Le Testament de M. d'Erquoy - Jeanne-Marie Delly - E-Book

Le Testament de M. d'Erquoy E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

Etrange demeure, en vérité, que cette propriété de la côte normande ! Un vieilalrd égoïste, Albéric d'Erquoi, y vit seul, en attendant la mort. Et, sous une forme innattendue, dramatique, la mort survient : un matin , on trouve M. d'Erquoy assassiné. Les proches de la victime s'interrogent. Qui est coupable ? Et où le vieil original a-t-il bien pu cacher sa fortune ? Son testament indique qu'elle appartiendra à qui la trouvera... Tout un monde s'agite autour de cette énigme. Des personnages haineux et pervers, d'autres, purs et angéliques. La violence et l'amour se partagent les coeurs. Au milieu de ce déferlement de passions, une tendre idylle s'ébauche. La sage Raymonde s'est profondément éprise du séduisant comte Ogier de Montanes, qui partage son sentiment. Mais ils ne sont pas du même milieu social. Lorsque le criminiel sera démasqué et le mystérieux trésor enfin découvert, les deux jeunes gens parviendront-ils à faire triompher leur grand amour.

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Le Testament de M. d'Erquoy

Pages de titrePremière partieIIIIIIVVVIVIIVIIIIXDeuxième partieII - 1III - 1IV - 1V - 1VI - 1VII - 1VIII - 1IX - 1XXIXIIPage de copyright

Delly

Le Testament de M. d'Erquoy

Première partie

Le crime de la bercière

I

– T’as pas fini, s’pèce de courge, d’écouter les mômeries de la fille à Plautin ?

À cette aimable interpellation, Ernestine Baujoux se détourna de la fenêtre ouverte par où lui arrivaient les paroles d’un cantique, que chantait une fraîche voix d’enfant. Son visage couperosé, sur lequel une ombre d’émotion semblait passer tout à l’heure, avait déjà repris l’expression maussade et amère qui lui était habituelle.

– Ça me rappelait le temps passé... quand on croyait à tout ça, dit-elle en levant les épaules.

Isidore Baujoux ricana :

– Ah ! oui, il est passé !... Quand on pense, tout de même, qu’on voulait nous faire avaler ça ! Vrai, les parents étaient de drôles d’abrutis, et si nous avions écouté leurs leçons, nous serions encore les esclaves des curés et des patrons... Pas vrai, Achille ?

Ces mots s’adressaient à un garçonnet d’une douzaine d’années, entré derrière lui, et qui venait de jeter au hasard, dans un coin, son cartable déchiré d’où sortaient des livres en lambeaux. À la question de son père, il planta ses mains dans ses poches, en répondant d’un air important :

– C’est ce que M’sieu Palot nous a dit hier en classe, papa. Les prêtres, c’est eux qui sont cause de tout, c’est à cause d’eux que le peuple est malheureux... Et puis, il a dit aussi : « Faut pas se gêner dans la vie, mes enfants, il s’agit de se donner toutes les jouissances possibles, il n’y a que ça de vrai, voyez-vous. »

Un rire béat s’épanouit sur le visage d’Isidore, creusé, ravagé par l’alcool, et où brillaient des yeux qui témoignaient que l’époux d’Ernestine n’avait pas négligé, encore ce matin, son absinthe accoutumée.

– À la bonne heure, voilà un homme ! Profite bien de ses leçons, mon garçon, ça vaut tous les sermons du curé... Dis donc, Ernestine, qu’est-ce qu’on a à manger ?

– De la charcuterie.

– T’aurais pas pu faire un petit ragoût ?

– Un ragoût ? Ah ! bien, si tu crois que je me donnerai la peine ! ronchonna Ernestine, tout en plantant au hasard, sur la table couverte d’une toile cirée déchirée et salie, le papier graisseux où s’étalaient des tranches de charcuterie.

– À quoi q’t’es bonne, alors ? riposta Isidore en s’avançant de son pas titubant d’alcoolique.

Elle eut un brusque mouvement d’épaules.

– Tout m’assomme, quoi ! J’avais du courage autrefois, mais maintenant...

Son regard erra autour d’elle, sur le pavage de briques couvert de taches, sur les murs maculés, les quelques meubles ternis et éraflés, les lits non faits, les hardes crasseuses jetées partout au hasard, sur tout cet ensemble de pièce mal tenue, annonçant une misère morale, d’où, probablement, découlait l’autre...

– Pourquoi se donner du mal ? Tu nous annonces toujours le grand chambardement. Eh bien ! alors, on aura l’argent des riches, on se coulera du bon temps.

– Ah ! sûr ! dit Isidore en s’écroulant sur une chaise, qui craqua lamentablement. Les bourgeois, on les découdra, je ne te dis que ça, ma vieille ! T’entends, petit ?

– Bien sûr que j’entends ! répondit Achille, qui s’était déjà emparé de plusieurs tranches de saucisson et les avalait gloutonnement.

– Dis donc, te gêne pas ! Pourquoi que tu ne prendrais pas tout, pendant que tu y es ?

– Dame, papa, faut d’abord penser à soi, dans la vie ! riposta le gamin avec le plus déconcertant sérieux. Puisqu’on doit chercher à se donner tous les plaisirs. Moi, j’aime beaucoup le saucisson, je prends tout... et tant pis pour les autres !

Sur ce, allongeant la main, Achille happa ce qui restait de l’objet de ses désirs.

Isidore demeura un moment bouche bée. Puis, se levant soudain, la mine furieuse, le poing levé, il s’avança vers son fils avec un affreux juron.

Mais la main de sa femme se posa brusquement sur son bras.

– Vas-tu pas le battre pour ça ? Il ne fait que pratiquer ce qu’on lui enseigne, cet enfant. Autrefois, on nous apprenait qu’il fallait d’abord penser au prochain avant nous-mêmes, qu’on ne devait pas rechercher rien que son plaisir, et qu’il y avait dans le ciel un bon Dieu qui punissait ou qui récompensait, selon qu’on était mauvais ou bon pour les autres.

– Ah ! oui, le bon Dieu, ricana Achille.

Et, de cette bouche d’enfant, sortit un épouvantable blasphème qui fit tressaillir la mère, en dépit de l’oubli de tous ses devoirs de chrétienne.

– Tais-toi, je ne veux pas entendre ça ici ! cria-t-elle.

– Ben quoi, t’es-t’y une calotine, maintenant ? gouailla Achille.

Isidore, déjà calmé, car ses colères, souvent terribles, étaient en général fort courtes, s’était assis de nouveau près de la table et se coupait un morceau de pain. Sa voix, qui demeurait maintenant perpétuellement pâteuse, ronchonna :

– Une calotine ! Faudrait voir ça, qu’elle le soit ! Je lui en ferais passer l’envie !

Ernestine se planta devant lui, les bras croisés.

– Je ne suis donc pas libre ? Si ça me disait d’aller à l’église... comme autrefois ?

– Tu recevrais une danse, je ne te dis que ça ! C’est pas pour rien qu’on est arrivé à l’émancipation sociale ! Faut qu’tu marches dans l’train, ma fille, ou gare !

Et un geste significatif acheva la phrase.

– Ah ! oui, l’émancipation sociale !... murmura la femme avec une intraduisible intonation d’ironie amère. Pour ce que j’en connais, jusqu’ici, c’est du joli !

– Ça viendra, ma vieille ! Mais où donc que sont Léonie et Antoine.

– Je crois que les voilà, dit Achille.

La porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à une grande fillette d’une quinzaine d’années, à la mine hardie, aux cheveux rouges prétentieusement coiffés. Sa jupe, tachée en maints endroits, pendait d’un côté, son corsage de percale rose aurait eu très visiblement besoin d’un lavage, mais le grand col de guipure grossière qui tombait sur les maigres épaules, et les bracelets en toc qui entouraient le poignet bruni, compensaient sans doute amplement, aux yeux de la jeune personne, toutes ces défectuosités de tenue.

Derrière elle entra un petit garçon de six à sept ans, blond, pâlot, à l’air souffrant, qui portait un petit sac d’écolier, lequel alla, sans plus de façon, rejoindre le cartable d’Achille.

– Tu as encore été traîner en sortant de la fabrique, espèce de feignante ? dit brusquement Ernestine.

La fillette ricana :

– Si on n’est plus libre, maintenant ! Je t’ai prévenue que je rentrerais quand ça me plaît, ainsi c’est inutile de m’embêter quand j’arrive.

Sur ce, cette jeune personne nouveau style s’attabla... Les autres l’imitèrent, et on n’entendit pendant un moment que le bruit des mâchoires qui fonctionnaient.

De la cour arrivait toujours la voix d’enfant, chantant le cantique : Je suis chrétien.

– Est-elle embêtante, la gosse à Plautin, mâchonna Léonie.

Son regard tomba tout à coup sur son père. Isidore s’était interrompu de manger, il semblait écouter... Et sur ce visage où le vice avait empreint son stigmate dégradant, quelque chose semblait passer soudain, comme un souffle rafraîchissant : souvenir des jours d’enfance, du temps où Isidore Baujoux s’asseyait sur les bancs du catéchisme, souvenir de la première communion, des nombreuses messes servies au bon curé si paternel, des bonnes après-midi passées au patronage, avec M. l’abbé, un grand brun, qui parlait si bien et qui savait fameusement conduire cette turbulente jeunesse...

– Ça t’amuse, papa, d’entendre ces bêtises ? ricana Léonie.

Isidore tressaillit un peu ; il murmura, comme continuant une pensée :

– On a connu tout ça, nous autres.

– Ben oui, mais nous on ne le connaît pas, voilà la différence.

– T’es encore un rien clérical, papa ; nous, on est des vrais laïques. Dis donc Achille, si on lui faisait rentrer ses mômeries, à la Louisette ?

Ils s’élancèrent tous deux à la fenêtre. Et là, à pleine gorge, ils entonnèrent l’Internationale.

Le cantique s’interrompit. Et la fillette blonde qui chantait à une fenêtre garnie de fleurs, de l’autre côté de la cour, recula un peu, en un instinctif mouvement de répulsion.

Un homme à large carrure, à la longue barbe blonde encadrant un visage énergique et bon, apparut tout à coup derrière elle, et, d’un geste indigné, ferma brusquement la fenêtre.

– Là, ça y est ! dit Léonie d’un ton de triomphe. S’agit de crier plus haut qu’eux, ces calotins, on a vite fait de leur fermer le bec... Plautin était furieux, papa !

– Un sale protégé des curés et des bourgeois ! dit Isidore d’un ton haineux. Et ça fait des embarras, donc !

Dans les yeux d’Ernestine, une lueur d’envie mauvaise brilla.

– Si ça en fait ! Parce qu’ils ont trois sous d’économie devant eux ! Et des grimaces de propreté, donc ! La Plautin astique, astique, que j’en ai mal aux bras de la regarder !

– C’est des faux frères, conclut Isidore, en se versant une large rasade de cidre. Mais on leur fera leur affaire en même temps qu’aux bourgeois, et leurs économies y passeront, tout comme les autres.

II

Certes, l’intérieur des Plautin pouvait exciter l’envie d’Ernestine Baujoux ! En entrant dans ces pièces, d’une scrupuleuse propreté, où les meubles modestes brillaient toujours, où, souvent, des fleurs cueillies dans les prés par les enfants s’épanouissaient dans les vases gagnés aux loteries, devant le crucifix et la statue de la Vierge, qui occupaient partout la place d’honneur, on sentait qu’ici régnaient une dignité de vie et un esprit chrétien qui devaient singulièrement adoucir aux habitants de ces lieux les inévitables épreuves de l’existence.

L’impression se fortifiait encore à la vue de la maîtresse du logis, petite femme blonde de mine avenante, toujours bien coiffée dès le matin, proprement vêtue, et qui s’entendait fort bien à mener tout son monde, y compris son mari. Celui-ci travaillait à la fabrique de toile Marellier, et, très estimé des patrons pour l’honnêteté de son caractère, ses habitudes rangées et son courage au travail, gagnait de jolies journées, dont il rapportait intégralement le montant au logis. Grâce aux qualités d’ordre de l’un et de l’autre, ils étaient arrivés, malgré les dépenses occasionnées par leurs quatre enfants, et sans se refuser rien du nécessaire, ni même quelques légitimes plaisirs à l’occasion, à réaliser ces fameuses économies qui exaspéraient les Baujoux.

Les enfants fréquentaient l’école libre, et on les donnait comme modèles à tous pour la politesse de leurs manières, leur bonne tenue et leur gentillesse. L’aîné, Joseph, qui venait d’avoir quatorze ans, travaillait déjà à la fabrique. Ses maîtres, constatant sa vive intelligence, auraient voulu le voir pousser plus loin ses études, le conduire à quelque emploi bureaucratique, peut-être – qui sait ! – le voir arriver à une profession libérale après le passage au lycée, grâce à une bourse que les messieurs Marellier ne demandaient pas mieux d’obtenir par l’intermédiaire d’un parent, recteur d’Académie. Mais le père s’était refusé à encourager son fils dans cette voie.

– Voyez-vous, nous avons besoin d’ouvriers chrétiens, instruits de leur religion et fermes dans leurs principes, avait-il expliqué à ceux qui s’étonnaient de sa décision. La France se meurt de l’ignorance du peuple. Eh bien ! pour la ressusciter, il faut qu’on lui donne, à ce peuple, non plus la science inutile ou frelatée des écoles officielles, mais celle qui s’appuie sur la religion, et qui en fera vraiment des hommes, au lieu de pauvres machines inconscientes qui suivent le premier agitateur venu et se croient libres parce qu’elles beuglent les phrases creuses de leurs conférenciers et de leurs journaux... Mon ambition, c’est que mon fils soit un apôtre parmi les autres ouvriers, au lieu d’aller grossir les rangs des ratés ou des besogneux dans les carrières libérales. Mais, pour cela aussi, il faut qu’il soit instruit, non seulement dans sa religion, mais encore sur bien d’autres points. C’est pourquoi, l’année prochaine, il ira grossir le petit noyau du Cercle d’études de l’abbé Bourguet.

Lui, André Plautin, étudiait aussi dans les moments de loisir que lui laissait son travail, et plus d’une fois il avait su répondre victorieusement à un de ses camarades ou relever vertement quelque stupide plaisanterie contre la religion. Aussi ne se risquait-on pas beaucoup à discuter avec lui. Mais précisément à cause de cette fermeté de principes et de cette complète absence de respect humain, on l’estimait beaucoup, dans le monde ouvrier, on l’aimait aussi, car on le savait, par expérience, toujours prêt à rendre service... Il n’y avait, pour le détester, que les mauvais ouvriers dans le genre d’Isidore Baujoux, pour lesquels sa parfaite conduite était une condamnation, et les anticléricaux forcenés, dont ce tenant de la religion troublait, par sa seule vue, la liberté de conscience.

Cet après-midi-là, Justine Plautin, assise près de sa fenêtre fleurie, raccommodait un vêtement à son mari. Jamais André n’avait voulu, même avant que Dieu leur envoyât des enfants, que sa femme allât travailler à la fabrique.

– Je préférerais faire des heures doubles, s’il le fallait, pour que tu puisses rester chez nous ! disait-il énergiquement...

Et Justine était toujours demeurée au logis qu’elle soignait avec amour, entretenant et confectionnant tous les vêtements des siens, préparant des plats simples, peu coûteux, mais sains et bien présentés, qui plaisaient également au robuste appétit du père et du fils et à celui, plus difficile, de la petite Louisette, rendue languissante par un peu d’anémie.

Un coup léger fut tout à coup frappé à la porte. Et sur l’invitation qui lui en fut faite par Justine, la visiteuse entra.

C’était une grande fillette d’environ treize ans, une brune charmante, aux grands yeux à la fois doux et énergiques. Sa tenue était fort simple, mais tout, en elle, révélait une extrême distinction de race ou d’éducation.

– Bonjour, madame Plautin ! dit-elle gaiement en s’avançant, la main tendue.

– Mademoiselle Raymonde !... C’est bien gentil à vous de venir me voir ! Malheureusement, Louisette n’est pas là.

Tout en parlant, Justine se levait et avançait vers la visiteuse un fauteuil de paille garni de coussins confectionnés par elle avec quelques coupons aux nuances bien choisies.

– Je vous en prie, ne vous dérangez pas ! protesta la fillette. Je viens seulement vous demander un renseignement... Vous savez que, sur la demande de M. le curé, quelques dames de la paroisse ont organisé une œuvre de catéchistes spécialement chargées de rechercher si, dans les milieux hostiles, on ne pourrait, malgré tout, faire quelques recrues parmi les plus jeunes enfants qui n’ont pas trop subi encore l’influence de leur entourage ?

– Oui, je sais, Mademoiselle.

– On a signalé, dans ce cas, le dernier enfant d’un nommé Baujoux. Comme il demeure dans votre maison, ma tante, qui doit aller voir la mère, m’a chargée auparavant de m’informer près de vous s’il y a vraiment quelque chose à tenter de ce côté.

Justine secoua la tête :

– On peut toujours essayer ! Mais c’est du monde qui devient plus mauvais tous les jours, Mademoiselle ! Croiriez-vous que ce matin, en entendant Louisette chanter un cantique, tout en travaillant, les deux aînés se sont mis à la fenêtre et ont hurlé cette horrible Internationale ! André était furieux, et il parlait même de quitter la maison, à cause de l’exemple que donnent ces gens-là. Ce serait dommage, car on n’est pas mal, ici, mais enfin, si c’était pour le bien des enfants, on s’y déciderait tout de même. Et quand on pense, Mademoiselle, qu’Ernestine et moi avons été ensemble sur les bancs du catéchisme ! C’était une bonne fille, alors, mais un peu trop coquette, et qui se laissait vite monter la tête. Quand elle eut épousé Baujoux, elle continua pendant quelque temps à remplir ses devoirs religieux. Lui n’était pas trop mauvais encore, dans ce temps-là, on le voyait même quelquefois à l’église. Puis il se lia avec des socialistes, il assista à de mauvaises conférences, lut de ces tristes journaux qui sont un vrai poison, et, par-dessus le marché, se mit à boire. Alors, ce fut fini pour lui. Ernestine, excitée par lui, changea aussi d’idées, elle ne mit plus les pieds à l’église, n’y conduisit jamais ses enfants, laissa le désordre et une quasi-misère s’introduire chez elle. Si vous voyiez ce qu’elle est mal tenue, la pauvre ! Et ses enfants ! les aînés sont déjà des vauriens, le petit seul paraît encore gentil. Mais je crois qu’il n’est pas d’une fameuse santé. Enfin, Mlle Dalrey peut voir tout de même, Mademoiselle Raymonde ; ça ne coûte pas beaucoup d’essayer, et si on pouvait lui faire un peu de bien, à ce petit... Quoique, dans un milieu pareil !... Enfin, tout de même, quand on a un peu entendu parler du bon Dieu dans son enfance, il me semble qu’on doit y penser plus facilement lorsqu’arrive le moment de la mort.

– Oh ! certainement ! dit Raymonde en se levant. Je vais dire tout cela à ma tante, et il est probable qu’elle ira voir votre voisine. Maintenant, je me sauve, car elle m’attend. Bonjour à Louisette, n’est-ce pas, Madame Plautin ?

Et, serrant gentiment la main de Justine, elle s’en alla, reconduite jusqu’à la porte par son hôtesse.

Comme, après avoir traversé la cour, elle passait dans le couloir de sortie du corps de bâtiment faisant face à celui où habitaient les Plautin, elle se croisa avec Léonie Baujoux. La jeune ouvrière la toisa d’un regard mauvais et envieux, et marmotta tout en se dirigeant vers l’escalier :

– C’est une amie des filles au patron, la petite-cousine du vieux grigou de la Bercière. Sale graine de bourgeoise, va !

Raymonde avait remarqué le coup d’œil, et son cœur en fut péniblement serré. Si jeune qu’elle fût, elle était déjà excessivement charitable, portée à aimer les êtres les plus misérables, de corps ou d’âme ; mais la haine d’autrui, de ceux-là même qu’elle aimait et eût tant souhaité soulager, lui causait une véritable souffrance.

Pourtant, il lui avait déjà été donné de l’éprouver plusieurs fois, dans les visites de charité où l’emmenait tante Mathilde. En certains milieux ouvriers, une hostilité sourde régnait, fruit des « doctrines de paix » prêchées par les apôtres de l’anarchie et de l’irréligion.

Raymonde rejoignit sa tante qui causait dans la rue avec une de ses protégées. Mlle Mathilde Dalrey, petite femme blonde à l’air doux et effacé, était fort aimée des humbles, qui connaissaient bien son dévouement et sa bonté, et en abusaient même parfois.

L’entretien terminé, Raymonde prit le bras de sa tante, et toutes deux se dirigèrent vers le logis. Raymonde, chemin faisant, raconta ce qu’elle avait appris de Justine Plautin, et Mlle Mathilde décida qu’elle tenterait l’épreuve chez la femme Baujoux.

Bientôt, elles arrivèrent à l’extrémité de l’avenue Victor-Hugo, l’unique avenue de la jolie petite cité normande de Palerville. Là s’élevaient des villas de belle apparence. Mais tout au bout, faisant tache sur cet ensemble très moderne, se dressait un vieux pignon qui avait bénéficié, pour rester debout quand même, de la chance de se trouver juste à l’alignement. Sur les murs décrépits et zébrés de larges traînées noirâtres, un peu de lierre grimpait, une aristoloche essayait timidement de s’émanciper, vite réfrénée par la main impitoyable du maître de céans qui n’aimait pas la verdure, « ce nid à insectes ».

Cette demeure s’appelait la Bercière. Depuis des siècles, elle appartenait à la famille d’Erquoy. Le propriétaire actuel, M. Albéric d’Erquoy, un célibataire d’une soixantaine d’années, y vivait seul avec un vieux domestique à moitié sourd. On l’appelait « l’ours de la Bercière », ou bien encore « l’avare », et ces deux surnoms lui convenaient parfaitement, il faut le reconnaître. Bien qu’on l’assurât millionnaire, il portait des vêtements élimés, ne s’accordait qu’une maigre nourriture et refusait toujours son obole pour les œuvres de bienfaisance. On le voyait rarement hors de son logis. Il s’occupait d’études scientifiques, et n’avait de relations – encore étaient-elles espacées et peu intimes – qu’avec un vieil ingénieur retraité et un châtelain voisin de Palerville, tous deux savants comme lui.

Cependant, M. d’Erquoy avait de la famille. D’abord le fils d’un de ses cousins germains, Paul d’Erquoy, qui occupait un poste élevé dans un ministère, bien qu’il eût à peine trente ans ; puis Danielle d’Erquoy, fille d’un autre cousin au même degré, qu’il avait naguère presque reniée lorsqu’elle s’était obstinée à épouser, malgré lui, le riche industriel Raymond Dalrey. Peu après, Mme Dalrey, veuve et ruinée, était venue le supplier de l’aider. Après l’avoir accablée de reproches, il avait déclaré :

– Je dois au nom que vous avez porté de ne pas vous laisser dans la misère. Vous habiterez donc le pavillon, et je vous ferai une pension suffisante pour votre entretien et celui de votre fille... Mais ne vous figurez pas pour cela que je vous ai pardonnée, Danielle, car je vous déclare que je n’oublierai jamais votre insoumission et votre mésalliance.

En outre, M. d’Erquoy avait une cousine un peu éloignée, du côté maternel celle-là, mariée au comte de Montanes, et qu’il ne voyait jamais. Ceux qui l’avaient connu un peu autrefois racontaient qu’Albéric d’Erquoy, jeune homme, avait profondément aimé la blonde Colette, mais que celle-ci lui avait préféré le brillant Guy de Montanes. C’était depuis lors, assurait-on encore, qu’il s’était peu à peu enfoncé dans la misanthropie et s’était complètement desséché le cœur, qu’il n’avait jamais eu du reste bien tendre pour les infortunes d’autrui.

Chaque année, Paul d’Erquoy, qui possédait une petite propriété à Palerville, venait y passer une quinzaine, et en profitait pour faire quelques visites à son parent, sans paraître s’apercevoir de l’accueil plus que froid qui lui était fait. M. d’Erquoy lui en voulait de ses idées politiques avancées, et ne se gênait pas pour le lui faire sentir.

Quant à Mme Dalrey, bien qu’habitant le petit bâtiment dénommé le pavillon qui s’élevait dans le jardin de la Bercière, à cinquante mètres du logis principal, elle ne voyait pas son parent plus de trois fois par an. M. Albéric d’Erquoy avait la rancune tenace et savait montrer clairement qu’il ne pardonnait pas. Pour sa petite-cousine, il avait déclaré inutile de faire sa connaissance, et c’est à peine s’il répondait par un signe de tête au salut poli de Raymonde lorsque, par grand hasard, elle le rencontrait.

Cette après-midi-là, comme Mlle Dalrey et sa nièce arrivaient près de la Bercière, la porte du vieux logis s’ouvrit, livrant passage à un homme jeune et bien mis, qui les salua froidement au passage.

– Il a une drôle de tête, aujourd’hui, M. Paul d’Erquoy ! fit observer Mlle Mathilde. On le dirait en colère.

– Oui, c’est vrai, tante ; mais ce n’est pas une colère comme chez les autres. Chez lui, tout est froid.

– Ce n’en est pas meilleur. J’avoue qu’il ne me plaît guère.

– Et à moi non plus ! dit spontanément Raymonde. Je suis contente qu’il ne nous fasse jamais qu’une seule visite pendant ses séjours ici.

Mlle Mathilde ayant ouvert une petite porte percée dans le vieux mur de clôture, elles se trouvèrent dans le jardin envahi par une folle végétation, car M. d’Erquoy dédaignait de le faire entretenir. Au milieu des arbres s’élevait un vieux petit pavillon menaçant ruine. C’était là la demeure où vivaient Mme Dalrey, sa fille et la sœur de son mari, qui les avait suivies et mettait dans la communauté ses petites rentes, seul reste de sa part de fortune abandonnée généreusement pour solder tous les créanciers de son frère.

Dans la sombre petite salle à manger, Mme Dalrey cousait, non sans pousser force soupirs. À cette femme qui avait joui d’une grande fortune et de tous les plaisirs mondains, l’existence actuelle semblait intolérable. Trop peu profondément chrétienne pour se résigner courageusement à la volonté divine, elle récriminait sans cesse, aigrissant encore un caractère naturellement peu facile et rendant parfois la vie assez dure à sa belle-sœur et à sa fille.

– Enfin, vous voilà ! dit-elle sèchement. Pendant que vous courez chez vos pauvres, je suis seule à me morfondre ici. Heureusement que mon cousin Paul est venu quelques instants.

– Encore ? Qu’est-ce qui lui prend, cette année ? dit Mlle Mathilde d’un ton surpris. Mais quand donc est-il venu ? Comme nous arrivions, il sortait de chez son oncle.

– Oui, il m’a dit qu’il y allait en sortant d’ici. Mais il y est resté bien peu de temps, en ce cas ! Il est vrai que l’oncle Albéric est si peu causant !

Elle demeura un moment silencieuse, faisant machinalement tourner entre ses doigts son aiguille.

– Paul a été très aimable, aujourd’hui ! dit-elle enfin, comme continuant tout haut sa pensée. C’est un homme intelligent et il est fort bien de sa personne.

– Cela dépend des goûts ! dit Mlle Mathilde tout en enlevant son chapeau. Pour ma part, je le trouve trop raide, et aussi beaucoup trop infatué de lui-même... Quant à être intelligent, je vous le concède. Mais ses opinions politiques, et surtout ses idées antireligieuses ne sont pas pour nous le rendre sympathique.

Mme Dalrey leva légèrement les épaules.

– Quelle exagération, ma pauvre Mathilde ! Si vous l’aviez entendu causer tout à l’heure, vous auriez vu qu’il professait au contraire des principes de large tolérance. Vraiment, vous devriez tâcher de vous guérir de cette étroitesse d’esprit.

Et, avec une moue de dédain, Mme Dalrey se remit à son ouvrage, tandis que Mlle Mathilde s’en allait vaquer aux préparatifs du dîner.

III

– Non, non, et non !

Et, pour ponctuer cette dénégation, Isidore Baujoux assena un formidable coup de poing sur la vieille table qui gémit lamentablement.

– C’est compris, hein ?

Mais le pli d’obstination qui se creusait au front d’Ernestine ne s’effaça pas.

– Non, ce n’est pas compris. Qu’est-ce que ça te fait qu’Antoine apprenne le catéchisme ?

– Ça fait que je ne veux pas, là !... Et je n’ai pas d’explications à te donner ! Je suis le maître...

Elle eut un énergique haussement d’épaules et ricana :

– Le maître ! Il ne doit plus y en avoir, de maîtres, à ce que vous racontez tous ! Et j’ai mis dans ma tête que le petit ferait sa Première Communion.

– Eh bien ! cette idée-là en partira, de ta tête, ma vieille ! Ah ! elle t’a bien entortillée, cette espèce de dévote ! Heureusement que Léonie m’a prévenu de vos machinations ! Si jamais Antoine apprend un mot de catéchisme, eh bien ! tu auras affaire à moi, tu peux y compter !

Une lueur mauvaise brillait dans son regard d’alcoolique, sa physionomie prenait une expression brutale vraiment effrayante. Mais la femme, aigrie et sourdement lasse de tout, s’exaspérait devant cette opposition...

– Il apprendra le catéchisme, parce que je le veux ! Oui, je veux, je veux ! dit-elle en le défiant.

– Ah ! tu veux ! Tiens, veux-tu ça aussi ?

Son poing s’étendit, la frappa en pleine figure. Elle chancela et s’abattit sur le plancher en jetant un gémissement.

– Fais-lui apprendre son catéchisme maintenant, espèce de calotine ! ricana-t-il.

Et il sortit de la chambre en faisant claquer la porte.

Un long moment, Ernestine demeura immobile, les yeux clos. Puis ses paupières se soulevèrent, elle fit un effort pour se dresser sur son séant et y parvint avec l’aide d’une chaise qui se trouvait près d’elle. Alors, avec un coin de son tablier, elle étancha le sang qui coulait de ses narines tuméfiées.

C’était là un accident fréquent dans son existence, depuis deux ans surtout que l’alcoolisme avait fait chez Isidore de grands progrès. En général, ces brutalités se produisaient lorsque, sortant sous une influence quelconque de sa morne apathie, Ernestine s’avisait de le contrecarrer en face, par une sorte de bravade, née sans doute de la révolte latente en elle, de la sourde rancune qui croissait en son âme dépouillée, par l’exemple et les conseils de Baujoux, de ses croyances et de ses espérances chrétiennes.

Lorsque, quelques jours auparavant, Mlle Dalrey était venue lui demander d’envoyer son petit Antoine au catéchisme, elle avait commencé par accueillir fort mal la visiteuse. Mais celle-ci ne se décourageait pas facilement, et peu à peu elle avait réussi à adoucir l’humeur farouche de la femme Baujoux, si bien qu’en s’en allant, après une discussion assez longue, elle emportait la promesse qu’Antoine irait se présenter la semaine suivante à M. le curé.

Cette promesse, Ernestine était résolue à la tenir, tout au fond de cette âme obscurcie s’agitaient de sourds remords. Puis, elle voyait de mieux en mieux, chaque jour, le résultat de l’éducation donnée à ses aînés. À l’âge d’Antoine, Achille était un gentil enfant, très facile à diriger ; Léonie, une petite fille caressante et d’intelligence très vive, mais de caractère un peu volontaire, sans méchanceté pourtant. D’où venait donc que peu à peu Achille se transformait en un gamin gouailleur et mauvais, levant sans hésiter la main sur sa mère et ayant sans cesse à la bouche des blasphèmes ou d’ignobles propos ? Pourquoi Léonie était-elle devenue cette fillette effrontée et insolente que rien n’aurait pu faire rougir, et qui n’avait que des gros mots à répondre aux rares observations que s’avisait parfois de lui faire sa mère ?

Pouvait-elle, loyalement, le leur reprocher, puisqu’elle n’avait rien tenté pour leur donner l’éducation morale qui, seule, leur aurait permis de vaincre les instincts mauvais, puisqu’elle les avait laissés pousser au hasard de ces instincts, sans les instruire sur leur origine, sur leur destinée, sur leurs devoirs envers leur Créateur ? Les enfants sont des plantes que l’éducateur courbe à son gré. Et quels éducateurs avait-elle donnés aux siens ? Pour Léonie, Mlle Daubier, l’institutrice, une pauvre femme point mauvaise, mais tremblant toujours sous la crainte du renvoi, et tellement hypnotisée par la « neutralité scolaire » qu’elle avait une migraine chaque fois que, par hasard, le nom de Dieu se rencontrait dans un des livres classiques où il avait échappé à l’œil anticlérical de ces messieurs de l’Université. Pour Achille, un sectaire violent et haineux, jouisseur, mange-curés acharné, et n’éprouvant aucune vergogne à falsifier abominablement l’histoire pour montrer à ses élèves une Église catholique complice ou instigatrice de tous les crimes qui se sont commis dans le monde.

Comment de petites âmes d’enfants résisteraient-elles au poison ainsi distillé en elles, sans parler de tous les dangers, de toutes les tentations que l’abaissement constant de la moralité leur offre au-dehors ?... Sans parler aussi des exemples qui, trop souvent, les attendent au logis.

Ernestine sentait confusément tout cela, et c’est pourquoi elle avait fini par céder aux sollicitations de Mlle Dalrey, dans l’espoir qu’elle pourrait éviter qu’Antoine devînt un mauvais sujet comme les autres.

Mais Léonie, on ne sait comment, avait eu vent du projet, et, méchamment, l’avait appris à son père, ce qui avait motivé la scène de tout à l’heure.

Toujours s’aidant de la chaise, Ernestine se releva. Sur son visage meurtri se lisaient une sourde irritation et une résolution obstinée.

– Si, il l’apprendra ! murmura-t-elle d’un ton de défi.

Elle versa de l’eau dans une cuvette sale et ébréchée, se lava le visage pour faire disparaître les traces de la brutalité de son mari. Puis, ayant pris quelques sous dans un tiroir, elle jeta un fichu sur sa tête et descendit.

– Où que vous allez comme ça si vite, la Baujoux ? lui demanda une voisine qu’elle croisa dans le couloir.

– Chercher un catéchisme pour le petit ! répondit-elle triomphalement.

L’autre la regarda d’un air un peu ébahi et s’en alla en murmurant :

– Ah bien ! c’est-y qu’ils vont se convertir, maintenant ? Ça ne serait pas malheureux, car c’est des gens, vrai !

Le soir, quand Antoine revint de l’école, sa mère lui mit entre les mains un petit livre évidemment acheté chez quelque revendeuse, car la couverture était tachée et les bouts écornés.

– Tiens, faudra que tu commences à apprendre va, Antoine. Et demain, j’irai te conduire à M. le curé pour tu ailles au catéchisme.

Près de la fenêtre, Léonie raccommodait, à l’aide d’épingles, sa jupe complètement arrachée au cours d’une dispute avec deux de ses compagnes de la fabrique. En entendant parler ainsi sa mère, elle leva les yeux et ricana :

– Ah ! bien, tu y tiens, à ce qu’il paraît ! Mais tu verras la danse que le père te donnera, quand il saura ça !

– Ça te regarde-t-il, espèce de rien du tout ? dit brusquement Ernestine. Essaye un peu d’aller encore rapporter au père, et c’est toi qui l’auras, la danse, mauvaise fille !

Léonie se redressa, arrogante, une lueur mauvaise au fond de ses yeux bleus...

– Faudrait voir ! Si tu crois que je me laisserais faire ! Ah ! mais, on n’est pas un chiffon, tout de même !