Madame de Dreux - Henry Gréville - E-Book

Madame de Dreux E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Elle aimait Guy de tout son coeur, mais peut-être plus encore de tous ses yeux. C'est à trente ans que les femmes aiment avec leur âme ; à dix-huit, elles sont le plus souvent surprises par un amour dont les apparences seules sont éthérées. C'est ce qui donne la clef de nombre de séductions sans cela inexplicables : elles ne choisissent pas, elles subissent. Celles qui ont l'âme haute et l'esprit cultivé n'hésitent pas ; leur amour est leur devoir, et leur devise celle du lierre : « Je meurs où je m'attache. » Blanche fut ainsi. La main de Guy, en touchant la sienne dans une contredanse, avait fait courir dans ses veines un frisson délicieux. Cet homme devait être son mari.

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Seitenzahl: 268

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Madame de Dreux

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVPage de copyright

Henry Gréville

Madame de Dreux

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

– C’est ainsi, messieurs, par la concentration de nos efforts, que nous concourrons tous au bonheur et à la prospérité de notre glorieuse France !

Un joli bruit d’applaudissements de bonne compagnie, qui ressemblait au son d’une pluie d’orage sur les feuilles, se fit entendre de toutes parts, accompagné de bravos discrets ; plus lentes à comprendre, les grosses mains des horticulteurs du cru battirent à leur tour, au moment où les mains gantées cessaient de manifester leur approbation ; les gens comme il faut, ne voulant pas se montrer moins chaleureux, reprirent de plus belle, et le tout se termina par un tutti bien nourri. L’orateur faillit s’incliner, comme on doit le faire au théâtre ; mais le sentiment de la situation le sauva de ce léger ridicule, et prenant d’une main assurée la liste des récompenses, il la lut de sa voix riche et sonore.

– Mes compliments, ma chère, votre mari parle fort bien, aussi bien qu’il cause. Il a en lui l’étoffe d’un orateur, je vous affirme ! C’est une improvisation ?

Madame de Dreux se troubla légèrement ; une rougeur fugitive passa sur ses joues délicates, et elle répondit avec un peu d’hésitation à la vieille dame qui lui parlait :

– Je ne sais... je suppose...

– Oh ! c’est une improvisation, cela se voit tout de suite ! Un discours appris par cœur n’aurait pas cette aimable rondeur, ce ton à la fois digne et enjoué... M. de Dreux est un privilégié du destin !

– Ce n’est pas moi qui contredirai à cette assertion, fit un grand jeune homme un peu chauve, heureux époux, heureux père, heureux président de la Société d’horticulture de Rémecy-sur-Luise...

Madame de Dreux sourit, et la gaieté reparut sur son visage.

– Toujours moqueur, dit-elle ; mais vos railleries ne m’atteignent pas, monsieur.

– Elles ne font ainsi que se conformer à mes intentions, madame ; je serais désolé, croyez-le...

– D’être obligé de vous taire ! conclut la jeune femme en lui coupant la parole.

Ils riaient tous trois ; un « chut ! » indigné se fit entendre, et un habitant de Rémecy-sur-Luise, qui, debout sur une chaise, se faisait un cornet de sa main pour mieux entendre les noms proclamés là-bas, à l’autre bout de la tente, se retourna vers les rieurs, d’un air courroucé. Sa bonne grosse figure rougeaude changea d’expression lorsqu’il aperçut le fier visage de madame de Dreux ; il s’empressa de descendre et balbutia :

– Oh ! madame, si j’avais pu penser que c’était madame...

La jeune femme lui sourit avec un petit signe de tête, et le brave boulanger, remis de sa frayeur de perdre une si bonne clientèle, rétablit sa main en cornet le long de sa grande oreille, mais avec un geste respectueux pour son noble voisinage ; bientôt il s’écarta discrètement, sentant que sa place n’était pas au milieu de gens si distingués.

– Vous êtes la reine du pays, dit le grand jeune homme chauve.

– La reine de mes fournisseurs plutôt, répliqua madame de Dreux. Mais je vous en supplie, monsieur, laissez-moi entendre les noms des lauréats...

– Vous les connaissez ! N’êtes-vous pas dans le secret des dieux ?

– Moi ? pas le moins du monde !

– Votre mari ne vous consulte pas sur ses résolutions ? Ce n’est pas vous qui, virtuellement, présidez aux réunions de la Société d’horticulture, de la Société de tempérance, de la Société pour l’élève des colimaçons, et en général de toutes les sociétés dont monsieur votre époux est plus ou moins le président ?

Madame de Dreux fit un petit signe négatif, assez hautain, mais poli, cependant. Il avait fallu dix générations de femmes et d’hommes les mieux élevés du monde pour donner cet air-là à cette jeune provinciale. Meillan s’inclina mi-respectueux, mi-railleur, comme d’habitude.

– C’est grand dommage, madame, reprit-il, et si j’avais le bonheur...

Un léger mouvement de la jeune femme avertit Meillan de ne pas aller plus loin ; il continua cependant, sans se troubler :

– ... d’avoir à portée de la voix un conseiller si sage, je ne me ferais pas faute de le consulter...

Blanche de Dreux détourna la tête ; au même moment, la vieille comtesse Praxis, sa voisine, lui dit en indiquant un groupe de son lorgnon :

– Mais voyez donc, ma chère enfant ! ils font une ovation à votre mari !

En effet, le jeune président de la Société d’horticulture avait quitté la tribune et s’avançait, escorté du bataillon des heureux élus. Il marchait lentement, se penchant sur les fleurs et les fruits artistement groupés, adressant à qui de droit de flatteuses paroles.

– N’a-t-il pas l’air d’un ministre qui distribue des croix ? dit Meillan, non plus à la jeune femme, mais à la comtesse Praxis, qui n’avait nulle raison de lui imposer silence. Il s’essaie à son futur métier... Encore un peu gauche, trop souriant, pas assez roide... Il ignore encore le moyen de chatouiller l’amour-propre de l’électeur sans blesser celui du beau-père et du gendre de ce même électeur, électeurs non moins que lui ; mais cela viendra, et il sera député, n’est-ce pas, comtesse ? Et puis voyez avec quelle grâce parfaite il respire le parfum du melon primé... Ah ! mon Dieu ! voilà ce que je redoutais. Malimbré le lui offre, le melon primé... Brave cœur, Malimbré, mais pas assez de goût. C’était indiqué, d’ailleurs ; j’espérais toutefois que la Providence nous épargnerait cette épreuve... Malimbré ne peut pas garder éternellement son melon dans ses bras, il pèse au moins vingt livres... Que veut-il en faire ? Oh ciel ! il le dépose dans les mains de mon ami de Dreux !...

La comtesse riait à gorge déployée, sans pouvoir se retenir.

– Mais taisez-vous donc ! disait-elle au milieu de ses éclats de rire ; vous n’avez pas le moindre sentiment...

– De quoi n’ai-je pas le moindre sentiment, chère comtesse ? N’ai-je pas, au contraire, le sentiment de l’amitié porté au plus haut degré ? Dieu soit loué ! Nous pouvons respirer, et de Dreux aussi. Un fidèle serviteur, votre valet de pied, si je ne me trompe, madame, vient de s’emparer de l’objet... Malimbré voudrait le faire figurer dans la procession triomphale du président de la Société d’horticulture... de Dreux refuse, Malimbré insiste... c’est mon ami qui l’emporte, c’est-à-dire c’est le domestique qui emporte le melon... soyez sans crainte, madame, vous le retrouverez dans votre voiture !

– Meillan ! dit la comtesse en s’essuyant les yeux, car elle pleurait à force de rire, je vous défends de dire un mot de plus.

– Et pourquoi, chère comtesse ? Le rire n’est-il pas le propre de l’homme, comme l’a dit le grand Tourangeau ? Voyez plutôt mon ami de Dreux continuer sa promenade officielle... c’en est fait, Malimbré donne le branle à l’élan généreux de la population rémeçoise, et voici les corbeilles de fruits qui se précipitent aux pieds de votre époux, madame ! C’est une débandade générale ; les abricots éperdus, les pêches affolées, les poires qui ne connaissent plus de mesure...

– Monsieur, pourquoi vous moquez-vous toujours de mon mari ? dit doucement Blanche de Dreux en appuyant le bout de son ombrelle sur le sable, de façon à y faire un petit trou assez profond. Est-ce pour me faire plaisir ?

Meillan regarda les yeux bleus qui cherchaient les siens : ce n’étaient pas des yeux bleus, à vrai dire, mais des yeux d’un gris doux, teinté de violet, aux nuances changeantes... En ce moment ils étaient couleur d’acier, froids et calmes comme un engin de guerre ; le jeune homme baissa les siens.

– Si ce n’est pas pour me faire plaisir, pourquoi cherchez-vous à rendre votre ami ridicule ?

– C’est une des particularités de ma nature, madame, répondit Meillan, qui avait repris son sang-froid. Vous avez les yeux gris de fer, et moi, j’ai besoin de railler mon prochain...

– Je vous le demande, monsieur, ne raillez pas mon mari en ma présence ; cela me fait souffrir dans ma dignité... et dans mes affections.

Elle avait parlé bas, sans colère, sans affectation de hauteur, et Meillan sentit pourtant que jamais cette femme-là ne pourrait avoir d’amour pour lui. Elle avait tracé sur le sable, du bout de son ombrelle, une petite ligne imperceptible, et cette ligne, qui les séparait, était l’ombre d’une autre, aussi ténue, mais infranchissable, qu’elle venait de tendre entre eux.

Il s’inclina un peu, le lieu ne permettant aucune expansion ; mais ce salut mondain le mettait en réalité aux pieds de Blanche.

– Je serais inconsolable de vous causer le moindre désagrément, dit-il avec un accent de repentir réel sous ces paroles banales.

Elle fit un de ces petits signes de tête qui étaient un langage à elle, cette fois avec un léger sourire du coin des lèvres, exprimant l’approbation. Meillan regarda en lui-même, pendant que Blanche s’adressait à sa voisine, et il vit son amour naissant pour la jeune femme, tombé de son cerveau, se débattre et se noyer dans son cœur... Il lui imprima une vigoureuse secousse pour l’achever, et reporta ses yeux sur madame de Dreux, qui lui sembla soudain séparée de lui par un million d’atmosphères terrestres.

– Que j’étais sot de me figurer qu’on pouvait se faire aimer de cette femme-là ! se dit-il. Est-ce qu’on essaie de mordre à même le marbre ? Mon pauvre Meillan, tu as un sujet de moquerie en toi-même qui devrait te suffire, sans aller taquiner autrui... Et quand je l’aurais amenée à m’aimer, la belle affaire ! Qu’y aurais-je gagné ? Puisque c’est à de Dreux qu’elle est échue, qu’il la garde... Si seulement il se doutait de ce qu’elle vaut !... S’il l’avait entendue me parler tout à l’heure... Bah ! il n’y aurait rien compris et ne lui en aurait su aucun gré... Ne remplit-elle pas ainsi son devoir ?

Avec un léger haussement d’épaules, qui, cette fois, ne s’adressait pas à lui-même, il mit fin à ses réflexions intérieures, et présentant son coude à la jeune femme, lui dit d’un ton léger :

– Voulez-vous faire un tour dans l’Exposition ?

Elle accepta silencieusement, et ils se mirent à marcher lentement dans ce lieu de délices passagères, que l’on appelle une exposition florale.

La vaste tente bien aménagée protégeait les plantes de serre chaude, qui redoutent la fraîcheur de la nuit, aussi bien que les gloxinias veloutés, qui craignent la chaleur du jour ; les sentiers, dessinés au milieu des pelouses fleuries bordées de lycopodes ou de fougères, étaient tracés en sable fin ; les rideaux relevés de la tente offraient aux regards un admirable massif de rosiers, la gloire et l’orgueil de la culture rémeçoise. Un soleil ardent faisait briller les roses comme autant de pierres précieuses : au centre, les espèces d’un rouge vif semblaient des rubis, les pâles malmaisons à peine carnées, les gloires de Dijon ambrées, leur faisaient un cadre embaumé, pendant que les roses s’étalaient en bordure autour de ce gigantesque bouquet... L’exposition de Rémecy-sur-Luise était fort belle en vérité, mais partout cette fête des yeux qui dure un jour est un plaisir choisi, apprécié à sa valeur par les plus délicats seulement.

Blanche tournait autour du parterre, le bout des doigts appuyé sur le bras de Meillan ; elle avait ouvert son ombrelle de soie blanche doublée de rose, qui jetait des reflets charmants sur son visage un peu pâle, et elle songeait vaguement, en se faisant bercer par le plaisir de la vie et les parfums des fleurs, comme par une mélodie indistincte : mais la mélodie était triste.

– Voulez-vous une vérité vraie ? lui dit tout à coup Meillan en s’arrêtant brusquement. C’est au bras de votre mari que vous devriez être, et non au mien.

Une rougeur rapide traversa le visage de la jeune femme et s’arrêta au bord de ses petites oreilles.

– Vous avez raison, dit-elle, ramenez-moi sous la tente.

Il obéit, se demandant pourquoi il avait parlé, mais, malgré tout, content de l’avoir fait, et sentant qu’il venait de faire un grand pas dans l’esprit de cette femme honnête et simple.

– À quoi bon, grand nigaud, se dit-il, puisque tu ne veux plus qu’elle t’aime ?

Une vision déplaisante passa dans l’esprit de Meillan. Il revit, dans son souvenir, de vieilles ruptures oubliées ; une femme maussade qui n’a même pas envie de pleurer, un homme ennuyé qui ne sait que dire ; il se rappela ces sentiments piteux et inavouables, qui se traduisent par une exclamation de bien-être, quand on s’est séparé définitivement sur une poignée de main qui manque de la plus banale sincérité... et il repoussa violemment cette idée, à laquelle s’était associée pendant la durée d’un éclair la pensée de la femme exquise qu’il avait à son bras.

– Cela finit toujours de même ! lui suggéra son expérience de viveur, et il eut presque envie d’embrasser Blanche, afin de conjurer pour elle un si vilain sort, comme les mères embrassent leur bébé quand on leur raconte le mal d’un autre enfant.

Soudain, il leva les yeux, assujettit son lorgnon, et réprimant un imperceptible mouvement d’humeur, il fit un demi-tour pour passer dans une allée moins fréquentée.

– Eh bien, mon mari ? demanda madame de Dreux en résistant un peu.

– Il est là-bas, en effet ; pour le moment, il fait les honneurs de l’Exposition à une belle dame, venue de Paris pour la circonstance, à ce que je crois...

Blanche allongea son joli cou dans la direction indiquée, et vit au bras de son mari une personne bien mise, âgée d’environ trente-cinq ans, un peu trop grande, qui avait l’air à son aise et souriait en montrant de belles dents un peu trop longues.

– Je ne la connais pas, dit la jeune femme. J’espère que ces cérémonies vont finir, car j’ai grand mal à la tête, et je pense avec délices au petit salon, là-bas, au château, où les stores sont baissés, où il fait frais... oh ! le petit salon vert !

– Voulez-vous que je demande votre voiture ? dit Meillan.

– Je ne crois pas qu’elle soit encore arrivée ; j’avais dit qu’on retournât chercher mon fils, et puis je ne sais si mon mari veut déjà s’en aller...

– Chère madame, dit brusquement le jeune homme, écoutez le conseil désintéressé d’un ami véritable : habituez-vous à rentrer chez vous sans attendre la fantaisie de votre mari ; sinon je vous retrouverai un beau jour, dans le monde, vers quatre heures du matin, accablée de fatigue et vous ennuyant très fort auprès d’une porte, pendant que mon aimable et charmant ami s’attardera au fumoir ou au buffet ! C’est une habitude à lui faire prendre, voyez-vous ; il ne s’en apercevra seulement pas, si vous savez l’y accoutumer sans attirer son attention.

Blanche ne répondit pas : l’air triste qui se chantait en elle répondait bien au sens de ces paroles, et elle y trouvait de l’amertume. Était-ce vrai ? Fallait-il déshabituer son mari de la soumission aveugle et muette qu’elle lui avait offerte dès l’abord ? S’en était-il aperçu seulement, de ce dévouement absolu à ses volontés, à ses caprices même, dévouement qui n’avait rien coûté à la jeune femme, car il faisait partie de son amour...

– Veuillez voir si ma voiture est là, dit-elle tout à coup, en dégageant son bras.

Meillan, sans répondre, se dirigea vers la grille du jardin.

La grande calèche aux panneaux armoriés stationnait au premier rang, occupée par une nourrice fastueuse, à la cornette tuyautée de fine valenciennes, ornée de rubans énormes, aux couleurs de la famille, – pareils aux bouffettes des chevaux. Sur les genoux de la nourrice, un paquet de broderies blanches, étalé bien à son aise, renfermait l’héritier de la maison de Dreux, endormi pour le moment à l’ombre des grands ormes qui bordaient la route.

Le jeune homme fit un signe, et pendant que la calèche avançait jusqu’à la porte de sortie, il retourna chercher Blanche, qui causait avec sa voisine, madame Praxis.

– Permettez-vous que je vous conduise ? dit-il d’un air indifférent.

Sans répondre, Blanche prit le bras qu’il lui offrait, fit un signe d’adieu à sa vieille amie, et se laissa diriger vers la grille.

– Beaucoup de monde à dîner ? dit Meillan.

– Oui. Venez-vous ?

– Si vous daignez m’inviter.

– Je croyais que mon mari vous avait invité ?

– Oui, mais j’attendais un mot de vous...

– Vous voilà devenu bien cérémonieux, dit Blanche avec un peu d’aigreur.

Elle était irritée contre tout ce qui l’entourait, et contre elle-même.

– Veuillez, madame, n’attribuer cette hésitation qu’à la grande crainte que j’ai de vous déplaire.

– Vous n’étiez pas si prudent il n’y a qu’une heure, riposta Blanche.

– C’est qu’il y a une heure, j’avais peut-être moins besoin de votre estime et de la mienne propre, madame, répondit Meillan en regardant devant lui. Supposez que l’allée qui tourne autour des rosiers, là-bas, ait été mon chemin de Damas, et veuillez oublier les folies que j’ai pu vous conter jadis, pour ne plus voir en moi que le plus dévoué de vos serviteurs.

Il termina cette singulière harangue au moment où Blanche mettait son soulier mignon sur le marchepied de la calèche et s’inclina d’un air sage. Le valet de pied s’élança près du cocher, les grands chevaux enrubannés piaffèrent, la foule s’écarta, les têtes se découvrirent, madame de Dreux salua de droite et de gauche comme une reine au milieu de ses sujets, et d’un train rapide l’équipage se dirigea vers le château situé à moins de trois kilomètres, sur le bord de la Luise.

Au moment où Meillan retournait vers la tente, il rencontra son ami de Dreux, seul cette fois, si l’on peut dire d’un homme qu’il est seul, quand vingt personnes s’approchent pour lui parler. La belle dame qu’il promenait tout à l’heure avait disparu dans la foule des visiteurs, qu’un train venu de Paris amenait tous les ans à cette petite fête.

– Ma femme ? dit Guy de Dreux à Meillan.

– La voilà qui s’en va, mon cher, répondit celui-ci d’un air naïf et satisfait.

– Comment ? Seule ? À pied ?

– Non pas, dans sa voiture, sa bonne voiture, et pas seule ; escortée de M. son fils, lequel est dans les bras de sa superbe nourrice.

– Dans la calèche ? Eh bien, et moi ?

– Toi ? C’est vrai ! Il y a toi ! Eh bien, mon ami, tu retourneras à pied.

– À pied, un jour comme celui-ci ! fit Guy, de mauvaise humeur. Qu’est-ce qui a pu prendre à Blanche, ordinairement si prévenante ? Elle aurait dû penser à m’avertir, à me demander...

– La permission ? Justement, mon bon, elle en a eu l’idée ; mais tu promenais en ce moment une si belle dame, que...

Guy ne réprima point un mouvement d’humeur bien caractérisé.

– Elle avait bien besoin de venir ici, murmura-t-il ; je ne sais quel diable l’a poussée...

– Ta femme ?

– Eh non, l’autre... Meillan, je crois que tu te moques de moi !

– Mais certainement, mon ami ! Je te donne ainsi la meilleure preuve de mon affection, car je te prie de croire que je ne me moque pas de tout le monde !

De Dreux médita un instant, puis reprit mélancoliquement :

– Cela va m’éreinter de retourner à pied dans cette poussière, et puis je serai ridicule. À propos, le melon était-il dans la voiture ?

– Je ne crois pas, mon ami, je ne l’ai pas vu...

– Et ces animaux d’horticulteurs primés que j’ai invités à dîner, qu’est-ce que le melon peut bien être devenu ?... S’il ne paraît pas sur la table...

– Malimbré ne te le pardonnera jamais, et quand tu poseras ta candidature, tu n’auras pas sa voix.

– Quelle candidature ? fit Guy d’un air abasourdi.

– N’importe laquelle, mettons député, si tu veux.

– Quelles sornettes ! répliqua de Dreux. Député ! Vraiment, j’y pense bien ! Mais ces bourgeois de province absurdes... si leurs fruits ne sont pas loués et exaltés tout le temps du dîner, nous serons brouillés avec le bourg entier !

– Enfin, reprit Meillan, je t’offre mon modeste équipage, mon tilbury de célibataire, ta femme ayant bien voulu m’inviter à dîner aux côtés de Malimbré ; et comme je ne connais pas de bornes à ma générosité, je voiturerai le melon aussi, et tout le monde sera content.

M. de Dreux allait répondre quelque chose de peu flatteur pour son ami, lorsque son visage s’éclaircit tout à coup : au bout de la longue avenue, il voyait surgir une calèche lancée au grand trot, dont son œil de propriétaire ne pouvait méconnaître l’attelage.

– Cette bonne Blanche, dit-il avec l’accent d’une véritable reconnaissance, elle a pensé à me renvoyer la calèche !

– Eh ! va donc ! pensa Meillan, mauvais cheval qu’il faut fouetter pour le faire sauter ! Saute, mon ami, saute, le mariage est une course d’obstacles, et je ne serai peut-être pas toujours là pour te cingler les jarrets au bon moment.

II

Le dîner fut splendide : les calmes splendeurs d’un repas commandé chez Chevet, auquel le chef du château avait dédaigné d’ajouter l’appoint de son savoir-faire. Ce personnage n’aimait à travailler que pour des bouches capables de le comprendre ; quant aux héros du jour, Malimbré et ses pareils, il trouvait « le dîner de chez Chevet bien assez bon pour eux ».

Madame de Dreux présidait sans enthousiasme, mais sans trop d’ennui. Ce que disaient ces braves gens sortis de leur milieu, fiers de se voir assis à cette table seigneuriale, était parfois assez drôle ; ils voulaient avoir de l’esprit, et ce n’était pas cela qui était amusant, mais bien le naturel soigneusement comprimé, qui reprenait le dessus, malgré leurs efforts, et sans qu’ils s’en doutassent.

D’ailleurs, tous les horticulteurs récompensés n’étaient pas des Malimbré ; parmi eux se trouvaient deux propriétaires des environs qui avaient voué à la culture des rosiers la fin d’une existence laborieuse : l’un, professeur retraité d’un grand lycée de Paris ; l’autre, capitaine du génie, contraint par la goutte, qu’il qualifiait opiniâtrement de rhumatisme, de renoncer à toute autre activité que celle de l’horticulture sédentaire, pour lequel ses rosiers sont un monde plein d’intérêt.

Ces deux hommes intelligents, ou qui du moins l’avaient été, adoraient tous deux la jeune châtelaine, et nourrissaient l’un contre l’autre une certaine jalousie, qui se manifestait par un assaut de prévenances innocentes et de madrigaux surannés. Depuis longtemps, Blanche avait interdit à Meillan les plaisanteries sur ces honnêtes visiteurs, qu’il se bornait à nommer « les chiens de faïence », à cause de leurs maisons, situées vis-à-vis l’une de l’autre dans l’étroite vallée de la Luise qui les séparait.

Quand on a vingt-deux ans, on préside sans fatigue même un dîner officiel ; d’ordinaire, Blanche s’amusait à ces sortes de cérémonies ; mais ce soir-là, elle se sentait un peu triste, par moments, sans savoir pourquoi. Les femmes de ces messieurs avaient été soigneusement exclues de l’invitation, et la comtesse Praxis, qui connaissait de fondation tous les habitants de Rémecy et de cinq lieues aux environs, était seule venue partager avec la jeune femme ce qu’elle appelait une corvée.

Meillan avait de l’esprit, Guy de Dreux était aimable, la comtesse, dévouée jusqu’au bout, trouvait un mot gracieux pour chacun ; la table magnifiquement servie pliait sous le cristal à facettes, sous l’argenterie armoriée, sous les corbeilles de fleurs envoyées par les exposants... Que fallait-il de plus pour contenter les yeux, l’amour-propre et l’esprit de Blanche ? Elle n’eût pu le dire, et cependant elle se leva de table avec une véritable satisfaction.

Laissant à madame Praxis le soin de faire les honneurs du grand salon, elle se dirigea vers le petit asile frais et parfumé où elle passait une partie de ses journées ; deux bougies brûlaient sur la cheminée, rien n’y était préparé pour recevoir des hôtes nombreux : elle poussa un soupir, peine ou soulagement ? Elle n’eût pu le dire elle-même, et se laissa tomber dans un grand fauteuil.

À peine assise, elle se releva, sonna et attendit debout qu’on répondît à son appel.

– Apportez-moi des nouvelles de mon fils, dit-elle à la femme de chambre qui se présenta.

La réponse ne se fit pas attendre. « Monsieur » allait très bien, et s’était endormi tranquillement.

Elle congédia la messagère et alla s’asseoir près de la fenêtre, dont le store baissé tamisait la fraîcheur du soir.

– Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle en se prenant la tête dans les mains, avec la douloureuse expression d’une âme qui sent son mal et ne peut le définir. Suis-je malade ? Suis-je folle ? Pourquoi cette tristesse ?

Elle arrêta vivement au bord de ses yeux deux larmes qui voulaient couler, et résolument, en femme courageuse, elle plongea tout au fond d’elle-même, pour chercher la cause de son ennui ; elle reprit son existence dans ses plus lointains souvenirs.

Orpheline au berceau, elle avait été élevée dans un pensionnat excellent, où sa fortune et son nom lui assuraient toute espèce d’égards, et où son caractère affectueux et enjoué lui avait attiré de nombreuses amitiés. Au terme de son éducation, elle était entrée dans la maison de M. de Grosmont, son tuteur.

Celui-ci avait pour épouse un être qu’on eût dit spécialement créé par la Providence pour le rôle ingrat et difficile d’une femme de tuteur. Douce et inoffensive, elle était aussi bien capable de se déshabiller et de passer sans regrets sa soirée au coin du feu, lors d’un empêchement inattendu, que de rester au bal jusqu’à cinq heures du matin. Elle ne s’amusait prodigieusement nulle part, mais on ne l’avait jamais entendue se plaindre de l’ennui. C’était un chaperon modèle, d’excellentes manières, d’une éducation distinguée et d’un caractère accommodant. Près d’elle, si Blanche ne trouva pas à dépenser le trésor d’affection qui s’amassait au fond de son âme, elle ne ressentit jamais un moment de chagrin.

Deux ans de cette heureuse existence, de fêtes mondaines, de vie d’intérieur paisible, au milieu de gens bien élevés, dans la pensée d’un mariage prochain avec un homme de son monde, qui lui apporterait, en échange de sa dot et de sa beauté, la considération d’un beau nom, d’une personnalité brillante... Tout cela était très naturel, et rien ne pouvait arriver en dehors de ces conditions.

Deux ans s’étaient donc écoulés dans cette calme attente de l’avenir heureux... Puis soudain, – et en y resongeant, Blanche se sentit rougir comme à cette heure décisive, – dans une avant-soirée chez une vieille femme tranquille qui ne recevait guère passé onze heures, elle fit la rencontre de Guy de Dreux...

Rien ne désignait Guy de Dreux comme un prétendant pour Blanche. Il n’était ni assez riche, ni assez en vue, ni assez posé ; les amis de la jeune fille rêvaient pour elle quelque chose comme un prince du sang, ou tout au moins un premier ministre, ou un ambassadeur dans quelque cour brillante ; mais jamais ils n’auraient supposé qu’elle pourrait épouser un homme sans position, sans fortune... Qu’étaient les quinze ou vingt mille francs de rente de Guy, auprès des deux cent mille de Blanche ?

Et cependant le premier regard de la jeune héritière, en tombant sur M. de Dreux, détermina en elle une commotion subite et violente.

– C’est lui que j’aimerai, se dit-elle, et je ne puis épouser un autre homme que celui qui m’a fait une telle impression.

Elle rentra chez elle éperdue, prise de vertige, et sentant qu’elle ne s’appartenait plus.

Guy ne se doutait pas de l’effet qu’il avait produit : il se contentait, comme à son ordinaire, d’être très beau. Ceci se passait à une époque où la beauté des hommes était encore un point important de leur personnalité. Aujourd’hui, on attache peut-être moins d’importance à ce genre de perfection, ou du moins on feint de le négliger ; mais alors un bel homme était plus recherché qu’un homme laid, celui-ci lui fût-il supérieur ; c’était un reste des mœurs d’autrefois, dont notre siècle égalitaire a grand-peine à se débarrasser.

Guy de Dreux était d’une beauté rare, à la fois fine et forte ; ses traits, presque classiques dans leur régularité, méritaient d’être reproduits en marbre, comme la personnification de cette race française qui donne rarement un spécimen complet, mais qui alors produit un être admirable. Il n’était pas trop fier de cette supériorité, car les hommes feignaient de ne pas la remarquer, et les femmes n’osaient en parler qu’entre elles ; il n’avait pas été très gâté. Il n’avait encore que vingt-huit ans et ne vivait que pour lui : l’ambition vient plus tard, avec la connaissance des moyens qui peuvent la favoriser. Guy, sans ambition, se contentait d’être le plus heureux possible. D’ailleurs, il possédait un autre don, celui de la parole. C’était un charmant causeur, toujours au courant des choses du jour, et qui savait donner à une anecdote tout le relief dont elle était susceptible. Les douairières l’adoraient, mais jusqu’alors il n’avait obtenu aucun de ces succès de scandale qui posent un homme dans le monde et lui suscitent des ennemis, – des ennemis, ce vrai complément de gloire !

Guy fut compris dans une liste d’invitations chez M. de Grosmont, et Blanche put l’observer à son aise, sans pour cela manifester ses intentions. Cet examen n’amena pour elle aucune désillusion. La conversation du jeune homme la tint sous le charme pendant assez longtemps pour que les yeux de madame de Grosmont exprimassent de loin un léger reproche. Mais, à ce moment même, la jeune fille avait décidé de son sort. Cet être lui paraissait désormais le résumé de toutes les perfections, et le reste du monde n’existait plus pour elle.

Elle aimait Guy de tout son cœur, mais peut-être plus encore de tous ses yeux. C’est à trente ans que les femmes aiment avec leur âme ; à dix-huit, elles sont le plus souvent surprises par un amour dont les apparences seules sont éthérées. C’est ce qui donne la clef de nombre de séductions sans cela inexplicables : elles ne choisissent pas, elles subissent. Celles qui ont l’âme haute et l’esprit cultivé n’hésitent pas ; leur amour est leur devoir, et leur devise celle du lierre : « Je meurs où je m’attache. » Blanche fut ainsi. La main de Guy, en touchant la sienne dans une contredanse, avait fait courir dans ses veines un frisson délicieux. Cet homme devait être son mari.

Guy n’était pas fat ; mais un garçon de vingt-huit ans n’est pas longtemps sans s’apercevoir qu’il plaît à une jolie fille. Blanche fut cependant très habile dans son innocence ; grâce à la coquetterie native des femmes même les plus honnêtes, elle sut rendre le brave garçon amoureux fou, et lui persuader que c’était sans espoir. Quand il fut bien désespéré, et que, suivant la mode du temps, il eut fait allusion à un départ prochain pour l’Algérie, en qualité d’engagé volontaire, elle s’adressa tout simplement à son tuteur.

– M. de Dreux m’aime, lui dit-elle, et je l’aime ; je serai heureuse de vous voir donner votre adhésion à ce mariage.

M. de Grosmont tomba des nues. Il n’avait seulement pas remarqué ce garçon insignifiant, qui n’appartenait à aucun ministère, qui n’avait pas d’écurie, qui n’avait point d’alliances... Blanche avait-elle perdu l’esprit, pour s’attacher à ce jeune homme sans mérite ?

– Il a du mérite, répondit la jeune fille, et d’ailleurs, ceci ne regarde que moi. Je voudrais seulement savoir, mon cher tuteur, si, comme je l’espère, c’est un homme d’une honorabilité reconnue et à toute épreuve ; une tache sur lui serait le seul obstacle à l’exécution de mes projets.

Personne ne pouvait rien dire sur le compte de Guy ; le tuteur fut forcé de le reconnaître avec un profond regret. Quelques jours après, M. de Dreux demanda la main de mademoiselle de Saulx ; elle lui fut accordée avec un grand soupir par M. de Grosmont, qui remplissait ainsi son devoir jusqu’au bout.

Quand le bruit de ce mariage se fut répandu dans le monde, ce fut, chez la jeune fiancée, un afflux de visites à en perdre la tête.

– Eh quoi ! mon enfant, vous n’avez pas su trouver mieux ? lui disaient les mères prudentes et bien avisées qui mettaient un bon portefeuille au-dessus de tous les Antinoüs de l’univers.

La comtesse Praxis, qui avait été belle, et qui aimait les belles choses en tout genre, fut seule à défendre le choix de Blanche.

– Eh quoi ! dit-elle un jour à deux ou trois des plus acharnées, qui profitaient de l’absence de Blanche pour la déchirer à belles dents, on dirait qu’elle vous prend quelque chose !

L’apparition d’un tel défenseur fit taire pour un moment les méchantes langues, qui d’ailleurs s’en dédommageaient sous le manteau. Blanche marcha à l’autel environnée d’une pompe royale, avec l’orgueil d’une fiancée qui apporte des trésors à son amant, et avec l’humilité d’une femme qui a peur de n’être pas digne de l’amour de celui qu’elle met au-dessus de tout.

Les premiers temps de son mariage furent comme un rêve pour la jeune femme. Elle craignait de s’éveiller et de retomber dans une triste réalité, où Guy n’aurait pas été son mari. Guy était le premier et le dernier mot de cette âme naïve ; elle le para de toutes les perfections qu’elle voulait lui voir, elle le fit, pour elle, supérieur à tout le reste du genre humain, et comme elle ne parlait à personne de ce qui se passait en elle-même, elle ne rencontra point de détracteurs de sa chère idole.

M. de Dreux, encore tout ébloui de ce changement dans sa vie, non seulement se laissa docilement aimer, mais encore, comme c’était un très bon garçon, plein de reconnaissance pour la fée qui lui prodiguait tous ces biens, il fut aimable, attentif, tendre, d’autant mieux qu’il se sentait véritablement épris, et leur lune de miel déjoua toutes les sinistres prévisions des prophètes de malheur, qui auraient bien voulu voir la discorde régner au sein du jeune ménage.