Esclave ou reine ? - Jeanne-Marie Delly - E-Book

Esclave ou reine ? E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

La beauté du devoir, la force rayonnante qui émane de la fidélité héroïque aux vertus chrétiennes, voilà ce que raconte ce roman d'une adolescente jetée dans ce que le monde est convenu d'appeler un grand mariage. Armée de sa seule foi et de sa douceur invincible, Lise finira par incliner à une conception chevaleresque du droit des faibles son mari, imbu des préjugés féroces, à demi barbares, de l'aristocratie russe d'autrefois. Et c'est un duel émouvant qui a lieu ainsi dans le décor d'une villa de la côte d'Azur et dans la solitude d'une demeure seigneuriale de l'Ukraine.

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Esclave ou reine ?

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVPage de copyright

Delly

Esclave... ou reine ?

Delly est le nom de plume conjoint d’un frère et d’une sœur, Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, née à Avignon en 1875, et Frédéric Petitjean de La Rosière, né à Vannes en 1876, auteurs de romans d’amour populaires.

Les romans de Delly, peu connus des lecteurs actuels et ignorés par le monde universitaire, furent extrêmement populaires entre 1910 et 1950, et comptèrent parmi les plus grands succès de l’édition mondiale à cette époque.

I

Chassés par un vent du sud-ouest humide et tiède, les nuages couraient sur l’azur pâle en voilant à tout instant le soleil de novembre qui commençait à décliner. En ces moments-là, l’obscurité se faisait presque complète dans le petit cimetière bizarrement resserré entre l’église et le presbytère, deux constructions aussi vénérables, aussi croulantes l’une que l’autre. Le feuilles mortes exécutaient une danse folle dans les allées et sur les tombes, les saules agitaient leurs maigres branches dépouillées, les couronnes de perles cliquetaient contre les grilles dépeintes, le vent sifflait et gémissait, tel qu’une plainte de trépassé...

Et la grande tristesse de novembre, des souvenirs funèbres, de ces jours où l’âme des disparus semble flotter autour de nous, la grande tristesse des tombes sur laquelle l’espérance chrétienne seule jette une lueur réconfortante planait ici aujourd’hui dans toute son intensité.

La jeune fille qui apparaissait sous le petit porche donnant accès de l’église dans le cimetière devait ressentir puissamment cette impression, car une mélancolie indicible s’exprimait sur son visage, et des larmes vinrent à ses yeux – des yeux d’Orientale, immenses, magnifiques, dont le regard avait la douceur d’une caresse, et le charme exquis d’une candeur, d’une délicatesse d’âme qu’aucun souffle délétère n’était venu effleurer.

C’était une créature délicieuse. Son visage offrait le plus pur type circassien, bien que les traits n’en fussent pas encore complètement formés – car elle sortait à peine de l’adolescence, et sur ses épaules ses cheveux noirs, souples et légers, flottaient encore comme ceux d’une fillette.

Elle descendit les degrés de pierre couverts d’une moisissure verdâtre et s’engagea entre les tombes. Son allure était souple, gracieuse, un peu ondulante. La robe d’un gris pâle presque blanc, dont elle était vêtue, mettait une note discrètement claire dans la tristesse ambiante. Le vent la faisait flotter et soulevait sur le front blanc les frisons légers qui s’échappaient de la petite toque de velours bleu.

La jeune fille s’arrêta devant un mausolée de pierre, sur lequel étaient inscrits ces mots : « Famille de Subrans. » Elle s’agenouilla et pria longuement. Puis, se relevant, elle fit quelques pas et tomba de nouveau à genoux devant une tombe couverte de chrysanthèmes blancs.

Au-dessous de la croix qui dominait cette sépulture était gravée cette épitaphe :

Ici repose

dans l’attente de la résurrection

Gabriel-Marie des Forcils

retourné à Dieu à l’âge de dix-huit ans

La jeune fille inclina un peu la tête et l’appuya sur ses petites mains jointes. Des larmes glissaient sur ses joues et tombaient sur les fleurs blanches.

– Gabriel, comme vous me manquez ! murmura-t-elle.

Derrière elle, dans l’allée étroite, une femme en deuil s’avançait. Elle vint s’agenouiller près de la jeune fille et, entourant de son bras les épaules encore graciles, mit un long baiser sur le beau front qui se levait vers elle.

– Vous ne l’oubliez pas, chérie, petite Lise qu’il aimait tant ! dit-elle d’une voix étouffée par les sanglots.

– L’oublier ! Oh ! madame !

Elle pleurait. Sur les fleurs blanches, les larmes de la mère se mêlaient à celles de l’amie d’enfance. Lise commença le De profundis. Le répons sortit comme un souffle insaisissable des lèvres frémissantes de Mme des Forcils. Les yeux bleus pâlis par tant de larmes versées – elle était veuve et venait de perdre son dernier enfant – se fixaient sur la croix avec une expression de douleur résignée.

– Requiescant in pace ! dit la voix tremblante de Lise.

Le bras de Mme des Forcils se serra un peu plus contre ses épaules.

– Lise, il doit être au ciel ! Mon Gabriel était un saint !

– Oh ! oui ! dit Lise avec ferveur.

Elles demeuraient là, appuyées l’une contre l’autre, insouciantes du vent qui s’acharnait sur elles. Devant leurs yeux s’évoquaient la mince silhouette de Gabriel, son fin visage à la bouche souriante, ses yeux bleus sérieux et si doux, si gravement tendres, et qui, souvent, semblaient regarder quelque mystérieux et attirant au-delà.

Gabriel des Forcils avait été un de ces êtres exquis que Dieu envoie parfois sur la terre comme un reflet de la perfection angélique. « Je ne lui connais qu’un défaut, c’est de ne pas avoir de défauts », avait dit un jour le vieux curé de Péroulac, en manière de boutade. Fils respectueux et très tendre, chrétien admirable, sachant sacrifier de la meilleure grâce du monde la solitude où se plaisait son âme contemplative pour se faire tout à tous dans la vie active, il était adoré de tous : domestiques, paysans, pauvres qu’il secourait avec la plus délicate charité ; relations de sa mère, maîtres et camarades de collège.

Lise de Subrans avait six ans, lorsque, pour la première fois, elle s’était trouvée en présence de Gabriel. Dès ce moment, sa petite âme avait été conquise par l’âme fervente de ce garçonnet dont les yeux semblaient refléter un peu de la lumière céleste. Chez elle, entre un père indifférent et une belle-mère appartenant de nom à la religion orthodoxe russe, mais n’en pratiquant en réalité aucune, Lise vivait en petite païenne, sauf une prière hâtive que lui faisait dire de temps à autre, Micheline, la jeune bonne périgourdine. Mais l’âme enfantine, chercheuse et réfléchie, avait une soif consciente de vérité et d’idéal, et elle s’était attachée aussitôt à ces deux êtres d’élite, Mme des Forcils et Gabriel, qui vivaient de l’une et de l’autre.

Pour Lise, Gabriel avait été le conseiller, le guide toujours écouté. C’était lui, l’adolescent moralement mûri avant l’âge et cependant demeuré pur comme le lis des champs, qui avait formé l’âme de cette petite Lise, – âme vibrante et délicate entre toutes, âme tendre, aisément mystique, mais un peu timide, se repliant sur elle-même devant le choc prévu et à laquelle il avait dit : « La force de Dieu est avec vous. Faites votre devoir et ne craignez rien ! »

Au moment où il allait contempler en elle l’épanouissement de son œuvre, Dieu l’avait rappelé à lui. Lise l’avait vu une dernière fois sur son lit de mort, et il était si calme, si angéliquement beau qu’elle n’avait pu que murmurer, en tombant à genoux :

– Gabriel, priez pour moi !

Ces mêmes paroles, elle les répétait toujours, instinctivement, près du tombeau de l’ami disparu, comme elle l’eût fait sur la sépulture d’un saint. Elle venait souvent ici, et, comme autrefois, lui confiait simplement ses petits soucis, ses réflexions sur tel fait, telle lecture, ses joies ou ses tristesses spirituelles. La voix douce et ferme ne lui répondait plus, mais une impression apaisante se faisait en elle, comme si l’âme angélique l’avait effleurée et miraculeusement fortifiée.

Elle se rencontrait ici avec Mme des Forcils, et c’était, pour la mère désolée, une consolation indicible de presser quelques instants sur son cœur celle que Gabriel avait aimée à la manière des anges – l’enfant timide, sérieuse et délicieusement tendre qui comprenait mieux que tout autre sa douleur et pleurait avec elle le disparu.

– Ne restez pas plus longtemps, ma chérie, dit-elle tout à coup. Il y a ici un véritable courant d’air, et vous êtes peu couverte. Allez, petite Lise, et merci.

Lise mit un baiser sur la joue flétrie, jeta un dernier regard sur la tombe et se leva. Elle sortit du cimetière, s’engagea dans une ruelle étroite qui directement menait dans la campagne. Une longue allée de chênes commençait à quelque distance. Tout au bout se dressait une gentilhommière quelque peu délabrée, mais d’assez bel air encore. Des armoiries presque effacées se voyaient au-dessus de la porte. Cette demeure avait été jadis le patrimoine des cadets de la famille de Subrans. Tandis qu’à la Révolution, leur château de Bozac, à quelques kilomètres de là, était pillé et démoli, la Bardonnaye restait en leur possession, et Jacques de Subrans, le père de Lise, avait été fort heureux de trouver le vieux logis pour venir y mourir, après avoir dissipé sa santé et sa fortune personnelle dans la grande vie parisienne.

Sa veuve y était demeurée et y élevait ses enfants avec l’aide d’un précepteur. Lise n’était que la belle-fille de Catherine de Subrans. Le vicomte Jacques avait épousé en premières noces la cousine de celle-ci, la jolie Xénia Zoubine, russe comme elle, qui était morte seize mois après son mariage d’un accident arrivé à l’époque de ses fiançailles et dont elle ne s’était jamais bien remise.

Lise, en rentrant cet après-midi-là, trouva se belle-mère dans le salon garni de vieux meubles fanés, où elle se tenait habituellement pour travailler. Entre les longs doigts blancs garnis de fort belles bagues, passait une grande partie des vêtements et du linge de la famille. Le personnel se trouvait restreint à la Bardonnaye, où l’on vivait sur le pied d’une stricte économie. Catherine Zoubine était, à l’époque de son mariage, une riche héritière, comme sa cousine Xénia. Mais, en ces dernières années, cette fortune, de même que celle venant à Lise de sa mère, avait été en partie anéantie au cours des troubles et des pillages de Russie. Ce qu’il en restait suffisait à faire vivre simplement la famille à la campagne, grâce au génie de femme d’intérieur que s’était découvert la vicomtesse après la ruine de son mari, – elle qui avait été élevée en grande dame intellectuelle et aurait plus facilement soutenu une thèse philosophique qu’exécuté une reprise ou confectionné des confitures.

À l’entrée de sa belle-fille, Mme de Subrans leva un peu son visage maigre, au teint blafard, dont la seule beauté avait toujours été les yeux bleus très grands, généralement froids, mais qui savaient se faire fort expressifs lorsqu’une émotion agitait Catherine.

– Tu as été bien longtemps, Lise !

– Je me suis arrêtée un peu au cimetière, maman.

– N’exagère pas ces visites, mon enfant. Avec ta nature un peu mystique et impressionnable, cela ne vaut rien. Je pense qu’il sera bon, l’année prochaine, de sortir quelque peu de notre existence de recluses, pour commencer à te faire connaître le monde.

Lise eut un geste de protestation.

– Oh ! maman, je n’aurai que seize ans.

– Aussi n’est-il pas question d’une véritable présentation. Il s’agira simplement d’accepter quelques invitations des châtelains voisins... Tiens, il vient de m’en arriver une de Mme de Cérigny. Elle me demande fort aimablement d’assister à la chasse à courre qui se donnera chez eux la semaine prochaine. Cela t’intéresserait-il, Lise ?

– Je ne sais, maman. Je n’ai pas idée... S’il faut voir tuer une pauvre bête, je vous avoue que je n’éprouverai qu’une impression pénible.

– Nous pourrons nous dispenser d’assister à ce dernier acte... Et, réflexion faite, je vais répondre à Mme de Cérigny par une acceptation.

Lise, qui s’était rapprochée de sa belle-mère, se pencha pour prendre sa main.

– Mais vous n’allez plus dans le monde, maman ! Il ne faut pas que pour moi, qui n’y tiens guère, je vous assure, vous vous croyiez obligée d’y reparaître, au risque d’y retrouver peut-être des souvenirs douloureux.

– C’est mon devoir, Lise. Je ne puis t’enfermer ici, car un jour il faudra songer à ton établissement, et ce n’est pas dans notre solitude que les épouseurs viendront te chercher. Monte dans ta chambre, regarde ce qui te manque pour ta toilette, et, s’il le faut, nous irons à Périgueux demain.

Elle baissa de nouveau la tête sur son ouvrage. Jamais il n’avait existé chez elle d’expansion à l’égard de sa belle-fille, mais Lise avait toujours senti qu’elle veillait sur elle avec un dévouement qui existait à peine à ce degré pour ses propres enfants, très passionnément aimés pourtant, puisqu’elle n’avait pu encore se décider à se séparer d’eux, et, de même que Lise, les faisait instruire au logis.

II

La chasse s’achevait. Le cerf, forcé près du carrefour des Trois-Hêtres, gisait maintenant sans vie, et le premier piqueur présentait sur sa cape le pied de la victime à une grande dame anglaise que les Cérigny comptaient au nombre de leurs hôtes.

– Cela ne vaut pas vos chasses de l’Ukraine, prince ? demanda Robert de Cérigny, fils aîné des châtelains, en s’adressant à celui des chasseurs que le hasard de la poursuite avait amené près de lui, au moment de l’hallali.

– Celle-ci m’a fort intéressé, je vous assure. La chasse, sous quelque forme que ce soit, est ma passion.

Celui qui parlait ainsi était un homme de vingt-huit à trente ans, dont la haute taille ne semblait pas exagérée en raison de l’harmonie de ses formes et de la souple élégance de toute sa personne. Une légère barbe blonde terminait son visage aux traits fermes, d’une singulière énergie. La bouche était dure, le front hautain, les gestes gracieux et souples, très slaves. Mais les yeux surtout frappaient aussitôt dans cette physionomie. De quelle couleur étaient-ils ? Bleus ? Oui, on l’aurait dit un moment. Puis, tout à coup, on les aurait déclarés verts, d’un étrange vert changeant, mystérieux et troublant. D’autres fois, on les avait vus noirs, – cela dans les très rares moments où, en public, le prince Ormanoff avait laissé paraître quelque irritation.

En tout cas, c’était un énigmatique regard, très froid, dédaigneux et sans douceur, mais fascinant par son étrangeté même et par l’intelligence rare qui s’y exprimait.

– Très chic, ce prince Ormanoff ! Mais je doute que sa femme ait été heureuse ! chuchota une jeune femme à l’oreille de sa voisine, une noble russe, relation d’hiver des châtelains, tandis que cavaliers et voitures se dirigeaient vers un grand pavillon de chasse où devait être servi le lunch.

– Mais détrompez-vous ! Il était parfaitement bien avec elle, la comblait de bijoux et de toilettes, la menait constamment dans le monde et ne la quittait guère. Seulement il exigeait qu’elle n’eût pas d’autre volonté que la sienne, d’autres idées et d’autres goûts que les siens.

– Eh bien ! si vous trouvez ça amusant !

– Cela dépend des caractères. Olga Serkine, qu’il avait épousée à seize ans, était une petite créature passive, très éprise de son mari, je crois, et complètement dominée par lui. Il me semble qu’elle n’a pas dû souffrir de ce despotisme.

– Était-elle jolie ?

– Admirable ! Elle tenait d’une aïeule circassienne une beauté telle qu’on en rencontre bien peu de par le monde.

– Et comment est-elle morte ?

– Je ne sais pas au juste... Un accident dans le domaine que le prince possède en Ukraine. Elle périt, et avec elle son unique enfant.

– Et le mari ne fut pas désespéré ?

– Désespéré, lui ! Peut-être a-t-il éprouvé quelque émotion, – je veux du moins l’espérer, – mais j’ai ouï dire qu’il n’avait jamais eu à ce moment un autre visage que celui que vous lui voyez aujourd’hui. Certainement, il manque un organe à cet homme-là : c’est le cœur. Tous ceux qui l’ont connu sont unanimes à le dire.

– C’est dommage, car autrement il est remarquable. Je l’ai entendu causer, il est étonnamment intelligent et érudit. Croyez-vous qu’il songe à se remarier ?

– Je l’ignore. Il lui faudrait en ce cas tomber sur une seconde Olga, car autrement, hum !... je crois que le ménage ne marcherait pas longtemps, avec une pareille nature. Malgré tout, il se trouverait quand même bien des femmes qui accepteraient sa demande, éblouies par son titre, sa haute position sociale, ses immenses richesses et cette existence de luxe raffiné qui est la sienne. J’avoue que, pour ma part, tout cela n’aurait pas compensé l’esclavage dans lequel était tenue la princesse Olga. L’âme rude des vieux Moscovites s’unit chez cet homme au despotisme oriental. Pour lui, – je le lui ai entendu déclarer un jour, – la femme est un être très inférieur, un joli objet que l’on pare pour le plaisir des yeux, que l’on place dans sa demeure comme on le ferait d’une belle statue ou d’une œuvre d’art remarquable, et qui doit posséder toute la souplesse et l’humilité nécessaires pour plier sans un murmure sous la volonté et les caprices de son seigneur et maître. Mais ne lui parlez jamais, je ne dis pas des femmes savantes, – grands dieux ! – mais simplement d’une femme bien instruite, quelque peu intellectuelle, ayant des idées personnelles, se prétendant non semblable à l’homme, mais différente, et son égale pourtant.

– Savez-vous qu’il est effrayant, votre compatriote, comtesse ! Brr ! ce n’est pas moi qui lui chercherai une seconde femme !... Les Cérigny l’ont connu à Cannes, n’est-ce pas ?

– En effet. Il possède là-bas une merveilleuse villa où, du temps de la princesse Olga, il donnait des fêtes inoubliables. Il vit là avec sa sœur, la baronne de Rühlberg, veuve d’un diplomate allemand, les deux fils de celle-ci, plus une cousine pauvre, personnage terne qui fait partie du mobilier des différentes résidences du prince Ormanoff.

En causant ainsi, les deux amazones arrivaient près du pavillon de chasse, coquette bâtisse Louis XV autour de laquelle se groupaient les invités descendant de cheval ou de voiture. Le prince Ormanoff venait de mettre pied à terre, et, jetant la bride de son cheval à un piqueur très empressé, – on savait le noble étranger très généreux, – s’arrêtait un instant en promenant autour de lui un regard à la fois investigateur et indifférent.

Ce regard s’immobilisa tout à coup. Il venait de rencontrer, au milieu d’un groupe, la maigre silhouette de Mme de Subrans, et, près d’elle, le ravissant visage de sa belle-fille.

La vicomtesse et Lise étaient arrivées un peu en retard et avaient rejoint en forêt les autres équipages. On les regardait beaucoup, car depuis des années Mme de Subrans ne sortait plus et n’entretenait avec les châtelains du voisinage que des relations espacées. Mais, surtout, la beauté de Lise excitait l’intérêt et l’admiration.

– Est-ce que je rêve ? – murmura la comtesse Soblowska à l’oreille de sa voisine. Je vois là une toute jeune fille qui ressemble extraordinairement à la défunte princesse Ormanoff.

– C’est Mlle de Subrans. Sa mère était russe, comme sa belle-mère, du reste. Je crois que leur nom était Zoubine.

– Zoubine ? En effet, deux comtesses Zoubine, deux cousines, ont épousé successivement un Français... Mais alors, ces dames seraient cousines du prince Ormanoff ?... Et, j’y pense, cette ressemblance s’explique ! Olga Serkine était fille d’une Zoubine.

– Voyez, il se dirige vers elle. Une pareille ressemblance doit l’émotionner, cependant !

Mais le plus perspicace des observateurs n’aurait pu saisir aucune impression de ce genre sur le visage impassible du prince Ormanoff, tandis qu’il s’avançait vers Mme de Subrans.

La vicomtesse, en tournant la tête, l’aperçut tout à coup à quelques pas d’elle. Une teinte un peu verdâtre couvrit son visage, sur lequel courut un frémissement, et pendant quelques secondes une lueur d’effroi parut dans son regard.

– Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici, Catherine Paulowna ? dit-il en la saluant.

Elle balbutia :

– En effet, j’ignorais que vous fussiez en villégiature dans ce pays.

– Je suis depuis cinq jours l’hôte du marquis de Cérigny... Voulez-vous me présenter votre belle-fille ?... Car je suppose que j’ai devant moi la fille de Xénia Zoubine ?

Ses yeux s’abaissaient sur Lise, toute délicate et si exquise dans sa toilette de drap souple, d’un bleu doux. La jeune fille frémit sous ce regard étrange, indéfinissable, où n’existaient ni admiration ni douceur, mais seulement la satisfaction de l’homme qui a trouvé enfin l’objet rare longtemps cherché.

La teinte verdâtre s’accentua sur le visage de Catherine, tandis qu’elle répondait d’une voix presque éteinte :

– Oui, c’est la fille de Xénia... Lise, ton cousin, le prince Serge Ormanoff.

Le prince prit la petite main que Lise, glacée à sa vue, ne songeait pas à lui offrir et la porta à ses lèvres. Mais il s’inclinait à peine, et ce geste, chez lui, était accompli avec une telle hauteur, une si visible condescendance, qu’il perdait toute sa signification habituelle de courtoisie respectueuse ou affectueuse, selon les cas.

– J’ai beaucoup connu votre mère, ma cousine. Elle venait passer souvent les vacances à Kultow, mon domaine de l’Ukraine, alors que j’étais un très jeune garçon. Ce fut même là que furent célébrées ses fiançailles avec le vicomte de Subrans.

Et, sans attendre une réplique que Lise, complètement raidie par une étrange timidité, aurait eu grand-peine à trouver, il s’éloigna pour rejoindre M. de Cérigny qui discutait avec quelques-uns de ses hôtes sur les péripéties de la chasse.

– Maman, vous ne m’avez jamais parlé de ce cousin ? murmura Lise.

Elle levait les yeux vers sa belle-mère. Et elle s’effraya à la vue de ce visage altéré.

– Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrante, maman ?

– Oui, un peu... Mes palpitations me reprennent. Nous ferions mieux de rentrer, je crois.

Elles prirent hâtivement congé de Mme de Cérigny, qui les reconduisit à leur voiture en leur exprimant tous ses regrets. Le prince Ormanoff les regarda partir et les suivit quelques instants des yeux, tandis que l’équipage s’éloignait.

– Cette jeune fille – cette fillette plutôt – est déjà idéale ! fit observer quelqu’un près de lui.

– C’est exact, dit-il froidement.

Et il se dirigea vers l’entrée du pavillon de chasse, suivi par de nombreux regards, car ce grand seigneur slave, de si haute mine et de physionomie si énigmatique, excitait la plus vive curiosité chez les invités du marquis de Cérigny.

Dans la voiture qui emportait les habitantes de la Bardonnaye vers leur demeure, Lise examinait avec un peu d’anxiété le visage de sa belle-mère. Mme de Subrans avait déjà eu quelques petites crises cardiaques, et le médecin avait prescrit d’éviter les fortes émotions.

Mais quelle émotion avait-elle pu éprouver aujourd’hui ? Ce prince Ormanoff, dont elle n’avait jamais parlé à ses enfants, devait être presque un étranger pour elle... À moins qu’il ne lui rappelât quelques souvenirs pénibles. Lise savait que sa belle-mère avait perdu ses parents et un frère unique, alors qu’elle était déjà jeune fille. Peut-être Serge Ormanoff se trouvait-il présent au moment de ces malheurs, sur lesquels Catherine ne s’étendait pas en longs détails.

Mme de Subrans, levant tout à coup les yeux, rencontra le regard inquiet de Lise.

– Ne te tourmente pas, mon enfant, dit-elle de la même voix éteinte qu’elle avait tout à l’heure en répondant au prince. Ce ne sera rien. Je n’étais déjà pas très bien ce matin, j’aurais dû m’abstenir...

– Mais oui, maman ! Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Il aurait été bien plus raisonnable de rester tranquillement à la maison.

– Certainement, si j’avais pu prévoir...

Ses mains maigres frémirent, et un tremblement agita ses lèvres.

Lise ne s’en aperçut pas, et se rassura en voyant qu’à l’arrivée au logis Mme de Subrans avait presque repris sa mine habituelle, sauf un cerne assez prononcé autour des yeux.

III

Un clair soleil d’automne inondait la grande pièce assez nue que l’on dénommait salle d’étude à la Bardonnaye. Le crâne poli de M. Babille, le précepteur, en était tout illuminé et brillait du plus vif éclat. Mais le brave homme n’en avait cure. Tout en humant délicatement, de temps à autre, une prise de tabac, il mettait tous ses soins dans la correction d’une version latine que venait de terminer Lise, « la plus intelligente petite cervelle féminine que j’aie jamais connue », déclarait-il volontiers orgueilleusement.