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- Tu tiens donc beaucoup à me laisser partir seul ? demanda le père en regardant sa femme d'un air mécontent. La petite fille qu'il tenait appuyée contre son genou leva les yeux vers lui et lui sourit avec confiance ; il posa les mains sur les cheveux châtains, frisottants et soyeux, et reporta son regard sur la jeune femme triste qui empilait ses effets dans une petite malle, avec des gestes lents et lassés. - Marie, réponds donc, tu tiens absolument à rester à Paris et à ne me rejoindre que demain ? Tu veux faire seule, avec la petite, le voyage du Havre ? La jeune femme se releva péniblement sur un genou et tourna vers son mari un regard terne et découragé.
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Seitenzahl: 343
Veröffentlichungsjahr: 2019
Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.
– Tu tiens donc beaucoup à me laisser partir seul ? demanda le père en regardant sa femme d’un air mécontent.
La petite fille qu’il tenait appuyée contre son genou leva les yeux vers lui et lui sourit avec confiance ; il posa les mains sur les cheveux châtains, frisottants et soyeux, et reporta son regard sur la jeune femme triste qui empilait ses effets dans une petite malle, avec des gestes lents et lassés.
– Marie, réponds donc, tu tiens absolument à rester à Paris et à ne me rejoindre que demain ? Tu veux faire seule, avec la petite, le voyage du Havre ?
La jeune femme se releva péniblement sur un genou et tourna vers son mari un regard terne et découragé.
– Je n’en puis plus, Simon, dit-elle d’une voix oppressée. Depuis trente heures que nous avons quitté notre pauvre vieille maison, je n’ai pas eu le temps de m’asseoir ; passer encore une nuit en chemin de fer m’effraie. Laisse-moi me reposer ici, nous partirons demain ensemble.
– Est-ce que cela se peut ? s’écria l’homme en se levant et en parcourant à grands pas l’étroite chambre d’hôtel garni où ils se trouvaient. On ne part pas comme cela pour l’Amérique sans avoir retenu sa place, sans avoir vu le bateau.
– Nos places sont retenues, fit doucement Marie en fermant la malle.
– Soit, mais savons-nous comment elles le sont ? Et puis, j’ai cent choses à acheter au Havre, que je ne trouverais pas ici en courant tout le jour ; là je les aurai sous la main... ils ont l’habitude d’équiper ceux qui s’exilent.
Il s’interrompit et s’arrêta. La tête de la petite fille s’était placée sous sa main. Elle ne parlait pas quand ses parents discutaient ensemble, elle savait qu’il fallait laisser passer l’orage ; mais de temps en temps elle donnait une caresse muette à celui qui semblait le plus fâché. Pour le moment c’était son père.
Il se pencha vers elle et l’embrassa machinalement.
– Dis-moi la vérité, Marie, reprit-il avec véhémence, tu es lasse de moi, lasse de la vie que nous menons, lasse de tout...
– Lasse en vérité, répondit-elle, mais pas de toi, Simon. Nous nous aimions bien quand nous nous sommes mariés, je t’aime bien encore, malgré...
Il l’interrompit avec un geste de colère.
– Malgré mes fautes, malgré mes folies, malgré mon incurie qui a gaspillé l’argent de ta dot, mes économies, l’héritage de ton père, tout enfin ! Je la connais, ta résignation ; je les connais aussi, tes reproches.
Marie détourna la tête d’un air fatigué. Il arrêta brusquement le torrent de paroles amères qu’il allait suivre, et continua d’un ton plus doux :
– J’ai eu du malheur ; j’ai eu trop de confiance dans les fripons, je me suis laissé gruger par des misérables, j’en conviens... Mais, Marie, puisque nous avons tout vendu, puisque nous partons pour l’Amérique, où les gens intelligents font fortune, sois moins triste, n’aie pas l’air d’un reproche en chair et en os... j’ai besoin de courage, moi aussi, je te le jure ! Et il m’en faut pour deux, puisque tu n’en as pas...
Il s’était laissé tomber sur une chaise ; elle s’approcha de lui et lui mit sur l’épaule ses deux mains jointes.
– Je t’aime, mon pauvre Simon, dit-elle ; je sais que tu es honnête et courageux ; mais quand on a vendu nos meubles à la criée, là-bas, vois-tu, il m’a semblé que quelque chose se brisait là...
Elle appuya la main sur son cœur souffrant. Il la regarda avec plus d’attention.
– Je suis lasse à mourir, continua-t-elle, réprimant à grand-peine un flot de larmes qui lui montait aux yeux. Par instants il me semble que mon cœur s’arrête, que j’étouffe... Un peu de repos, par pitié... une seule nuit dans un lit, et demain matin nous irons te rejoindre par le premier train... Je t’en supplie !
Simon hésita.
– Il m’en coûte de te laisser ici, dans ce grand Paris, où nous ne connaissons personne, seule avec la petite.
– Que peut-il m’arriver ? demanda-t-elle.
Il se tut, ne trouvant pas de réponse.
– Ah ! reprit-il ensuite, si je n’avais pas besoin de voir demain matin cet homme qui m’a promis un emploi, je resterais avec vous deux ici... mais on ne le voit qu’avant onze heures... Après-demain à onze heures nous serons loin... ce bateau part à trois heures du matin.
Il hésita encore, puis fit un geste brusque :
– Allons, c’est dit, fit-il, je m’en vais. As-tu de l’argent ?
– J’ai cinquante francs, répondit Marie.
– C’est assez. Nous n’avons pas fait de dépense ici. Nous vivons de peu, nous autres !
Il corda sa petite malle et la jeta sur son épaule d’un mouvement à la fois triste et irrité.
– Venez-vous à la gare ? dit-il, en se dirigeant vers la porte.
La femme le suivit, prenant la petite fille par la main. Ils marchaient lentement et avec difficulté à travers la foule affairée et bruyante, qui remplissait les rues à cette heure où l’on sort de partout.
Six heures sonnaient à la gare Saint-Lazare lorsqu’ils atteignirent le haut du perron.
– Vivement, dit Simon, ou je manquerai le train. Gardez-moi ma malle, je cours au guichet.
La jeune femme et la petite fille restèrent debout près du pauvre petit colis ; les yeux effarés, le cœur serré, elles contemplaient ce tohu-bohu des heures de départ ; le bruit les assourdissait, les gens les coudoyaient ; elles avaient peur et ne savaient que faire, quand Simon revint.
– Attendez-moi là, dit-il.
Il disparut en courant, sa malle sur l’épaule, et revint de même.
– Il était temps, dit-il essoufflé, j’ai failli rester. Adieu ! à demain ! Je vous attendrai à la gare à deux heures.
Marie l’embrassa avec une tendresse qui le surprit ; depuis longtemps, il n’avait vu tant d’affection dans les yeux de sa pauvre femme lassée.
– J’aurais dû partir, dit-elle précipitamment ; est-il temps encore ?
– Parbleu non ! s’écria Simon. Et nos effets. qui sont à l’hôtel ? Tu aurais bien pu te décider plus tôt.
Il enleva la petite fille et l’embrassa passionnément. Une autre étreinte à sa femme, et il s’élança en courant dans l’escalier de bois qui conduit aux salles d’attente.
Moins d’une minute après, un sifflet aigu se fit entendre. Marie serra dans la sienne la petite main de sa fille et se retira à regret.
– J’avais espéré qu’il manquerait le train, dit-elle à demi-voix.
– Maman, dit la fillette, j’ai faim.
La jeune femme entra dans une humble boutique de marchand de vin et se fit servir un frugal repas. Bientôt la lourde atmosphère de l’arrière-boutique lui fit mal ; elle sortit et se remit en marche par les rues, pendant que la fillette grignotait une dernière petite croûte de pain, reste de son dîner.
Les rues étaient moins peuplées ; la buée grise d’une soirée d’août commençait à les assombrir ; marchant toujours dans la direction de l’hôtel modeste où elle était descendue, Marie se trouva devant un jardin entouré de grilles, orné de fleurs ; on y entrait librement, et les enfants y jouaient avec des petits cris de contentement, pendant que les hirondelles tournoyaient dans l’air avec des cris presque semblables. C’était le square Montholon.
– Oh ! maman ! les belles fleurs ! dit la petite.
Cédant à la douce pression de la menotte, Marie entra dans le square. Un banc vide se trouvait là, adossé à un massif qui lui formait une sorte de protection ; elle s’assit, et l’enfant auprès d’elle.
– Tu peux jouer, dit la mère.
La petite descendit du banc, et se mit à faire des tas de sable avec ses mains. On voyait que la pelle et le seau ne lui étaient pas familiers, car elle regarda avec curiosité deux autres enfants un peu plus loin, qui, munis de tous les ustensiles usités en pareil cas, faisaient sans relâche une quantité considérable de petits pâtés.
– Voulez-vous jouer avec nous ? dit l’aînée, une petite fille accorte, déjà aimable comme une commerçante.
L’enfant ne demandait pas mieux. Elle tourna instinctivement la tête vers sa mère pour obtenir son agrément, mais Marie ne regardait pas de son côté : la fillette s’éloigna de quelques pas en compagnie de ses nouvelles camarades.
Le roulement des voitures avait un peu diminué, les omnibus passaient moins fréquemment, et le contrôleur du bureau, à quelques pas de là, n’appelait plus de numéros de sa voix enrouée.
Paris dînait, et pendant ce temps, le train omnibus emmenait sans trop de hâte, loin du bourg natal et loin de sa famille, représentée uniquement par cette femme et cette enfant, Simon Monfort, qui avait envie de pleurer, tout homme qu’il était.
Marie songeait à cet époux qui s’éloignait à chaque seconde, et sa pensée remontait le cours des jours passés. Ses mains molles retombèrent le long de sa robe brune, terne et sans gaieté, comme tout l’être qu’elle recouvrait ; sa tête s’inclina doucement sur sa poitrine, et savoura, après de si longs travaux, de si longues angoisses, la douceur de rester un moment sans travailler.
Il est des êtres pour qui la vie semble s’être faite rude à plaisir ; des êtres pour qui l’enfance n’a pas eu de sourires, l’adolescence pas d’émotions douces, la jeunesse pas de fêtes.
Marie était restée orpheline de bonne heure, – pas assez tôt cependant pour que la commisération des voisins et des amis s’étendît sur elle d’une manière effective. Elle avait vécu avec son père, un bonhomme dur et entêté, qui n’aimait ni le bruit joyeux des jeux, ni les larmes de chagrin qu’il appelait pleurnicheries ; jeune fille, elle n’avait pas eu d’amies : son père les effarouchait par son humeur morose.
Simon Monfort la demanda un jour en mariage ; pourquoi ? Elle n’eût pu le dire, lui non plus, peut-être, si ce n’est que l’humeur austère du prétendu ne s’était pas effarouchée de celle du futur beau-père, et réciproquement.
À cette heure de sa vie, Marie avait connu un peu de joie ; le mariage l’avait bientôt rejetée dans ses tristesses. Monfort, soupçonneux par nature, était confiant par effort de volonté ; ce qui eût dû le prémunir contre le danger, le lui faisait au contraire rechercher. Il se laissa entraîner à des spéculations mauvaises, où lui seul perdait de l’argent, pendant que ses amis s’y enrichissaient ; sa mauvaise humeur naturelle s’en accrut ; il voulait reconquérir ce qu’il avait perdu, et fit si bien qu’un jour il se trouva face à face avec la ruine.
C’était un homme résolu ; son éducation baroque, laissée aux soins du hasard, car il n’avait point de proches et depuis l’âge de dix-huit ans s’était vu libre de tout point, cette éducation, étendue mais décousue, le rendait apte à une foule de choses. Il se décida à partir pour l’Amérique, sûr d’y trouver un emploi, il ne savait lequel, pour ses facultés jusqu’alors inutiles.
Il annonça sa résolution à sa femme. Ce fut pour Marie la plus pénible des épreuves. Son père était mort depuis son mariage ; rien ne l’attachait au sol natal, mais cette absence de liens même lui rendait la terre de la France plus douce et plus chère. Elle essaya quelques objections, aussitôt réfutées, et se soumit, ne pouvant faire autre chose.
Une petite fille était née de ce mariage sans joie, une mignonne enfant qui avait alors trois ans et demi ; celle-ci était la lumière et la gaieté de la maison paternelle. Comment ces deux êtres tristes et silencieux avaient-ils donné le jour à cette petite créature dont le rire s’épanouissait à tout instant comme une fusée, dont le gazouillis semblait avoir emprunté des notes aux oiseaux qui nichaient dans les arbres du jardin ? La vie a de ces mystères.
Marie fit pour la petite Marcelle un grand manteau de voyage avec un capuchon, et tout fut dit.
Ils étaient arrivés à Paris le matin même, après une longue journée et une longue nuit en chemin de fer. Au sortir du wagon, l’air froid de cinq heures avait frappé la jeune femme au visage, et elle en avait gardé tout le jour un frisson douloureux.
Un besoin de repos si impérieux qu’il dominait toutes les impressions, tous les sentiments, s’était emparé d’elle, et lui avait fait implorer une nuit de sommeil tranquille comme le plus précieux des biens. Assise là, dans ce square, où les bruits s’assourdissaient peu à peu avec la nuit tombante, elle se trouvait bien. Une étrange torpeur s’emparait d’elle, et lui faisait redouter le moindre mouvement.
À deux reprises, elle pensa qu’il se faisait tard, qu’il faudrait rentrer, car le train partait de bonne heure le lendemain ; mais le repos était si doux ! elle se dit qu’elle s’en irait tout à l’heure. La voix de Marcelle arrivait par instants à ses oreilles, avec un babil joyeux. Elle retourna à ses pensées.
Son mari l’aimait, après tout. Il était d’humeur taciturne, mais elle-même n’était guère communicative. Bien des ennuis leur étaient venus de cette mauvaise habitude de garder pour eux leurs pensées ; elle s’en corrigerait, elle chercherait en lui un confident, un consolateur.
Plus d’une fois il lui avait dit : – Tu es lasse de moi !
Ce n’était pas vrai, cependant, elle n’avait jamais désiré s’affranchir de sa société. En y pensant bien, elle considérait, au contraire, l’éventualité d’une séparation comme le plus grand des malheurs.
Pour que cet homme morose, mais, au fond, juste et bon, l’eût crue détachée de lui, elle devait avoir eu des torts graves sans le savoir, sans s’en douter... Elle était jeune encore ; à vingt-six ans, on a une longue vie devant soi ; elle réparerait ses torts.
Une pensée de tendresse et de pitié traversa son âme au souvenir de son mari, qui roulait vers le Havre, triste sans doute et mécontent qu’elle eût refusé de le suivre. Elle regrettait maintenant ce refus ; la chambre d’hôtel garni allait lui paraître bien triste et bien nue. Comment n’avait-elle pas songé à cela ?
Mais il devait y avoir encore des trains pour le Havre ce soir-là ! Elle pouvait partir sur-le-champ ! Ce moment de repos sur le banc du square lui avait rendu la légèreté de sa jeunesse ; elle avait envie de se lever et de courir...
Une vive lumière lui blessa les yeux. C’était le gaz d’un réverbère qui venait de s’allumer en face d’elle. Elle battit des paupières deux ou trois fois, puis voulut mettre son projet à exécution, mais une lourdeur étrange avait envahi ses jambes. Le haut de son corps voulait se mouvoir, elle avait envie de fendre l’air avec ses bras comme avec des ailes, mais elle était retenue à la terre...
– Mon pauvre Simon ! pensa-t-elle ; enfin, d’ici demain il n’y a plus bien loin, demain à deux heures, à la gare ; je partirais ce soir que je ne saurais où te trouver... pourtant j’aurais bien voulu t’embrasser... il me semble que je ne t’ai pas dit adieu comme il faut... Qui est-ce qui disait, quand j’étais petite, qu’il faudrait toujours se séparer comme si l’on ne devait jamais se revoir ? Je ne me souviens plus... mais c’est vrai... je voudrais être à demain... Marcelle...
Marcelle courait autour du square avec ses nouvelles amies, auxquelles s’étaient jointes plusieurs autres petites filles.
La bande enfantine s’éparpillait et se reformait avec des cris joyeux ; enfin, hors d’haleine, on s’arrêta au milieu du carrefour pour causer un peu. Au rebours des hommes, les enfants commencent par s’amuser ensemble et font ensuite plus ample connaissance.
– Où demeures-tu ? demanda à Marcelle Louise, la plus âgée, qui gouvernait visiblement le jeune troupeau, grâce à l’autorité de ses onze ans et à la supériorité de sa taille. Elle avait l’air d’une petite maman.
– Là-bas, répondit la fillette, au bout du chemin de fer.
Tous les enfants partirent d’un fou rire.
– Au bout du chemin de fer, s’écria une gamine, ce n’est pas un endroit, ça.
– Laisse-la tranquille, elle est petite, cette mioche, elle ne sait pas, c’est clair, fit l’aînée en s’interposant. À Paris, dis, petite ?
– Non, pas à Paris, répondit Marcelle. C’est ici Paris, nous demeurons là-bas.
Elle étendit sa main dans une direction quelconque.
– Qu’est-ce qu’il fait ton papa ? demanda une autre d’un ton capable.
– Rien.
– Et ta maman ?
– Rien.
– Ce sont des rentiers, fit Louise en hochant la tête d’un air avisé. Ils ne sont pas dans le commerce, dis ? Nous sommes dans le commerce, nous !
– Où ? fit Marcelle qui ne comprenait pas.
Louise indiqua une petite boutique d’herboriste dans la rangée de maisons qui longeait le square.
– Voilà, dit-elle. Nous allons bientôt rentrer. Où est ta maman ?
– Elle est là qui dort sur un banc, répondit pour Marcelle une petite compagne.
– Est-ce que tu reviendras demain ? demanda Louise ?
– Je ne sais pas.
– Oh ! ne l’invite pas, elle est trop bébé ! C’est ennuyeux, les mioches si petits ! s’écria une jeune frondeuse.
– Il faut être bon envers les petits, dit Louise d’un ton grave. Elle est gentille d’abord et bien élevée, et puis elle est seule ; elle s’ennuie, cette petite. Comment t’appelles-tu ?
– Marcelle.
– Marcelle comment ?
La petite fille resta perplexe. Le nom de son père n’avait pas laissé de souvenir dans sa mémoire. Toujours seule en province, sa mère n’avait pas eu le soin très parisien de lui faire apprendre son nom et son adresse. En province, quand les enfants s’égarent, ils sont vite retrouvés, car tout le monde les connaît.
– Je ne sais pas, dit-elle enfin, après avoir vainement cherché dans sa tête une suite familière à son prénom, Marcelle.
Il faudra dire à ta maman de te l’apprendre, fit observer la raisonnable Louise. Si tu te perdais, qu’est-ce que tu deviendrais ?
Le gardien du square s’approchait, brandissant sa grosse canne.
– Qu’est-ce que vous faites là, tas de moutards ? gronda-t-il ; voulez-vous bien aller vous coucher ! ou bien je vous enferme dans le square.
– Oh ! monsieur le gardien, il n’est pas encore l’heure ! s’écrièrent en chœur les petites habituées.
– Allons, déguerpissez ! continua le brave homme. Je vous demande un peu si tout ça ne devrait pas être dans son lit !
Louise avait pris la main de Marcelle pour la reconduire à sa maman. Le gardien la suivit, continuant sa ronde.
– Madame, dit poliment Louise en s’approchant de la jeune femme, voilà votre petite fille que je vous ramène.
Marie ne fit aucun mouvement. La tête appuyée sur la poitrine, elle paraissait endormie.
– Maman, dit Marcelle en tirant sur sa jupe.
Elle ne répondit pas.
– Maman, cria la petite fille, maman !
Louise recula de deux pas, et considéra la jeune femme avec une attention mêlée de frayeur.
– Elle dort, dit-elle au gardien qui s’approchait.
– C’est malsain de dormir comme ça à la fraîche, dit-il. Faut la réveiller. Madame !
Marie restait immobile. Marcelle grimpa sur ses genoux et se rejeta en arrière avec un cri perçant. Sous l’effort de ses petites mains, le corps de sa mère cédait, menaçant de tomber sur elle. Le gardien la soutint et la remit dans sa première position.
– Elle est morte ! s’écria Louise.
– Veux-tu te taire ! gronda le gardien. Reste-là, ne laisse pas sortir l’enfant.
Il se dirigea à grands pas vers la rue Lafayette, et revint aussitôt, accompagné de deux sergents de ville. Prévenue par cette vague et insaisissable rumeur qui annonce les sinistres, la foule s’amassait autour des petites filles. Un médecin s’approcha et mit la main sur les tempes de Marie, déjà glacées.
– Elle est morte, dit-il.
Un sourd murmure parcourut la foule, soudain frappée comme par une commotion électrique. Lorsque la mort passe au milieu de nous, si près qu’elle nous frôle de son linceul, celui qu’elle enlève, nous fût-il indifférent, étranger même, devient un objet de respect et de pitié. Chacun songe à ceux qu’il aime, songe au néant de sa propre existence, et reporte sur la victime sa pieuse commisération. Marie était une inconnue pour tous, et tous se sentirent émus en voyant les bras inertes de la jeune morte tomber le long de son corps quand les sergents de ville l’enlevèrent pour la transporter sur une civière au poste de police.
– L’enfant ! cria une voix dans la foule.
– Emmenez l’enfant ! dit brusquement le gardien.
Il n’aurait jamais consenti à se l’avouer, mais la vue du désespoir de Marcelle, qui pleurait à sanglots parce que sa mère ne voulait pas lui répondre, le prenait à la gorge et lui faisait grossir sa voix, de peur qu’on ne s’aperçût qu’elle tremblait.
– Pauvre petite ! murmura-t-on de tous côtés quand les curieux s’écartèrent pour livrer passage au funèbre cortège. Une femme se détacha et lui prit la main pour la conduire.
– Je suis là, dit une voix douce à l’oreille de la petite fille.
Marcelle regarda qui lui parlait, et une sorte de sourire éclaira son visage quand elle vit celui de sa nouvelle amie si près du sien. Une main dans celle de Louise, l’autre dans celle de la brave femme qui s’était chargée de la guider, elle se laissa entraîner, s’efforçant avec ses petits pieds de rattraper les longues enjambées que faisaient devant elle ceux qui portaient le corps de sa mère.
Elle se trouva enfin dans une salle basse où régnait une odeur désagréable. Deux lampes fumeuses l’éclairaient mal. On entraîna Marcelle à l’écart, pendant qu’on fouillait les vêtements de la morte afin d’y trouver quelques indices. Il n’y avait rien.
La petite somme d’argent qu’elle possédait était contenue dans un porte-monnaie commun ; le linge marqué M. P., suivant l’usage de certaines provinces, qui veut que les femmes mariées, même depuis longtemps, marquent encore leurs effets à leur nom de jeune fille, – le linge était plutôt fait pour tromper les investigations que pour leur apporter du secours. Pas de papiers, – Simon les avait tous dans son portefeuille ; – pas même l’adresse de l’hôtel où elle était descendue.
Le mot funèbre « la Morgue » fut prononcé. La femme qui gardait Marcelle frissonna.
– Oh ! la pauvre femme ! dit-elle tout bas.
– Questionnez l’enfant, fit une voix.
Mais Marcelle ne savait rien, hors son nom. On obtint d’elle un vague éclaircissement, lorsqu’elle dit avoir été au chemin de fer avec sa mère conduire son père avant le dîner ; mais personne ne se douta que ce chemin de fer était celui du Havre, la petite fille, dans son ignorance, ayant donné des indications auxquelles un agent zélé crut reconnaître la gare de l’Est.
– Que va-t-on faire de l’enfant ? dit une voix pleine de pitié.
– Y a-t-il ici quelqu’un qui veuille s’en charger provisoirement ? dit le commissaire.
Malgré son habitude de pareils événements, il lui paraissait bien cruel d’envoyer au Dépôt la pauvre petite créature.
– Moi, monsieur, dit la femme qui l’avait conduite.
Mais avant qu’elle eût eu le temps de se présenter en pleine lumière, une petite forme agile avait paru devant la balustrade, et une voix d’enfant avait bravement crié :
– Moi, monsieur.
La foule, aussi prompte à rire qu’à pleurer, se remua joyeusement à cette apparition.
– Qui, toi ? fit le commissaire en se penchant pour voir d’où partait cette proposition.
– Moi, monsieur, Louise Favrot, rue Baudin ; maman est herboriste en face du square Moutholon.
Les rires redoublèrent, mêlés de quelques applaudissements.
– C’est une plaisanterie ! fit le commissaire en fronçant ses épais sourcils.
– Pardon, monsieur, ce n’est pas une plaisanterie, répliqua Louise d’un ton indigné ; maman est très bonne, elle aime beaucoup les enfants ; nous avons perdu ma petite sœur il y a six mois, et je suis sûre qu’elle serait contente de se charger de cette petite.
On ne riait plus dans l’auditoire, on s’entre-regardait d’un air attendri.
– Et vous ? dit le commissaire en s’adressant à la bonne femme qui s’était proposée.
– Moi, monsieur, je suis blanchisseuse de fin, chez moi ; je suis veuve et sans enfants, et j’offre de me charger de la petite, en attendant ; mais si la mère de Louise veut la prendre, elle sera mieux chez elle que chez moi. Je la connais. C’est une dame excellente.
– Allez la chercher, dit le commissaire à un agent.
Madame Favrot apparut bientôt, tout émue de trouver sa fille au poste de police, le dernier lieu du monde où elle l’eût soupçonnée en ce moment. Elle connaissait l’accident. Deux mots la mirent au courant de l’étrange proposition de Louise. Émue, elle se pencha sur Marcelle qui, lasse d’avoir pleuré, venait de s’endormir dans les bras de la blanchisseuse.
– Pauvre mignonne ! disait-elle, c’est vrai qu’elle ressemble à ma petite Céline... Faut-il que tu aies de l’aplomb, ajouta-t-elle en se tournant vers sa fille, pour être venue te fourrer ici et réclamer la petite perdue ! Je n’aurais jamais osé, moi ! Mais les enfants, c’est pire que tout.
– Vous décidez-vous ? fit le commissaire impatienté.
– C’est dit, monsieur, on la couchera dans le petit lit de Céline.
Après les formalités d’usage, madame Favrot se retira, emportant Marcelle endormie dans ses bras. Plus d’un, surtout plus d’une, parmi la foule qui attendait au dehors, voulut lui glisser quelque argent.
– Donnez-le au commissaire, dit-elle avec orgueil ; ça fera un magot à la petite ; mais nous autres, ce que nous faisons, nous le faisons de notre poche.
Une heure après, Marcelle dormait paisiblement dans le lit blanc de l’enfant morte, et Louise, couchée en face, se soulevait de temps en temps pour s’assurer de sa présence, tant cela lui paraissait charmant et invraisemblable.
– Ce n’est pas tout ça, soupira madame Favrot, mais qu’est-ce qu’on va lui dire demain quand elle demandera sa mère ?
Le lendemain à deux heures, Simon Monfort était à la gare, à l’arrivée du train de Paris. Appuyé contre la balustrade de bois qui ferme la cour, il regardait venir les wagons, qui s’approchaient d’un mouvement de plus en plus ralenti, se heurtant les uns aux autres, avec un bruit strident. La locomotive s’arrêta devant Simon, le chauffeur et le mécanicien descendirent, les employés se mirent à décharger sans trop de hâte le fourgon de bagages, et à toutes les portes de wagons apparurent des figures fatiguées ; avançant les pieds avec précaution, les voyageurs se risquèrent sur le quai de la gare, puis, se retournant, ils tirèrent soigneusement de dessous les banquettes des paniers, des cartons, de volumineux paquets ; les mères prirent dans leurs bras et déposèrent sur le sol des enfants pleurards...
Simon regardait toujours les voyageurs qui défilaient un à un devant lui ; quand le dernier eut franchi la porte, il attendit encore. Les omnibus des hôtels étaient là ; il les examina tous sans plus de succès. Se hasardant alors à entrer dans la gare, il s’adressa alors au chef de train, qui allait et venait, l’air important, les mains pleines de papiers.
– Vous n’aviez pas dans le train une jeune femme avec une petite fille ? lui demanda-t-il.
L’employé le regarda d’un air ahuri.
– Il y avait des masses de femmes avec des petites filles ; qu’est-ce qu’il vous faut ?
– Une femme en robe brune avec une jolie petite fille de trois ans et demi. Il n’est pas arrivé d’accident en route ?
– Pas le moindre accident.
– Elles n’auraient pas été obligées, pour un motif quelconque, de descendre en route ?
– On ne m’a rien dit, je n’en sais rien. Si elles sont descendues, c’est qu’elles l’ont bien voulu.
L’employé s’en alla d’un pas pressé. Simon resta immobile, agité de pensées confuses qui lui entraient dans le cœur comme des pointes de clous.
– Quand la prochaine arrivée de Paris ? demanda-t-il à un camionneur.
– À cinq heures. Dites donc, vous n’allez pas rester là, hein ?
Simon reprit lentement le chemin des quais.
– Elles ont manqué le train, se disait-il. Elle aurait bien pu m’envoyer une dépêche, ajouta sa pensée, avec amertume.
Soudain il se rappela qu’il n’avait pas donné d’adresse à sa femme, et haussa les épaules de dépit à la pensée de sa propre imprudence.
– Il faut attendre l’arrivée de cinq heures, se dit-il ; elles ont manqué le train, c’est clair. Les femmes n’en font jamais d’autres !
Trois heures sonnaient ; il retourna chez l’agent d’affaires qu’il avait vu le matin.
– Avez-vous bien réfléchi ? lui dit celui-ci.
– Oui, monsieur, la chose me convient, répondit Simon.
– Il faut partir demain matin, – c’est-à-dire cette nuit.
– J’y suis décidé, monsieur.
– Remarquez que la place est bonne. Six mille francs de fixe et un intérêt dans l’affaire.
– Je le sais.
– Eh bien ! quoi ! vous n’avez pas l’air aussi décidé que ce matin. Vous étiez tout feu et tout flamme.
– C’est que j’ai été à la gare, ma femme devait venir me rejoindre, elle aura manqué le train.
– Parbleu ! cela arrive tous les jours. La belle affaire ! Je vous engage à retenir votre cabine à bord du bateau.
– C’est fait.
– N’allez pas vous mettre en retard, vous perdriez votre passage, et ce qui est plus grave, un autre prendrait la place que je vous ai promise, car cela ne souffre pas de retards. Je vais télégraphier votre arrivée, il n’y a plus à y revenir.
– Bien, monsieur.
– Voici l’avance annoncée, reprit l’agent d’affaires en tirant de son tiroir un billet de banque. Je serai au départ. Jusque là, tâchez de retrouver votre femme.
Le rire qui accompagnait ces paroles résonna lugubrement dans le cœur de Simon. Il signa son engagement et un reçu, puis il se retira plus morose que jamais.
Il était à peine trois heures et demie ; n’osant retourner sur-le-champ à la gare, Simon se mit à marcher lentement le long du quai d’un bassin mis à sec pour cause de réparations. L’odeur de la vase lui montait aux narines, mais il n’y prenait pas garde. Cet endroit désert, si différent de l’animation des autres quais, convenait à l’état de son esprit.
Vainement il se disait que Marie avait manqué la train. Cette explication toute simple ne suffisait pas à le calmer. Malgré lui, mille scènes pénibles, douloureuses, surgissaient de son passé et se dressaient devant lui comme des fantômes.
Que de fois Marie lui avait dit : « Je suis lasse de cette vie ! »
Elle pouvait en être lasse en effet, car l’existence ne s’était pas montrée souriante pour eux. Se pourrait-il qu’elle eût reculé devant ce grand voyage, devant l’expatriation sans terme défini, devant toutes les angoisses d’un tel départ ?
– Je pars bien, moi ! se dit-il d’une voix sévère.
– Oui, lui répondit la voix intime de son âme. Mais toi, tu sais où tu vas, tu sais d’aujourd’hui seulement que ton pain est assuré, que tu as du travail, que tu seras traité par ceux qui vont t’employer comme un honnête homme qui mérite leur considération. Elle ne sait pas tout cela, la pauvre femme... Et si elle avait défailli ? Si au moment de partir elle ne s’était plus senti de courage ? Si Simon lui avait fait la vie si dure qu’elle préférât la solitude avec son enfant ?
À la pensée de l’enfant, Simon crispa les poings et se mordit les lèvres. Elle n’avait pas le droit de lui prendre l’enfant ! Marcelle était à lui, au moins autant qu’à elle. L’enfant !
Il se précipita presque en courant vers la gare ; l’heure n’était pas arrivée, mais il sentait que si près il souffrirait moins de la cruelle incertitude.
La vue de l’horloge, qui lui infligeait encore une longue attente, le calma un peu. Ne voulant pas se donner en spectacle aux travailleurs ou aux désœuvrés qui se trouvaient là, il chercha un coin tranquille, s’assit sur une borne et reprit le cours de ses méditations.
Quoi d’étonnant à ce que Marie eût pensé à se séparer de lui ? Elle était adroite aux ouvrages de femme, elle trouverait toujours le moyen de gagner sa subsistance et celle de l’enfant. Mais pourquoi ne le lui avait-elle jamais dit ? Des reproches, même amers, même injustes, n’eussent-ils pas mieux valu que ce silence dédaigneux, presque hostile, qu’elle gardait toujours auprès de lui ?
Une vision presque effacée monta lentement des vapeurs du passé ; il vit l’image de sa femme se dégager lentement et apparaître telle qu’elle était jadis, assise sur une chaise près de sa table de travail ; cousant avec patience, elle levait sur lui de temps en temps ses yeux pleins de calme affection, ses lèvres s’ouvraient, elle faisait une question, et attendait la réponse, l’aiguille en l’air, le visage interrogateur... Il répondait d’un ton bref, parfois par une brusquerie...
La main retombait sur le linge, la tête soumise s’inclinait plus bas, et le silence régnait dans la petite chambre, close au souffle de l’hiver, close aussi contre les bruits du dehors.
La femme silencieuse se mettait alors à penser. À quoi pensait-elle, pendant ces heures muettes, si longues, si monotones ? Pendant qu’il s’occupait de ses travaux qui suffisaient à son intelligence et sans doute à son cœur, amusé par la difficulté vaincue, tenté par le désir de savoir, quels rêves pouvaient distraire la femme, qui n’était pas encore mère, et qui avait si peu connu la tendresse paternelle ?
Ce n’est pas maintenant, au coin d’une rue, dans une ville inconnue, que l’époux aurait dû se le demander ! C’était alors, avant les malheurs, avant les erreurs, lorsque la confiance était si naturelle de part et d’autre ! Mais lui n’en avait pas ressenti le besoin ; à quoi bon ? n’était-il pas sûr de sa brave et honnête femme ? Elle ne pouvait avoir, avec ses yeux clairs, une pensée que son mari ne dût connaître, pour peu qu’il en eût souci.
Simon se dit, et c’était vrai, que dans cette apparente rudesse, dans cette prétendue indifférence, il y avait eu beaucoup d’estime et beaucoup de tendresse réelle.
Oui, mais elle ne le savait pas ! Elle ne voyait que l’enveloppe, pauvre femme, triste et fatiguée ! elle aurait eu besoin de connaître le fond de l’âme de ce mari qui la rendait malheureuse, et qui l’aimait pourtant !
Monfort poussa un soupir de soulagement. Après tout, rien n’était perdu. Marie avait souffert, mais il était désormais décidé à réparer ses fautes. Il allait être un bon mari, maintenant qu’il avait les yeux ouverts. Au fond, c’était un simple malentendu, et ces choses-là s’arrangent ; sur cette terre étrangère, serrés étroitement tous trois l’un contre l’autre, ils ne souffriraient pas de l’exil ; ils s’aimeraient davantage, et se connaîtraient mieux, n’ayant plus qu’eux trois pour patrie et pour famille !
L’horloge sonna les trois quarts. Imposant une démarche lente à ses pieds impatients, Simon retourna se poster où il avait attendu le matin. Marie allait venir, et il ne la gronderait pas d’avoir manqué le train, tant il était joyeux de la revoir.
Le train arriva ; c’était un train direct sans troisièmes. Les voyageurs furent bientôt descendus ; plus d’une petite fille passa devant lui, tenant la main de sa mère, mais aucune n’avait les yeux clairs et les cheveux châtains de Marcelle.
Simon sentit tout à coup une grande colère lui monter au cerveau, un grand écroulement se faire dans son cœur. Elle n’était pas venue ? C’est donc qu’elle ne voulait pas venir ? Elle n’avait plus d’excuse, cette fois ! Elle avait assez d’argent pour prendre des premières, s’il le fallait ! Pourquoi le torturer par une attente cruelle ?
Furieux, il courut au télégraphe et envoya la dépêche suivante à l’hôtel où il était descendu la veille.
« Pourquoi la dame avec la petite fille arrivée hier, pas venue aujourd’hui. »
Eu envoyant ce message, il s’aperçut avec étonnement qu’il n’avait pas donné son nom. C’est ce qui l’empêcha de désigner autrement sa femme, craignant qu’elle n’eût donné son nom de jeune fille, ou tout autre, par fantaisie ou par amour-propre.
La réponse payée lui parvint trois heures après, – trois heures qu’il avait passées à piétiner fiévreusement le pavé de la cour, devant le bureau télégraphique.
« La dame en question pas rentrée hier soir. »
Monfort resta stupide, puis fit un mouvement brusque et chancela. L’employé qui lui avait remis la dépêche sortit précipitamment de sa cahute pour le soutenir, le croyant frappé d’apoplexie. Il se remit, remercia machinalement le brave homme, refusa un verre d’eau et sortit, titubant comme un homme pris de vin.
Elle n’était pas rentrée ! Cette pensée martelait le cerveau de Monfort avec la ténacité d’un marteau mécanique. Elle n’était pas rentrée ! Non seulement elle n’avait pas voulu le rejoindre, mais elle lui faisait perdre sa trace ! Elle s’enfuyait avec la petite, comme une voleuse, n’importe où, et lui, époux abandonné, père sans enfant, il allait partir pour un pays inconnu, tout seul, comme un criminel qui part pour la déportation !
Elle avait voulu rester, c’était clair, pour se perdre dans ce grand Paris où l’on se cache si bien que nul ne peut plus vous y retrouver. Pas rentrée !
Il marcha longtemps, sans faire attention à son chemin ; tout à coup il se trouva au milieu d’une foule bruyante qui le heurtait sans s’excuser ; il trébucha sur des paquets, et comme il levait la tête :
– Gare donc ! cria une voix brutale.
Le sifflement d’un corps lourd qui traversa l’air à quelques lignes de son crâne le fit se baisser instinctivement, et il aperçut une caisse énorme qui tournoyait au-dessus de lui, enlevée comme une plume par une grue à vapeur.
– Mais gare donc ! hurla près de lui une autre voix plus rude encore, avec un juron accentué. On le tira violemment par le bras, et à l’endroit où il se tenait tout à l’heure, une lourde chaîne en fer tomba pesamment avec son puissant crochet.
– Faut-il avoir envie de se faire périr pour aller là ! grommela le manœuvre qui l’avait sauvé. Si vous avez envie de vous défaire de la vie, vous ne pouvez pas aller vous noyer proprement dans un bassin, au lieu de nous empêcher de faire notre ouvrage ?
– Qu’est-ce que vous faites ? demanda Simon, tout ahuri de ses récentes secousses.
– Nous chargeons le Canada, qui va partir cette nuit. Allons, filez, nous n’avons que faire des flâneurs par ici.
– Je suis un passager du Canada, dit machinalement Simon.
– Alors, passez vite, sans quoi vous aurez la tête fracassée, quand vous auriez le crâne aussi dur qu’un boulet de canon. Hop-là ! est-ce qu’il vous faudrait le pont Neuf, par hasard ? Passez donc le pont Neuf à monsieur !
Harcelé, bousculé, raillé, Simon se laissa pousser sur l’étroite passerelle, et se trouva entre deux écoutilles ouvertes, d’où sortaient des cris, des appels, des chocs, mille bruits aigres et confus. Les deux redoutables grues fonctionnaient toujours activement, avec un ronron assourdissant ; les caisses descendaient, les chaînes remontaient et se croisaient dans l’air avec une rapidité qui donnait le vertige, sans se tromper, sans se heurter jamais.
D’énormes réflecteurs renvoyaient dans l’entrepont une lumière aveuglante comme le plein soleil ; sur le pont encombré de colis, les passagers allaient et venaient, cherchaient leurs cabines, donnant des ordres contradictoires, grognant contre tout le personnel, introuvable en ce moment, pour l’excellente raison qu’il faisait à terre ses adieux à qui de droit. Par-dessus, ou plutôt par-dessous tout cela, la machine sous pression ronflait puissamment, faisant vibrer la coque en fer du navire, qui résonnait comme un immense tuyau d’orgue.
Monfort chercha machinalement la cabine qu’il avait arrêtée pour sa femme et pour lui ; il en avait la possession complète, à moins qu’on ne voulût bien lui rembourser le prix du passage de Marie, ce qui n’était guère probable. Il n’y pensa pas alors. Ce qu’il cherchait, c’était un peu d’isolement, un peu de calme ; il le trouva là.
L’eau clapotait doucement sous le hublot de sa cabine ; du côté du bassin, tout était repos et fraîcheur. Les bruits n’arrivaient plus à lui que fort atténués, sauf la trépidation de la vapeur concentrée qui se faisait entendre et sentir partout. Il s’assit et se prit la tête dans ses mains.
Perdue, Marie, perdue, Marcelle ! Perdues pour lui – pour jamais sans doute !
Avec quelle méchanceté froide cette femme avait calculé son abandon ! Elle l’avait pris par la compassion, se disant lasse, implorant un peu de repos. À cette pensée, le cœur de Simon se soulevait de dégoût et d’indignation.
– Mais Marcelle ! ma fille, ma petite fille ! s’écria-t-il, elle n’avait pas le droit de me la prendre ! Voleuse, voleuse d’enfant !
Il frappa la boiserie à se faire mal, et retomba inerte. Un pareil malheur dépassait tout ce qu’il avait jamais redouté ! Dans l’attente des plus grands désastres, il avait toujours rêvé à son côté cette tête d’ange, aux yeux rayonnants, au sourire innocent... Plus rien, rien ! moins que si elle était ensevelie sous une petite croix de bois dans un cimetière, car il pourrait encore alors y pleurer, tandis qu’aujourd’hui !...
Il sortit de sa cabine, et forçant tout sur son passage, il franchit la distance qui séparait le navire du quai, sans planche, d’un seul bond, puis il prit sa course vers la gare. Il y avait encore des trains. Ce n’était pas possible que Marie l’eut abandonné ! D’ailleurs, il allait partir pour Paris, il la retrouverait, il lui reprendrait la petite et s’en irait avec elle... Il serait bien vengé, ce jour-là, de tout ce qu’elle lui faisait souffrir !
Il heurta quelqu’un qui l’apostropha vivement. Comme il se dégageait sans rien dire :
– Eh ! mais, c’est vous, Monfort, lui dit l’agent d’affaires, où courez-vous ? Le Canada part dans deux heures, vous savez ?
– Oui, oui, répondit Simon, il faut que j’aille à la gare.
– Pas de bêtises ; la gare est fermée pour cette nuit. Vous avez signé votre engagement et reçu des arrhes ; vous n’auriez pas envie de nous fausser compagnie, j’espère ?
– Non, monsieur, dit Simon, soudain calmé. J’ai engagé ma parole, je le sais ; mais il faut que j’aille à la gare.
Se détachant par une secousse de la main de l’agent qui retenait le bouton de son habit, il prit sa course vers la gare.
Comme un fou, il rôda tout autour, fouillant les coins obscurs, interrogeant les rares passants ; il fit le tour des hôtels bon marché, donnant le signalement de sa femme et de sa fille, se faisant chasser et huer par les marins qu’il troublait, dans les salles basses et enfumées des restaurants. Un long sifflement deux fois répété traversa l’air et la nuit. Une cloche tinta longtemps à temps égaux.
– Le Canada ! se dit-il ; tout ce que je possède au monde est sur le navire, j’ai donné ma parole, je dois partir ! mais je reviendrai, oh ! je reviendrai pour me venger !
Il courut tête baissée comme un taureau furieux, fendit une seconde fois la foule qui regardait l’immense paquebot, traversa la passerelle au moment où le capitaine donnait l’ordre de la retirer ; et entendit derrière lui la voix de l’agent d’affaires qui lui cria :
– Diable d’homme ! Je vous ai bien cru en fuite. Bon voyage tout de même !