L'héritier des ducs de Sailles - Jeanne-Marie Delly - E-Book

L'héritier des ducs de Sailles E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

Il faut préparer ton avenir , avait toujours été l'argument sans réplique pour les enfants de Lucien des Landies. Tout jeunes, ils avaient eu l'intuition des lourds soucis matériels cachés sous une apparence aisée, des craintes sans cesse renouvelées, suscitées par les menées d'un gouvernement sectaire. Noella, l'aînée, dont le coeur renfermait toutes les délicatesses et toutes les énergies, avait largement contribué à faire pénétrer de bonne heure dans l'esprit de ses frères et de sa soeur cette persuation de la nécessité d'un travail assidu, afin d'aider le plus tôt possible au soulagement matériel et moral des chers parents.

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L'héritier des ducs de Sailles

Pages de titrePremière partieIIIIIIVVDeuxième partieII - 1III - 1IV - 1V - 1VIVIITroisième partieII - 2III - 2IV - 2V - 2VI - 1Page de copyright

Delly

L'héritier des ducs de sailles

Première partie

Les mystères du Château Noir

I

Appréhensions maternelles

Le soleil s’abaissait sur les sommets qu’il teintait de pourpre pâle, l’ombre envahissait la vallée et venait rafraîchir la petite ville brûlée tout le jour par un ardent soleil de fin d’août.

Dans son cabinet de travail assombri par les volets clos, M. des Landies, le substitut du procureur de la République de Virènes, venait d’achever sa tâche du jour. Avec un soupir de soulagement, il se levait en essuyant son front mouillé. Cela fait, il alla vers la fenêtre, ouvrit les volets et se pencha au dehors. Devant lui s’étendait un jardin extrêmement ombreux. Non loin de la maison était assise une jeune femme brune et fine, qui cousait activement, non sans jeter de fréquents regards sur le tout petit bébé endormi près d’elle dans un berceau d’osier... Elle leva vivement les yeux au bruit des volets frappant le mur.

– Ah ! tu as fini, Lucien ! Viens vite ici, il fait délicieux. Veux-tu une limonade ?

– Je ne refuse pas, ma petite Madeleine. Mais je croyais que Mme de Vaulan devait venir passer l’après-midi avec toi ?

– En effet, et je me demande ce qui a pu l’en empêcher. Elle n’a pas mis les pieds dans son jardin aujourd’hui.

En disant ces mots, Mme des Landies se levait et jetait les yeux vers l’enclos voisin, séparé du sien seulement par une haie au milieu de laquelle avait été disposée une barrière.

Elle eut une exclamation de plaisir en voyant apparaître, au seuil de la petite maison blanche, sœur jumelle de celle du substitut, une grande jeune femme blonde, sévèrement vêtue de noir, qui tenait par la main un tout petit garçon aux longues boucles d’or et au teint rosé.

– Enfin, chère madame ! Je n’osais plus espérer vous voir aujourd’hui.

Tout en parlant, elle s’avançait et ouvrait la barrière. Mme de Vaulan lui tendit une main un peu brûlante et fébrile.

– Pardonnez-moi de n’être pas venue vous prévenir. Je ne sais à quoi j’ai pensé, vraiment.

Son beau visage délicat, un peu pâle toujours, portait la trace d’une pénible préoccupation.

– Mais cela n’a aucune importance. Nous n’avons pas coutume de nous gêner, entre voisines, dit vivement Mme des Landies. Bonjour, petit Ghislain.

Elle enleva l’enfant entre ses bras et l’embrassa avec tendresse. M. des Landies avait disparu de sa fenêtre. Quelques instants plus tard, il arrivait dans le jardin et venait saluer Mme de Vaulan, déjà assise près de sa femme.

Cette jeune femme avait perdu deux ans auparavant son mari, le comte de Vaulan-Mornelles, officier de cavalerie. Peu fortunée, elle avait quitté Pau où le lieutenant de Vaulan se trouvait en garnison au moment de sa mort, et était venue s’installer dans cette petite ville pyrénéenne où la vie matérielle était plus facile. Une communauté de goûts, de sentiments, de convictions religieuses l’avait vite rapprochée de ses voisins, les des Landies. Le substitut descendait d’une antique famille de magistrats. Ses ancêtres, à part quelques rares vocations ecclésiastiques et militaires, avaient tous porté la toge. Un de ses oncles se trouvait encore premier président à Clermont, l’autre procureur général à Lille. Mais il savait qu’il n’atteindrait jamais à ces sommets. Déjà, ses opinions religieuses bien connues l’avaient fait reléguer dans cette petite ville, et peut-être une disgrâce plus éclatante l’atteindrait-elle quelque jour.

Mme des Landies avait été ravie de trouver en Mme de Vaulan une relation tout à fait selon ses goûts. La jeune veuve extrêmement distinguée, remarquablement jolie, était en outre douée d’une intelligence cultivée, d’un esprit sérieux et d’une grande délicatesse de sentiments. Assez réservée, elle parlait fort peu d’elle-même ou de son mari, mais Mme des Landies avait compris que la mort du jeune officier laissait au cœur de sa veuve une plaie toujours saignante.

Décidément, aujourd’hui, une préoccupation absorbante dominait Mme de Vaulan. Elle répondait machinalement aux paroles de ses voisins, ses yeux se portaient sans cesse, tristes et anxieux, sur le petit Ghislain qui jouait dans l’allée, tout près d’elle.

La jeune bonne de Mme de Landies apporta la limonade et une assiette de pâtisseries. Mme de Vaulan refusa de rien prendre, en disant qu’elle allait se retirer pour se rendre à l’église avant la fermeture des portes.

– Puis-je vous demander de garder mon petit Ghislain ? Je serai fort peu de temps. Mais j’ai besoin de prier.

Une anxiété profonde passait dans sa voix douce, dans ses grands yeux bruns superbes sous leur longue frange de cils d’or. Et tout à coup, elle se pencha et posa sa main toujours brûlante sur celle de Mme des Landies.

– Pourquoi ne vous ferais-je pas part de ce qui m’arrive ? Vous êtes des amis sûrs, et je suis si isolée, si inexpérimentée aussi !

– Parlez, chère madame, nous sommes tout à votre disposition, dit Mme des Landies. J’avais bien remarqué votre préoccupation, mais je n’aurais osé vous interroger.

– Je suis de nature peu communicative, confessa la jeune veuve. Ceci soit dit pour vous expliquer comment je ne vous ai pas parlé encore de la famille de mon cher mari. Le comte Renaud de Vaulan-Mornelles était le petit-cousin de Renaud de Mornelles, duc de Sailles. Il appartenait à une branche cadette de cette illustre maison, et, orphelin dès son jeune âge, avait été élevé par le duc, son parrain, en même temps que le fils de celui-ci. Mais tous rapports furent rompus entre eux lorsque Renaud refusa d’épouser une jeune fille de grande race, extrêmement riche, que voulait lui imposer son parent, et déclara à celui-ci qu’il deviendrait l’époux d’Antoinette d’Erques, la fille de son colonel, qui ne lui apportait que la dot réglementaire et dont la famille ne pouvait prétendre à l’illustration de Mlle de Tromont. Antoinette, c’était moi. Nous nous aimions tant ! Il était si bon, mon Renaud !

Des larmes jaillirent sous les cils de la jeune femme.

Mme des Landies lui serra affectueusement la main, tandis que le substitut tourmentait sa moustache pour dissimuler son émotion.

– Étant donné cette brouille absolue et l’absence du moindre témoignage de sympathie à la mort de mon mari, vous concevez ma stupeur en recevant ce matin une lettre du duc de Sailles. Successivement sont morts son fils, sa bru, l’aîné de ses petits-fils ; le second, un bébé de dix-huit mois, vient de périr par accident. Ghislain se trouve maintenant son plus proche parent. Et il m’informe, en termes froids, mais très corrects, qu’il est résolu à oublier le profond dissentiment créé par le refus de son neveu et à faire de mon fils l’héritier de son titre et de sa fortune, à la condition que nous venions vivre près de lui, à son château de Sailles, en Périgord, où le futur duc sera élevé sous ses yeux.

– Mais c’est parfait, cela ! s’écria M. des Landies. Voilà un superbe avenir pour votre petit Ghislain ! Je ne me doutais pas qu’il fût d’aussi illustre race. Ce duc de Sailles est-il très riche ?

– Immensément, je crois. Mais je sais, par mon mari, qu’il est de caractère orgueilleux, original et autoritaire ; très gentilhomme, toutefois, généreux par accès, quelque peu misanthrope. Je redoute, avec une telle nature, des complications.

– Est-il veuf ?

– Oui, il a été marié deux fois. De sa seconde femme, fille d’un Hollandais et d’une Française alliée à la famille de Morcelles, il n’a pas eu d’enfants. Cette dame, qui était veuve elle-même, avait une fille mariée à un Hollandais, le baron Van Hottem, établi à Java. Un peu après que sa mère fut devenue duchesse de Sailles, cette Mme Van Hottem perdit son mari et revint en France avec son fils. Presque ruinée, elle fut généreusement accueillie par son beau-père et depuis n’a plus quitté son toit. De ce fait encore, il peut survenir bien des ennuis. Et puis, si ce parent inconnu veut élever mon Ghislain dans des principes contraires à ceux de son père, aux miens ?

– Mais, en la circonstance, vous n’abdiquez aucunement vos droits, observa Mme des Landies. Vous gardez toujours la liberté de vous retirer avec l’enfant, soit que votre autorité maternelle se trouve contestée, soit par suite du heurt avec des caractères difficiles, ou pour toute autre raison qui peut se présenter. Il ne vous coûte rien d’essayer, me semble-t-il, surtout devant un tel avenir offert à l’enfant.

– Oui, raisonnablement, je dois accepter. Mais je ne puis vous dire à quel point cette résolution me coûte à prendre ! Peut-être dois-je attribuer cette répugnance au fait que le duc de Sailles se montra si dur pour Renaud, jusque-là très aimé de lui, et c’est à cause de moi que le dissentiment s’éleva et subsista entre eux.

– Mais son acte prouve qu’il veut tout oublier, madame. Et qui sait si vous ne pourrez pas faire vous-même quelque bien à ce vieillard privé de tous ses proches, probablement triste, malheureux !

– Oui, vous avez raison. Je crois que je répondrai par une acceptation. Mais combien il me coûte de m’en aller dans cet inconnu ! murmura-t-elle en froissant inconsciemment ses mains frêles sur sa jupe de deuil.

Dans son berceau, le bébé ouvrait les yeux – de très grands yeux bleus qui occupaient une place très importante dans ce petit visage. Mme des Landies le prit sur ses genoux, et aussitôt Ghislain vint couvrir de baisers ses petites mains potelées.

– Elle grandit beaucoup, n’est-ce pas, madame ? Et comme elle rit ! Oh ! voyez comme elle rit gentiment ! s’écria le petit garçon avec enthousiasme.

– Ghislain est toujours en admiration devant notre Noella, dit en riant le substitut.

– Elle est si mignonne, votre petite chérie ! répliqua Mme de Vaulan en se penchant pour embrasser le bébé qui multipliait ses risettes à Ghislain ravi. Elle se fortifie étonnamment depuis ce dernier mois, en vérité !

– Je puis vous dire la même chose de Ghislain. C’est un enfant superbe, sans aucune flatterie de ma part. Quel beau petit duc il fera !

Une ombre voila les yeux bruns de la jeune veuve, et sa voix un peu tremblante murmura :

– Les huit fleurons de sa couronne seront peut-être lourds à porter pour sa jeune tête. J’aimerais mieux pour lui, mon petit bien-aimé, un sort plus modeste. Mais que la volonté de Dieu soit faite !

II

Le Château Noir

Mme de Vaulan se donna trois jours de réflexion et de prière, et, ce laps de temps écoulé, ce fut une acceptation qui partit pour le château de Sailles. Quinze jours plus tard, la jeune femme quittait la petite maison blanche où elle avait vécu deux années, sinon heureuse, à cause du chagrin cruel qui ne devait jamais disparaître, du moins paisible dans les joies douces de son amour maternel et dans la satisfaction d’une amitié grandissante avec ses excellents voisins.

Des larmes coulèrent de part et d’autre, car les deux jeunes femmes s’étaient sincèrement attachées l’une à l’autre. Et Ghislain se mit à sangloter en embrassant pour la dernière fois la petite Noella, que sa mère avait emmenée à la gare.

Comme s’il eût compris, le bébé commença à pleurer aussi en crispant ses petits poings.

– Vous allez manquer à ma Noellette, mon pauvre Ghislain ! dit Mme des Landies tout en berçant doucement l’enfant pour la calmer. Elle vous connaissait déjà si bien !

– Mais je reviendrai ! N’est-ce pas, maman, que nous reviendrons voir Mme des Landies et Noella ? s’écria Ghislain.

Mme de Vaulan murmura :

– Je ne sais... je l’espère...

– Mais j’y compte absolument ! répliqua avec vivacité Mme des Landies. Le Périgord et le Béarn sont assez proches pour que vous fassiez souvent ce petit voyage. Votre parent ne vous en empêchera pas, j’imagine ?

– Le sais-je ! dit la jeune veuve d’une voix étouffée. D’étranges appréhensions m’oppressent, je ne puis les chasser malgré tous mes efforts.

– C’est une sensation nerveuse, chère madame, soyez-en persuadée. Vous verrez que tout se passera admirablement, que le duc de Sailles va devenir fou de son charmant petit héritier, et qu’il appréciera bien vite les nombreuses qualités de la comtesse de Vaulan. Mais voici le train, je crois, cet affreux train qui va noua séparer !

Le substitut, s’étant occupé des bagages de la voyageuse, revenait en ce moment, le bulletin à la main. Sa femme et lui installèrent la jeune veuve et Ghislain dans un compartiment de secondes et restèrent sur le quai jusqu’au moment où, la voie faisait une courbe, ils ne virent plus le pâle visage de Mme de Vaulan ni celui de Ghislain tout marbré de pleurs.

Le voyage qu’avait à accomplir Mme de Vaulan se trouvait relativement long, par suite de changements de trains et d’attente indéfinie dans de petites gares mal desservies. Et cependant, elle eût souhaité le voir durer bien plus encore. La seule perspective de l’arrivée lui serrait étrangement le cœur. Pourtant, le but approchait. Voici qu’elle apercevait les premières maisons de Saint-Pierre-de-Sailles, le village le plus voisin du château.

Le train s’arrêta à la petite gare. Mme de Vaulan et Ghislain descendirent, et la jeune femme jeta un coup d’œil autour d’elle. Il n’y avait personne d’autre que le chef de gare et un homme d’équipe. La jeune femme tendit au premier ses billets et sortit de la gare.

Sur la petite place plantée d’ormes, deux carrioles, et c’était tout. Vraisemblablement, le châtelain de Sailles, bien que prévenu, n’avait envoyé personne au-devant des voyageurs. Ce manquement à la plus élémentaire politesse n’était pas encourageant. Et qu’allait-elle faire, si le château était éloigné ?

En se détournant, elle vit non loin d’elle le chef de gare qui la regardait avec surprise. Elle s’avança vers lui.

– Monsieur, auriez-vous la complaisance de me dire à quelle distance d’ici se trouve le château de Sailles ?

– Il faut bien compter six bons kilomètres, madame.

– Six kilomètres ! Ne pourrais-je trouver un véhicule pour m’y rendre ?

– Hum ! je ne vois pas !... à moins que vous ne vous contentiez d’une carriole, madame ? Voilà le père Midon qui acceptera bien de vous laisser en passant au château.

– Oui, oui, je m’en contenterai certainement.

Le chef de gare fit quelque pas vers un gros paysan rougeaud qui sortait du petit cabaret bâti sur le côté de la place.

– Eh ! père Midon, voulez-vous emmener dans votre carriole ces voyageurs qui vont au Château noir ?

– Tout de même, dit le fermier en soulevant poliment son vieux chapeau. Mais, dame, ce n’est pas doux.

Il s’interrompit et prêta l’oreille à un roulement de voiture. Au détour de la place apparut un landau superbement attelé, sur le siège duquel se tenaient un cocher et un valet de pied en livrée bleu sombre à parements blancs.

– L’équipage de Sailles ! en tenue de gala ! murmura le chef de gare d’un ton stupéfié.

La voiture, après une courbe impeccable, s’arrêta devant la gare. Le valet de pied sauta à terre, jeta un coup d’œil autour de lui et s’avança vers Mme de Vaulan.

– Madame la comtesse de Vaulan-Mornelles ? interrogea-t-il respectueusement.

Et sur la réponse affirmative de la jeune femme, il reprit :

– Madame la comtesse voudra bien excuser notre retard. Nous n’avons pas été prévenus assez tôt.

Les voyageurs s’installèrent et l’équipage reprit la route du château.

– Oh ! maman, quelle belle voiture ! dit Ghislain en passant sa petite main sur l’étoffe soyeuse des coussins. Et puis, il y a une couronne sur la portière, vous avez vu, maman ?

Elle lui répondit vaguement, tout en caressant ses boucles blondes. Maintenant, elle se sentait un peu soulagée en constatant que le manque de politesse qui l’avait blessée et inquiétée n’existait réellement pas. La route montait fort sensiblement. De chaque côté s’étendaient des bois de chênes coupés d’amoncellements granitiques. Et tout à coup, au tournant d’une pente courte, mais extrêmement raide, les voyageurs virent se dresser, bâti sur le roc, un château féodal remarquablement conservé, dont les sombres murailles justifiaient le nom de « château noir » donné par le chef de gare. Malgré le doux soleil d’une belle fin de journée automnale qui dorait les vieilles tours, cette antique demeure avait un aspect austère, presque rébarbatif. La voiture vint s’arrêter devant le pont de pierre qui remplaçait le pont-levis jadis jeté sur les fossés profonds. Les voyageurs descendirent et entrèrent sous une haute voûte, puis dans la salle des Gardes, de dimensions immenses.

Là étaient rangés une dizaine de domestiques. Et, par une des larges portes ouvrant sur cette salle, apparut une jeune femme grande et forte, vêtue de soie noire. Ses cheveux d’un blond pâle, coiffés en bandeaux, encadraient un visage régulier, réellement beau, bien que légèrement empâté par un naissant embonpoint, et doué du plus beau ton rosé et blanc qu’il fût possible de voir. Cette inconnue tenait par la main un petit garçon malingre, à l’air maussade. Elle s’avança vers Mme de Vaulan et dit d’une voix douce et froide, en s’inclinant légèrement :

– Le duc de Sailles m’a chargée de vous souhaiter la bienvenue dès le seuil de sa demeure. Permettez-moi de me présenter : je suis sa belle-fille, la baronne Van Hottem.

Tout en disant ces mots, elle enveloppait d’un regard rapide la nouvelle venue, et surtout Ghislain, un peu désorienté et intimidé.

Mme de Vaulan répondit quelques mots aimables, puis, sur un signe de la baronne, un domestique s’avança.

– Antoine va vous conduire près du duc de Sailles, madame. Mon beau-père souhaite vous connaître dès maintenant.

Les voyageurs suivirent le domestique le long d’immenses couloirs dallés jusqu’à une porte à laquelle Antoine frappa. Une voix brève répondit :

– Entrez !

Le domestique ouvrit doucement les deux battants de la porte et s’effaça pour laisser passer la jeune femme et son fils. Ceux-ci virent devant eux une vaste pièce lambrissée, garnie de superbes meubles anciens. Dans la profonde embrasure d’une fenêtre, un homme aux cheveux blancs était assis. Mme de Vaulan et Ghislain se sentirent subitement enveloppés d’un regard scrutateur, par les yeux sombres qui brillaient au milieu de ce visage jauni et profondément creusé de rides.

Le duc se leva lentement. Il était de petite taille, et courbé encore par les années. Malgré cela il parut singulièrement imposant à la jeune femme anxieuse de l’accueil qui lui serait fait. Elle s’avança pourtant, tandis que lui-même faisait quelques pas ; ils échangèrent un cérémonieux salut.

– Ma cousine, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans cette demeure. J’ose espérer que vous voudrez bien la considérer comme la vôtre.

Le ton était des plus courtois, presque bienveillant, et le cœur de Mme de Vaulan s’allégea légèrement. Elle répliqua par une phrase charmante qui parut plaire au vieillard, car sa physionomie fermée et hautaine s’éclaira.

– Et voici, monsieur le duc, mon petit Ghislain.

Doucement, elle poussait vers le duc l’enfant qui s’était un peu caché derrière elle. Le vieillard eut un tressaillement. Il posa sa main tremblante sur la tête blonde et considéra longuement le fin visage empourpré par l’émotion de cette présentation solennelle.

– Il rassemble à Renaud, sauf les yeux, murmura-t-il d’une voix troublée. Un vrai Mornelles !... Il fera un beau duc.

Il jeta un furtif regard vers les deux photographies disposées sur une petite table et soupira douloureusement :

– Il s’appelle Ghislain, dites-vous, ma cousine ? Comme mon père. Nous en ferons, à l’exemple de celui-ci, un vrai grand seigneur. Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je vais vous faire conduire à votre appartement, car vous devez avoir besoin de repos.

Il agita une sonnette et dit au domestique qui se présenta :

– Prévenez Mme la baronne que nous l’attendons.

Quelques instants plus tard, Mme Van Hottem arrivait, toujours suivie de son fils.

– Vous voudrez bien, Cornélia, montrer à la comtesse de Vaulan son appartement. À ce soir, ma cousine, nous nous retrouverons pour le dîner.

Le long de l’escalier de pierre sombre, à travers de larges corridors, la baronne guida les voyageurs jusqu’à une sorte de rotonde de pierre, au sol pavé de dalles de granit. Les murailles disparaissaient sous les trophées de chasse et les panoplies d’armes.

– Ceci est l’antichambre de l’appartement qui fut de tout temps, celui des ducs de Sailles. Le duc Renaud l’a délaissé pour habiter au rez-de-chaussée, à cause de ses rhumatismes qui l’empêchent de gravir un escalier. Il a voulu qu’il soit désormais celui de votre fils.

Et les yeux bleu pâle de la baronne se posaient, l’espace d’une seconde, sur le petit Ghislain.

Elle ouvrit une porte et montra à Mme de Vaulan les pièces composant l’appartement, toutes décorées avec somptuosité, mais sévèrement. Puis elle se retira en disant qu’elle allait envoyer la femme de chambre retenue pour le service particulier de la comtesse de Vaulan. Une demi-heure après seulement, la jeune veuve vit apparaître une femme entre deux âges, à l’air doucereux, qui s’excusa de ce retard avec des phrases entortillées. Mme de Vaulan ayant demandé ses bagages, il lui fut répondu qu’une voiture était partie les chercher et qu’ils arriveraient certainement dans un instant.

Mais l’instant s’allongeait indéfiniment, et l’heure du dîner sonnait lorsque les malles firent enfin leur apparition. Force fut donc à Mme de Vaulan et à Ghislain de descendre en costume de voyage.

Dans la salle à manger, ils trouvèrent le duc de Sailles, Mme Van Hottem et son fils. Le duc était en correcte redingote, sa belle-fille avait orné son corsage de faille noire d’un fort beau col de dentelle, et le petit Pieter se raidissait fièrement dans son costume de velours bleu.

Mme de Vaulan vit le coup d’œil jeté par le duc sur sa robe noire un peu fanée par le voyage et sur le modeste costume gris de Ghislain. Elle s’excusa aussitôt de cette tenue négligée en en expliquant la raison.

Le vieillard eut un violent froncement de sourcils.

– Comment, vous n’aviez pas encore vos malles ? Mais, en vérité, Cornélia, comment le service est-il fait, aujourd’hui ? Voilà trois heures au moins que Mme de Vaulan est arrivée, et on n’a pas pu lui apporter plus tôt ses bagages ?

– Ce sont des négligences de domestiques, mon père, répondit tranquillement la baronne. J’avais donné des ordres précis, mais on ne peut se figurer la difficulté inouïe avec laquelle on se fait obéir aujourd’hui.

– Cependant, le service s’est toujours fait parfaitement jusqu’ici, je ne vois pas de raisons pour qu’il n’en soit pas toujours ainsi. Voulez-vous vous mettre en face de moi, ma cousine ?

La jeune femme s’assit à la place de la maîtresse de maison. Elle se sentait un peu gênée à la pensée qu’elle en dépossédait peut-être Mme Van Hottem. En tout cas, la baronne ne paraissait aucunement froissée, rien ne bougea sur sa physionomie froide et paisible, tandis qu’elle s’asseyait à la droite du duc de Sailles.

Le repas, très simple, était servi dans de précieuse et antique porcelaine ; trois domestiques circulaient, silencieux, autour de la table garnie d’une argenterie magnifique. Le vieux duo avait conservé le grand train de maison d’autrefois, malgré ses deuils et sa solitude. Et il avait aussi gardé quelque chose de son esprit original et vif, ainsi que le prouva la conversation qu’il entretint avec Mme de Vaulan et la baronne. De temps à autre, il jetait un long coup d’œil vers Ghislain, qui écoutait très sagement tout en se demandant pourquoi ce petit garçon si vilain assis près de Mme Van Hottem lui lançait de si méchants regards en dessous.

Le dîner terminé, Mme de Vaulan prit congé du duc et de sa belle-fille. Elle était fort lasse et avait hâte de trouver le repos et la solitude de son appartement.

Sur l’ordre du châtelain, un domestique la conduisit à travers les corridors encore inconnus d’elle. Comme ils passaient devant une voûte imparfaitement éclairée, qui était pans doute l’entrée de quelque couloir de service, Mme de Vaulan entrevit, une seconde, une apparition étrange : une femme au teint brun, enveloppée d’une sorte de tunique de couleur éclatante. Deux sombres prunelles se posèrent sur la jeune femme et l’enfant, puis l’apparition s’effaça dans les profondeurs de la voûte.

Rien n’était prêt dans l’appartement de Mme de Vaulan, complètement obscur. Appelée par plusieurs coups de sonnette, la femme de chambre arriva enfin, toujours doucereuse, avançant des excuses embrouillées, et prépara avec une sage lenteur le coucher de la jeune femme et de l’enfant.

– Maman, je n’aime pas du tout cette Bertine, confia Ghislain à sa mère. Et le fils de la grande dame blonde a l’air grognon, n’est-ce pas, maman ?

– Il est peut-être malade, mon chéri. Il faudra, malgré tout, te montrer aimable pour lui. Allons, fais ta prière, mon Ghislain, demande au bon Dieu de devenir un bon petit garçon, afin d’être aimé de ton oncle.

En elle-même, la jeune femme songeait qu’avec la charmante nature de Ghislain il ne serait pas difficile à l’enfant de conquérir le cœur de son parent. Durant le dîner, elle avait remarqué les regards dirigés par le duc vers le petit être qui reproduisait si bien le type de sa race. Et, lorsque l’enfant lui avait respectueusement souhaité le bonsoir, le vieillard l’avait enlevé dans ses bras pour poser un instant ses lèvres sur le front ombragé de boucles blondes.

III

Invisible adversaire

Oui, le cœur orgueilleux du duc de Sailles était bien pris par l’enfant blond qui unissait les traits superbes des Mornelles à la grâce charmeuse et à l’enveloppante douceur d’Antoinette d’Erques. Les nouveaux arrivés n’eurent pas à faire le siège de la place, celle-ci s’était rendue d’elle-même.

Il résulta, de cette sympathie subite et entière que n’avait pas prévue la jeune femme, une conséquence destinée à lui provoquer de graves soucis. Le duc Renaud lui déclara, deux jours après son arrivée, que le gouvernement intérieur allait passer des mains de Mme Van Hottem entre les siennes. Elle eut beau protester, il fut inébranlable.

– Vous êtes la mère de mon héritier, ces fonctions vous reviennent de droit. Cornélia, du reste, est une femme trop sensée pour en éprouver le moindre froissement.

De fait, la baronne avait résigné ses fonctions avec la plus tranquille bonne grâce. Toutes les clés furent apportées, dès le lendemain mutin, dans l’appartement de Mme de Vaulan, par la Javanaise qui servait de femme de chambre à Mme Van Hottem. C’était cette femme, ancienne nourrice du petit Pieter, que les voyageurs, avalent aperçue sous la voûte, le soir de leur arrivée.

La jeune veuve se trouva donc, tout à coup, à la tête de cette importante maison. Ces rouages intérieurs, depuis longtemps en mouvement, devaient nécessairement continuer à tourner sans grandes difficultés, bien que dirigés par une nouvelle main. Mais des complications singulières surgissaient à chaque instant, et cela à propos même des faits les plus simples. En apparence, la domesticité semblait entièrement respectueuse des Ordres de Mme de Vaulan... En réalité, la jeune femme avait l’intuition qu’elle n’était pas obéie, qu’une influence occulte s’exerçait qui annihilait son autorité.

Ces oublis de service qui l’avaient étonnée le soir de son arrivée, dans cette demeure pourvue de serviteurs parfaitement stylés, se renouvelaient fréquemment, non seulement pour elle-même, mais encore à l’égard du duc de Sailles. Il s’en plaignit un jour, pendant la partie de whist que faisaient chaque soir avec lui Mme de Vaulan et la baronne.

– Vraiment, mon oncle, vous m’en voyez désolée ! dit la jeune femme, rouge de confusion. Je ne sais à quoi attribuer ces négligences. Mes ordres sont mal compris, peut-être !

– Je vous crois trop douce, Antoinette. Il faut mener ses gens un peu à la baguette, vous savez. Allons, ne vous troublez pas ainsi de ma petite observation.

Mais les négligences se renouvelaient, changeaient de nature, et le service du château de Sailles se désorganisait réellement, malgré les efforts de la pauvre Antoinette.

Que faire cependant devant une résistance qui ne vous heurte pas de front, que l’on sent seulement latente et sourde ?

Elle n’osait demander l’aide de Mme Van Hottem. La baronne, invariablement polie, se tenait sur une réserve paisible et froide qui semblait d’ailleurs la caractéristique de sa nature. Mme de Vaulan ne la voyait guère qu’aux repas et le soir, pendant la partie du duc. Autrement, elle se tenait dans son appartement ou se promenait dans le parc avec son fils. Sa discrétion, on ne pouvait le nier, était parfaite.

Antoinette se demandait parfois avec un peu d’angoisse si cette étrangère n’était pas la cause de l’hostilité qu’elle sentait autour d’elle. Cependant la baronne ne semblait plus avoir aucun rapport avec la domesticité. Akelma, la Javanaise, assurait seule le service de sa maîtresse, et jamais Mme de Vaulan ne l’avait vue s’entretenir avec qui que ce soit.

Ces soucis d’intérieur pesaient lourdement sur la jeune femme, qui ne trouvait aucun dérivatif dans la vie monotone du château de Sailles. Depuis ses deuils successifs, le duc Renaud avait cessé ses relations de voisinage, et Mme Van Hottem paraissait également fort amie de la solitude. Mme de Vaulan et Ghislain n’avaient donc comme ressource que de se promener dans le parc, heureusement fort étendu.

Les seuls moments heureux pour Mme