Nouvelles russes - Henry Gréville - E-Book

Nouvelles russes E-Book

Henry Gréville

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

La fiancée qu'on lui destinait ne lui plaisait pas. Irina avait un air à la fois dédaigneux et évaporé~; elle aimait à rire avec les jeunes gens, et son père l'avait souvent battue pour sa coquetterie. Plus le dimanche approchait, moins il se sentait disposé à lui faire la cour. Il fallut bien s'y résoudre, cependant~; ni son père, ni Varlam ne lui auraient permis de négliger sa promesse, et d'ailleurs il trouva la tâche moins difficile qu'il ne l'avait cru. Cette fille aux lèvres rouges, aux yeux provocants, était une femme, et on allait la lui donner~; il vit arriver le jour des noces sans déplaisir et même avec une certaine impatience.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 267

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Nouvelles russes

Pages de titreStépane MakariefVéraL’examinateurIIIIIIIVVLe meunierI - 1II - 1III - 1IV - 1V - 1VIVIIVIIIIXXXIXIIAnton MalissofI - 2II - 2III - 2IV - 2V - 2VI - 1VII - 1VIII - 1IX - 1X - 1XI - 1XII - 1XIIIXIVTablePage de copyright

Henry Gréville

Nouvelles russes

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

Stépane Makarief

Stépane Makarief était un paysan du gouvernement de Koursk. Il n’avait ni frères, ni sœurs, ni mère. Son père, vieux laboureur endurci à la peine, l’avait élevé rudement, dans le respect absolu de ses volontés autocratiques : la main du vieillard pesait aussi lourde sur l’épaule de son fils que le bâton du servage sur ses propres épaules.

Autour de la maison, le père possédait un grand carré de terre, planté de cerisiers et de menu fruit ; de ses mains velues, il y cultivait quelques légumes et des pommes de terre, abandonnant le travail des champs aux bras plus robustes du jeune homme.

La maison de rondins, solidement calfeutrée de mousse et d’étoupes, reposait sur un soubassement de gros cailloux entassés, de manière à éviter l’humidité des dégels. Un escalier extérieur conduisait dans une sorte d’antichambre obscure, qui servait aussi de garde-manger ; puis on entrait dans une pièce éclairée par trois petites fenêtres à guillotine, munies d’épais carreaux verdâtres. Une autre pièce plus petite, également chauffée par un poêle de briques, venait d’être ajoutée à la construction plus ancienne. Le grenier était vaste : l’étable logeait deux vaches et deux petits chevaux. Les balcons du grenier, les encadrements des fenêtres et le toit pointu de la maison étaient ornés de larges découpures en bois.

C’était le vieux Makar lui-même qui avait taillé, un à un, et rapporté de la forêt les madriers dont la maison était faite. De sa propre main il avait découpé et posé les ornements, de même qu’il avait creusé les fondations. Aussi le vieillard disait-il, non sans orgueil : « Je me suis bâti ma maison à moi-même ! »

On le prétendait riche. En effet, dans une cachette connue de lui seul, il possédait deux ou trois centaines de roubles.

Le fils de Makar était l’unique héritier de ces biens. Au lieu de ressembler à son père, toujours sévère et morose, Stépane était gai. Il aimait à rire avec les jolies filles en ramenant les gerbes ; et les dimanches, on le voyait des premiers mettre en mouvement la grande balançoire où l’on s’accroche tant bien que mal à sept ou huit.

Assis sur le banc devant son isba, Makar regardait ces plaisirs d’un air dédaigneux et mécontent. À la nuit tombante, les deux hommes rentraient sans se parler, soupaient de même, et s’endormaient après avoir réglé en deux mots les travaux du lendemain.

Un soir, à l’heure du repas, le vieillard annonça à Stépane qu’il était temps pour lui de prendre femme. – Le jeune homme avait alors dix-neuf ans ; mais le paysan russe se marie de bonne heure. – À ces paroles, il rougit fort et ne répondit rien.

– J’ai trouvé la femme qui te convient, continua le père, et j’ai fait les propositions en ton nom ; l’affaire est arrangée, nous irons dimanche.

Stépane garda le silence et continua à broyer lentement son pain noir sous ses dents blanches et robustes. La petite fille qui gardait les oies du seigneur à deux verstes de là lui passait par l’esprit, avec son sourire enjoué : la fille du vieux forestier était aussi bien jolie, malgré son air sérieux ; et nombre d’autres encore, toutes nées au village... L’idée du mariage venait de ramener dans sa tête le souvenir de bien des paroles, mi-tendres, mi-railleuses, échangées le soir au retour du travail.

– Eh bien, pourquoi ne réponds-tu pas ? dit rudement le vieillard en tournant son visage sévère du côté du jeune homme. Quand un père prend soin de chercher pour son fils une femme jeune et riche, est-ce que celui-ci ne doit pas lui dire : merci ?

Stépane se leva et se prosterna trois fois devant son père jusqu’à toucher le sol des mèches de ses cheveux châtains, où le soleil de midi semblait avoir laissé un rayon.

– Mon père, dit-il en se relevant, je te remercie. Quelle est la jeune fille que tu as choisie pour bru ?

– Irina, la seconde fille de Varlam, au village de Gorki. Sa sœur aînée a reçu en dot une vache et cinquante roubles argent, sans compter le trousseau. La cadette en aura autant. Je t’ai acheté un armiak et un chapeau neufs : tu les mettras dimanche pour lui faire la cour. On vous mariera le dimanche avant la Pentecôte.

– Mon père, hasarda timidement le jeune homme, on dit que la fille de Varlam est très fière : acceptera-t-elle un simple paysan comme moi ?

– Oserait-elle refuser quand les parents le veulent ? répondit le vieillard d’un air irrité.

Stépane savait qu’il perdrait son temps à lutter contre la volonté de son père ; il baissa la tête et alla se coucher.

La fiancée qu’on lui destinait ne lui plaisait pas. Irina avait un air à la fois dédaigneux et évaporé ; elle aimait à rire avec les jeunes gens, et son père l’avait souvent battue pour sa coquetterie. Plus le dimanche approchait, moins il se sentait disposé à lui faire la cour.

Il fallut bien s’y résoudre, cependant ; ni son père, ni Varlam ne lui auraient permis de négliger sa promesse, et d’ailleurs il trouva la tâche moins difficile qu’il ne l’avait cru. Cette fille aux lèvres rouges, aux yeux provocants, était une femme, et on allait la lui donner ; il vit arriver le jour des noces sans déplaisir et même avec une certaine impatience.

Après la cérémonie, le vieux Makar se retira dans la chambre qu’il s’était construite à côté de celle des jeunes époux, et vécut autant que possible à l’écart. Cette nature sombre et peu communicative aimait la solitude. Pourvu qu’il pût travailler au jardin pendant les heures de soleil et se reposer le soir les mains sur les genoux en regardant rentrer le bétail, son existence lui paraissait suffisamment remplie.

– Je regrette que tu n’aies pas d’enfants, dit-il à Stépane, quelques heures avant de mourir : ta femme aurait besoin d’avoir des enfants à élever. Si elle fait mal, ne crains pas de la châtier sévèrement : elle n’a pas assez peur de toi.

Il mourut. Son fils le fit enterrer, le pleura un peu et l’oublia. La figure rébarbative du vieillard ne lui fit guère défaut à son foyer. Cependant il s’aperçut alors, pour la première fois, que sa maison ne lui était point hospitalière.

Irina n’aimait pas son mari ; elle l’avait accueilli avec plaisir parce qu’il était beau, grand, bien fait de sa personne, et que les paysannes russes méprisent les petits hommes chétifs, tout comme elles regarderaient avec dédain une brebis maigre au moment d’en faire emplette. Il faut que le promis paiye de mine, afin qu’entre jeunes filles, elles puissent se vanter du beau garçon qui les épouse.

Au demeurant, mari et femme vivent étrangers l’un à l’autre, autant qu’il se peut entre gens qui mangent à la même écuelle et dorment sur le même banc. Les enfants seuls et le travail en commun peuvent resserrer ce lien plus fictif que réel : Irina n’avait pas d’enfants, et elle était assez riche pour rester au logis pendant que son mari allait aux champs ou à la corvée. Elle restait donc à nourrir et à panser le bétail, à battre le beurre, à faire un raccommodage ; mais la journée lui paraissait longue, et, pour en abréger les heures, elle aimait à se regarder dans un miroir grand comme la main, qu’elle avait acheté, – en cachette du beau-père, – à une foire du voisinage.

Ne se sentant pas désiré au logis, Stépane prit l’habitude de rester à causer avec les vieux, le soir, avant de rentrer souper. Sa femme ne lui reprochait pas ces absences. Pourquoi l’eût-elle fait ? Son mari ne lui manquait pas.

Le dimanche, elle aimait à courir les églises. La paroisse lui semblait monotone ; avec les femmes de l’endroit, elle organisait quelque pèlerinage à une image miraculeuse. Le long du chemin, on rencontrait les garçons des villages voisins, qui faisaient compliment à la jeune femme de ses beaux atours et de son joli visage : ses yeux hardis ne dédaignaient pas d’aller réclamer cet hommage quand il se faisait attendre. Son mari, qui ne l’accompagnait guère, la laissait libre de faire ses dévotions où bon lui semblait.

Un jour que Stépane revenait de la messe tout insouciant, les bras ballants comme de coutume, une vieille paysanne qui avait connu sa mère l’arrêta pour lui dire :

– Ta femme est encore allée à Prétchistinskaïa ; elle a pris pour cela ta meilleure charrette et ton meilleur cheval.

– Je le sais bien ! répondit le jeune homme en bâillant.

– Tu ne devrais pas permettre cela, Stépane Makarief ; ton défunt père ne l’aurait pas permis à sa femme, ni aucun homme raisonnable. On parlera de toi si tu continues : on dit déjà que tu n’aimes pas ta femme. Elle le dit elle-même. Tu ne la bats jamais, cela prouve assez qu’elle a raison.

– C’est juste, répondit Stépane.

La leçon ne fut pas perdue : le soir en rentrant, Irma reçut une volée de soufflets dont elle porta les traces pendant plusieurs jours.

Cette action rehaussa Stépane dans l’estime de ses concitoyens, et, le lendemain, quand il vint au travail, les hommes mariés du village l’accueillirent avec une faveur marquée.

Irina, du reste, n’en aima son mari ni plus ni moins : les coups entraient dans le bilan du ménage aussi bien que la nourriture et le sommeil. En l’épargnant jusqu’alors, son mari lui avait plutôt fait une injure qu’une faveur. Ses compagnes la félicitèrent de ce retour d’amour conjugal ; pour elle, son genre d’existence resta le même, émaillé seulement, de temps à autre, de quelques corrections.

Les époux étaient ainsi arrivé à leur quatrième année de mariage quand vint l’Émancipation. Ne pouvant venir à bout de s’entendre avec le seigneur, la commune envoya deux délégués au chef-lieu de gouvernement, pour traiter de ses affaires et mettre en ordre tout ce qui la concernait.

Le village, peu fortuné, choisit comme de raison ceux de ses habitants dont la situation était la plus indépendante : Stépane Makarief fut un des élus. La proposition lui agréait d’autant plus qu’il avait naturellement l’humeur un peu nomade et qu’il ne restait attaché au sol que faute de savoir où aller. Il partit, et sa femme resta seule au village.

Les démêlés de la commune durèrent un an et demi. Le génie mercantile s’était éveillé chez Stépane au contact de la vie civilisée : pour employer ses loisirs, il se mit à trafiquer de grains et de bétail, achetant et revendant sans fonds de commerce, procurant des affaires aux négociants, exerçant, en un mot, une sorte d’agiotage assez lucratif, bien que sur une petite échelle.

Rien de particulier ne l’attirant au pays, les affaires de la commune complètement réglées, il laissa revenir son codélégué avec toutes les paperasses et resta à la ville pour terminer quelques négociations entamées. Pendant que celles-là tiraient à leur fin, d’autres se présentèrent, si avantageuses que c’eût été péché de les laisser échapper, puis d’autres tournèrent mal, de sorte qu’il fallut réparer le dommage ; – d’ailleurs ce n’était pas le souvenir de sa femme qui pouvait l’engager beaucoup à retourner au village ; la vie facile des villes lui offrait plus d’attraits que l’indifférente figure d’Irina ; – bref, Stépane était absent depuis trois ans quand une sorte de nostalgie de la maison natale le fit retourner à son foyer.

On lui avait toujours écrit que tout allait bien chez lui : en effet, sa part de fourrage et de blé avait été soigneusement emmagasinée après chaque récolte, et ses champs avaient été ensemencés.

La commune avait veillé aux intérêts de celui qui s’occupait de ses affaires. Cependant Irina n’avait point d’argent à présenter au mari quand il revint. Comme elle ne tenait pas de comptes, ne sachant ni lire ni écrire, Stépane ne prit pas la peine d’entrer en explications ; quelques coups de bâton témoignèrent de son mécontentement, puis il se remit à la besogne, et tout sembla rentrer dans l’ordre.

Irina savait fort bien ce qu’était devenu l’argent qu’elle aurait dû mettre de côté. Son juge naturel, son mari n’étant plus là, rien n’avait arrêté ses instincts de dévergondage : elle avait reçu ses amants chez elle, les avait nourris du pain et du sel de l’époux absent, leur avait fait de temps en temps quelque cadeau, et le reste avait passé en pains d’épice et en macarons pour régaler ses hôtes bienvenus, pendant que le foin et l’avoine du maître nourrissaient leurs chevaux.

Tout le village le savait : les petits enfants mêmes avaient appris à reconnaître la télègue du marchand de suif qui avait régné le premier sur le cœur et au logis d’Irina ; celui-là faisant ses visites rares, un marchand de blé lui avait succédé, puis divers autres, tous marchands forains, voyageant de village en village, ramenés souvent vers Irina par la bonne chère et la jolie hôtesse.

Tout le monde le savait dans la commune, et personne n’en souffla mot à Stépane.

– Nous ne sommes pas juges les uns des autres, s’étaient dit les anciens à ce propos : quand il s’en apercevra, nous verrons à lui en parler. En attendant, bouche close.

Pour eux, d’ailleurs, gens d’une civilisation primitive, l’état de mari trompé n’offrait rien de comique ni de déshonorant. La femme adultère était seule en question, et encore, si sévères que fussent pour elles les matrones avant le retour du mari, pas une ne se fût hasardée à lui jeter la première pierre en présence de son juge.

Stépane retrouva sa femme telle qu’il l’avait laissée, indifférente et frivole. Leur ancienne vie recommença, mais un mois après son retour, pendant que le paysan était aux champs, le colporteur revint à l’improviste.

Comment Irina décida-t-elle celui-ci à l’emmener ? C’est un mystère. Les enlèvements, les esclandres sont rares au village ; mais le colporteur avait fréquenté les villes, – peut-être y avait-il appris les éléments de la civilisation moderne. Bref, le soir, en rentrant, Stépane trouva la maison déserte.

Après avoir attendu une heure ou deux, il sortit pour s’informer de sa femme. Le premier auquel il s’adressa lui apprit qu’elle avait quitté le village dans l’après-midi, en compagnie du colporteur, qui avait deux bons chevaux à sa charrette couverte de toile.

– Si tu veux courir après eux, dit l’officieux conseiller, ils ont pris la route de la ville.

– Courir après eux ? Non ! répondit Stépane. Pourquoi ? Qu’il la garde puisqu’elle lui plaît : je n’ai que faire d’elle.

Alors de toutes les maisons sortirent grands et petits, vieillards et matrones, tous ceux qui avaient quelque chose à lui apprendre sur les débordements de son indigne moitié. Stépane apprit où son bien avait passé et ce qu’avait vu sa maison.

Immobile, les bras croisés, il écoutait en silence ; ses sourcils bruns se rapprochaient de plus en plus à mesure que l’opprobre s’ajoutait à l’opprobre, l’adultère à l’adultère, et que celle qu’il avait épousée tombait de plus en plus bas dans son esprit révolté.

Lorsque la coupe fut remplie et que personne n’eut plus une goutte d’amertume à y verser :

– Pourquoi ne m’avez-vous pas dit tout cela quand je suis revenu ? fit-il d’une voix contenue.

– Pourquoi, petit père ? Parce que tu ne l’as pas demandé, répondit le starchina au milieu d’un grand silence.

– Je ne pouvais pas le deviner, et je devais le savoir ! dit-il d’un ton irrité et menaçant.

– Pourquoi le savoir ? fit un des vieillards au milieu de cette foule silencieuse qui écoutait avec frayeur.

– Pour la tuer comme une chienne enragée ! répondit Stépane d’une voix tonnante, en dressant le poing vers le ciel.

Pendant le long récit de cette honte, la nuit était venue, l’azur assombri se remplissait d’étoiles, les cabanes paraissaient toutes noires sur le ruban blanchâtre de la route ; un grand calme régnait partout.

La voix de Stépane mourut sans écho. Toutes les poitrines haletantes de curiosité avaient retenu leur respiration pour écouter ce qu’il allait dire ; elles continuèrent à la retenir par frayeur de ce qu’il avait dit. Ce premier mouvement de colère passé, lui-même regarda les assistants avec plus de douceur. On s’écarta un peu, et quelques femmes rentrèrent au logis pour s’occuper du souper.

– Allons, mes amis, dit-il, vous avez cru bien faire, n’en parlons plus. À présent, j’ai encore une maison, mais je n’ai rien de prêt à manger ; personne ne me préparera plus mes repas : – il étouffa une espèce de sanglot. – Qui veut me donner à souper pour ce soir ?

Toutes les voix répondirent, toutes les mains s’avancèrent vers lui. Il accepta l’offre du starchina et le suivit dans sa cabane.

Une heure après, pendant que les femmes éteignaient les feux et que dans toutes les chaumières les enfants s’étendaient pour dormir, il sortit de chez son hôte, seul, nu-tête, comme il était venu, et traversa lentement le village.

Le ciel resplendissait de clartés fines et discrètes, la route gazonnée semblait presque brune sous ses pas ; il marchait pensif le long des maisons closes ; sans aboyer, les chiens de garde levaient la tête sur son passage et venaient flairer ses mains pendantes à son côté.

Arrivé devant sa porte, il s’arrêta. Il n’avait plus de chien, lui ; pendant son absence, Irina avait empoisonné le fidèle gardien qui aboyait aux étrangers voyageurs et mordait dans l’écurie les chevaux intrus qui mangeaient l’avoine du maître. La maison était noire et les fenêtres plus noires encore sur la façade ; il regarda encore une fois le ciel, puis la demeure déserte, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues : il pleurait son chien.

Il entra lentement, écoutant ses pas retentir sur les planches sonores. La chambre était bien rangée ; dans l’obscurité, il remarqua vaguement l’absence d’une masse noire près de la fenêtre, – le coffre d’Irina, et celle de la silhouette bien connue des vêtements de sa femme, suspendus ordinairement près du poêle. La maison lui paraissait immense, et le silence semblait bruire à son oreille avec des tintements de grelots lointains.

Sans allumer de lumière, il s’étendit sur le banc et s’endormit du lourd sommeil du paysan lassé.

Le lendemain, à son réveil, il se rappelait si peu ce qui s’était passé qu’il fut d’abord étonné de ne pas voir Irina vaquer au repas du matin, comme de coutume. Le beuglement des vaches aux pis trop chargés de lait, qui l’appelaient dans l’étable pour les traire, lui rappela bien vite son abandon.

Il prit une jatte de terre brune et descendit pour soulager les pauvres bêtes ; mais après deux ou trois essais, s’apercevant qu’il était malhabile, il appela une voisine pour le remplacer.

La voisine vint sans commentaires, rangea dans la laiterie les pots de lait écumeux, expédia les vaches aux champs à la suite des autres déjà sorties du village, et rentra chez elle sans attendre de remerciement.

Après avoir bu une tasse de lait et mangé un morceau de pain noir, Stépane était déjà sur la route des prés, sa faux sur l’épaule : on l’accueillit au travail comme si rien ne s’était passé, et nul ne lui parla de sa femme.

La vie lui était devenue rude, depuis qu’il se trouvait seul. Il n’avait jamais connu la solitude. Au village, son père et plus tard sa femme, à la ville, les habitudes banales de l’auberge, lui avaient toujours procuré une sorte de compagnie : ce n’était pas la vie commune, et ce n’était pas non plus l’isolement. Le paysan russe aime à vivre ainsi : sa nature essentiellement hospitalière s’arrange mal de la solitude.

Stépane ne songeait guère à la trahison de sa femme : il la méprisait, mais sans colère, la considérant à peu près comme un chien infidèle qui abandonne son maître pour suivre le premier venu.

À quoi bon la regretter, puisqu’elle n’en valait pas la peine ? C’est notre civilisation raffinée qui a mis la jalousie de l’époux au cœur de l’homme indifférent : les mœurs patriarcales admettent en pareil cas le sentiment du propriétaire lésé dans ses droits, mais non celui de l’honneur offensé qui demande une réparation.

Mais ce que Makarief ne pouvait pardonner, ce qui, tous les soirs, soulevait dans son cœur un bouillonnement d’indicible colère, c’était le lâche abandon du foyer ; c’était le manger froid, les bêtes en souffrance, l’eau qui manquait ; c’étaient toutes ces bagatelles de la vie matérielle faisant défaut à la fois, qui surchargeaient d’un invincible ennui son esprit paresseux et inaccoutumé.

Les mois d’été passèrent ainsi. La voisine avait l’habitude de traire les vaches et de veiller à la basse-cour matin et soir. Stépane lui avait dit un jour en passant un mot de remerciement, puis avait accepté simplement ce service journalier : ne fallait-il pas que cette besogne fût faite ?

Cependant il se rappela un jour que sa voisine était pauvre, veuve, qu’elle avait deux petits enfants à nourrir du travail de ses bras ; et il entra chez elle.

– Qu’est-ce que tu fais du lait de mes vaches ? lui dit-il brusquement.

Se croyant soupçonnée dans sa probité, la pauvre Anicia rougit jusqu’aux tempes et se hâta de répondre :

– Du beurre, petit père, du beurre ! Il y en a plein une caisse au frais, sous la maison ; et les œufs de tes poules sont dans un grand pot, à côté. Si tu l’ordonnes, on peut les faire porter en ville, à la première occasion. Il y a seize douzaines d’œufs et soixante livres de beurre. Tu devrais vendre une vache, Stépane Makarief : pour un homme seul, deux vaches, c’est trop.

– Nous verrons, répondit Stépane ; mais tu as deux enfants et tu n’as pas de vache : je ne veux pas que tu fasses tant de beurre, et je veux que tes enfants aient toujours des œufs et du lait. Entends-tu ?

– Je te remercie, Stépane Makarief, dit humblement la veuve touchée jusqu’aux larmes. Que Dieu te le rende !

Stépane sortit aussi brusquement qu’il était entré.

À quelques jours de là, il s’arrangea avec un marchand de beurre et d’œufs qui passait régulièrement dans le village, pour lui vendre à chaque tournée ce qu’il aurait en magasin ; car il n’était pas homme à laisser perdre son bien.

Les pluies froides d’automne arrivèrent à leur temps ; dès le matin, les ménagères chauffaient le poêle pour la journée, et le soir, les hommes fatigués se détendaient les membres sur les larges lijanki de briques chauffées par-dessous par la bonne chaleur douce des bûches de bouleau.

En rentrant chez lui, Stépane trouvait la grande chambre froide et déserte : sa femme avait brûlé toute la provision de bois de l’année précédente, et les chemins étaient si mauvais qu’avant la neige on ne pouvait guère en transporter au village.

Après avoir souffert du froid pendant deux ou trois nuits, cependant, il se décida à atteler ses deux chevaux à une charrette et à s’en aller chercher du bois à travers le marais détrempé par les pluies incessantes.

Un méchant vent d’automne sifflait autour de lui ; mais il n’y faisait guère attention, bien enveloppé qu’il était dans sa pelisse de mouton. Malgré les mauvaises routes, il alla jusqu’à la forêt, chantant en voix de tête une de ces interminables et mélancoliques chansons, si bien faites pour exprimer la vague tristesse des horizons bas et des paysages aux lignes plates.

Non sans peine, Stépane arriva à l’endroit où le bois de la commune attendait le traînage pour aller se ranger sous les hangars : il chargea sa charrette jusqu’au haut et reprit le chemin du logis.

Le jour était terne et gris ; une pluie glacée le fouettait au visage, ses chevaux s’embourbèrent dans le marais ; la charrette enfonçait au-delà des essieux. Il entra dans l’eau jusqu’à mi-corps pour pousser à la roue ; car il avait dans l’esprit toute la ténacité de sa race. On lui avait dit, le matin, qu’il ne pourrait jamais ramener son bois ; il ne voulait pas rentrer sans sa charge.

Il alla chercher bien loin de grosses pierres pour empêcher les roues de reculer sur la glaise à demi pourrie ; du geste et de la voix il excita ses petits chevaux courageux, et fit si bien que vers quatre heures il sortit de là, mouillé des pieds jusqu’à la ceinture par l’eau du marais, et de la ceinture jusqu’au front par la sueur qui perlait en grosses gouttes sur son corps fatigué.

Il rentra ainsi au village, jeta en passant une apostrophe railleuse à celui qui lui avait prédit l’insuccès de sa tentative, détela ses chevaux fumants, les bouchonna soigneusement avec de la paille, leur prépara une litière fraîche, leur donna une double ration, et s’arrêta, les bras croisés, pour regarder ce qui lui restait encore à faire.

Par moments, un frisson agitait son corps ; il se sentait dévoré d’un ardent désir de travailler, d’abattre beaucoup de besogne, – pour se réchauffer, pensait-il. Mais un mal de tête abrutissant lui pesait comme une calotte de plomb, et à chacun de ses mouvements il sentait le sang lui frapper de grands coups au cerveau.

Il s’obstina cependant à dépenser la force herculéenne qu’il sentait en lui : seul il traîna sa lourde télègue jusqu’au hangar, la déchargea, et rangea son bois ; puis il rentra chez lui.

Il avait le vertige ; l’escalier lui semblait tournoyer sous ses pieds. Il se jeta sur un banc et s’endormit tout habillé, sans avoir seulement la force d’attirer à lui un vêtement pour couvrir ses jambes glacées.

Au matin, il s’éveilla malade à croire qu’il allait mourir. On n’entendait pas de bruit dans le village, et les blafardes lueurs d’un jour d’automne entraient par les petites fenêtres.

– Est-ce qu’on est déjà parti pour le travail ? se dit-il obscurément. – Il voulait se lever sur le coude et ne put. – L’heure de ma mort est venue ; que Dieu me sauve ! pensa-t-il ; et il se rendormit péniblement, sans rien attendre et sans rien demander.

Longtemps après, Stépane se réveilla une seconde fois ; la tête lui faisait encore mal, mais une sorte de vague bien-être parcourait son corps avec un petit frisson agréable ; il avait chaud autour de lui. Après avoir savouré un peu ce changement les yeux fermés, il souleva lentement ses paupières alourdies et regarda.

Sa première idée fut que le feu était à la maison : le reflet d’une flamme bondissait sur les murailles sombres, et l’air était attiédi. Au mouvement qu’il fit pour se lever, deux ou trois pelisses tombèrent de ses pieds sur le plancher, Alors, comprenant mieux, il s’appuya sur le coude, et reconnut qu’il avait un oreiller sous la tête.

Ce n’était pas l’incendie, c’était son poêle flambant qui envoyait des lueurs joyeuses et mouvantes aux poutres du plafond ; une main secourable avait amoncelé de chauds vêtements sur son corps ; ses lourdes bottes saturées d’humidité fumaient en séchant à quelque distance du foyer.

Tout cela étonna bien quelque peu Stépane, dont le cerveau faible et lassé n’était pas capable de longues réflexions. L’idée que sa femme pourrait bien être revenue lui causait à la fois une sourde mauvaise humeur et une satisfaction secrète, satisfaction toute d’instincts matériels : sans se l’expliquer, il pensait qu’à présent on allait lui donner à boire, puisqu’il y avait une maîtresse au logis.

Un pas fit craquer les marches de l’escalier, la porte extérieure s’ouvrit, retomba sur elle-même ; – ce ne fut pas Irina qui parut, ce fut Anicia.

Sur son bras gauche, elle portait le plus jeune de ses enfants, et de l’autre elle tenait avec précaution une théière de grossière faïence.

La veuve ne s’aperçut pas que Stépane s’était réveillé : la chambre était obscure, et elle avait encore dans les yeux le demi-jour de l’extérieur.

Elle s’approcha de la table, prit dans l’armoire entrouverte une tasse avec une soucoupe, et, toujours l’enfant sur le bras, elle s’occupa d’arranger le feu et de remuer le gruau qui cuisait dans un grand pot, près de l’entrée du four.

– Anicia ! dit le paysan d’une voix éteinte, c’est toi ?

– Ah ! petit père, fit-elle en se retournant vivement, que le bon Dieu soit loué ! Tu parles ! Tu vas donc mieux ?

– Est-ce que j’ai été malade ? demanda Stépane en se soulevant un peu plus. Sa tête lui semblait vide et très vaste, mais il ne souffrait plus.

– Si tu as été malade ! Mais voici le troisième jour que tu ne parles pas, que tu ne fais que dormir et demander à boire en rêve !

– Trois jours ! fit Stépane tout étonné.

– Mais oui ! Tu es allé chercher du bois samedi, n’est-ce pas ?

– Je ne sais plus... dit le malade en fronçant le sourcil pour concentrer sa pensée près de lui échapper.

– Oui, c’était samedi. Dimanche après la messe, en voyant que tu ne sortais pas, je suis entrée ici et je t’ai trouvé tout froid, roide comme un pieu ; tu racontais quelque chose tout bas et très vite, mais tu avais les yeux fermés. Alors, je t’ai bien couvert, je t’ai fait du feu, et j’ai essayé de te retirer tes bottes ; mais je n’ai pas pu : tu n’étais pas tourné du bon côté. C’est lundi, hier seulement, que tu t’es retourné, et alors j’ai retiré tes bottes de tes pieds, et je t’ai mis un oreiller sous la tête. Tu vas mieux, à ce que je vois ?

– Oui, dit Stépane avec un simple soupir. Qu’est-ce qu’il a, ton petit ?

Anicia regarda tendrement l’enfant qu’elle soutenait sur son bras gauche, et dont la tête languissante reposait sur l’épaule maternelle.

– Ce sont les dents, celles de dessous l’œil, tu sais ; ils souffrent beaucoup, les pauvres petits, pour percer leurs œillères ! mais il est mieux qu’hier, Dieu merci ! Entre toi et lui, hier, je ne savais plus auquel entendre. Veux-tu du thé, Stépane Makarief ?

– Oui, dit le malade en se redressant tout à fait.

Il était guéri.

Sauf de rares exceptions, le paysan russe n’est pas longtemps malade ; il meurt ou se rétablit dans un bref délai. La forte nature de Stépane n’eût peut-être pas suffi à le préserver, mais les pauvres soins d’Anicia l’avaient sauvé.

Au bout de quelques jours il reprit ses habitudes et retourna aux champs. Anicia continua à lui allumer son poêle et à lui préparer ses repas ; il accepta tranquillement ses services comme une chose toute naturelle, sachant bien qu’il pourrait lui rendre à la première occasion ce qu’elle faisait tous les jours pour lui. L’occasion ne se fit pas attendre.

Les pluies d’octobre avaient complètement détrempé le sol : après une journée passée à labourer le terrain de la famille avec un maigre petit cheval loué pour la circonstance, Anicia rentra chez elle brisée de fatigue et les membres endoloris. Étonné de ne pas voir son repas préparé, Stépane entra dans la pauvre cabane et trouva la veuve affaissée près de la table où les deux enfants barbotaient dans la jatte qui contenait le repas du soir.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? dit le paysan surpris.

– Je suis malade, mon petit père, répondit Anicia en levant sur lui un regard éploré : mes jambes ne veulent plus me porter. Excuse-moi, je n’ai pas rangé ta maison aujourd’hui ; j’irai demain.

Elle poussa un soupir et se retourna péniblement.

Stépane la regardait sans mot dire : les idées ne lui venaient jamais en grande abondance, et chaque réflexion lui coûtait un certain travail d’esprit.

– Et ma journée de demain ! continua la veuve en se lamentant ; le champ n’est qu’à moitié labouré, et il est grand temps d’ensemencer ! Je n’ai pas seulement eu la force de ramener le cheval à Ivan Pétrof qui me l’a prêté.

– Pourquoi as-tu emprunté un cheval à Ivan Pétrof ? dit Stépane d’un ton bourru.

– Il me l’avait promis en été, parce que j’avais fait plusieurs journées d’ouvrage dans ses pommes de terre. Ah ! Seigneur ! pourvu que mes enfants ne restent pas orphelins !

Stépane la regardait d’un air furieux. Sans rien dire, il sortit de la cabane, bouchonna le cheval fumant et fatigué, et le ramena à son propriétaire, puis il retourna chez la veuve.

– Le cheval est dans l’écurie de son maître, dit-il ; couche-toi, je vais mettre les enfants à dormir.

– Grand merci, Stépane Makarief ! fit Anicia avec un soupir de soulagement ; et elle se jeta tout habillée sur son pauvre grabat, en ramenant sur elle sa mince couverture.

Stépane déposa le plus jeune enfant dans son berceau, déjà trop petit pour lui, installa l’aîné sur le poêle, les couvrit tous deux, éteignit la petite lampe fumeuse et sortit en souhaitant le bonsoir à la pauvre famille.

Le lendemain, Anicia n’allait pas mieux. Stépane fit venir une voisine et lui dit d’avoir soin de la malade, qu’il la paierait pour cela ; puis, sans écouter les lamentations de la veuve, il alla harnacher son meilleur cheval, l’enfourcha et partit tout joyeux. Depuis longtemps, depuis son retour de la ville, il ne s’était pas senti le cœur si léger. Il avait son idée.

Il travailla tout le jour. Vers midi, au lieu de revenir dîner au village, il se régala d’un morceau de pain noir et d’un oignon qu’il avait mis dans sa poche, et il travaillait encore à l’heure où les premières étoiles se montrèrent au ciel.

La journée avait été belle, mais on sentait venir la gelée.

– Pourquoi t’es-tu attardé ? lui cria un paysan qui passait sur la route. Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais ton champ labouré depuis longtemps.

– C’est une dette que je paie, répondit Stépane en excitant du geste son cheval, qui s’endormait dans la monotonie du sillon. Va, je ne tarderai pas à rentrer.

Et appuyant pesamment sa robuste charpente sur la charrue, il traça tout joyeux le sillon le plus profond qu’il eût jamais fait.

Il était tard quand Stépane rentra chez sa voisine ; les enfants avaient fini de souper, on les couchait. Les yeux brillants de fièvre, Anicia suivait les mouvements de son visiteur, qui jeta son bonnet sur la table, et s’assit en se croisant les jambes.

– Est-ce qu’il n’y a rien à manger ici ? dit-il d’un air content.

– Il y a du gruau et du lait, répondit la femme qu’il avait installée près de la veuve.

– Donne-m’en, j’ai bon appétit.

– Stépane, dit Anicia de son coin, ton poêle est chauffé, ton dîner est prêt : j’ai dit à notre voisine de te préparer tout ce qu’il te faut.

– Merci, mais j’aime mieux souper ici, c’est plus gai. Sais-tu, Anicia ? tu ne te tourmenteras plus de ton champ : il est labouré ; demain nous l’ensemencerons.

– Oh ! dit la veuve en croisant les mains, c’est toi qui as fait cela ?

– Et qui donc ? répondit Stépane en se frottant les jambes d’un air de bonne humeur. Je ne veux plus que tu ailles labourer, c’est trop dur ; tu tiendras ma maison en ordre, et je m’occuperai de ton champ. Tais-toi ! Quand on pleure, ça m’ennuie ! ajouta-t-il pour couper court aux larmes reconnaissantes de la veuve.