L'Ondine de Capdeuilles - Jeanne-Marie Delly - E-Book

L'Ondine de Capdeuilles E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

- Mais c'est l'ondine de ces lieux !... la plus ravissante ondine qu'on puisse rêver. Enfant, ou jeune fille ? Elle a quinze ans, seize ans au plus... À quoi pense-t-elle, avec son sourire heureux ? Peut-être déjà à de futurs triomphes de coquette. Depuis Ève, elles sont ainsi, presque toutes. Son regard se durcit, pesa lourdement sur l'enfant endormie. Il fit un mouvement pour s'éloigner, puis se détourna pour la considérer encore. La respiration entrouvrait doucement ses lèvres, qui souriaient toujours au rêve mystérieux. Puis le petit bras blanc, découvert par la manche de toile relevée, bougea un peu, la tête se souleva, les paupières s'ouvrirent. Deux grands yeux d'un vert d'eau profonde, deux yeux de femme, ardents et radieux, s'attachèrent sur Odon, l'espace d'une seconde. Et l'inconnue, souriant toujours, dit d'un ton de joie douce : - Ah ! vous voilà ! Puis elle rougit, ses cils s'abaissèrent. Pendant un court moment, elle resta immobile... Et voici qu'un rire clair, doux et joyeux, s'échappa de ses lèvres. Son regard se leva de nouveau sur Odon. Et les merveilleuses prunelles aux reflets d'eau vive riaient aussi, avec un regard pur et franc qui était celui d'une petite fille très simple et très gaie.

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L'Ondine de Capdeuilles

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIPage de copyright

Delly

L’Ondine de

Capdeuilles

I

Un domestique entra silencieusement et déposa sur le bureau le second courrier du matin. Odon, fermant le volume qu’il parcourait, éparpilla d’une main distraite les revues et les lettres. L’une de celles-ci attira son attention. Sur l’enveloppe large, de papier mince et ordinaire, une main certainement féminine avait inscrit l’adresse du marquis de Montluzac. Odon murmura :

– Quelle aïeule m’écrit là ?... Oui, une aïeule, bien certainement, car on n’a plus de ces charmantes écritures, aujourd’hui.

Il ouvrit l’enveloppe, sans hâte. Car il n’attendait rien de la vie. Depuis la mort du frère qui avait été son unique affection, il avait goûté à toutes les jouissances, et il ne lui restait au cœur que le vide, l’amer dédain de tout.

Le feuillet qu’il déplia était couvert d’une écriture toute différente – écriture de vieillard tremblée, presque illisible.

Non sans difficulté, quelle que fût son habitude de déchiffrer les vieux textes. M. de Montluzac parvint à lire ce qui suit :

« Monsieur et cher cousin,

« Je suis un étranger pour vous, et peut-être allez-vous accueillir ma demande par un haussement d’épaules, en jetant au feu cette lettre d’un vieillard inconnu. Mais non, vous devez avoir l’âme généreuse des Salvagnes, et vous répondrez affirmativement au désir d’un homme très âgé, très infirme, qui descend comme vous du vaillant Odon de Salvagnes, le preux chevalier dont les exploits se chantent encore dans notre Périgord. Ce désir, le voici : voulez-vous venir me trouver ici, à Capdeuilles, mon vieux château, pour vous entretenir avec moi d’un sujet qui me tient fort à cœur ? Pardonnez-moi de n’être pas plus explicite. Mais mes pauvres doigts engourdis ne peuvent plus tenir la plume. Je vous attends et vous remercie d’avance.

« Olivier de Salvagnes,

vicomte de Capdeuilles.

« Capdeuilles, 12 octobre 1907. »

« Olivier de Salvagnes... Un cousin assez éloigné. Mon père m’en a parlé autrefois », songea Odon. « Mais s’imagine-t-il que je vais m’en aller en Périgord, quand on m’attend dans les Ardennes ? Merci bien !... D’ailleurs, je suppose qu’il s’agit simplement de me demander une aide pécuniaire. Mon père m’avait dit que cette branche des Salvagnes était appauvrie. En ce cas, rien de plus simple que de me présenter sa requête par écrit, au lieu d’imaginer de me déranger. Il doit avoir le cerveau un peu bizarre, ce vieux cousin ! »

Odon décacheta quelques autres lettres, qu’il parcourut distraitement. Puis il revint à celle de M. de Capdeuilles, et la relut.

« Après tout, pensa-t-il, cela ne me coûtera guère de lui donner satisfaction. Par la même occasion, j’irai jeter un coup d’œil sur Montluzac, où je n’ai pas mis les pieds depuis deux ans. »

Le battant d’une porte s’ouvrit, un petit vieillard chauve au doux visage ridé entra et traversa d’un pas claudicant le cabinet superbement orné de meubles datant du règne de Louis le Grand.

– Odon, je vous certifie que le tombeau découvert dans les environs de Montluzac est bien celui d’un chef sarrasin ! J’en ai trouvé la preuve ici.

Il élevait sa main, qui tenait un vénérable volume à reliure de veau fané.

Odon se détourna, en disant nonchalamment :

– Ah ! vous avez trouvé ? Eh bien, nous en parlerons ce soir, cousin Alban. Pour le moment, il faut que je sorte. J’ai rendez-vous avec Verty pour la publication de mon nouvel ouvrage.

Il se leva, en développant d’un souple mouvement l’harmonieuse élégance de sa haute taille. M. Alban d’Orsy parut tout à coup plus petit encore, plus ratatiné, plus modeste, près de ce bel homme au port de tête altier, dont la lèvre semblait garder à demeure un pli d’ironie, dont les yeux d’Oriental séduisaient autant par leur expression de force dominatrice que par leur caresse veloutée.

En quelques gestes vifs, Odon réunit les lettres éparses en ajoutant :

– Il est probable que je vais partir ces jours-ci pour Montluzac. Un vieux cousin inconnu me demande de l’aller voir en son château de Capdeuilles, à quelque soixante kilomètres de là.

– Vous resterez longtemps, Odon ?

– Non, quelques jours seulement. Je suis invité pour les chasses chez les Marlonnes. D’ailleurs, mon vieux Montluzac est un peu funèbre.

M. d’Orsy dit avec enthousiasme :

– Une merveilleuse demeure féodale !

– Oui, superbe à visiter. Mais pour y vivre seul, ce n’est pas récréatif... Allons, à tout à l’heure, cousin Alban.

Un peu après, Odon descendait de son appartement où il venait de revêtir sa tenue de sortie. Dans le grand vestibule tendu de tapisseries anciennes, il croisa une petite vieille dame qui rentrait.

– Tiens, d’où venez-vous, cousine Loyse ?

– De l’église, mon ami.

Une main très fine, à demi recouverte d’une légère mitaine noire, se tendait vers le jeune homme, qui se pencha pour la baiser.

– Vous vous obstinez à ne pas vous servir de l’automobile que j’ai mise à votre disposition ?

Une lueur d’effroi passa dans les yeux feuille-morte de Mlle Loyse d’Orsy.

– Pardonnez-moi, mon ami... pardonnez-moi. Mais ce mode de locomotion... Non, vraiment, je ne saurais monter dans ces machines de mort.

Elle semblait s’excuser, avec un regard à la fois craintif et affectueux vers le beau visage ironique.

Odon se mit à rire.

– Vous les affrontez bien dans la traversée des rues, où elles ne sont pas moins dangereuses, au contraire. Ah ! cousine Loyse, je désespère de vous rendre moderne !

Vers la haute voûte, Mlle Loyse leva ses petites mains ridées.

– Ah ! mon enfant, il est trop tard ! Je suis d’un autre temps, voyez-vous, et je n’ai plus qu’à disparaître.

– Le plus tard possible !... Savez-vous comment va ma grand-mère, ce matin ?

– Julia m’a dit qu’elle se trouvait un peu mieux. C’est aujourd’hui qu’elle doit voir l’oculiste ?

– Oui, mais je crains bien qu’il n’y ait rien à faire. Pauvre grand-mère, qui ne voulait pas vieillir ! Vous serez très aimable de m’excuser près d’elle, cousine Loyse. Je rentrerai tard et me ferai servir à déjeuner dans mon appartement.

Il eut un sourire à l’adresse du petit visage creusé de rides menues, qui avait pris la teinte d’un ivoire légèrement jauni. Puis il sortit sous la voûte et monta dans l’automobile qui l’attendait.

II

Un après-midi, Odon quitta son vieux château féodal de Montluzac, où il était arrivé l’avant-veille, et prit en automobile la direction de Capdeuilles. Il ne connaissait pas cette demeure, bâtie sous le règne de Louis XV par un Salvagnes de la branche cadette. Des divergences d’opinions politiques – les Salvagnes de Capdeuilles étaient bonapartistes et les Salvagnes de Montluzac monarchistes – avaient séparé depuis un siècle ces deux branches de la noble famille. Le père d’Odon s’étant rencontré à Paris avec Olivier de Capdeuilles, dans les salons mondains et les lieux de plaisir, il s’ensuivit entre eux quelques relations, d’ailleurs assez cérémonieuses. M. de Capdeuilles, à cette époque, dépensait brillamment les restes d’une fortune déjà fort entamée par ses ascendants. Puis il disparut de la scène parisienne. M. de Montluzac apprit qu’il s’était retiré dans son domaine périgourdin et ne s’en occupa plus, trop pris lui-même dans l’engrenage mondain pour se soucier d’un parent appauvri, et relativement peu connu.

Étant donné ces relations dénuées d’intimité entre son père et le châtelain de Capdeuilles, Odon trouvait assez justement singulière la requête du vieillard. Mais cette singularité même constituait un attrait pour son esprit blasé et l’avait incité à ce voyage qui dérangeait cependant quelque peu ses projets – ce que son égoïsme se refusait d’accepter à l’ordinaire.

Laissant de côté le village entouré de châtaigniers, l’automobile, sur les indications d’un paysan, s’engagea sur une route bordée de chênes, qui desservait le château. Route abominable, d’ailleurs. Les ornières y abondaient et, si bien suspendue que fût la berline de voyage, Odon se trouvait terriblement secoué.

« Mais ce chemin est abandonné depuis des années ! » songea-t-il.

Le chauffeur stoppa enfin devant une grille rouillée, encastrée entre deux murs hauts et croulants sur lesquels s’acharnaient les feuillages parasites. Odon descendit et s’approcha. De chaque côté de la grille, et parallèlement au mur, de vieux ormes s’alignaient, en trois rangées. En face, une allée d’eau s’étendait entre des restes de plates-bandes envahies par une végétation folle, qui couvrait aussi les deux allées longeant des charmilles revenues à l’état sauvage. Au fond de la perspective, dans la lumière légère d’octobre, se dressait un petit château du XVIIIe siècle. Le coup d’œil expérimenté de M. de Montluzac le jugea aussitôt : « Un pur bijou du temps. Mais s’il est aussi bien entretenu que ce jardin !... »

Il ouvrit la petite porte et entra. Sans se presser, il s’engagea en pleine herbe, le long de l’allée d’eau. De près, l’abandon lui apparut plus complet encore. Tout, ici, depuis des années, devait être laissé aux caprices de la nature et aux bons soins des intempéries. Comme il avait extraordinairement plu cet été-là, l’herbe avait levé avec abondance, et rien n’échappait à son envahissement. L’eau elle-même, l’étroite bande d’eau aux sombres luisances d’étain disparaissait presque en certains points sous la poussée folle des longues tiges souples, courbées vers elle, plongeant dans l’onde immobile.

Tout au bout de l’allée d’eau, dans un inextricable fouillis de parasites qui laissaient deviner vaguement la forme presque disparue d’une pelouse oblongue, se dressait une statue de faune. Le petit dieu moqueur était devenu d’un vert noisette, et son visage n’avait plus de forme. Mais il étendait toujours sa main droite en un geste folâtre et malicieux, qui semblait d’une ironie cruelle devant cette désolation des choses.

Puis une grande cour s’étendait, couverte d’herbe, elle aussi. Et Odon vit de près le château. Là encore, la ruine avait travaillé. De loin, on ne distinguait que les lignes élégantes, la parfaite ordonnance des proportions, l’harmonieuse beauté de l’ensemble. Mais rien ne pouvait faire illusion maintenant à M. de Montluzac. Il remarquait les crevasses innombrables, les cannelures légères des pilastres qui s’émiettaient, et, dans les hautes fenêtres cintrées ouvrant de plain-pied sur une large marche de pierre moisie, les petites vitres verdâtres brisées, remplacées par du papier.

Il songea : « Mais c’est la ruine !... la ruine complète ! »

Maintenant il ne faisait plus de doute pour lui que M. de Capdeuilles l’eût appelé dans le but de solliciter une aide pécuniaire. Et pour le persuader plus aisément, il avait voulu qu’il vînt constater par lui-même la misère de Capdeuilles.

Toutes les fenêtres, sur cette façade, étaient closes. Des volets jadis blancs, dont le bois se fendait, fermaient la porte. En voyant près de celle-ci des touffes d’ortie nées entre le mur et la marche qui se disjoignaient, Odon pensa : « Voilà bien longtemps que ceci ne s’est ouvert. L’entrée habituelle doit être ailleurs. »

Il contourna le château. Sur le côté, deux escaliers aux marches brisées, aux rampes forgées couvertes de rouille, conduisaient à deux petites terrasses. Le terrain descendait. Une des terrasses tournait, se continuait tout le long de l’autre façade. Celle-ci apparut à Odon aussi dégradée et aussi close – sauf toutefois qu’aucun volet ne fermait la porte à petits carreaux, près de laquelle un vieux chien dormait.

– Un vrai château enchanté, murmura M. de Montluzac. Qui sait ! peut-être tous ses habitants font-ils comme ce brave chien, et vais-je avoir l’honneur de réveiller une Belle au Bois dormant.

Cette aventure l’égayait. Il résolut, avant d’aller frapper à la porte, de faire la visite des jardins abandonnés qui s’étendaient devant lui, à la suite d’un bassin ovale au bord de pierre verdie et brisée.

Ils avaient été superbes, ces jardins à la française. On le devinait au tracé des parterres encore visible sous l’enchevêtrement des ronces, des plantes redevenues sauvages, des longues graminées qui se fanaient. Des bordures de buis, il ne restait plus que quelques débris jaunissants. Les arbustes, échevelés, mêlaient leur feuillage mourant à la verdure perpétuelle des ifs, échappés à la stricte discipline de jadis et qui s’émancipaient de toute l’ardeur de leur sève. Quelques fleurs d’automne, demi-sauvages, rappelaient qu’ici des jardiniers habiles avaient planté, semé, et que ces parterres avaient connu la vivante féerie des couleurs caressées par le soleil, la grâce légère des corolles que le vent balance en encensoir, et toute l’ordonnance sobre, harmonieusement mesurée, du vieux génie français.

Dans deux petits bassins ronds, verdis par la mousse tenace, l’eau stagnait, parsemée de feuilles mortes échappées aux arbres environnants. Des statues, des bustes se dressaient, couverts d’une lèpre noire, avec un visage sans nez, aux yeux caves, avec des bras sans mains... Et dans les bosquets voisins, sous les arbres jaunissants, Odon découvrit encore de ces petits bassins aux eaux verdâtres, de ces statues mutilées, sur lesquels tombaient la mélancolie jonchée d’automne et le fruit lourd des marronniers.

De la terre mouillée, des premières couches de feuilles qui se décomposaient, de l’eau sans vie des bassins, montait une odeur molle, humide, de moisissure et de mort. Sous les frondaisons épaisses des vieux arbres, le jour restait sans lumière, avec une teinte verdâtre de sépulcre. Odon eut un frisson léger. Il sentit venir la grande tristesse qui l’étreignait parfois, à certaines heures de son existence. L’homme adulé, le mondain sceptique, le grand seigneur opulent dont toutes les fantaisies faisaient loi, avait son secret de souffrance. Bien peu le soupçonnaient. On savait seulement qu’il avait perdu, dix ans auparavant, un frère jumeau, sa seule affection. Car sa mère était morte toute jeune, et son père n’avait été pour lui qu’un camarade charmant et léger, peu soucieux d’étudier et de comprendre l’âme fermée du garçonnet orgueilleux, du jeune homme ardent et volontaire qui disait de lui-même : « Personne ne me connaît... Pas même Bernard. »

Bernard était son frère. Ils s’étaient profondément aimés, en dépit d’une différence complète de caractère. Odon dominait Bernard, plus faible, moralement et physiquement, d’intelligence moindre et de sensibilité presque maladive. Au cours d’un voyage en Italie, ce dernier mourut à vingt-cinq ans, de façon mystérieuse. Il fut trouvé étendu au bas d’un roc. Suicide ? Accident ? Les deux hypothèses eurent cours. La seconde fut adoptée par la famille, l’autre ne se chuchota plus qu’en secret, lorsqu’on rappelait que Bernard de Salvagnes, marié depuis un an à une cantatrice hongroise, dont il était passionnément épris, venait d’être abandonné par elle quelques mois avant le tragique événement.

Personne ne connut la pensée d’Odon sur ce sujet. Pendant deux ans, il voyagea. Entretemps, son père mourut. Il vint assister à ses derniers moments, qui furent plus édifiants que sa vie, le vieux fonds de morale chrétienne et de remords salutaire se réveillant tardivement. Toutes les affaires réglées, Odon repartit. Puis, son temps de deuil écoulé, on le revit à Paris, très élégant, très mondain, en pleine possession d’une intelligence souple et profonde, d’un esprit finement ironique et d’une puissance de séduction qu’il n’ignorait pas, loin de là. Depuis lors, il était devenu l’une des personnalités les plus en vue du monde de la haute élégance, tandis que ses études historiques lui faisaient, dans la littérature, un nom chaque jour plus apprécié.

Personne – pas même son aïeule, ni les vieux cousins Alban et Loyse, parents pauvres qu’il hébergeait sous son toit – personne ne pouvait se vanter d’avoir vu triste le marquis de Montluzac. Odon cachait jalousement ce coin de son âme où la souffrance se renfermait, âpre et profonde. Quand il était loin de tout regard, seulement, sa physionomie changeait, comme à cet instant où l’ironie habituelle s’en détachait pour laisser toute la mélancolie environnante se répandre dans les yeux ardents, qui s’assombrissaient.

Il murmura d’une voix sourde, avec une sorte de passion âpre :

– La mort... la mort partout. Elle m’a pris mon frère, la maudite... Ou plutôt, n’est-ce pas la vie, l’amour qui l’ont tué d’abord, par leurs désillusions atroces ? Quand la mort est venue, elle a parachevé leur œuvre, voilà tout.

Un sec petit bruit de chute traversa le silence. Un marron se détachait, frappait une branche d’arbre, tombait sur un banc de pierre noirâtre et de là sur le sol mou, près d’Odon.

M. de Montluzac quitta l’ombre des arbres. À la lumière, il respira mieux. L’étreinte douloureuse se desserra. Il flâna un instant à travers la végétation sauvage, alla examiner de près un Cupidon de bronze sur le corps duquel s’étendaient de longues traînées de vert-de-gris. Tandis qu’il le considérait, un sourire mauvais crispa ses lèvres, sous la moustache d’un blond foncé.

– Tu as fait mourir Bernard, petit dieu maudit. Mais moi, je te méprise, et je ne souffrirai jamais par toi.

Il s’engagea dans une allée herbeuse, où l’ombre lui apparaissait abondamment semée de lumière. Ici, dans les bosquets, la cognée avait fait de nombreuses trouées. Presque au ras du sol, l’aubier sectionné, bruni maintenant, se dissimulait sous les ronces, comme cherchant à voiler sa mutilation. Un peu plus loin, il était tout frais encore, d’un blanc crémeux. Odon pensa : « C’est un crime d’abattre ces vieux arbres magnifiques. S’il faut de l’argent pour éviter cela, j’en donnerai. Je les lui achèterai même, pourvu qu’il les laisse sur pied. »

L’allée descendait sensiblement. En atteignant l’extrémité, Odon vit qu’elle aboutissait à un petit étang.

Après toutes ces eaux mortes dans leurs bassins ruinés, il éprouva une sensation de vif plaisir devant celle-ci, bien vivante, qui semblait frémir de joie sous la tiède caresse du soleil. Des arbres l’entouraient, laissant libre une petite berge, et leur ombre légère s’étendait sur une partie de l’étang, qui semblait d’un noir profond ; l’autre restait lumineuse, animée par des myriades de moustiques et de moucherons qui dansaient dans la clarté leur sarabande interminable. De temps à autre, le saut d’une carpe soulevait l’eau tranquille. De longues herbes aquatiques tremblaient parmi les rides légères de l’eau verte et dorée, sur laquelle des nénuphars, roses et jaunes, étendaient leurs feuilles stagnantes et dressaient leurs corolles immobiles.

« Un délicieux petit coin », pensa Odon.

Il avança un peu. Les feuilles, rousses et jaune pâle, échappées aux branches d’où la sève s’évadait, voltigeaient autour de lui comme de lents papillons. Il en saisit une au passage, la pétrit d’un doigt souple et la rejeta, petite chose méconnaissable. L’herbe était couverte de feuilles mortes, et dans la fraîche douceur de l’air passait la senteur de mille petites existences végétales qui finissaient.

Odon s’arrêta tout à coup. À quelques pas de lui, une enfant était étendue, dans une pose modeste et charmante, la tête contre son bras nu replié et appuyé à un petit monticule herbeux. Son visage aux traits délicats, satiné comme la corolle d’une fleur, se rosait sous l’influence de quelque émotion mystérieuse, qui faisait aussi trembler et sourire les petites lèvres d’un dessin très pur, et palpiter les longs cils presque bruns. Toute sa personne semblait d’une finesse ravissante. Elle était vêtue d’une robe en simple toile de Vichy, fort passée, d’une forme enfantine. Mais bien plus que de cette tenue presque pauvre, Odon fut frappé de sa coiffure. Elle avait d’admirables cheveux blonds teintés de roux, largement et très naturellement ondulés, qui glissaient sur son épaule en une grosse natte à demi défaite. Et ces cheveux disparaissaient presque sous des nénuphars formant couronne, tombant le long du visage, jusqu’au petit cou blanc, de ligne si harmonieuse.

Odon murmura :

– Mais c’est l’ondine de ces lieux !... la plus ravissante ondine qu’on puisse rêver. Enfant, ou jeune fille ? Elle a quinze ans, seize ans au plus... À quoi pense-t-elle, avec son sourire heureux ? Peut-être déjà à de futurs triomphes de coquette. Depuis Ève, elles sont ainsi, presque toutes.

Son regard se durcit, pesa lourdement sur l’enfant endormie. Il fit un mouvement pour s’éloigner, puis se détourna pour la considérer encore. La respiration entrouvrait doucement ses lèvres, qui souriaient toujours au rêve mystérieux. Puis le petit bras blanc, découvert par la manche de toile relevée, bougea un peu, la tête se souleva, les paupières s’ouvrirent. Deux grands yeux d’un vert d’eau profonde, deux yeux de femme, ardents et radieux, s’attachèrent sur Odon, l’espace d’une seconde. Et l’inconnue, souriant toujours, dit d’un ton de joie douce :

– Ah ! vous voilà !

Puis elle rougit, ses cils s’abaissèrent. Pendant un court moment, elle resta immobile... Et voici qu’un rire clair, doux et joyeux, s’échappa de ses lèvres. Son regard se leva de nouveau sur Odon. Et les merveilleuses prunelles aux reflets d’eau vive riaient aussi, avec un regard pur et franc qui était celui d’une petite fille très simple et très gaie.

– Oh ! que c’est singulier !

– Qu’est-ce qui est singulier, petite ondine ? demanda Odon.

Lui aussi riait, gagné par la contagion de cette gaieté d’enfant dont il ne comprenait pas le motif.

– Ondine ?... Vous m’appelez ondine ? Oh ! c’est complet !

Elle se souleva, se mit debout si vivement que M. de Montluzac n’eut pas le temps de lui offrir son aide.

– Figurez-vous que... Vous êtes le cousin qu’attend grand-père, n’est-ce pas ?

– Odon de Montluzac, oui, mademoiselle... ou ma cousine ?

– Votre cousine, Roselyne de Salvagnes.

– Roselyne ?... Un nom délicieux.

Elle dit d’un air content :

– Vous trouvez ? Moi aussi, j’aime bien mon nom... Mais il faut que je vous raconte mon rêve, pour expliquer ce rire qui n’était pas tout à fait poli...

– Oh ! je vous assure !...

Elle secoua la tête. Une gaieté irrésistible dansait dans ses yeux.

– Vous êtes très bon de n’être pas froissé... Donc, la légende raconte qu’au fond de cet étang habitait, au temps jadis, une ondine très belle. Elle s’ennuyait dans son palais de cristal, et souvent, elle venait s’étendre sur la berge dans l’espoir de voir apparaître quelque humain dont la vue la distrairait. Un jour survint le jeune seigneur de Capdeuilles. Il l’emmena avec lui et l’épousa. Mais l’ondine regrettait son palais d’eau... Et un matin, elle quitta la demeure de son mari, s’enfuit et disparut dans l’étang, d’où les supplications du sire de Capdeuilles ne purent jamais la faire sortir.

Odon murmura ironiquement :

– Elle était femme, c’est tout dire.

Mais les mots dépassèrent à peine ses lèvres, devant le regard de candeur levé sur lui.

Roselyne continua :

– Quand j’étais toute petite fille, notre vieille servante me racontait souvent cette légende. Mon imagination s’en trouvait vivement frappée, et l’un de mes plus grands amusements était de jouer à l’ondine. J’ai continué plus tard... Oui, même maintenant, je cueille encore quelquefois des nénuphars et des herbes aquatiques pour m’en parer et je m’assieds près de l’étang en essayant de me figurer le palais d’eau de la belle ondine.

Elle avait un tout petit sourire des yeux, du coin des lèvres, très jeune, et délicieux.

– ... Aujourd’hui, voilà que je me suis endormie ici, car j’étais très fatiguée. Et j’ai rêvé que j’étais vraiment l’ondine, que j’attendais quelqu’un, comme elle... En m’éveillant, je vous ai vu devant moi. Croyant continuer mon rêve, j’ai dit : « Ah ! vous voilà !... » Puis aussitôt, j’ai compris que vous deviez être ce cousin, M. de Montluzac, à qui grand-père m’a fait adresser une lettre. Alors je n’ai pu m’empêcher de rire, en pensant que je vous avais pris pour le mystérieux inconnu qu’attendait l’ondine, et aussi en me disant que je devais vous paraître bien singulière.

Personne, mieux qu’Odon, n’était documenté sur la coquetterie féminine, étudiée par lui dans tous ses replis avec une psychologie aiguisée, cruellement subtile. Dans le simple geste d’une femme vue pour la première fois, ou même seulement rencontrée au passage, il la découvrait. Sur une physionomie, elle lui échappait moins encore. Mais cette fois, il la chercha en vain dans le regard pur et gai attaché sur lui.

– J’ai été surpris, mais non choqué, ma cousine. Rassurez-vous à ce sujet.

– Oh ! j’ai bien vu que vous n’étiez pas fâché ! Vos yeux souriaient en me regardant.

Elle leva les bras, et commença d’enlever des nénuphars.

– Quel dommage ! dit Odon. Petite ondine, conservez votre parure aquatique !

Elle le regarda ingénument.

– Mais je le veux bien, si cela vous fait plaisir. Grand-père aime beaucoup aussi me voir avec ces fleurs. Il m’appelle comme vous « petite ondine ». Comment l’avez-vous trouvé, mon grand-père ?

Subitement, la délicieuse physionomie devenait grave, et le vert profond des yeux s’assombrissait sous un voile de tristesse.

– Je dois avouer, ma cousine, que je suis venu directement de ce côté, sans entrer au château. J’ai cédé là à une tentation de flânerie dont je ne me repens pas, puisque j’ai rencontré ici la fée des eaux... Mais M. de Capdeuilles est-il malade ?

– Voilà six ans qu’il ne quitte plus son fauteuil... Et il souffre tant parfois ! Cette nuit, j’ai dû passer trois heures près de lui, pour essayer de le soulager.

C’était là, sans doute, l’explication de ce petit cerne bleuâtre que M. de Montluzac remarquait sous ses yeux.

– ... Voulez-vous que je vous conduise près de lui, mon cousin ? Je crois qu’il vous attend avec impatience.

Ils prirent ensemble la direction du château. Du coin de l’œil, Odon regardait la lumière danser sur les cheveux de Roselyne, et sur la blancheur délicate de son visage. La jeune fille disait :

– Vous avez vu notre pauvre jardin ? Il a dû être bien beau, autrefois.

– En effet, ses vestiges le démontrent.

Roselyne soupira en murmurant :

– C’est un chagrin très fort pour grand-père.

Ils passèrent près des petits bassins d’eau morte, sur lesquels la brise éparpillait les feuilles jaunies. La façade du château s’étendait devant eux, élégante de lignes, ravagée par les intempéries. Sur la terrasse, dont la balustrade forgée était devenue d’un rouge-brun de rouille, le vieux chien dormait toujours. Roselyne expliqua :

– Le pauvre Mic-Mac est un peu aveugle et sourd, il ne quitte plus guère cette place, ou la chambre de grand-père.

Quand la jeune fille eut ouvert la porte vitrée de la terrasse, Odon, dès le vestibule, constata un délabrement intérieur répondant à celui de l’extérieur. Elle avait dû cependant être superbe autrefois, cette grande antichambre pavée de marbre blanc à encadrement rouge, avec son plafond en voûte orné de peintures, et l’escalier qui se développait au fond, garni d’une rampe forgée d’un beau travail. Mais les lambris n’avaient plus de couleur, les peintures du plafond s’écaillaient, plusieurs des larges marches de pierre, de si belle allure, apparaissaient brisées.

M. de Montluzac eut quelques minutes pour faire cet examen, car Roselyne le pria d’attendre qu’elle eût prévenu son grand-père. Elle reparut bientôt, et l’introduisit dans une grande pièce à trois fenêtres, qui sembla dès l’abord à Odon fort succinctement meublée. Un homme, assis près d’une petite table ronde, tourna vers M. de Montluzac son mince visage flétri. En quelques mots, il le remercia d’avoir répondu à son appel. Puis il dit à Roselyne :

– Apporte-nous dans un quart d’heure quelques rafraîchissements, mon enfant.

Quand la jeune fille eut disparu, il attacha sur Odon son regard las de malade.

– Vous devez me trouver bien indiscret, mon cousin ? Vous faire venir ainsi, de Paris !...

– C’est peu de chose, je vous assure. J’en ai profité pour jeter un coup d’œil à Montluzac... Et vraiment je suis charmé de connaître Capdeuilles et ses habitants.

– Vous êtes très aimable de me le dire.

Pensivement, M. de Capdeuilles considérait son jeune parent. Il fit observer :

– Vous ne ressemblez pas du tout à votre père.

– Non, aucunement, ni au physique, ni au moral.

– Vous menez cependant comme lui la grande vie mondaine ?

– En effet. Mais ce n’est qu’une face de mon existence, – je dirais mieux : une façade... En réalité, les voyages, les travaux littéraires, les études archéologiques auxquelles je m’adonne avec un vieux cousin de ma mère, le comte Alban d’Orsy, sont le grand intérêt de ma vie.

– Vous avez raison. Je sais par expérience ce que nous laisse de remords une existence vide, imbécile, où le jeu, les plaisirs, la vanité sotte, ont eu trop large part.

Les traits amaigris se tiraient, les lèvres s’abaissaient avec un tremblement sénile. De près, le visage du vieillard apparaissait ravagé, d’une pâleur blafarde, avec des yeux sans vie, tristes et inquiets.

D’une voix lente, M. de Capdeuilles continuait :