sont d’ordinaire fort mortifiés : leur amour-propre s’arrange mieux de l’admiration fétichique. Mais quand ils ne s’en aperçoivent pas, ils sont peut-être les plus heureux de tous ceux qui se vantent d’inspirer l’amour, car leurs péchés leur sont pardonnés même avant d’avoir été commis.

Louis Breuil n’y mettait pas le moindre amour-propre. Son dilettantisme en toutes choses le poussait instinctivement à ne prendre du panier que la fleur, et de la vie que le plus agréable. Une femme qui l’eût perché sur un piédestal pour lui offrir un encens passionné l’eût probablement rendu malheureux, et à coup sûr l’eût fort ennuyé. Marine réfléchirait et agirait pour deux : c’était un des motifs qui l’avaient attiré vers elle..., et puis aussi et surtout le respect involontaire de la faiblesse pour la force, de l’indécision pour l’énergie qui agit et commande.

– Eh bien, fit Breuil inquiet ; vous ne me répondez pas ?

Elle le regarda de ses yeux honnêtes et résolus, animés par une tendresse presque compatissante.

– Vous consentez ? dit-il en avançant sa main vers celle que la jeune fille laissait pendre à son côté.

Elle fit un léger mouvement pour ramener son bras sur sa poitrine et éviter ainsi la main de Louis.

– Parlez à mes parents, dit-elle avec une rougeur nouvelle.

Craignant qu’il n’eût mal interprété son geste pudique et charmant, elle le regarda encore une fois et spontanément lui tendit la main, mais comme à un ami.

– Je serai heureuse de leur consentement, ajouta-t-elle. Et maintenant, laissez-moi seule.

Il avait serré la main offerte et voulait la porter à ses lèvres, mais un imperceptible mouvement de Marine l’avertit qu’il ferait mieux de s’abstenir. Il obéit, commençant ainsi sa carrière de fiancé agréé, carrière qui le mènerait sans encombre à la dignité d’époux, et retourna vers le groupe de famille. Tout le monde s’était dispersé.

Il hésita un instant, se demandant s’il fallait faire sa demande sur-le-champ ou bien attendre au lendemain, ce qui lui paraissait plus convenable.

Mais ce n’est point la question des convenances qui le décida ; ce fut la pensée qu’il savourerait son bonheur à lui tout seul pendant quelques heures encore, et surtout la nonchalance qui le poussait à remettre tout ce qui n’était pas urgent. Il jeta sur la maison dont les fenêtres étaient largement éclairées un regard de politesse, qui pouvait passer pour un salut.

– Mes chers hôtes, semblait-il dire, désolé d’être privé du plaisir de prendre congé de vous ; j’aurai l’honneur de vous faire une visite cérémonieuse dans l’après-midi.

Là-dessus il sortit discrètement, évitant de faire sonner le timbre, et descendit un des escaliers qui conduisent au bord de la rivière. Quand il fut au bas, il leva les yeux vers le petit bastion et, au travers d’une légère buée qui montait de la vallée, crut distinguer la forme élégante de Marine appuyée au parapet. Dans le doute, il lui envoya un salut et, avec ce salut, un élan de joie très sincère ; puis, musant et rêvant, il regagna son aimable demeure en suivant le fil de l’eau.

II

La soirée était tiède et superbe ; jamais la fin de mai n’avait apporté d’aussi beaux jours. Marine resta quelques instants appuyée sur le parapet, à l’endroit où Breuil l’avait entrevue ; quelque chose de mystérieux se passait en elle, et elle avait eu peur.

Peur d’elle-même, peur de l’avenir. Peur de celui qu’elle venait d’agréer pour fiancé ? Non. Elle craignait peut-être au fond d’elle-même de ne pas en avoir assez peur, de ne pas éprouver pour l’homme qui serait son époux ce respect mêlé d’une certaine crainte qui est le fond de tout véritable amour : la crainte de déplaire, l’effroi de ne pas savoir se faire aimer et comprendre est le sentiment qui accompagne dans le cœur de toute femme vraiment digne et pure la première aube de l’amour. Marine n’éprouvait rien de semblable en pensant à Breuil. Elle savait qu’il l’aimait, qu’il la considérerait toujours comme un être supérieur à lui-même, et c’est précisément ce qui la troublait et lui causait une sorte de gêne. Elle eût aimé reconnaître en lui le maître, le maître aimé, celui qu’il faut respecter parce qu’il est plus sage et plus instruit...

Cette vague terreur d’un avenir inconnu se dissipa peu à peu. Pendant qu’elle regardait la douce obscurité envahir le ciel pâle, elle sentait la joie et la paix pénétrer dans son âme. Il l’aimait avec une tendresse qu’elle avait devinée depuis longtemps. Louis Breuil n’était point habile à se répandre en paroles ; mais elle sentait, elle, que son amour avait des racines profondes. Ce qu’il éprouvait pour elle était une sorte d’adoration confiante. Quoi qu’elle fît, il trouverait qu’elle avait raison, elle en était sûre. Que pouvait-elle désirer de plus ?

Elle avait dix-neuf ans ; l’homme qu’elle aimait venait de demander sa main ; elle ne prévoyait pas d’obstacles ; rien entre elle et le bonheur...

Elle regarda le ciel pur, où les étoiles apparaissaient déjà comme des perles d’or, et, pressant ses deux mains sur son cœur, qui battait vite :

– Heureuse ! se dit-elle pendant que deux larmes délicieuses tremblaient au bord de ses cils.

Le gravier de l’avenue cria sous un pas agile et ferme ; elle se retourna, et, à la faible lueur qui flottait dans l’espace, elle reconnut Marc Dangier. Les mains de la jeune fille retombèrent à son côté, et elle éprouva la singulière sensation d’un être qui vient de rêver qu’il rêvait et qui ne sait trop, à demi éveillé, si c’est le rêve qui est la réalité.

– Marine, dit Marc, vous êtes seule ?

– Oui, répondit-elle, encore mal en possession d’elle-même.

– M. Breuil est parti ?

– Oui, fit-elle encore.

La voix du jeune homme ne tremblait pas, mais il garda le silence un instant. Le silence, chez lui, était le grand remède aux émotions violentes.

– Marine, reprit Marc, il faut que je vous parle sincèrement, aujourd’hui même. Nous sommes seuls, pour un moment... et d’ailleurs je ne puis remettre.

Elle le regarda avec une supplication muette dans les yeux ; mais il détournait son visage et ne la vit pas. D’ailleurs, il l’eût vue qu’il eût parlé néanmoins, il ne reculait jamais devant ce qu’il considérait comme une nécessité.

– Voilà bien des années que je vous connais, dit-il ; on prétend que ces longues amitiés ne laissent point de place aux illusions... Je ne sais pas si vous avez des illusions sur mon compte, Marine ; moi, je n’en ai point sur le vôtre.

Sa voix franche et toujours de bonne humeur n’avait point de solennité inaccoutumée, pas plus que ses paroles, et pourtant Marine savait bien ce qu’il allait lui dire.

– Je vous connais : ferme, droite et fière, voilà ce que vous êtes, Marine. Vous regardez le devoir en face, et vous faites votre devoir. Il y a des gens que cela ennuie ; ceux-là ne vous aiment pas assez, ou plutôt ne sont pas dignes de vous aimer...

– De qui parlez-vous ? demanda la jeune fille en relevant la tête.

– De personne en particulier, répondit Marc, avec franchise. Vous savez que lorsque j’attaque, c’est toujours en face. Je dis simplement que, telle que vous êtes, vous courez le risque de n’être pas appréciée à votre juste valeur par tout le monde. Est-ce vrai ?

– C’est possible, répondit-elle en détournant son regard.

– Moi, Marine, je vous connais ; je sais ce que vous serez lorsque vous aurez quelques années de plus. Je sais quelle épouse et quelle mère vous vous montrerez. Parlons de moi maintenant. Je crois avoir une âme loyale ; vos parents m’aiment et m’estiment ; je ne suis pas riche, mais je travaillerai avec courage pour vous donner l’aisance et peut-être un peu de luxe...

– N’achevez pas ! dit-elle en étendant la main vers lui.

– Pourquoi ? fit-il sans oser prendre cette main, dont le geste était à la fois un ordre et une prière.

– Parce qu’il ne faut pas me parler de votre fortune...

– De ma pauvreté, voulez-vous dire ?

– Ni de l’une ni de l’autre. Il ne faut pas me parler de cela du tout.