Amoureux d'Elles - Pierre Léoutre - E-Book

Amoureux d'Elles E-Book

Pierre Léoutre

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Beschreibung

Un œil critique mais superficiel pourrait ne lire dans ce roman que le récit de relations extra conjugales. D'un point de vue plus subtil, on s'aperçoit que l'homme qui déambule à travers les rues de Toulouse ou de Fleurance à la recherche de "LA" Femme, se promène en fait dans son propre univers intime, complexe et infini. Qui, de la Gersoise effacée et timide ou de la Toulousaine flamboyante et épanouie, va conquérir le coeur de notre passant en quête de "l'idéal" ? Laquelle des deux gagnera le combat dont elles ignorent même qu'il existe ? Et puis après, y aura-t-il d'autres combats ? Au fil des pages, au-delà d'un comportement libertin, on observe l'évolution, le mûrissement du personnage. Il suffit de dépasser les apparences pour entrevoir le duel que livre cet être avec lui-même, à la recherche de son équilibre intérieur, à la recherche courageuse de la partie féminine qu'il porte et qu'il a décidé de ne pas refouler. Ses conquêtes amoureuses constituent alors les différentes parties d'un puzzle personnel soumis aux lois du désir et du temps. Cet homme qui erre, parfois désabusé et amer, dans les rues de Toulouse, nous jette au visage que l'essentiel, c'est d'aimer, c'est de tout vivre intensément, jusqu'à épuisement...

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Sommaire

PREMIÈRE PARTIE

Fleurance

Toulouse

Fleurance

Toulouse

Fleurance

Toulouse

Fleurance

Toulouse

Sarlat

Toulouse

Fleurance

DEUXIÈME PARTIE

Vendredi

Samedi

Dimanche

Mercredi

Dimanche

Mardi

Mercredi

Dimanche

Lundi

Mardi

Samedi

Dimanche

Lundi

Mardi

Mercredi

Samedi

Mardi

Dimanche

Lundi

Mercredi

Samedi

Dimanche

Mercredi

Dimanche

Lundi

Mercredi

Vendredi

Samedi

Mardi

Jeudi

Vendredi

Samedi

Dimanche

Lundi

Mardi

Jeudi

Dîner en ville

Lundi

Mardi

TROISIÈME PARTIE

HASARD

PREMIÈRE PARTIE

Une petite fille en pleurs, et moi qui cours après…

Je ne sais pas si Nougaro était très amoureux lorsqu’il composa cette chanson, mais moi je l’étais ; et Anne partait.

Il était hors de question que je l’aide à porter ses bagages, que même, je la regarde s’éloigner ! Je savais trop ce qui m’attendait : deux mois beaucoup trop longs, au cours desquels il me faudrait faire montre de patience, la perspective lointaine d’un retour où tout serait à recommencer, où notre histoire d’amour débuterait enfin, après un trou noir de neuf semaines pendant lesquelles elle aurait évolué loin de mon regard.

Je lui en voulais de n’avoir pas compris ce qu’elle représentait à mes yeux, je maudissais la sécheresse apparente de son cœur qui lui permettait de me laisser derrière elle sans remords. Bonnes vacances, Anne.

Malgré mes scrupules, je résolus de sortir de chez moi à l’instant précis où je supposais qu’elle faisait de même. J’étais fermement décidé à la laisser partir et toujours déterminé à ne pas assister, pour rien au monde, à notre séparation.

Tant pis pour nous, et pour moi. Je passerais l’été à Toulouse, seul. SEUL, À ATTENDRE LE RETOUR D’ANNE.

Je déboulai rue Saint Rome, rue longiligne aux chalands multiples, cœur profond de Toulouse. De nombreux badauds déambulaient, à mille lieues d’imaginer que je revivais le souvenir d'une promenade nocturne avec Anne dans cette rue déserte. Je savais pertinemment qu’il serait bientôt trop tard, qu’elle allait quitter Toulouse… C’était Manhattan, de Woody Allen, rejoué tristement par Anne et moi ; tristement, car il s’agissait de notre vie et non pas d'un film.

J’étais arrivé devant son immeuble et montai, sans m’en apercevoir, les trois étages. Elle m’ouvrit la porte, l’air très ennuyé :

- C’est toi ?

- Évidemment.

Elle me fit entrer. Sa valise, énorme comme un coup de poing, incongrue comme un orage le soir d’une fête, était posée sur le sol de sa chambre. Je regardai comme pour la dernière fois son appartement d’étudiante, cossu et délicat, rangé en prévision de son départ. J’avais envie de rester parmi les meubles anciens qui décoraient les pièces. J’étais las et lui demandai l'autorisation de m’asseoir.

- Anne… commençai-je.

- Chut ! Tais-toi. Laisse-moi partir.

Je l’aidai à ranger dans ses bagages les dernières babioles qu’elle comptait emporter.

- Tu m’écriras ?

- Oui, oui, oui.

- Tu ne m’oublieras pas ?

- Ce serait difficile ; de toute façon, je ne pars que deux mois.

- C'est long. Tu m’aimes ?

- Oui.

Elle avait pris un taxi dans la rue d’Alsace-Lorraine. La voiture s’était éloignée très vite et Anne avait juste eu le temps de se retourner pour m’envoyer un signe de la main par la lunette arrière. Ce geste tendre me suffisait pour comprendre que mon attente estivale ne serait pas vaine.

Le soir même, afin de chasser mes idées noires, je décidai d’aller marcher dans les rues désertes. Je rencontrai un ami, poète, et m’ouvris à son oreille attentive de mon désarroi amoureux. Il m’entraîna dans son bar favori, un endroit que n’éclairait jamais la lumière du soleil. Nous nous installâmes à une table sale que nous nettoyâmes d’un coup de torchon circulaire, hélâmes le tavernier acariâtre qui dormait derrière son comptoir délabré et commandâmes des boissons saumâtres. Puis mon ami poète prit une feuille blanche qui somnolait au fond de sa poche et rédigea, pratiquement du même geste, le poème de ma déconfiture.

Estomaqué par ce talent impromptu et pourtant si juste, je posai brusquement mon verre sur la table de bistrot et déclarai :

- Ton poème, il est beau !

Nous partîmes ensuite dans les rues vides gueuler notre lassitude de la solitude.

°°°

Toulouse monte, grandit, s’accroît et j’assiste à cette embellie en spectateur attentif et amical ; Toulouse est la jolie femme que j’aime, celle dont la tendresse m’entoure encore quand toutes les autres s’esquivent.

C’était le jour de mon anniversaire. Anne était partie hier pour l’Allemagne sans que je n’aie pu rien faire pour la retenir à Toulouse, et je me levai pour découvrir un matin pluvieux. Joyeux anniversaire !

La radio lança Suzanne, de Léonard Cohen.

J’appelai deux amis que j’invitai à déjeuner chez Margot, la brasserie du nouveau centre commercial de Compans-Caffarelli. Ambiance amicale mais poussive : le comble fut atteint quand le serveur, en nœud papillon, entendit que je fêtais mon anniversaire. Il m’apprit que pour l’occasion le restaurant offrait un gâteau. Je soufflai donc trois bougies sous les applaudissements du personnel, dont une blonde aux jambes appétissantes.

Bon… Je faisais preuve de mauvaise grâce. Tout le monde était gentil, souhaitait sincèrement me faire plaisir, et les deux femmes qui déjeunaient à la table voisine étaient ravies de ce divertissement impromptu, de cette ambiance sympathique. Lorsque je vis que j’allais être photographié, par le serveur, en train d’éteindre les bougies posées sur le gâteau, je pris l’allure cabotine qui convenait, fermai les yeux pour ne pas être ébloui par le flash et pour mieux imaginer le repas d’anniversaire qu'Anne m’aurait préparé.

°°°

Il faut se rendre, le dimanche matin, sur le marché de la place Saint-Sernin, à Toulouse… Depuis plusieurs semaines, c’était là un rendez-vous hebdomadaire que je ne manquais plus. J’apprenais, peu à peu, à en connaître les moindres recoins. Ce n’était pas une mince affaire car il est extrêmement dense et ressemble davantage à un marché à la brocante, parisien, qu’aux foires des bastides du Sud-Ouest : livres, disques, meubles, vêtements, bibelots, etc., mais aussi quelques militants politiques d’organisations extrémistes inconnues du grand public… Le tout constitue une ambiance bruissante et complexe qu’il convient de déguster.

Concrètement, la seule méthode qui valait était de tourner en rond, ce qui correspondait parfaitement à mon état d’esprit ; tourner en rond autour de la place, s’arrêter au hasard d’un regard, d’une silhouette ou d’un objet, éventuellement parler avec le vendeur ou la vendeuse, puis repartir.

J’essayai, ce dimanche-là, de négocier le prix du double album blanc des Beatles, en disque laser, mais le vendeur était trop têtu.

Je flânai ensuite sans but, remarquant simplement une jeune femme délicate, au cou gracile mis en valeur par une queue-de-cheval. Elle contemplait un meuble ancien, absolument indifférente, visiblement, à tout ce qui l’entourait, a fortiori au regard admiratif d’un écrivain qui passait tout près d’elle. Cette frêle jeune femme avait beaucoup de charme et j’espérais vivement la revoir un jour dans Toulouse. Bien évidemment, je ne l’abordai point, poursuivant ce jeu d’équilibriste entre portraitiste et séducteur ; jeu fatigant, à vrai dire. Frustrante, cette errance d’écrivain à la recherche de la muse introuvable. À ce rythme, j’allais épuiser toutes les Toulousaines car aucune, en réalité, ne saurait remplacer Anne.

J’appelai Rachel. Elle me donna rendez-vous pour le lendemain, devant l’entrée de la Mairie, sur la place du Capitole. Rachel était une étudiante en droit, blonde de surcroît, et nous étions amis depuis plusieurs années. Elle convenait parfaitement, même si son rôle se limitait à me faire sortir de ma solitude pendant un court moment, le temps d’une escapade.

°°°

Rachel n’était pas toulousaine mais gersoise, une fille de la Gascogne voisine. De là certainement, venait notre complicité instinctive.

Je la retrouvai, guillerette, à l’heure du rendez-vous, sous le grand porche ouvert de la Mairie. Souriante, elle s’harmonisait parfaitement avec la Toulouse estivale et son soleil encore pâle qui venait de faire sa réapparition après plusieurs journées de pluie battante.

Je lui demandai où elle souhaitait déjeuner, ce qui la fit éclater de rire ; elle me laissait décider. Nous partîmes donc en direction de la place Saint-Georges où se trouvait l’une des meilleures pizzerias de Toulouse, la pizzeria de l’Opéra : catégorie bourgeoise, place ombragée, service décontracté mais distingué, ambiance feutrée quoiqu’un peu bruyante certains soirs.

Un couple qui ressemblait au nôtre s’installa à la table voisine ; la jeune femme avait un air de famille avec Anne.

Rachel était en forme ; célibataire épanouie, elle révisait ses examens, soignait son cheval dans sa propriété du Gers et avait le projet de passer l’été à la Martinique. Je lui demandai de m’écrire des Antilles. Elle l’avait fait l’année précédente et j’avais beaucoup apprécié cette attention : la carte postale, qui représentait une plage et des palmiers, traînait, depuis, dans l’un des trois tiroirs de mon bureau.

Rachel voulut savoir si j’avais l’intention de me rendre en Gascogne. Cela faisait longtemps qu’on ne m’y avait pas vu, me fit-elle remarquer. Je lui répondis par la négative, en lui expliquant que j’avais décidé d'attendre à Toulouse, le retour d’Anne.

- Où est-elle ?

- En Allemagne.

- C’est une plaisanterie ?

- Non, c’est la vérité.

Rachel alluma une cigarette.

- Bon courage. Et tout cela pour un été solitaire à Toulouse ?

- Qui te dit qu’il sera solitaire ? Les jolies touristes sont de plus en plus nombreuses ici, séjours courts mais denses.

Je savais, en disant cela, que je me leurrais ; mais tant pis : rien n’avait plus aucune importance depuis la disparition d’Anne.

Nous nous séparâmes avec Rachel, après avoir échangé quelques dernières banalités sur la vie politique gersoise qui connaissait alors des bouleversements : les agriculteurs de Gascogne refusaient de voir mourir leurs exploitations et le faisaient savoir.

Par amitié pour le grand Mozart, bien sûr, je décidai, ce jour-là, de me restaurer à La Flûte Enchantée ; la carte de visite de ce restaurant traînait dans mon calepin depuis plusieurs semaines. Outre la référence à l’opéra maçonnique de mon compositeur préféré, j’avais été attiré par la petite photographie qui ornait le bout de carton blanc : celle-ci avait été prise à l’intérieur de l’établissement, et la décoration futuriste et harmonieuse semblait suffisamment agréable pour me donner envie de m’y rendre un jour ou l’autre. J’espéraisaussi, un peu naïvement, trouver dans ce restaurant une compagnie gracieuse et cultivée, attirée comme moi par l’enseigne prestigieuse.

Las ! Le repas fut exquis, servi par une femme brune, menue et charmante, mais, déjeunant seul, il me parut long.

Je n’avais rencontré aucune belle femme blonde qui aurait pu partager mes agapes. Alors que j’étais attablé, passa en coup de vent une jeune femme en tailleur, affichant un sourire ironique sur ses lèvres.

Elle marchait très vite, mais j’eus malgré tout le temps d’enregistrer ce qu’elle était : jolie, et garce ; un peu fade, à la longue, certainement… Hum ! Elle n’avait qu’à ne pas me laisser déjeuner seul. Mon imaginaire se lassait de l'abstraction.

Lorsque je sortis du restaurant, je trouvai la grande rue Nazareth accablée par une torride chaleur alors que nous n’étions qu’au début du mois de juillet. Eh oui ! Les grandes vacances étaient à peine commencées que je vivais déjà la quête de l'amour estival. À la manière d’un écrivain.

Je marchai vers la place du Capitole ; les cafés sous les arcades, les tables abritées sous les parasols, hormis quelques-unes… Je décidai de m’installer en plein soleil, au niveau de la station de bus, entre deux autocars de la Semvat. De là, je pouvais apercevoir toute la place au fond de laquelle trônait la Mairie.

Nous étions mercredi, jour de marché.

Une passante surgit à l’angle du bus. Je n’aimais pas la robe indienne qu’elle portait car elle brouillait la plastique de son corps ; pourtant, si je ne goûtais pas cette tenue trop négligée, j’appréciais sa valse-hésitation gracieuse devant les nombreux paniers en osier exposés sur l’un des étaux du marché… Voyeurisme stérile, même pour un écrivain dont l’esprit enregistrait les impressions qui nourriraient son stylo ; j’étais vaguement déçu, alors que la ville était belle sous l’été et que mon regard était libre de se promener où bon lui semblait.

Impasse. Qu’une aussi belle femme pût sortir d'un autobus me choquait. Il ne fallait voir dans cette réflexion aucun snobisme à l’égard des transports en commun ; simplement, usé par la solitude, je pensais que j’aurais pu tout aussi bien la véhiculer et que cette magnifique jeune femme eût été davantage à sa place dans ma voiture plutôt que dans un autocar !

Beauté splendide : veste noire, jupe plissée blanche, sandales aux pieds. Et noyée dans sa blonde chevelure, une paire de lunettes noires ; paradoxalement, en raison du temps superbe de cette journée, elle n’avait pas eu le réflexe de reposer ses lunettes sur son nez en descendant de l’autocar. Je suivis des yeux sa silhouette chaloupée et, toujours admiratif, me trouvai conforté dans mon choix pour la femme blonde : elles étaient vraiment les plus belles.

Elle disparut de ma vue mais les quelques secondes de son apparition suffirent à provoquer ma mémoire en y laissant une trace inachevée. Mystère des rencontres manquées, grâce éternelle des passantes ; avec ma complicité s’ajoutait, aux traditionnelles couleurs de la rose et de la violette, Toulouse la blonde : couleur au pastel, synonyme d’une douceur qui, parce qu’elle me faisait cruellement défaut, envahissait mon imaginaire sans supporter la moindre concurrence.

De nouveau seul, malgré la foule, je fredonnai dans ma tête une chanson de Cabrel. Cette passivité était lourde à porter, et proche la tentation d’y renoncer pour revêtir l’habit simple de l’homme qui aimait les femmes et cherchait à conquérir le cœur de la plus belle.

Je m’installai à la terrasse d’une brasserie et songeai avec nostalgie au bref passage qui avait éclairé ma journée. En fait, j’étais rongé par le doute : ce don de mon temps, de ma capacité d’aimer, que j’offrais à la femme toulousaine, était-il fondé ? Ce bonheur d’eunuque que supposait une stricte contemplation, ne me rendait pas heureux. Il suffisait de voir dans les miroirs mon visage crispé. Bien sûr, derrière cette construction de papier, j’attendais le retour d'Anne. Mais même si mon amour était suffisamment puissant pour supporter une telle épreuve, si mon désir avait la force de soutenir ce regard d’écrivain, il n’en était pas moins vrai que mon effort de plume me coûtait, psychologiquement et physiquement. Tous les hommes amoureux ont attendu une femme ; et moi, j’en rajoutais en me compliquant la tâche à rédiger une carte - métaphore facile pour une déclaration d'amour.

Une jeune femme brune, au bronzage doré, passa tout près de ma chaise en me présentant ses excuses, et se plaça à la table voisine. Je l’entendis demander du feu au garçon venu prendre sa commande, et je cherchai machinalement mon briquet dans la poche de ma chemisette. En réalité, je me plaignais beaucoup trop des contraintes qu’imposait la rédaction de ce panégyrique de la femme blonde, et j’assumais difficilement la compensation littéraire d’une absence. Après tout, quelle compréhension pouvais-je attendre de Toulouse dans la création de cette fleur aux reflets blonds ? Les chaînes du matérialisme le plus pesant allaient bloquer le processus, et mon projet s’effondrerait comme un château de cartes, s’effacerait comme un château de sable balayé par le vague à l’âme.

Fatigué par l’esquive de la femme toulousaine, et constatant que mon style basculait dans la romance, je décidai de réagir et appelai mon ami Jean-Noël afin de déjeuner avec lui. Grand prêtre du milieu homosexuel toulousain, il m’honorait néanmoins de son amitié ; gay convaincu, et heureux de l’être, il était pourtant intrigué par ma relation forte avec les femmes et suivait avec une attention mi-nostalgique, mi-dégoûtée, mes pérégrinations amoureuses hétérosexuelles.

Il m’apprit qu’il était libre et me donna rendez-vous dans un restaurant tout proche, fort réputé pour ses qualités culinaires mais aussi son décor raffiné.

Pendant le repas, Jean-Noël me parla de ses divers projets, tous liés à son mode de vie. Il en discutait très librement avec moi, me demandait même mon avis car il connaissait mon absolue tolérance pour ses choix sentimentaux.

À mon tour, je lui racontai, sombrement, ma déconvenue avec Anne, dont il comprit la dureté.

Notre discussion s’acheva par le constat d'une évolution négative de la littérature homosexuelle depuis la disparition d’André Gide.

En nous séparant, Jean-Noël me souhaita bonne chance et fit preuve d’un optimisme enjoué quant à la conclusion de mes amours avec la jeune Anne.

Cette discussion amicale avec un observateur désintéressé de mes ambitions sentimentales, m’avait réconforté. Marchant d'un pas allègre, j’arrivai devant l'hôtel de Police de la ville où stationnait un camion du Centre de Transfusion Sanguine. Je sortis de mon portefeuille ma carte de donneur de sang et rejoignis à l'intérieur du véhicule les quelques Gardiens de la Paix qui attendaient leur tour.

Un premier médecin, de sexe féminin, me posa plusieurs questions sur ma vie pharmaceutique et affective. L’époque était précautionneuse, SIDA oblige. Je n’avais rien à signaler. Le futur opéré qui recevrait mes globules ne risquerait pas une infection.

Un second médecin, de sexe féminin également, me fit asseoir sur le fauteuil. Je ne regardai pas l’aiguille s’enfoncer dans ma veine. J’étais douillet et n’aimais pas ce cérémonial. J’ouvrais et fermais le poing au rythme de la transfusion, le regard tourné vers la fenêtre du camion ; je me vidais de quelques gouttes de mon sang, ce qui me fit penser à la rédaction de mon texte estival sur l’absente.

Le premier médecin s’aperçut soudain que j’étais livide ; elle héla sa consœur :

- Anne ! Il n’a pas l’air d’aller très bien ; donnez-lui un cachet. Vite, Anne !

°°°

Il ne faut sans doute jamais revenir trop vite à un même endroit…

Durant les vacances, le week-end, et les jours fériés, Toulouse se vide, mais ce jeudi-là, le temps orageux qui écrasait la ville accentuait l’impression d'absence.

Ne sachant où me rendre pour fuir ce sentiment diffus, je retournai à La Flûte Enchantée. La jeune femme qui servait était aussi agréable que lors de ma première venue. J’aperçus, sortant des cuisines, un homme qui devait être son mari. Dans la salle, déjeunaient un couple de femmes âgées, mais aussi un type solitaire qui me ressemblait désagréablement ; triste, presque amer.

Ce sentiment exacerbé d'une solitude pesante, dans une ville abandonnée par les Toulousaines, était peut-être injuste au regard de la réception que me réserva, une fois encore, la restauratrice. Je m’étais installé à la même table que la fois précédente, ce qui amusa l’hôtesse lorsqu’elle jaillit de l’arrière-salle. Je lui en fis la remarque, pour m’excuser de me comporter déjà comme un vieil habitué ; elle me répondit d’une voix douce :

- C'est votre place.

Sa réponse était fort aimable, mais était-elle justifiée ?

Je commençais à en douter sérieusement, à me demander ce que je faisais là à perdre mon temps, dans cette ville où je n’avais pas su trouver une femme qui m’aimât ; le cœur des Toulousaines semblait enfermé dans le coffre d'un vieux notaire tatillon.

Et Anne ? Où était-elle ? Néant.

La pluie faisait des claquettes sur Toulouse ; il avait plu au printemps, ce qui était normal, mais il pleuvait encore au début de l’été, ce qui rendait la cité bien triste.

Écœuré par je-ne-sais-quoi, je décidai de rentrer chez moi. J'arrivai dans le couloir de mon immeuble ; le mur terne me fit penser à une prison. Seules s’en détachaient les boîtes aux lettres. J’ouvris la mienne et, contrairement à ce que je pensais, découvris une carte postale :

« Bonjour Pierre. Après un voyage qui a failli être compromis par les grèves, me voici enfin en Allemagne ; j’ai beaucoup de chance car il fait très beau, et je peux donc profiter au maximum de mon séjour. Sur ces quelques lignes, je te laisse. Amitiés. Anne. »

La vie a parfois de ces retournements. Ainsi, Anne m’avait écrit…

Le ventilateur du plafond brassait l’air tiède, illusion mécanique d’une fraîcheur dans la torpeur de l’été. Marianne reposait nue sur le drap.

- Es-tu conscient de l’inutilité de l’écriture ? me demanda-t-elle.

- Pardon ?

- Ce que tu fais ne sert strictement à rien : tout le monde se fout des livres. Un écrivain est, surtout aujourd'hui, un marginal parasite qui manque sa vie, un raté, un inadapté pesant, un voyeur gênant…

- C’est tout ?

- Ce n’est pas mal déjà, non ?

Je compris, au tel langage que me tenait cette jolie petite rousse, qu’il me fallait réagir d’urgence : je me vautrai sur elle.

J’étais, malgré tout, très contrarié lorsque je sortis de chez Marianne. Elle était, certes, l’une des plus belles femmes de Toulouse, d’une immoralité absolue aussi, ce qui devenait bien agréable par les temps qui couraient.

Pourtant, quelque chose me gênait : j’avais trompé Anne, j’avais stupidement réagi à sa carte postale en fonçant me réfugier chez une autre, comme si ce petit bout de carton envoyé d’Allemagne avait été le miroir insupportable de ma solitude toulousaine depuis le début de l’été !

Sans vouloir me culpabiliser outre mesure - car Anne n’était pas un cadeau - je m’en voulais de m’être épanché dans le giron facile d’une relation balisée. Je décidai de me reprendre énergiquement en main.

Il me restait un peu de temps avant de retrouver un ami des services de renseignements avec lequel je devais dîner. Je traversai la Garonne et me rendis de ce pas chez l’un des principaux libraires toulousains. Bernard-Henri Lévy avait publié deux nouveaux livres consacrés à des peintres qu’il aimait, ce qui m’arrangeait tout à fait car j’œuvrais alors sur un projet de catalogue pour l’un de mes amis, étoile montante de la peinture toulousaine. Je n’avais aucune idée de la manière dont se construisait un ouvrage sur un peintre et j’avais besoin de conseils.

°°°

La croissance de Toulouse dans le domaine de l'industrie de pointe s'était accompagnée de la venue d'une faune peu recommandable, curieuse des secrets scientifiques mis au point par les chercheurs de la ville, et le Policier avait bien du travail. Après cette discussion sur le contre-espionnage, notre conversation s'orienta tout à fait différemment lorsque mon ami me posa cette funeste question :

- Où en sont tes amours ?

- Et les tiennes ? - Très bien. Je pars bientôt, pendant trois semaines, avec une superbe blonde qui vient de passer son permis. Permis B de bateau, bien entendu. Nous ferons le tour de la Corse.

- Félicitations.

- Tu sais bien que je suis très fort en ce domaine. Aussi fort que toi quand tu n’es pas amoureux.

- Là, tu vois, je sors d’un truc…

- Je suis au courant.

- Le contraire m’eût étonné.

- Allons, ne sois pas amer, je suis là pour t’aider.

- À charge de revanche.

- Je n’en doute pas. Mais tu sais, moi, je ne tombe jamais amoureux. C’est plus simple. Je n’aime pas, donc je ne risque rien.

- J’en suis incapable.

- C'est bien là ta faiblesse.

Il ouvrit son portefeuille et en tira un carton blanc.

- J’ai vu notre ami Habib, hier. Il m’a demandé de te remettre cette invitation… Il organise un concert de musique iranienne et serait très honoré de ta présence.

- Quand est-ce ?

- Demain soir ; surtout ne manque pas ce rendez-vous ! Bon, je te laisse, j’ai du boulot. Au revoir.

- Salut.

Je regardai l’invitation : chapelle Sainte-Anne, vingt et une heures. Je n’avais jamais écouté de musique iranienne.

°°°

Je fus chaleureusement accueilli à l’entrée de l’église, par Habib en personne, visiblement très heureux de ma venue. Habib, brillant universitaire marocain, était très actif dans la promotion de la culture arabe et persane, que le public ne connaissait guère, et il appréciait d’autant plus les gens venus écouter cette musique. Ce fut ainsi en tout cas que j’interprétai sa volonté de me placer au premier rang, à une “place d’honneur”. J’en eus confirmation lorsqu’il vint s’asseoir à côté de moi.

Je feuilletai le livret qui m’avait été remis et qui présentait les deux instruments utilisés par le musicien : le santour (instrument à cordes frappées) et le tombac (percussions).

Le concert de l’artiste iranien dura plusieurs heures. Il jouait une mélodie étrange dont les notes envahirent le temple catholique désaffecté et auxquelles il était difficile de résister. Je me laissai entraîner par le rythme obsédant du musicien persan.