Marier sa fille - Henry Gréville - E-Book

Marier sa fille E-Book

Henry Gréville

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Beschreibung

Henry Greville décrit dans ce livre comment Marier sa fille peut être une véritable aventure, il ne suffirait pas seulement d'avoir une jolie fille pour prétendre la faire épouser, mais d'autres exigences s'imposent aussi.C'est dans cette fiévreuse aventure que va se lancer impérativement madame Slavsky, étant elle-même une chevronnée aventureuse. Chaque fois que Katia trouve un prétendant, les fiançailles finissent toujours par un échec. C'est inquiétant, alarmant, à la limite tapageur tant Katia est jolie fille, peut-être naïve mais de bonne allure. Face à cet embarras, Ratier, un jeune Italien riche mais qui se fait passer pour un pauvre, perce le mystère. En effet, la cause de ces nombreux échecs n'est autre que la mère elle-même, une femmes aux moeurs fragiles, elle se ruine dans les maisons de jeux, elle s'endette avec insouciance, elle n'hésite pas à laisser sa fille comme otage dans un hôtel parce qu'elle ne peut régler la facture...quel gendre voudrait d'une telle femme comme belle-mère! Entre temps, comment éloigner la fille de sa mère pour parfaire ses moeurs! Un vieux livre, une vieille littérature, un vieux sujet mais l'ambiance est alléchante, vivante!

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Marier sa fille

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIPage de copyright

Henry Gréville

Marier sa fille

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

I

Télégramme

Colonel Mariévitch (Hôtel de Bade, Paris).

Mariage Katia rompu ; fonds épuisés ; expédiez vite somme considérable.

Barbe Slavsky.

Lorsque le garçon de l’hôtel lui apporta cette dépêche, le colonel était au lit, et supputait en imagination le revenu probable d’une entreprise commerciale récemment éclose dans son cerveau fécond. La vue de l’enveloppe bleue le ramena à la réalité, et la lecture du télégramme ne le transporta point dans le septième ciel.

– Le mariage de Katia rompu ! grommela-t-il entre ses dents ; ça ne m’étonne pas, et d’ailleurs ce n’est pas la première fois que cela arrive. Mais une somme considérable... où diable la chère Barbe veut-elle que je trouve une somme considérable ?

Cependant, comme la soumission aux désirs de la chère Barbe était passée au nombre des habitudes du colonel, il se leva, revêtit rapidement un vêtement complet de molleton blanc, et, les pieds nus dans ses pantoufles, il se dirigea vers son porte-monnaie, qui gisait sur la cheminée.

– Dix-sept francs soixante-cinq centimes, dit-il d’un ton mélancolique, après avoir fouillé dans tous les replis de cet objet, chef-d’œuvre de Klein ; ce n’est pas une somme considérable !

Par acquit de conscience, esprit de pénitence, vague espérance de décavé, ou tout ce qu’on voudra, il ouvrit un petit meuble où plusieurs cahiers recouverts de papier bleu représentaient des mémoires ou des comptes, mais en tout cas sentaient fortement la procédure ; une recherche anxieuse dans tous les tiroirs amena un résultat purement négatif, dont il était certain d’avance, et contristé, mais non découragé, le colonel s’assit sur le moelleux fauteuil de velours grenat que ne peuvent éviter les chambres d’un hôtel qui se respecte.

– Où diable vais-je lui dénicher une somme considérable ? répéta Boleslas Mariévitch en croisant l’une sur l’autre ses maigres jambes molletonnées.

Le coude sur le genou, le menton dans la paume de la main, il se livrait à une recherche minutieuse dans les tiroirs de son cerveau, mieux garnis que ceux du petit meuble, mais tout aussi dénués de numéraire, lorsqu’un léger coup retentit au dehors.

– Entrez ! dit le colonel en dirigeant vers la porte ses yeux gris foncé où rayonnait un vague espoir.

L’espoir disparut à l’apparition du visiteur, qui se présenta avec l’aisance timide d’un inférieur bien élevé pénétré de respect pour son supérieur. Ce n’est pas un inférieur pénétré de respect pour le colonel qui pouvait lui apporter une somme considérable.

– C’est vous, Josia ? dit Mariévitch d’un ton à la fois protecteur et maussade ; tenez, voilà ce que madame Slavsky m’envoie.

Josia prit le télégramme, le lut d’un air navré, leva au ciel en signe de déprécation la main qui ne tenait pas le papier, la laissa retomber et fixa sur le colonel ses yeux bleu faïence, pleins d’une commisération profonde.

– Vous n’auriez pas, vous, Josia, une somme considérable ? demanda notre héros en changeant de genou, mais en tenant toujours son menton dans la paume de sa main.

Joseph Milaredskévitch, plus généralement connu de ses amis sous le nom abréviatif de Josia, fit un signe négatif aussi énergique que le lui permit la douceur de sa nature d’agneau tondu.

– Mais d’abord, reprit le colonel, qu’est-ce que madame Slavsky peut entendre par une somme considérable ?

– Un millier de francs, peut-être ? suggéra timidement Josia.

Le colonel secoua la tête lentement, mais avec conviction. Non, mille francs n’étaient pas une somme considérable pour madame Slavsky. Josia, humilié de son insuccès, baissa son front couvert de rougeur et garda le silence.

– Deux mille francs ne sont pas assez, reprit le colonel ; il en faudrait trois mille. Pensez-vous, Josia, que trois mille francs suffisent ?

– Je pense, mon colonel, que c’est une somme suffisante, très suffisante...

– Eh bien, c’est entendu ; nous lui enverrons trois mille francs.

Le front serein, fier d’avoir surmonté cette première difficulté, le colonel se leva et fit deux pas dans la chambre ; puis il s’arrêta.

– Seulement, fit-il, où allons-nous les trouver ?

Josia baissa derechef ses yeux attristés par la douleur de ne pouvoir répondre à cette question, si simple cependant.

– Vous avez été à la caisse de l’administration, hein ? Qu’y avez-vous trouvé ?

– Rien, colonel, soupira le jeune secrétaire.

– Rien ?

– Rien du tout. Est-ce que vous ne vous rappelez pas, colonel, que l’autre samedi, le jour que nous avons passé la soirée au cirque, vous avez pris ce qui restait dedans ?

– Ah ! fit le colonel en cherchant au plafond, il me semble me rappeler vaguement... Combien y avait-il ?

– Cent vingt-sept francs huit centimes, répondit le fidèle secrétaire.

– Eh bien ? Nous n’avons pas pu dépenser tout cela, Josia ! s’écria le colonel, plein d’animation ; il a dû en rester quelque chose !... puisque ma note court toujours à l’hôtel...

– Elle est arrêtée, monsieur, fit piteusement Josia en tirant un papier de sa poche. On vient de me la remettre.

– Ah ! elle est arrêtée ! fit Mariévitch, qui ne se laissait pas dérouter pour si peu. Eh bien ! nous réglerons cela plus tard. Il repoussa de la main la note tendue vers lui. – C’est des cent vingt-sept francs qu’il s’agit. Où ont-ils pu passer ?

Josia tira d’une autre poche un petit carnet en cuir de Russie fleurant comme baume, orné de son chiffre en argent, présent de madame Barbe Slavsky, et lut ce qui suit :

Voiture pour aller au cirque,

2 fr.

2 places au cirque avec pourboire à l’ouvreuse,

5

2 bouquets pour deux dames rencontrées au cirque,

40

3 voitures pour aller souper avec les amis de M. le colonel,

6

Souper chez Péters pour six personnes,

91 75

Remis à M. le colonel sur sa demande,

40

_____

Total,

164 75

– Cent soixante-quatre francs soixante-quinze centimes ! répéta le colonel ; si nous n’avions que cent vingt-sept francs ?...

– Le surplus m’appartenait, monsieur, balbutia le parfait secrétaire, couvert d’une noble confusion.

– Alors cela fait 37 fr. 75 que je vous dois ; ajoutez-les au compte précédent, nous réglerons tout cela plus tard.

Josia s’inclina.

– Le colonel peut être assuré que mon dévouement...

– Très bien, très bien, fit Mariévitch d’un air protecteur, je sais que vous m’êtes attaché.

Il frappa amicalement sur l’épaule du jeune homme dont les yeux se remplirent de larmes de joie et d’orgueil, et se dirigea vers sa table de toilette. Au moment de commencer ses ablutions, il se retourna vers Josia, toujours debout.

– Asseyez-vous, mon cher, lui dit-il, et cherchez-moi le moyen de nous procurer les trois mille francs qu’il faut envoyer aujourd’hui même à madame Slavsky.

Pendant que le colonel s’ébrouait et que Josia se creusait la tête, la pendule, qui, par miracle, allait bien, sonna onze heures.

– Onze heures ! s’écria Mariévitch en levant au-dessus de la cuvette sa face de triton à favoris : j’avais un rendez-vous d’actionnaires à onze heures... Courez au siège de la société, Josia, et dites à ces messieurs, s’il s’en est présenté, ce qui n’est pas probable, que le colonel est indisposé et se fait excuser. Dites-leur que j’espère pouvoir arrêter définitivement les comptes jeudi prochain.

Devant cette perspective aussi brillante qu’inattendue, Josia leva ses yeux pleins de joie sur le colonel ; mais celui-ci, une vaste éponge à la main, avait déjà replongé son visage dans la cuvette de porcelaine.

Au bout de vingt-cinq minutes environ, Josia reparut hors d’haleine : le colonel, assis devant une fort jolie glace de toilette encadrée d’argent, passait complaisamment un peigne-teinture dans ses favoris parfumés ; les favoris étaient fort beaux, longs, noirs et soyeux ; mais le peigne-teinture est tout au plus une mesure de précaution, n’est-il pas vrai ? D’ailleurs, le colonel était jeune encore, si jeune que la teinture semblait une raillerie ; cependant une funeste patte d’oie indiquait les approches de la cinquantaine ; foin de la patte d’oie ! La vérité gît dans cet axiome énoncé jadis par un respectable concierge : « On n’a jamais que l’âge qu’on a l’air », et le colonel avait l’air jeune.

Grand, mince, beau garçon, on ne pouvait lui reprocher qu’une chose : il semblait se soutenir au moyen d’une armature en fils de fer ; on craignait vaguement que quelque gamin malicieux retirant le soutien, le colonel n’allât s’effondrer de tout son long sur le premier fauteuil à portée. Mais cette terreur chimérique s’émoussait peu à peu lorsqu’on connaissait mieux le charmant Boleslas. Il était de ceux qui semblent toujours prêts à s’évanouir et qui vivent indéfiniment.

La vie l’avait cependant beaucoup usé ; la vie, mais pas le travail, quoiqu’il eût la prétention d’être l’homme le plus occupé de l’univers. Dans sa jeunesse, il avait servi la Russie ; puis sa fortune, assez mince d’ailleurs, s’était vite envolée en fumée, fumée de cigares et vapeurs de punch, sans compter les soupirs aux pieds des jolies femmes. Polonais d’origine, catholique de religion, il n’avait pas été autrement chéri de ses camarades de régiment ; il était charmant, fort aimable, beau joueur... mais il lui manquait ce je ne sais quoi qui attire la confiance : un peu plus de fermeté dans le regard errant de ses yeux gris peut-être, un peu plus de franchise dans le sourire... Enfin, on n’a jamais pu définir ce qui lui manquait, pas plus que les raisons qui lui avaient fait élire domicile à Paris.

Il vivait à Paris depuis vingt ans, – faisant de fréquents voyages à Bade, à Hambourg et ailleurs, du temps où florissait la divine roulette, méchamment expulsée par l’Allemagne vertueuse et moralisée depuis la guerre ; moralisée par quoi ? On ne le sait, à moins que ce ne soit par le contact de ces monstres de Français, qui sont, personne ne l’ignore, le résumé de tous les vices de notre vicieuse humanité.

Toujours est-il que depuis cet accès de vertu germanique, le colonel était fort dépaysé ; deux endroits seulement lui restaient pour satisfaire la plus dévorante de ses passions, et elles étaient toutes dévorantes, deux endroits éloignés, Saxon et Monaco.

On a chanté la gloire de Monaco ; qui chantera celle de Saxon, à présent que Saxon n’est plus ? Saxon aussi s’est fait vertueux ! Le chemin de fer qui y conduit le long de la vallée du Rhône, entre les crêtes escarpées des Alpes, sous la rosée des cascades harmonieuses, ce pauvre chemin de fer ne fera plus de recettes, et les locomotives abandonnées périront sous les hangars, rongées par la rouille et le désespoir ! Qui donc ira à Saxon à présent que les jeux sont fermés ? Qui aura l’aplomb de parler encore, à la quatrième page des journaux, de ses eaux curatives ? Quelque infortuné faible de corps et d’esprit a-t-il jamais eu la lubie d’aller à Saxon pour ses eaux curatives ? La véritable, la seule cure qu’on pût faire là était l’anémie de la bourse, – et encore, comme il arrive souvent quand on prend les eaux mal à propos, la bourse sortait-elle de la cure plus plate qu’elle n’y était entrée.

Le colonel aimait Saxon, non pour le rocher sauvage qui le domine, mais pour la roulette, sans médire du trente-et-quarante ; il aimait Saxon parce que c’était un endroit écarté, où ne vont que les gens convaincus ; à Monaco, on rencontre toute l’Europe ; les garçons d’hôtel ont vu défiler tout ce qui a porté, porte ou portera un nom célèbre, sans compter la masse énorme de ceux qui doivent vivre et mourir inconnus, sauf à leurs proches. Or, le colonel n’aimait pas à rencontrer des visages de connaissance lorsqu’il allait offrir ses sacrifices à la fortune ; autant il était aise au retour de dire sur le boulevard à quelques amis rencontrés entre cinq et six heures : – Je reviens de Nice. – Nice, toujours ; Monaco jamais ! – autant il lui était désagréable de s’arrêter, de causer, de saluer même une figure connue, au moment où, recueilli en lui-même, plein de l’espoir d’une martingale, il gravissait les degrés du temple.

C’est pour cette raison que Saxon avait ses préférences, et il s’y rendait de temps en temps, passant subrepticement par Genève sans s’y arrêter, cherchant un coupé isolé, et creusant les combinaisons les plus redoutables pour les fermiers des jeux.

Cependant, ce jour-là, le colonel n’avait pas eu la pensée d’aller à Saxon ; d’abord il n’avait pas l’argent du voyage, et puis le temps lui manquait. En voyant rentrer son secrétaire, il leva sur lui ses yeux pleins de souci.

– Eh bien, Josia, le conseil d’administration ?

– Personne n’est venu, colonel.

– Fort bien ; avez-vous envoyé un télégramme en réponse à madame Slavsky ?

– Non, colonel, non... balbutia le timide Josia.

– Quelle négligence !

– C’est que, colonel, j’ignorais...

– Ce qu’il faut répondre ? C’est pourtant bien simple ! Tâchez à l’avenir, mon ami, d’avoir un peu d’initiative. L’initiative, voyez-vous, Josia, c’est la moitié du succès ; l’autre moitié est dans les mains de la Providence. Prenez une plume ; avez-vous du papier à télégrammes ?

– Oui, colonel, il y en a toujours.

– Très bien ; écrivez : madame Slavsky, Monaco ; comme adresse, cela suffit, les employés du télégraphe la connaissent. Avez-vous écrit ?

– Oui, colonel : madame Slavsky, Monaco.

– Continuez : Somme demandée partira par poste ce soir.

– Ce soir ! répéta Josia, qui leva sur son patron des jeux plus effarés que jamais. Mais, colonel, si vous ne l’avez pas trouvée ?

– Il faudra l’avoir trouvée, Josia, puisque nous l’avons promise par télégramme. Et puis, on ne peut pas faire attendre une dame, madame Slavsky surtout. Écrivez : Envoyez récit détaillé du mariage rompu ; vifs regrets, inquiétudes. Affaires bonnes.

– Affaires bonnes, répéta machinalement Josia ; puis il s’arrêta, la plume en l’air. Affaires bonnes ? dit-il encore une fois, mais d’un ton plein de doutes.

Le colonel croisa sa jambe gauche par-dessus son genou droit.

– Il ne faut jamais inquiéter les dames, fit-il d’un ton sentencieux qui n’excluait pas la bienveillance ; quand nous aurons dit à cette excellente madame Slavsky que nos affaires sont tout l’opposé de bonnes, et que nous lui aurons causé ainsi un grand chagrin, en serons-nous plus avancés ? Éviter les chocs, Josia, éviter les chocs inutiles, et adoucir ceux qu’on ne peut éviter, voilà la maxime du sage. Combien cela nous fait-il de mots, Josia ?

– Vingt, colonel.

– Et la signature ? Cela fera vingt et un. Vous paierez double taxe.

– Mais, colonel, si l’on retirait un mot ? Il me semble que sans dénaturer le sens de la dépêche...

– Économie de bouts de chandelle, mon ami ! Les considérations mesquines sont bonnes pour les gens de peu. Expédiez le télégramme tel quel. Voici de l’argent sur la cheminée.

Josia, toujours soumis, prit dix francs sur le marbre où le colonel avait déposé toute sa fortune présente, et se dirigea vers la place de la Bourse.

En descendant l’escalier, il rencontra un jeune homme d’environ trente ans, à la physionomie ouverte et gaie, qui semblait aussi joyeux de vivre que le premier moineau venu.

– Ah ! Ratier, c’est vous ? s’écria Josia ; c’est le ciel qui vous envoie ! Avez-vous de l’argent ?

– Pas le moins du monde, monsieur de la Pelure-d’Orange. Et vous ?

Josia, habitué à s’entendre donner ce nom bizarre, répondit tristement d’un signe de tête.

– Je cours au télégraphe, dit-il, en continuant sa descente, et je reviens sur-le-champ. Montez, le colonel sera bien aise de vous voir.

– Combien vous faut-il ? demanda Ratier, en courant après le pâle secrétaire.

– Trois mille francs, murmura piteusement celui-ci.

Ratier modula un sifflement plus éloquent que distingué.

– Pour quand ?

– Tout de suite.

Les sourcils de Ratier firent un bel accent circonflexe au-dessus de ses yeux pétillants de malice.

– Comme vous y allez ! Pourquoi pas trois millions avant le déjeuner ?

– J’aimerais mieux encore cela, gémit Josia en disparaissant dans le vestibule.

Ratier le regarda s’en aller, puis haussa les épaules d’un air de douce commisération.

– Ce pauvre garçon ! se dit-il à lui-même, il ne changera pas... et, au fait, ce serait dommage, car dans son espèce il est fort bien réussi !

Quatre à quatre le jeune homme gravit les escaliers, frappa à la porte du colonel et entra aussitôt.

– Ah ! Ratier ! c’est le ciel qui vous envoie ! s’écria Boleslas en se levant tout d’une pièce.

– C’est identiquement ce que vient de me dire votre secrétaire sur le palier du premier étage. Vous n’avez pas la joie très variée dans ses expressions. Eh bien ! que faut-il que je fasse pour accomplir le mandat que la Providence me décerne à mon insu ?

– Mon cher garçon, il faut me trouver trois mille francs, tout de suite.

– Tout de suite, cela veut dire... ?

– Avant cinq heures.

Ratier s’assit sur le fauteuil de velours grenat, posa son pied gauche sur son genou droit et se renversa sur le dos.

– Josia me l’avait dit, mais je ne voulais pas le croire, fit-il d’un air sérieux.

– C’est pourtant vrai ; madame Slavsky a besoin sur-le-champ d’une somme considérable, et...

– Si c’est pour madame Slavsky, la thèse est changée, s’écria Ratier en bondissant sur ses pieds ; elle a une si jolie fille ! Quel malheur qu’elle se marie à cet imbécile de...

– Elle ne se marie pas... commençait le colonel en se mordant la lèvre ; Ratier ne lui laissa pas le temps d’achever.

– À aucun imbécile ! s’écria-t-il.

– Pour le moment du moins.

– Évohé ! Bacchus est roi ! chanta le jeune homme à pleine voix, et la dernière note prolongée fit vibrer les vitres ; après quoi, Ratier, qui pratiquait tous les arts, esquissa un pas chorégraphique de chez Bullier ; puis, reprenant un air grave, il passa sa main dans son gilet, lissa sa superbe chevelure brune, et, s’appuyant à la cheminée dans la pose de Chateaubriand :

– Tiens, tiens, tiens, dit-il, mademoiselle Slavsky ne se marie plus ! C’est sa maman qui ne doit pas être contente !

– Comment l’entendez-vous ? fit le colonel d’un air pincé, en tirant lentement sur un de ses longs favoris soyeux.

Ratier lui jeta un coup d’œil où la malice et une fausse déférence se mariaient le plus drôlement du monde.

– J’entends, dit-il avec un grand sérieux et en ponctuant méticuleusement, j’entends que marier une jeune fille est la chose du monde la plus ardue ; que mademoiselle Slavsky étant une jeune personne infiniment accomplie, la tâche de lui trouver un époux assorti est plus épineuse que jamais, et que madame sa maman, ayant trouvé le gendre qui lui convenait, – il devait lui convenir, puisqu’elle l’avait accepté, – ne doit pas s’estimer heureuse d’avoir à chercher un autre gendre qui lui convienne également, ou même mieux encore, puisque la rupture ne peut provenir du jeune homme, n’est-il pas vrai ? Donc l’époux élu ne convenait pas tout à fait, et madame Slavsky aura cru de son devoir de mère de chercher un ensemble de qualités qui...

La porte s’ouvrit et laissa passer la frêle personne de Josia. Ratier resta court.

– Déjà ? dit-il avec étonnement ; je n’ai encore eu le temps de prononcer qu’une phrase...

– Mais elle était longue, fit remarquer le colonel, un peu moins gourmé, et cependant encore extrêmement digne.

– Je me demande parfois si je ne deviendrai pas avocat, repartit mélancoliquement Ratier ; si je manque cette carrière-là, ce sera une perte pour le barreau, car je puis faire des périodes d’un quart d’heure sans perdre mon fil, – eh ! ma foi ! tant pis pour le barreau, mais j’en connais peu qui pourraient affirmer sur l’honneur la même assertion ! Eh bien ! Josia, chevalier de la Pelure-d’Orange, votre dépêche est-elle partie ?

– Oui, dit Josia d’un air distrait. Avez-vous arrangé l’affaire ?

– L’argent ? fit Ratier d’un ton superbe. Pas le moins du monde ; nous allons nous en occuper. Quelle heure est-il ?

– Une heure cinq, répondit le colonel en tirant sa montre.

– Oh ! la belle montre ! s’écria Ratier ; elle est en or !

– Parbleu ! fit Boleslas d’un air de dédain.

– C’est sagement pensé, approuva Ratier en hochant la tête comme un sage philosophe. Un homme qui se respecte doit avoir tous ses bijoux en or massif, et très massif !

– Le faux est indigne d’un gentleman, dit le colonel toujours dédaigneux.

– Ce n’est pas pour cela ! fit Ratier de plus en plus sage et philosophe.

– Pourquoi donc alors ?

– Pour pouvoir les mettre au Mont-de-Piété.

Le colonel regarda sa montre, la remit dans la poche de son gilet, joua un moment avec sa chaîne et devint très sérieux.

– Combien vous prête-t-on sur cette montre-là ? fit Ratier, en s’approchant confidentiellement du colonel.

– Cette montre ? répéta Boleslas interdit.

– Oui, avec la chaîne !

– Mais...

– Je parie qu’on vous en donne bien cinq cents francs !

– Quatre cent cinquante, dit la voix de ténor de Josia, à qui le colonel lança un regard fulgurant.

– Elle vaut mieux que cela ! fit Ratier d’un ton supérieur. Voyons, colonel, ne faites pas les gros yeux à Josia, il ne recommencera plus. Il est maintenant une heure dix, la poste ferme à six heures, – nous avons quatre heures et demie devant nous, c’est plus qu’il n’en faut pour conquérir la toison d’or. En avant les Boliviens !

– Quels Boliviens ?

– Mes chemins de fer ! Et quel chemin de fer ! Figurez-vous, colonel, que la voie franchit quatorze fleuves, vingt-trois rivières, onze forêts vierges et trois volcans en éruption ! Hein, quel tableau !

– Mais, objecta timidement Josia, les volcans en éruption mettront obstacle aux travaux !

– On travaille à les éteindre ; des travaux souterrains, vous comprenez ; c’est même cela qui a empêché jusqu’ici l’exécution de la voie, et aussi ça a empêché les Boliviens d’être cotés à la Bourse.

– Alors, ça ne vaut rien ? demanda le colonel en haussant ses noirs sourcils jusqu’à la racine de ses noirs cheveux.

– C’est dans le genre de la Restitution de l’Aurochs, fit Ratier en regardant par la fenêtre.

Boleslas rougit soudain et sembla agité par une violente colère ; mais, en ce moment, Ratier lui était trop utile pour qu’il eût le temps de se fâcher.

– Qu’en voulez-vous faire, de ces Boliviens ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait encore légèrement. On ne les achètera pas !

– Non ! je ne crois pas qu’il y ait un homme assez naïf pour les acheter. Quand on pense, s’écria-t-il avec fureur, que j’en ai acheté, moi, Ratier, un homme intelligent ! j’en ai acheté pour soixante mille francs !

– Vous en avez pour soixante mille francs ? balbutia Josia.

– Oui, mon ami, au porteur.

– Et ça vaut... ?

– Pas un radis !

– Mais alors ?...

– Il y a encore des gens qui croient à la Bolivie, et qui me prêteront peut-être cinq cents francs dessus... Vous comprenez bien qu’on ne leur parle pas des volcans ! Soixante mille francs de titres, même quand ils ne valent rien, ça impose toujours un peu.

– Cela prouve toujours au moins en faveur de la bonne foi de celui qui les a achetés ! fit aimablement le colonel.

– Hum ! je ne sais pas... Avez-vous des actions de l’Aurochs ? répliqua l’incorrigible Ratier.

– Quelques-unes... Pourquoi ?

– Oh ! pour rien ! pour savoir. Non, la possession de ces titres ne prouve pas toujours l’absolue bonne foi du détenteur, mais ce peut être une présomption.

Amis, amis, secondez ma vaillance,

chanta-t-il à pleine voix, et en route !

– Où allons-nous ?

– Chez moi, prendre les Boliviens, tous les Boliviens, et mes douze couverts d’argent ; on les mettra dans la voiture.

– Nous prenons une voiture ? hasarda Josia.

– Âme timorée ! répliqua Ratier, est-ce qu’on va à pied quand on est pressé ?

– Mais nous n’avons pas d’argent !

– Puisque nous allons en chercher ! Seulement, pour faire une concession à la misère des temps, nous prendrons un simple fiacre au lieu d’une grande remise.

Boleslas n’étouffa pas le soupir qui sortait de son cœur navré, et les trois amis descendirent l’escalier.

Dix minutes après, Ratier grimpa lestement les quinze ou dix-huit marches de son entresol de garçon et pénétra dans son joli petit appartement. Au fond d’un petit meuble délicieux placé dans sa chambre à coucher, il prit une énorme liasse de papiers lilas, encadrés de jaune vif, où le mot Bolivia s’étalait en lettres d’un pouce, et essaya vainement de les faire entrer dans la poche de son paletot.

– Les misérables ! se dit-il à lui-même, ils ne veulent pas me suivre au péril ! Je vais les nouer dans un foulard, ça les humiliera. Tant d’orgueil, et pas le sou !

Sur cette réflexion éminemment philosophique, il ouvrit un autre tiroir ; dans celui-là il y avait aussi du papier, mais c’était de bel et bon papier de la Banque de France, ayant cours sur toutes les places de l’Europe. Il prit là quelques pièces d’or, qu’il fourra dans son gousset.

– Pas de danger, murmura-t-il, que je prête de l’argent au cher Boleslas ; il ne me le rendrait jamais ; il m’aime trop ; tandis que si je lui en fais prêter par d’autres, il sera bien forcé de le leur rendre ; il rend généralement ce qu’on lui prête... seulement, parfois il remprunte... le verbe remprunter sera créé pour lui, non par lui : sic vos non vobis ; seulement, c’est tout le contraire.

Il ferma son tiroir, mit la clef dans sa poche et redescendit. Avant d’ouvrir la portière de la voiture à laquelle se montrait le faciès inquiet et moutonnier de Josia, il jeta à l’intérieur les Boliviens noués dans un foulard.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria le colonel.

– C’est mon capital ! répondit Ratier en refermant la portière sur lui. Nous allons maintenant chez un aimable monsieur qui va peut-être nous prêter quelques louis là-dessus. Et, pour charmer les ennuis de la route, cher colonel, racontez-moi comment s’est trouvé rompu le mariage de la délicieuse mademoiselle Slavsky.

– Je n’en sais rien du tout, répliqua Boleslas redevenu morose : j’attends des détails.

– Et ces dames ne viennent pas à Paris ?

– Je l’ignore absolument !

– Vous devez bien vous ennuyer tout seul, hein ? Et l’Aurochs, comment va-t-il ?

Le colonel hocha tristement sa tête affligée.

– Il ne va pas du tout ! proféra-t-il d’une voix pleine de désolation.

– Sapristi ! s’écria Ratier, ça avait si bien commencé !

– Eh ! oui, répliqua le colonel, enfourchant bénévolement le dada que le jeune homme lui présentait tout sellé, tout bridé. C’était une entreprise magnifique ; elle avait toutes les chances de succès...

– Comme les Boliviens ! interrompit Ratier. Mais Boleslas ne l’entendait plus.

– Figurez-vous, mon cher, une idée neuve, originale, gigantesque ; une idée que tous les naturalistes du monde auraient dû soutenir, encourager, porter aux nues ; une idée qui intéresse l’art cynégétique autant que l’agronomie, l’histoire naturelle et le commerce, et qui par là se rattache à tous les goûts, aux aptitudes les plus variées...

– Un peu longue, la phrase, mais bien ponctuée ; je la connais, interrompit Ratier, c’est moi qui ai rédigé le prospectus.

– Hein ? fit Boleslas troublé.

– Rien, colonel, j’approuve ; continuez.

– Eh bien... qu’est-ce que je disais ? Vous m’avez dérangé, Ratier, vous m’interrompez toujours ; j’ai perdu le fil de mes idées.

– Des miennes ! faillit dire Ratier, mais il se retint. Vous en étiez, colonel, aux aptitudes les plus variées.

– Ah !... Eh bien, quoi de plus intéressant à tous les points de vue, quoi de plus digne d’être encouragé que la pensée conçue par nous d’aider en quelque sorte le Créateur à défaire l’œuvre coupable de l’homme, de restituer une race à peu près disparue, et qui ne possède plus à la face du soleil que quelques rejetons soigneusement conservés par les souverains jaloux, et réservés aux chasses impériales !

– Point d’exclamation, à la ligne ! dit posément Ratier en regardant par la portière.

– Comment ?

– Je mets la ponctuation à votre admirable discours, colonel, mais n’y faites pas attention. Donc, l’aurochs est bien mort ?

– Les deux aurochs sont morts, mâle et femelle, répondit piteusement Boleslas.

– Les deux aurochs que vous aviez fait venir de Volhynie ? Venaient-ils de Volhynie ou de Poissy ? demanda Ratier de l’air le plus innocent.

Le colonel avait ceci de particulier qu’il ne comprenait pas la plaisanterie à froid, que les Parisiens appellent la blague. Il prit donc la peine de répondre chaleureusement à son interlocuteur :

– De Volhynie, mon cher ! En pouvez-vous douter ? C’est un garde-chasse, autrefois serviteur de ma mère, qui, resté fidèle à ses anciennes affections, a fait échapper pour moi ces deux spécimens incomparables, uniques, en dehors des forêts de la couronne de Russie.

– Vous les avez amenés en France ?

– Non, ils sont restés en Lituanie, chez un de mes parents.

Ratier fit la grimace.

– Et cette progéniture qui devait peu à peu repeupler les chasses d’Europe ?

– C’est précisément là qu’est mon chagrin, mon ami, gémit le colonel ; le petit aurochs, né...

– À la ménagerie, interrompit Ratier.

– Oui, à la ménagerie, non, c’est-à-dire... enfin le petit aurochs est mort avant d’avoir atteint un an ; les parents...

– ... Inconsolables de sa perte, l’ont suivi au tombeau ! s’écria Ratier, et l’affaire est coulée. Ce que je me demande, c’est comment vous aviez pu trouver des actionnaires pour cette entreprise insensée.

– Insensée ! Vous n’étiez pas de cet avis, quand...

– Quand je rédigeais le prospectus ? Ça m’amusait tout bonnement, je n’avais pas d’avis. Je trouvais drôle d’aligner des phrases dignes d’un orateur, et je ne me suis jamais demandé ce qu’il y avait de vrai au fond. Comme cela, vous n’avez pas été chercher à Poissy un suppléant au jeune aurochs, ravi par la faux meurtrière du temps ?...

– Poissy ? pourquoi Poissy ?

– Le marché aux veaux ! répondit Ratier... Nous sommes arrivés, colonel ; voulez-vous prendre la peine de descendre ?

Les idées du colonel s’étaient un peu embrouillées sous les coups réitérés que leur portaient les interruptions continuelles du jeune homme, et il ne savait plus au juste ce qu’il était venu faire. Ratier lui rendit le sentiment de la situation en lui mettant à la main le foulard plein de Boliviens.

– Allez, lui dit-il, et tentez la fortune.

– Moi ? Pas vous ?

– Vous ! Pas moi ! répondit laconiquement Ratier. Le monsieur ne me prêterait pas, il me connaît !

II

Il existe dans toutes les grandes villes, et même parfois dans les petites, des gens très naïfs ou très retors, selon le point de vue, mais en tout cas très spéculateurs ; au lieu de faire rapporter à leur argent cinq pour cent, comme tout le monde, ils prêtent à quinze des sommes, toujours peu considérables d’ailleurs, sur des titres douteux, qui très souvent leur sont laissés pour compte, par suite d’éclipsé complète du possesseur.

De ces titres, la plupart ne valent rien ; en ce cas, le prêteur a fait une mauvaise affaire, ce qui n’est pas rare ; mais il arrive que certaines valeurs, non cotées à la Bourse et ainsi laissées en nantissement, prennent un essor inespéré, obtiennent la cote et montent aux nues. Alors, l’heureux prêteur, qui a eu soin de se mettre en règle avec l’infortuné besogneux, fait une affaire magnifique et rentre cinquante fois dans ses débours. D’aucuns se ruinent à ce jeu-là ; quelques-uns s’enrichissent ; la moralité n’a rien à voir là-dedans. C’est une affaire de chance.

L’homme auquel Ratier présentait ses amis était parfaitement correct dans sa tenue et dans ses manières froidement polies ; il prit la liasse de Boliviens, les examina dans tous les sens avec un dédain exempt de toute dissimulation, les replaça dans le malencontreux foulard qui leur prêtait une apparence peu héroïque, et renoua le léger tissu aux quatre coins. Cette manœuvre a pour but de mettre la mort dans l’âme du malheureux possesseur de ces chiffons démonétisés, hors de cours, insolvables.

– Cela ne vaut rien, proféra le marchand d’argent en époussetant soigneusement un grain de poussière tombé sur le revers de son veston.

Le colonel, blême, effaré, se tourna instinctivement vers Ratier ; celui-ci, calme comme le Destin, regardait par la fenêtre ; Josia, plus blême que son patron, fixait de grands yeux écarquillés plus que de raison tantôt sur lui, tantôt sur l’arbitre de leur sort. Se voyant abandonné, Boleslas fit un plongeon désespéré.

– Combien me prêterez-vous dessus ? dit-il d’une voix si enrouée qu’elle avait l’air d’une voix naturelle.

Le marchand d’argent le regarda avec une certaine déférence ; l’homme capable de répondre si vertement à sa négation par une affirmation devait être très fort ; il ouvrit la bouche.

– Combien vous faut-il ?

– Trois mille francs ! dit le colonel bravement ; après le premier feu, il reprenait tous ses avantages d’homme du monde et de directeur de compagnies par actions, rompu à toutes les gymnastiques.

L’homme à l’argent fit un geste négatif et épousseta l’autre revers de son veston, où il n’y avait rien, pas même une décoration étrangère.

– Je dis trois mille, répéta le colonel ; ce n’est pas deux mille, c’est trois mille. Voici la première fois que nous entrons en relation ; mais si nous nous entendons, nous pourrons nous arranger... C’est trois mille francs ou rien.

Le colonel ramassa du bout des doigts le nœud du foulard qui renfermait pour soixante mille francs d’argent perdu et fit mine de s’en aller.

– Vous avez tort, Jeffsohn, fit Ratier en assujettissant son chapeau sur sa tête ; vous avez gagné assez d’argent avec moi pour rendre service à un de mes amis. Je ne vous en amènerai plus, et ce n’est ni eux ni moi qui y perdrons.

Il avait mis sa main sur le bouton de la porte ; l’homme aux écus laissa tomber de ses lèvres impassibles :

– Deux cents francs.

– Vous vous moquez de nous, Jeffsohn, et ce n’est pas bien ; à force de vous fréquenter, je croyais vous avoir appris les belles manières !

– Est-ce que cela vaut quelque chose, à votre avis ? demanda Jeffsohn, un peu ébranlé par l’aplomb du jeune homme.

– Si cela vaut quelque chose ! Il y en a pour soixante mille francs ! du moins, ajouta-t-il mentalement, c’est ce qu’ils m’ont coûté. – Allons, colonel, dit-il tout haut, je connais quelqu’un qui ne fera pas tant de façons ; nous ne sommes pas pressés.

Machinalement, le colonel tira sa montre. Une si belle montre ! Jeffsohn en resta stupéfait ; la montre était vraie, et à répétition, car elle sonnait précisément deux heures et demie au moment où Boleslas en toucha le ressort.

– Voulez-vous cinq cents francs ? dit-il avec plus de courtoisie ; c’est mon dernier mot.

– Allons, colonel, fit Ratier, en passant son bras sous celui de Boleslas.

– Mille ! fit tranquillement Jeffsohn.

Ratier s’arrêta.

– Donnez-les, fit-il.

La clef grinça dans le coffre-fort du prêteur ; Josia devint pourpre, le colonel réprima un frisson de joie, et Ratier s’avança vers le bureau, où il prit une feuille de papier timbré.

– C’est moi qui rédige les conditions, dit-il avec assurance. Ne craignez rien, Jeffsohn, ça me connaît ! En ai-je assez fait de ces paperasses ! Mais j’ai toujours eu du goût pour la littérature.

Jeffsohn lut et relut l’acte, mit un point sur un i, barra un t, donna plus d’élégance à la bouche d’un l, puis le présenta au colonel avec une plume.

– Signez ! proféra Ratier d’un ton mélodramatique.

Le colonel hésitait.

– Mais, fit-il, ces titres...

– Signez, vous dis-je ! répéta le jeune homme ; ces titres sont entre bonnes mains.

Le colonel signa en double avec un gros soupir. Que de choses dans ce soupir ! Il y avait du regret pour ses jours de splendeur, de l’admiration et de la reconnaissance pour Ratier, l’amère joie du sacrifice, à l’adresse de madame Slavsky, une sorte de fausse honte à se reconnaître possesseur d’une chose qui ne lui appartenait pas, – et mille autres sentiments très vagues et très divers.

Pendant que Jeffsohn signait, Josia, derrière le dos du colonel, pressa la main que Ratier laissait pendre à son côté. Celui-ci, se tournant à demi, vit le regard humide du bon jeune homme et son visage rayonnant de reconnaissance.

– Votre bonheur est ma récompense, lui dit emphatiquement Ratier dans le tuyau de l’oreille, lorsque la porte de Jeffsohn se fut refermée sur eux. Le colonel s’arrêta sur une marche pour remercier son protecteur.

– Sans vous, nous serions bien malheureux, lui dit-il ; vous êtes un véritable ami, Ratier ; soyez assuré que... Mais vous m’aviez dit que ces titres n’avaient aucune valeur ?

– Je le croyais, mais Jeffsohn me ferait croire le contraire ; il y a un de nous deux qui se trompe, et je voudrais bien que ce fût lui !

– Pourquoi ?

– Le grand mal, quand il boirait un bouillon ! dit inconsidérément le jeune Parisien.

Le colonel se redressa de toute sa hauteur ; jamais l’armature en fils de fer n’avait été aussi apparente.

– Cette idée, mon jeune ami, est blessante pour moi... vous serez en possession de vos titres dans le plus bref délai...

– Ah ! ne parlons pas de cela, colonel, cela me gâterait le plaisir de vous obliger, si je pouvais penser qu’en même temps j’ai manqué l’occasion de vexer ce vieux coquin.

Ils étaient sur le trottoir, devant la voiture. Josia fit un pas en avant, et poussa dans le ruisseau une pelure d’orange qui se trouvait devant eux.

– Voilà le chevalier de la Pelure qui recommence ses exploits ! s’écria Ratier. Voyons, Josia, me direz-vous pourquoi vous ne pouvez pas voir un malheureux morceau d’écorce jaune sans le pourchasser comme un excommunié ? C’est donc un mystère, un vœu, peut-être, ou bien est-ce la couleur jaune qui vous met en fureur et qui provoque vos appétits destructeurs ? Avouez, mon ami, avouez !

Josia, rouge comme une pivoine, garda le plus profond silence.

– Où allons-nous ? demanda le colonel ; nous somme encore loin de compte !

– Il y a un de vos amis arrivé d’hier à l’hôtel du Louvre ; il doit avoir de l’argent, allons lui en demander.

– Qui donc ?

– Le jeune Fiacre de Remise.

– Fiacre de Remise ?

– Ou quelque chose d’approchant ; mais vos noms russes sont trop difficiles pour moi, je m’en tire comme je peux.

– Ce doit être Piotre Rémisof, insinua Josia, sortant de sa confusion pour rendre service à son prochain.

– Pierre Rémisof, répéta le colonel, d’un air charmé. Ah ! parfait, parfait ! Rémisof est ici ? En effet, c’est un charmant garçon ; je l’ai connu tout enfant. Son père était fort de mes amis.

– Cocher, au Louvre ! dit Ratier d’un air vainqueur.

– Au magasin ou au musée ? fit l’automédon, en donnant à son collet ce tour d’épaules sans lequel un cocher de fiacre ne peut se mettre en route et qui, dans notre faible conviction, ne sert à rien du tout.

– À l’hôtel.

– C’est bon, bourgeois. C’est que c’est la même chose, voyez-vous, au musée ou aux magasins ; il faut payer d’avance, à cause des plusieurs portes. Mais à l’hôtel... Allez, Coco !

La portière était à peine fermée sur Ratier qu’il interpella vigoureusement Josia.

– Avec tout cela, jeune secrétaire, vous ne m’avez pas dit pourquoi vous pourfendez les pelures d’orange ; c’est très mal de votre part, car enfin, jusqu’ici, elles ne vous ont rien fait ! Ah ! Josia, mon ami, je vous croyais plus de douceur dans le caractère.

– Josia a raison, dit le colonel, sortant d’une rêverie dans laquelle il avait entrevu Pierre Rémisof, cousu d’or et bardé de billets de banque ; les pelures d’orange sont fort dangereuses dans la rue ; je me rappelle que l’année dernière, lors de son séjour à Paris, mademoiselle Slavsky a failli se donner une entorse en glissant sur un petit morceau de peau d’orange au moment de monter en voiture.

– Ah !... la charmante enfant ! C’eût été grand dommage ! Et c’est depuis lors que Josia, le parfait secrétaire, met à mort toutes les pelures qu’il rencontre ! Ah ! c’est une bonne pensée, Josia, mon ami ! dès que nous serons descendus de voiture, je vous presserai sur mon cœur ; ici l’espace me manque. Mais, dites-moi, en quoi cela peut-il être utile à mademoiselle Slavsky, qui est à Monaco, tout là-bas, là-bas, que vous écartiez ici, à Paris, les pelures d’orange du chemin des autres ?

– Je pense, balbutia Josia, que peut-être, là-bas, quelqu’un qui a des amis à Paris, mû par la même pensée que moi, lui rend sans la connaître le même service.

– Ah ! bravo ! bravo ! s’écria Ratier pris de fou rire, les escargots sympathiques, le magnétisme naturel ou artificiel, la seconde vue, le somnambulisme, la communication des cœurs par le fil électrique : tic-tac, tic-tac, en mesure. Eh ! mais, Josia, au fond, ce n’est pas si bête, votre idée a du bon, c’est la grande solidarité humaine qui s’affirme ; la société protectrice des animaux, appliquée aux personnes véritables, dirais-je si je ne craignais de manquer de respect à mademoiselle Slavsky.

Pierre Rémisof était chez lui ; il occupait au second étage un joli petit appartement, chambre, salon, cabinet de toilette, qu’il payait horriblement cher et où le garçon de service pénétrait seul ; mais il avait pour principe qu’on se doit des égards à soi-même, et pour rien au monde il n’eût gravi un étage de plus. S’il n’habitait pas le premier, c’était pour éviter les railleries ; mais une fois marié, on ne le ferait plus dépasser les salons d’honneur.

– Venez-vous ? dit le colonel en se tournant vers Ratier.

– Non, merci, ces affaires-là se débattent plus facilement seul à seul ; d’ailleurs, j’ai à confesser Josia.

Le colonel n’écoutait jamais quand on lui parlait de son secrétaire ; aussi gravit-il aussitôt, mais sans se presser, le perron de l’hôtel : on le vit disparaître sous la porte vitrée, et les jeunes gens restés seuls s’assirent sur deux chaises pour l’attendre.

– Vous l’aimez, hein ! Josia ? fit Ratier confidentiellement.

Josia tressaillit comme sous un coup d’éperon, mais garda un mutisme obstiné.

– Allons, vous l’aimez, et vous avez bien raison. Dieu ! qu’elle est jolie, et séduisante, et spirituelle !... Ah ! si...

Ratier mordit sa moustache, étouffa un soupir et se mit à faire tourner une troisième chaise sur un de ses pieds de derrière.

– Pourquoi dites-vous que j’ai raison ? demanda Josia, livrant inconsidérément son secret à son prolixe compagnon.

– Parce qu’elle le mérite ; oui, parbleu ! elle le mérite, toute mal élevée, insupportable, fantasque, presque immorale qu’elle est, la pauvre enfant ! Ce n’est pas sa faute, avec le monde qu’elle voit...

– Mais, fit Josia indigné, les dames Slavsky voient la meilleure société...

– Oui, oui, c’est entendu, la meilleure société de leur genre... Ah ! la pauvre petite, sans sa mère...

– Elle serait bien à plaindre, affirma Josia.

Ratier le dévisagea, ouvrit la bouche pour lui répondre, haussa les épaules et s’appliqua à faire tourner la chaise.

– Avec un père comme le sien, continua le secrétaire, elle aurait eu de bien mauvais exemples, tandis qu’avec...

– Une mère comme la sienne, interrompit Ratier d’un ton ironique, c’est bien différent !

– Je croîs bien, reprit Josia, toujours de bonne foi : ce père divorcé qui lui mesure parcimonieusement l’argent...

– Est-ce que le divorce, chez vous, n’a d’effet que sur un seul des époux ? demanda innocemment le jeune Français.

– Sur les deux, naturellement !

– Alors madame Slavsky est également divorcée ?

– Oui, répondit bénévolement Josia, qui de sa vie n’avait compris une ironie.

– C’est ce que je voulais savoir. Mais elle n’est pas parcimonieuse, au moins ?

– Oh ! non ! Elle aime à vivre grandement. C’est un grand bonheur pour elle, voyez-vous, Ratier, que d’avoir un ami comme le colonel, un ami sûr, éprouvé, qui est toujours prêt à se dévouer pour elle...

– Et c’est un grand bonheur pour le colonel que d’avoir une amie pour laquelle on a tant d’occasions de se dévouer !

– Oh ! oui, répondit Josia, qui soupira et se tut.

– Ce pauvre garçon ! pensa Ratier ; il me fait l’effet d’un poisson rouge dans un aquarium de salon. Chez le marchand ou chez la cocotte qui l’achète, il ne voit jamais plus loin que sa prison de verre ; les murs ont beau être transparents, il n’en vit pas moins à l’écart de tout ce qui se passe ! – Et dites-moi, reprit-il tout haut, ces dames vont-elles venir à Paris ?

– Je n’en sais rien, soupira le secrétaire.

– Ce serait gentil si elles venaient, hein ?

Josia ébaucha un sourire, sourire angélique, malgré les mauvaises dents qu’il découvrait ; c’est ainsi que devaient sourire les martyrs, ceux du bon vieux temps, bien entendu.

– À présent que le mariage est rompu, reprit Ratier, emporté par son humeur taquine, pourquoi ne vous mettez-vous pas sur les rangs ?

Un regard de reproche jaillit entre les paupières baissées de Josia et atteignit en plein cœur Ratier, qui n’était pas méchant. Il saisit la main du jeune homme, la serra à la broyer, la garda un instant dans la sienne et la laissa retomber en disant à voix basse :

– Je suis un imbécile, et je vous demande pardon. Il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas plaisanter, mais je suis terriblement gamin... je ne vous tourmenterai plus... pas exprès, du moins, ajouta-t-il en souriant, car c’est plus fort que moi... Vous êtes un brave cœur, Josia, et je suis véritablement votre ami.

Josia, qui n’était pas rancunier, répondit par un regard de reconnaissance.

– Voyez-vous, dit-il au bout d’un moment, vous m’avez pris en traître ; – je n’ai pas de malice, moi, je sais bien que je suis bête, mais je ne vous aurais jamais parlé de... c’est vous qui m’avez fait dire... Mais, je vous en prie, ne pensez pas mal de madame Slavsky ; c’est une dame si bonne, si admirable ; j’ai pour elle tant d’affection et de respect...

– Oh ! vous, vous avez la bosse de la vénération, conclut Ratier ; c’est bon, nous n’en parlerons plus. Mais alors, de quoi voulez-vous que nous parlions ?

– De vous, fit Josia d’un air content ; de vos projets, de vos voyages ! C’est si intéressant !

– Mais vous aussi, vous avez voyagé, vous avez vu tout ce que j’ai vu...

– Moi, ce n’est pas intéressant.

– Pourquoi donc, jeune innocent ?

– Parce que je ne sais pas regarder ; je pense toujours aux affaires, vous savez ; le colonel a eu de durs moments à passer, c’est moi qui tiens les livres ; je n’ai guère fait autre chose que de balancer des chiffres depuis quatre ans...

– Et ça s’est toujours soldé par un déficit ? fit Ratier en riant. Ah ! laissez-moi rire, mon ami, je n’ai pas la bosse de la vénération, moi ! Enfin tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? On ne meurt qu’une fois, donc tout est pour le mieux. Tenez, mon autre moi-même, voilà un cigare, fumons.

Pendant cette conversation, le colonel était entré chez Rémisof, qu’il avait trouvé en train d’esquisser un somme sur le plus beau canapé de son bel appartement. Réveillé en sursaut, le jeune homme se frotta les yeux, reconnut que c’était bien chez lui qu’on frappait, murmura en russe : Que le diable l’emporte ! et se décida à ouvrir.

– Ah ! cher enfant ! s’écria le colonel en lui tendant les bras.

Pierre Rémisof, encore mal éveillé, se laissa embrasser trois fois à la mode russe, sans perdre de sa maussaderie.

– Comment avez-vous su que j’étais à Paris ? dit-il d’un air renfrogné ; je croyais être ici pour quelques jours au moins incognito.

– C’est Ratier qui m’a annoncé votre arrivée.

Rémisof murmura quelque chose à l’adresse de Ratier. Après tout, c’était peut-être une bénédiction.

– Asseyez-vous, colonel, dit-il avec toute la mauvaise grâce possible.

Boleslas s’assit, déposa son chapeau sur un meuble à portée et eut sur-le-champ l’air extrêmement à son aise.