JEAN DIABLE - PAUL FEVAL - E-Book

JEAN DIABLE E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

En 1817, Gregory Temple, Superintendent de Scotland Yard, est mystifié par les actions d'un mystérieux criminel qui se fait appeler JEAN DIABLE. Le premier détective scientifique d'Europe sera-t-il en mesure de démasquer son insaisissable adversaire avant que ce dernier ne réussisse à faire évader Napoléon de Sainte-Hélène? - Écrit en 1861, JEAN DIABLE est le premier roman policier à mettre en scène un détective de la police, à l'opposer à un tueur en série, dans le cadre d'un complot dont la réussite pourrait changer l'histoire du Monde. Bien avant Fantômas et Sherlock Holmes, Paul Féval invente ici le thriller moderne.

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JEAN DIABLE

Pages de titreJEAN DIABLELE PROCÈS CRIMINELPage de copyright

JEAN DIABLE

TOME II

(1862)

Table des matières

LE PROCÈS CRIMINEL ...........................................................3

I Juge Bamboche. ....................................................................... 4

II Poulets vierges. .....................................................................22

III Triomphe d’un gentleman...................................................46

IV Scotland-Yard. ......................................................................71

V Un coup à boire. .................................................................. 102

VI Mivart hôtel. ...................................................................... 125

VII Frédéric Boehm. ............................................................... 147

VIII Versailles. ........................................................................ 169

IX Contrat de mariage. ...........................................................205

X La délivrance. ...................................................................... 235

XI Pierre Louchet. .................................................................. 257

XII Auction-Mart.................................................................... 273

XIII In extremis. .....................................................................289

XIV Le maître et l’élève ..........................................................304

XV L’aigle................................................................................339

XVI Rendez-vous. ...................................................................348

XVII Mémento. .......................................................................364

XVIII Avant l’orage................................................................ 380

XIX Le Palais de Justice. ........................................................ 395

XX La bénédiction. ................................................................. 415

XXI Révélations...................................................................... 441

XXII Le testament de Jean Diable. ........................................443

LE PROCÈS CRIMINEL

– 3 –

I

Juge Bamboche.

Il était assis sur son siége, le juge bamboche (puppet-

Justice), l’homme le plus gai de Londres ; son siège était une

barrique, dont le ventre largement ouvert et chantourné formait

un fauteuil commode en même temps que majestueux. Devant

lui était sa table : une vieille planche sur deux tréteaux,

supportant un effrayant verre de gin. Pour simarre, il avait la

jaquette goudronnée des porteurs de charbon ; pour perruque, il

portait un paquet d’étoupes qui avait dû servir longtemps de

faubert et laver le pont de bien des alléges. Auprès de lui

reposaient sa pipe et sa poche à tabac, ainsi que son chapeau

muni d’un appendice long et large comme cette queue du castor

architecte qui attendrit tous les naturalistes. Cette queue ici

n’est pas une truelle, c’est le bouclier qui protège la rude peau

d’Hercule charbonnier contre les caresses de son panier trop

lourd.

À sa droite, son greffier s’asseyait ; à sa gauche, dans une

autre barrique, siégeait l’attorney du roi. Les avocats étaient à

leurs bancs, l’accusé sur sa sellette, l’auditoire les pieds dans la

boue.

Et tous, juge, attorney, greffier, avocats, jouaient leurs rôles

divers avec un imperturbable sérieux. C’était lefun tribunalde

Lowlane, le tribunal bamboche, une des plus chères amusettes

du petit peuple anglais, qui se délecte éternellement à railler la

drôlatique législation qu’éternellement aussi ses hommes d’État

proclament la première législation du monde.

– 4 –

Le juge bamboche et l’attorney bamboche, le greffier, les

jurés, les témoins, les avocats, tout lefun tribunal,autrement

nomméIrish court, car Londres implacable ne perd aucune

occasion de jeter à l’Irlande la moquerie ou l’injure, avaient

pour salle d’audience le bas-bout du cabaret du Sharper’s, c’est-

à-dire l’amphithéâtre même où Thomas Paddock, en son vivant

Jean Diable, avait abreuvé aux eaux de sa science toute une

jeune génération de filous. Jenny Paddock, la veuve de Thomas,

était une femme industrieuse, qui faisait des affaires

considérables et se donnait beaucoup de mal dans le but

d’épouser le petit juif qui vendait du tabac de contrebande sous

son comptoir, dès que ce jeune commerçant aurait l’âge. Elle

n’avait qu’une vingtaine d’années de plus que lui, et ces sortes

d’unions sont fort communes de l’autre côté de la Manche,

même dans legentil peuple, comme s’intitule modestement la

haute bourgeoisie. L’ambition de Jenny Paddock était

précisément de faire un jour partie du gentil peuple. Pour en

arriver là, elle accomplissait loyalement ses divers devoirs de

voleuse, de recéleuse, de fraudeuse et d’empoisonneuse. Elle

était en vérité la mère de cette famille de coquins qui

encombrait son taudis. Les mères, en effet, aiment à tenir en

lieu sûr les petites économies de la couvée Jenny Paddock ne

laissait jamais un farthing dans la poche de ses poussins ; tout le

fruit de leurs pillages passait dans son escarcelle ; elle avait déjà

quelque part un millier de livres de revenu qui représentaient la

dîme prélevée sur un million de forfaits. Il n’était pas dans

Londres entier un pique-poche qu’elle n’eût entamé, un

crocheteur de serrures qu’elle n’eût écorché, un assassin qu’elle

n’eût dépouillé. Titus, délices du genre humain, et son père

Vespasien, patron d’une industrie plus utile qu’agréable,

disaient : L’argent n’a pas d’odeur ; en nos âges où la

considération est fille de l’argent, le respect public enchérit de

beaucoup sur l’opinion de Vespasien et de Titus : l’argent a de

l’odeur à la façon des roses dont la tige sort du fumier, l’argent

sent bon, l’argent porte en soi le plus noble et le plus enivrant de

tous les parfums. Jenny Paddock n’avait pas tort, et son

– 5 –

entreprise était loin d’être folle. Du fond de son enfer elle

appartenait déjà au gentil peuple, puisqu’elle avait de l’argent.

Elle avait du bonheur aussi, à part même la perte qu’elle

avait faite de Thomas Paddock qui la rouait de coups. Le

tribunal bamboche, ou la cour irlandaise, ayant eu maille à

partir avec son ancien impresario, le maître du Saint-Antoine,

derrière Lincoln-Inn-Fields, s’était réfugié chez elle, lui

amenant sa clientelle nombreuse et bien choisie, et du même

coup le marché aux témoins, qui suit partout lefun tribunal.

Covent-Garden et Drury-Lane, les théâtres de Shakspeare

abandonné, auraient bien voulu avoir tous les gentlemens qu’on

refusait à la porte du Sharper’s.

Il était neuf heures du soir environ, et la salle, pleine

d’asphyxiantes chaleurs, grognait de joie en suivant l’éternel

procès de Jack Simple, qui a volé les dindons de sa tante. Ce

procès légendaire est célèbre chez nos voisins, comme chez nous

sont populaires les aventures du petit Poucet ou les malheurs de

Geneviève de Brabant. Jack Simple est le filleul du squire et le

neveu de la vieille Maud, qui parle en versets de la Bible. Il aime

Suzy la bergère, et Suzy, comme de juste, court après un

mauvais sujet. Jack va trouver Peg la sorcière et lui demande un

philtre pour forcer l’inclination de Suzy. Peg lui dit : Pour

composer le philtre, il faut un dindon gras ; et Jack Simple

s’introduit nuitamment chez sa tante Maud pour lui voler le roi

de sa basse-cour. Peg dévore le dindon et fournit le philtre ;

Jack Simple, l’ayant avalé, veut embrasser Suzy ; il reçoit un

coup de poing sur l’œil : cela l’étonne et l’afflige ; il va se

plaindre à Peg, qui a digéré le dindon et qui lui demande

sévèrement s’il a bu le philtre à jeun. Sur sa réponse négative,

Peg lui fait un bout de morale sur le péché de gourmandise ; son

sermon se termine par l’ordre exprès d’apporter un autre

dindon. Jack Simple escalade de nouveau l’enclos de la tante

Maud. Un second dindon est dévoré par Peg, qui fournit un

second philtre, et Jack Simple, plein de confiance, et ayant eu

soin cette fois de le boire avant déjeuner, court présenter sa joue

– 6 –

à Suzy, qui lui fait un noir sur l’autre œil. Une colère légitime le

transporte, il coupe un brin de bois vert et prodigue à Peg une

juste volée. En elle-même, Peg jure de se venger. L’occasion ne

tarde pas à s’offrir ; la tante Maud arrive chez la sorcière pour

savoir d’elle le nom du misérable qui a volé les deux plus beaux

dindons de sa basse-cour. Peg fait bouillir son crâne de vache

dans la marmite magique. « Voisine, dit-elle, cette nuit, à la

douzième heure, le larron escaladera le mur de votre basse-

cour. »

La vieille Maud, ayant récité en guise de paiement quelques

versets appropriés à la circonstance, rentre chez elle et

convoque ses voisins. On prépare une forte corde avec un nœud

coulant. Pendant cela, Peg, la perfide créature, va trouver Jack

Simple et lui dit : « J’ai fait bouillir pour toi mon crâne de

vache ; Suzy te suivra partout comme un chien si tu parviens à

tordre le cou d’un troisième dindon à l’heure de minuit. »

Hélas ! vous devinez le reste ; mais ce qu’il vous est

impossible de mesurer, ce sont les joies de la tourbe choisie qui

encombre le Saint-Antoine ou le Sharper’s à la représentation

de ces naïves moralités. Quand la vieille Maud reconnaît son

neveu dans le larron à demi étranglé, c’est un orage d’allégresse

et les murs tremblent.

Or, Jack Simple est amené, la corde au cou, devant le

squire, qui prétend n’être que son parrain. Jack Simple est pour

le squire un impôt vivant ; il reçoit du squire cinq schellings au

Christmas et cinq schellings à la Saint-Jean, sa fête ; cela fait

une demi-guinée. Le squire, enchanté d’éteindre cette rente,

renvoie Jack Simple devant les assises du comté. Ici commence

la procédure macaronique, qui est vieille comme la lourde

gaieté de l’Angleterre elle-même, mais à laquelle chaque

metteur en scène ajoute de nouveaux détails.

C’est d’abord l’interrogatoire par le coroner en bras de

chemise, qui fait sa barbe et chante une chanson d’Écosse

pendant que l’infortuné Jack répond à ses questions. C’est

– 7 –

ensuite l’entrée en prison, l’inventaire des poches, et le partage

des pauvres dépouilles entre les porte-clés ; c’est enfin quelque

Proserpine de ce noir Tartare qui vient jouer auprès de Jack

Simple épouvanté le terrible rôle de Madame Putiphar.

Mais la cour de circuit arrive à grand fracas, cette justice

ambulante qui fait le tour de l’Angleterre avec son armée et les

goujats de son armée, avec ses officiers ministériels, ses

procureurs de la couronne, ses greffiers, ses employés et jusqu’à

ses avocats : véritablecompagnie, comme eût dit Scarron en

sonRoman comique, troupe complète où le Destin, avocat,

défend noblement la veuve et l’orphelin, soutenue par La

Rancune, avoué. Cela vous met une ville en révolution ; l’émoi

saisit tout Ragotin et toute Madame Bouvillon. Il y a même des

gens passionnés pour la justice qui suivent lecircuit-courtà la

traîne, de ville en ville, comme les gamins chez nous

accompagnent, de la place d’armes à la caserne, les tambours

battant la retraite.

Le jury est constitué : une douzaine de braves gens qui

parlent cotons filés, poisson salé et fer fondu. Le chef-justice

prend place sur son siège auguste, le sollicitor du roi se couvre,

les avocats ajustent leurs perruques et l’auditoire admire la belle

tenue des huissiers qui laissent tomber périodiquement, même

quand personne ne parle, leur fameux mot silence, ainsi

prononcé :

– Saïlennn’ce.

L’acte d’accusation où ce malheureux Jack Simple est

chargé de tous les vices et de tous les crimes, se lit à haute voix,

puis le chef-juge ordonne l’introduction des témoins. Entre

Paddy, dont l’orteil passe au travers de sa chaussure, et dont les

grands cheveux rouges, hérissés, supportent un tout petit

chapeau sans fond et sans bords, au cordon duquel une pipe

courte et noire est passée. Paddy marche vite et d’un air

troublé ; il jette à l’auditoire des regards sauvages. C’est un

Irlandais, il a un succès de haine.

– 8 –

– Je jure que j’ai tout vu. Votre Honneur ! Je jure qu’il a

pris la bête ! Je jure que c’est un coquin ! Je jure que c’est un

païen ! Il avait une veste grise trouée au coude, je le jure ! Et la

pauvre bête a crié si fort que j’ai eu froid sous les aisselles ! Je

jure que je suis d’Ardagh où il n’y a point de menteurs ! Je jure…

Voilà Murphy, encore un Irlandais ! Il a tout vu, il jure

aussi de la main droite, de la main gauche, des deux pieds s’il le

faut. Oh ! le scélérat maudit ! Il avait une veste de toile blanche,

et il a emporté la bête vivante sous son bras. La bête gloussait

tout doucement, malheureuse créature…

À Murdock, maintenant, toujours un Irlandais :

– Mentir est un péché, vos honneurs ! que Dieu bénisse vos

petits enfants ! Le misérable coquin avait une veste noire, aussi

vrai qu’il faut percer la langue de tous les imposteurs avec un fer

rouge ! Je jure bien sur mon salut et sur celui de ma femme que

le criminel n’était pas à son coup d’essai, car il a su étouffer le

malheureux animal sans le faire crier… Que j’aille en enfer, mes

vrais amis, si je n’ai pas dit la vérité ! Et d’autres Irlandais à la

file : des monceaux de haillons et de parjure ! Pas une

déposition qui ressemble à une autre déposition, mais toutes les

dépositions vraies et affirmées sous les plus terribles serments.

Le juge bamboche dit :

– Voilà de jolis garçons : un coup à la santé de l’Irlande ! Il

avale une effroyable rasade, et tout le monde l’imite. L’huissier

lui crie, en essuyant ses lèvres humides de gin avec l’étoupe de

sa perruque :

–Saïlennn’ce, gentlemen !

L’attorney de la couronne se lève comme un ressort.

– Milord et messieurs ! s’écrie-t-il de ce ton furibond que le

doux Cicéron dut prendre pour prononcer lequousque tandem ;

– depuis assez longtemps une plaie gangreneuse et contagieuse

– 9 –

décime les populations de cette contrée qui, j’ose le proclamer

ici, est la première du monde entier, tant sous le rapport des

institutions morales qu’au point de vue du système politique ;

depuis trop longtemps un mal funeste et dont l’origine, à ce qu’il

semble, doit rester éternellement un mystère, ronge le cœur

même des libres habitants de nos campagnes. Si l’on interroge

la statistique, science éminemment anglaise et que plusieurs

bons esprits regardent comme devant remplacer toutes les

autres dans un temps donné, on découvre avec une épouvante à

laquelle se mêle quelque horreur que dans le seul comté de

Middlesex, centre du royaume uni, et par conséquent pivot de

l’univers, 772 cas de cette affection morbide se sont déclarés

depuis quarante-trois ans seulement. Loin de diminuer, la

proportion augmente, le chiffre des dernières années dépasse de

29 p. 100 celui des premières, et nul ne saurait dire, à moins

d’être prophète, où s’arrêtera cette effrayante progression.

Milord et messieurs, le premier devoir d’un orateur devant

un auditoire illustre comme celui qui m’entoure est de ménager

ses paroles. Je n’ai pas d’énigme à vous proposer. Je désignerai

loyalement les choses par leur nom, et je dirai sans ambages ni

frivoles circonlocutions que le mal dont je parle, mal profond,

mal qui tend à devenir endémique sur toute l’étendue des trois

royaumes, est le vol nocturne des dindons…

Cette chute est toujours la même depuis que lefun-

tribunalexiste. Voilà près d’un siècle qu’elle soulève chaque soir

la même tempête d’applaudissements. Sur le continent, nous

n’avons point de succès si durables.

Quand l’huissier a nasillé sonsaïlenn’ce !et que l’orage est

un peu calmé, les amis de l’attorney viennent lui serrer la main

avec émotion. Les jurés lui font de loin des mamours et le juge

lui envoie un baiser. Il reprend son réquisitoire, où il demande

justice prompte, sévère et impitoyable. Il faut couper le mal

dans sa racine. Les Institutes de Gaïus n’y vont pas par quatre

chemins, et les Pandectes de l’empereur Justinien sont

– 10 –

formelles dans l’espèce. Le chancelier Stair opine pour la mort ;

Blakstone, la lampe immortelle de la jurisprudence anglaise, n’a

pas d’autre avis dans ses prodigieuxCommentaires ;Christian

dans sesNotices,Glamorgan dans sonSyntagmademandent à

grands cris le dernier supplice. Toutes ces nobles intelligences

comprenaient qu’une médication vigoureuse peut seule arrêter

le progrès de ce déplorable cancer des sociétés modernes. Il est

temps, ajoute l’attorney d’une voix que l’émotion rend

chevrotante et voilée ; il est grand temps ! Les dindons, vous le

savez, milord et messieurs, sont d’origine étrangère et

naturalisés chez nous. Au droit étroit se joint le bénéfice

supérieur de la loi d’hospitalité. Ce sont eux qui vous parlent ici

par la voix de l’avocat de la couronne, et qui réclament bien plus

encore qu’ils ne sollicitent votre protection. Ils vous demandent,

et je termine moi-même par cette question : Voulez-vous, oui ou

non, que la famille des poulets d’Inde continue d’exister dans

vos basses-cours ? ou prétendez-vous la rayer de l’échelle des

êtres et la reléguer parmi ces races disparues dont la science

seule connaît aujourd’hui les noms ? Pour les condamner, de

quel crime les accusez-vous ? ont-ils tué ou même volé

seulement ? Et à défaut de la mémoire du cœur, n’avez-vous pas

celle de l’estomac ? Encore dix ans, la statistique le proclame, le

dernier dindon aura péri victime de cette guerre sourde et

sauvage. Vous avez, pour réduire la question à cette évidence

limpide qui ne laisse pas de prétexte au doute, vous avez à

choisir entre les dindons et les voleurs, entre le mal et le bien,

entre le crime et l’innocence… Dieu me préserve, milord et

messieurs, d’ajouter une parole ! Le sort de toute une race est

entre vos mains : je vous laisse en tête-à-tête avec votre

conscience, et que l’accusé soit pendu !

Rasade générale, tandis que les amis du ministère public

l’embrassent avec effusion.

Mais l’avocat Bamboche a rangé devant lui une multitude

de papiers crasseux, et empilé à sa droite un monceau de

bouquins en lambeaux. Il dépose sa pipe, il tourmente sa

– 11 –

perruque, il arrange sur son gilet souillé, le lambeau de serviette

qui lui sert de rabat ; tout en lui annonce ce travail mental

précurseur d’un foudroyant exorde.

Tout à coup il saisit d’une main noire un bouquin plus gros

et plus sordide que les autres.

–Saïlenn’ce !chante lentement l’huissier.

– Et nous aussi, s’écrie l’avocat qui brandit son bouquin

avec transport ; et nous aussi, nous te possédons, divin

Blackstone ! Le soleil luit pour tout le monde ! Indignes que

nous sommes, ta lumière nous éclaire ! Blackstone ! Guillaume

Blackstone, épée et flambeau de la Thémis anglaise, nous te

possédons, non pas seulement dans notre bibliothèque, mais

encore dans notre mémoire et dans notre cœur ; nous

possédons ton œuvre incomparable, nous la possédons vierge et

débarrassée des notes impures de ce Christian que n’a pas

craint de citer notre adversaire !… Milord et messieurs, je vous

le demande : la bougie la plus brillante est-elle à l’abri de

l’éteignoir ? et de quel usage peut être une bougie éteinte dans

l’obscurité ? L’honorable magistrat qui nous attaque a pris un

éteignoir nommé Christian ; il l’a posé sur Guillaume

Blackstone, le flambeau, et il s’écrie : Voyez-vous clair ?

Non, nous ne voyons pas clair, parce que le propre de

l’éteignoir, selon Gottlieb Heineccius, jurisconsulte allemand

dont personne ici ne contestera le savoir (autant vaudrait nier le

jour même), le propre de l’éteignoir, dis-je, est de supprimer

momentanément la lumière. Je demande à l’éloquent avocat du

roi s’il nie le fait ?…

L’attorney hausse les épaules avec dédain.

– Il ne nie pas le fait ! reprend le défenseur triomphant. Et

je prie tous ceux qui m’écoutent de remarquer une chose : j’ai

prononcé le mot momentanément ; pourquoi ? parce que pour

faire briller de nouveau une bougie éteinte, il suffit de la

– 12 –

rallumer. C’est élémentaire, mais c’est capital ! Je me fais fort

d’enlever l’éteignoir ; je rendrai à notre Blackstone le lustre dont

on le dépouille à plaisir, et il suffira d’un seul de ses rayons pour

dissiper les ténèbres factices, si j’ose m’exprimer ainsi, au sein

desquelles on vient de nous plonger !

Jack Simple, l’accusé bamboche, était ici représenté par un

gros nigaud qui, depuis l’ouverture de l’audience, mangeait du

pudding aux groseilles en buvant du porter noir. L’avocat, se

tournant vers lui au moment où il venait d’engloutir une

bouchée magistrale qui lui gonflait les deux joues :

– Pensez-vous, milord et messieurs, reprit-il, que dans un

pays libre il soit permis d’arracher à sa famille un malheureux

enfant sous un prétexte que je qualifierais de futile, s’il n’était à

la fois choquant et odieux ? Pensez-vous qu’il soit licite de

changer en deuil la paix d’un citoyen, de lui enlever le sommeil

de ses nuits et l’appétit de ses jours, de remplacer son

embonpoint par la maigreur, et par la pâleur le gai coloris des

joues de la jeunesse ? Tournez, s’il vous plait, vous juges, vous

jurés, vous auditoire, un regard vers cette déplorable victime

d’une législation imprudente, et dites-moi combien il faudrait

de dindons pour payer une semblable torture !…

Notre Jack Simple, ayant achevé son pudding, mordit une

corde de tabac, et croisa les bras avec quiétude sous les regards

de l’assistance.

– Jeunesse ! clama l’avocat impétueusement, don des dieux

immortels, fleur de la vie, trésor de la nature ! amour, but

providentiel de l’existence, loi splendide supérieure à toutes les

lois portées dans le parlement, supérieure et antérieure, puisque

Philémon aima Baucis, et réciproquement, bien avant

l’instauration du régime parlementaire ! Sourires, baisers,

danses sur l’herbe, au son du violon champêtre ! doux

accomplissement du précepte : croissez et multipliez, pépinière

de l’humanité, préservation du monde, élixir de vie qui sans

cesse remet du sang nouveau dans les veines épuisées de

– 13 –

l’univers ! Trois dindons ! que dis-je, deux dindons seulement,

car le troisième orne encore la basse-cour de notre tante, deux

dindons ont été sacrifiés sur l’autel de l’amour. Voilà le crime !

Que l’attorney du roi vienne faire ici serment qu’aucun dindon

n’a jamais été immolé à sa gourmandise ?

Voulez-vous savoir un fait déplorable ? C’est la superstition

qui domine encore nos campagnes. On vient nous parler ici tout

uniment d’une sorcière. Je m’adresse aux gentlemen jurés :

Pourquoi y a-t-il encore des sorcières ? Que fait le

gouvernement pour l’extirpation de la sorcellerie ? La sorcière a

mangé les dindons ; c’est la fable de Bertrand et Raton ; mon

client a retiré les dindons, non pas du feu, mais de la basse-

cour, et la sorcière seule, en a profité. Pendez la sorcière !

pendez toutes les sorcières ! Faites un peu, un tout petit peu

votre devoir de moralisateurs, et il sera temps alors de vanter en

termes pompeux l’excellence de vos institutions morales. Moi, je

prétends que c’est vous, gouvernement, qui avez volé les

dindons, et que mon client Jack Simple est un martyr !

En fait, milord et messieurs, nous plaidons non coupable.

Rien ne prouve que deux dindons manquent à la tante Maud,

qui a pris la peine de fonder une secte où il est défendu de

prêter serment. La tante Maud est seule de sa secte, comme

c’est l’habitude dans notre joyeux pays où il y a autant de sectes

que d’exemplaires de la Bible. Les voisins ont vu Jack Simple

venir chez sa tante en passant par-dessus le mur. À l’âge de mon

client, on traverse les rivières à la nage, plutôt que de chercher

le pont. Je ne vois qu’une circonstance coupable, c’est le nœud

coulant qu’on lui a mis autour du cou, et je fais mes réserve

pour les dommages-intérêts. En dehors de cela, nous avons dix

témoins qui disent le blanc et le noir, le pour et le contre, le

chaud et le froid : ce sont des Irlandais. Un balai !

Sommes-nous arrivés à ce point de risquer la corde chaque

fois que nous rendons nos devoirs à des parents qui ont une

basse-cour ? Périssent les dindons plutôt que tant de principes

– 14 –

attaqués dans cette perverse procédure ! Je les aime, cependant,

milord et messieurs, les dindons, mais j’abaisse mon appétit

devant mon caractère.

En droit, la législation de Lycurgue à Sparte et celle des

décemvirs à Rome, la loi hébraïque et ce que nous savons de la

jurisprudence brahmane, s’accordent parfaitement avec le corps

du droit romain, les codes des peuples du nord, etc.

Silberradt en Allemagne, Loe en Angleterre ; en France,

Ferrière et Pothier, s’accordent et offrent l’exemple d’un

admirable ensemble. Le texte :Si quis gallinam… ne peut

s’appliquer aux dindons. Il y a dans ces deux noms

déterminatifs une racine visible : Dindon parle de l’Inde comme

Gallina parle des Gaulles. Les dindons n’étaient pas sujets de

l’empereur Justinien.

Ici l’avocat fit une pause au milieu des murmures les plus

flatteurs. On but à la ronde, et Jenny Paddock renouvela sur

chaque table la provision de gin. Puis, le défenseur faisant un

tas de ses notes éparpillées et posant bruyamment sur le tout le

volume maculé des divins commentaires de Blackstone,

retroussa ses manches en homme qui va donner un fort coup de

collier.

– Messieurs les jurés, reprit-il d’une voix creuse et

changée, j’ai dit. Vous êtes des hommes libres ; ne soyez point

arrêtés par la vaine crainte de déplaire à la cour. La cour n’est

pas plus que vous. Votre verdict va être entre vous et Dieu. D’un

côté, il s’agit de deux oiseaux domestiques que nulle puissance

humaine ne peut ressusciter, de l’autre se présente une jeune

âme chrétienne, un homme, le chef-d’œuvre de la création. Là-

bas, sur les bords fleuris de la petite rivière, au bout de la prairie

large et teinte d’un vert profond, s’élève un modeste cottage. Les

grands bœufs qui ruminent dans la prairie n’appartiennent pas

à la malheureuse femme en deuil accoudée à la fenêtre, la tête

inclinée et les yeux humides. Elle est pauvre, celle-là, elle n’a

qu’un bien ici-bas, c’est son fils. Elle attend ; qui attend-elle ?

– 15 –

son époux, non. Sa robe est noire, et le vent agite sur son front

le voile des veuves. Son mari ne reviendra jamais. Elle attend

son fils, son unique trésor ; son fils qui la soutient, son fils qui la

console, son fils qui fait renaître parfois un sourire sous ses

larmes… C’est la mère de Jack Simple… Vous avez entre vos

mains sa vie ou sa mort. Que Dieu éclaire votre raison et souffle

en vous sa miséricorde !

Il se laissa tomber, suffoqué par son émotion. Ses amis se

pressèrent incontinent autour de lui et lui entonnèrent un verre

à bière plein de gin, après quoi ils le portèrent en triomphe.

– Accusé ! cria le juge bamboche, avez-vous quelque chose

à dire au tribunal ?

Jack Simple se leva lentement et vint à la barre, après avoir

étiré ses membres comme un chien paresseux qu’on a

brusquement éveillé. Il regarda d’un œil terne le tribunal

d’abord, puis les jurés, puis l’auditoire. On applaudit tant c’était

un superbe idiot !

– J’ai à dire, répondit-il d’un accent traînant, que, si j’en

réchappe, j’arrangerai Peg et la tante Maud !

– Malheureux ! s’écria l’avocat.

– Toi, répliqua Jack Simple, tu n’es qu’un fainéant ! Ma

mère n’a pas de cottage. Elle est à la prison de Bridewell !

– Malheureux !… répéta le défenseur en arrachant l’étoffe

de sa perruque.

– Et pour ce qui est des dindons, continua paisiblement

Jack Simple, c’est les deux premiers que j’ai pris ; avant cela, je

ne voulais que des poules… Et ils en ont menti, s’interrompit-il

avec colère, ceux qui disent que j’ai fait crier les dindons ! pas si

bête ! Si vous voulez, je vas vous expliquer comment on emporte

ces animaux-là sans les faire crier…

L’avocat n’avait plus un brin de filasse à sa perruque.

– 16 –

C’est l’heure des trépignements et des transports

d’allégresse. L’explication de Jack Simple, démolissant l’œuvre

de son défenseur, est le cinquième acte de la pièce, qui se

termine, bien entendu, par une belle et bonne pendaison. Il faut

toujours un fond lugubre aux gaietés de John Bull. Mais,

aujourd’hui, le drame ne devait pas avoir son dénoûment tragi-

comique. L’explication de Jack Simple fut interrompue par un

grand bruit qui se fit du côté de la porte, ouverte et refermée

avec fracas. Les spectateurs de bonne foi eurent beau crier :

Écoutez ! écoutez ! les hurlements et les bravos qui s’élevaient à

l’autre extrémité du cabaret couvrirent la voix de l’acteur

principal qui finit par se retourner, abandonnant son rôle. Le

public, que rien ne retenait plus, s’élança en tumulte vers le

comptoir qui restait voilé derrière un épais nuage de fumée.

Au delà de ce nuage, le tumulte augmentait, dominé par

cent voix joyeuses qui criaient en chœur :

– Ned Knob ! le petit Ned et sa jolie Molly qui sont venus

au Sharper’s en équipage !

Certes, c’était chose rare. Il y avait, en effet, une voiture de

louage qui stationnait à la porte du Sharper’s, devant les

baraques démolies, servant de dortoir aux bohèmes de la misère

londonienne.

Et c’était bien Ned, avec sa maigre figure ridée et ses yeux

malades, habillé de neuf de la tête aux pieds, chapeau lustré,

bottes reluisantes comme deux miroirs, gants blancs, canne de

jonc à penne d’argent doré, Ned, tout petit et pendu au bras de

la jolie Molly, barbue et roulant ses yeux ternis par la

somnolence de l’ivresse, mais fière sous sa robe de soie rouge à

falbalas, portant haut son chapeau de paille surmonté d’un

paquet de plumes déjà fanées, et brandissant un superbe

parapluie qui semblait pour elle la partie la plus flatteuse de sa

toilette.

– 17 –

Ned s’arrêta à quelques pas de la porte et prit une pose

pour se laisser admirer. L’orgueil est la folie des grands nègres

et des petits hommes : Quand il eut bien joui de la surprise et de

l’émerveillement général, au lieu de répondre aux questions qui

se croisaient autour de lui de toutes parts, il fouilla dans sa

poche qui sonna l’or, et jeta sur le comptoir un double louis de

France en disant :

– Un punch pour tout le monde !

Hommes et femmes poussèrent un long hurrah.

– À distance ! cria Ned, tandis que Molly faisait le moulinet

avec son beau parapluie. Ne touchez ni à mon drap ni à la soie

de milady, s’il vous plaît. Tout cela coûte de l’argent

honnêtement gagné. Vous êtes contents de me revoir, c’est tout

naturel ; je comprends votre attachement, mais entre nous la

familiarité ne serait pas convenable. Nous n’appartenons pas à

la même classe sociale.

Il y a malheureusement nombre de coquins en France, et

par conséquent, sauf certaines différences de mœurs et de

physionomie, il peut se trouver à Paris ou ailleurs quelque

bouge comparable au Shasper’s de Low-Lane. Figurez-vous

cependant les rires et les huées qui accueilleraient chez nous un

discours comme celui de Ned Knob. À Londres, il n’en est pas

ainsi. La manie des castes, des distinctions, des catégories est là

si profondément invétérée qu’elle pénètre jusque dans les bas-

fonds, où la honte, à tout le moins, devrait établir un niveau.

Parmi les coquins, comme chez les honnêtes gens, toute

prétention insolente a chance de se faire accepter, pourvu

qu’elle parle avec accompagnement de monnaie au gousset. La

boue de la Cité a, comme le radieux West-End, sa noblesse, son

gentry, son public. On se cacha pour rire du petit Ned Knob et

de la puissante Molly, qui avaient du drap fin et de la soie sur le

dos ; on fit cercle autour d’eux, à distance, comme cela était

ordonné, et le juge bamboche, exprimant l’opinion générale,

dit :

– 18 –

– Nous savons bien que vous êtes au-dessus de nous maître

Knob.

Jenny Paddock ajouta, non sans une légère pointe de

moquerie :

– Entrez au parloir, gentleman, avec votre lady ; mettez la

balustrade entre vous et les gens du commun.

Le petit clerc se tourna vers sa compagne et s’écria, dans la

naïveté de sa gloriole :

– Voyez comme on me traites Molly, je vous prie, ma chère

enfant ! N’est-il pas flatteur pour une femme d’avoir un cavalier

tel que moi ?

– Donnez un coup à boire, Ned, répliqua Molly. Je consens

à être damnée si vous n’êtes pas un gentilhomme comme il

faut !

Ned ouvrit la claie branlante qui servait de porte au parloir,

et poussa Molly devant lui avec une gravité protectrice.

Il s’assit à une table.

– Holà Bab ! cria-t-il en appelant du geste une des

misérables créatures qui servaient d’aide de camp à la veuve de

Jean Diable ; venez essuyer cette planche avec votre tablier, ma

fille, pour que j’y puisse mettre mes coudes et causer

familièrement avec tous ces vieux compagnons… Vous

souvenez-vous, Bab ? Je vous ai fait la cour autrefois, et vous

avez fait la renchérie ; voyez ce que vous avez perdu, ma fille ;

c’est vous qui auriez porté aujourd’hui la robe de Molly sur le

corps !

Molly saisit Bab par l’épaule et la secoua rudement.

– Un coup à boire ? ordonna-t-elle, ou je te casse en deux,

effrontée !

– 19 –

– Voyez ! murmura Ned enchanté. Ma jolie Molly est

jalouse de son homme !

Jenny Paddock était à peu près de la taille de Molly, mais

elle avait moins de barbe. Par le fait, toutes les malheureuses

qui étaient là pouvaient bien envier la haute fortune de Molly,

mais la jalousie elle-même était forcée d’avouer que Molly

méritait son bonheur. Dans Londres entier, Ned Knob n’aurait

pas trouvé à la remplacer. Elle prit des mains de Bab la bouteille

de brandy que celle-ci apportait et fourra le goulot dans sa

bouche. Au carnaval, nous voyons plus d’un Auvergnat déguisé

en comtesse, mais pour le ton mâle de la chair, pour l’odeur d’ail

et pour la dureté du poil, la jolie Molly aurait rendu des points

haut la main. Ned Knob contempla pendant qu’elle s’abreuvait,

son cou musculeux et tanné, sortant d’un foulard bleu de ciel

noué sur sa robe rouge, sa face bronzée touchant sur les rubans

roses de son chapeau, ses gros yeux de poisson tranchant à la

bouteille. Dieu pouvait damner ce petit Ned Knob : il avait son

paradis sur la terre.

– Comme cela, maître Ned, dit la veuve Paddock qui

apportait elle-même les verres sur un plateau, ma foi ! comme

cela, vous avez mis dans le blanc !

Ned lui caressa le menton paternellement.

– Votre sexe est créé pour le plaisir et non pour les affaires,

ma jolie Jenny, répondit le petit clerc. L’homme est changeant.

Si jamais je répudie Molly, ma femme, je penserai à vous…

Allons ! les enfants, y sommes-nous ?

Les filles et les garçons du comptoir avaient servi le punch

qui brûlait de toutes parts dans des terrines, jetant des reflets

livides à toutes ces figures de bandits. Les acteurs de la comédie

judiciaire étaient au premier rang autour d’un chaudron plein

d’esprit flambant ; avec des femmes et des enfants qui étaient à

eux ou à d’autres. Tous emplirent leurs verres ; la double santé

du gentleman Ned et de sa lady fut portée au milieu de clameurs

– 20 –

enthousiastes. Puis le gentleman Ned prit un air grave et dit en

déposant son verre :

– Mes enfants ! vous devinez bien que, dans la position

avantageuse où je me trouve, je ne suis point venu ici pour boire

votre méchant punch et éternuer la fumée de votre mauvais

tabac. Je suis membre d’un club, et je fréquente les cigar-divans

d’Oxford street… pas davantage !… mais j’ai une trentaine de

livres à partager entre quelques bons garçons, et j’ai pensé à

vous, mes camarades… Un hurrah pour moi et la jolie Molly !

On lui donna trois hurrahs au lieu d’un, et il reprit en

s’adressant au juge bamboche :

– Saunie, vieille main, approche ici, je te permets d’entrer

dans le parloir.

Saunie, très-sérieusement honoré de ce choix, jeta sa

perruque d’étoupe, mit sa pipe dans sa poche et enjamba la

clôture. Le gentleman Ned quitta sa table et l’emmena tout au

bout de l’enceinte en disant avec emphase :

– Ma femme elle-même ne connaît pas mes secrets !

Ceci importait peu à la jolie Molly, qui rejeta son chapeau à

plumes derrière son dos pour se donner de l’air, découvrant

ainsi sa titus, hérissée comme une brosse à chasser les

araignées. Elle saisit à deux mains sa bouteille aux trois quarts

vide, mit son parapluie entre ses jambes, et se prit à chanter

d’une voix de matelot je ne sais quelle lugubre chose.

Le gentleman Ned, les mains dans ses poches, et se

haussant sur ses pointes pour lever la tête à la hauteur du

menton de Saunie, demanda tout bas :

– Vieille main, quel est le cours du jour pour les témoins au

criminel ?

– 21 –

II

Poulets vierges.

Le wiskey de pommes de terre flambait de tous côtés,

mêlant ses âcres parfums à toutes les infâmes odeurs qui

viciaient l’atmosphère de cet antre. Jenny Paddock avait repris

sa place au comptoir ; les puits avaient leurs sociétés de

joueurs ; quelques fillettes ivres dansaient toutes seules, pâles et

hâves, tandis que les enfants poitrinaires toussaient,

grouillaient et jouaient dans la boue ; çà et là des ivrognes

solitaires fixaient leurs yeux abrutis dans le vide. Un peu plus

loin, Paddy l’Irlandais, que rien ne peut guérir de son bavardage

enfilait ses jurons gaéliques et ses histoires du pays, que

personne n’écoutait ; il y avait (infandum), des couples

amoureux qui se parlaient tout bas. Et quelle est, Seigneur ! la

langue de l’amour au fond de ces insondables égoûts ! D’autres

échangeaient à l’écart des coups de poing silencieux ; d’autres

encore dormaient vautrés en travers du chemin. La jolie Molly,

semblable au tonneau des Danaïdes, essayait en vain de s’emplir

et portait le diable en terre en poursuivant sa chanson sinistre.

Il y avait longtemps qu’on ne s’était si bien diverti au

Sharper’s !

– La joyeuse Angleterre pour toujours ! dit le gentleman

Ned qui regardait ce tableau avec attendrissement. Je reviens de

France, et j’avais besoin de me réchauffer le cœur !

– Oui, oui, répondit Saunie, le juge bamboche ; il n’y a que

Londres encore pour se divertir honnêtement entre

– 22 –

camarades… Avez-vous vu les vieilles mains de Paris, maître

Ned ?

Le petit clerc haussa les épaules avec un souverain mépris.

– La misère ! murmura-t-il. La police a droit de se

promener partout.

Saunie ouvrit de grands yeux étonnés, comme si on lui eût

parlé de quelque barbare coutume de l’empire chinois.

– La police, partout ! répéta-t-il. Mais comment font les

camarades ?

– La misère ! répéta Ned à son tour. Les Français ne sont

pas des hommes, tu sais bien. J’en ai boxé quatre à moi tout

seul, sans lâcher le parapluie de ma jolie Molly que j’avais sous

le bras… Et Molly avait la tête au-dessus de tous leur soldats…

La misère !… Leur vin est plus faible que notre petite ale, leur

brandy est pâle comme l’eau de la Tamise, leur viande ne saigne

pas sur la table ; vous croisez cent hommes dans les rues sans

voir une seule joue gonflée par une bonne chique, et quand ma

douce Molly allumait sa pipe dans leurs tavernes, toutes leurs

femelles de singe riaient en se bouchant le nez… La misère !… si

une fois Londres était bien connu sur le continent, il ne resterait

pas un seul Parisien dans Paris ! Mais nous ne sommes pas ici

pour causer, vieille main, – Si le prix des témoins ne me

convient pas, il me faut le temps d’aller jusqu’auspirit shop

d’Inner-Temple.

– Auriez-vous bien le coeur de prendre vos témoins dans

Inner-Temple, maître Ned ? se récria Saunie. Les affaires ne

vont pas ici, et nous avons besoin de gagner notre vie. Il y a

témoins, et témoins, vous savez ?

– Il me les faut premier choix ; c’est une grande machine.

Et je peux bien vous dire que ça serait tant pis pour celui qui

nous tromperait.

– 23 –

– Pour qui travaillez-vous maintenant, maître Ned ?

Le petit clerc tourna vers lui son œil clignotant et

goguenard.

– Si on te le demande, vieille-main, répliqua-t-il, je te

charge expressément de répondre que tu n’en sais rien.

– Cela suffit, cela suffit, M. Knob ! grommela le juge

bamboche. Chacun a ses affaires. C’était seulement pour avoir

des nouvelles Noll Green, notre boxeur, et de l’avaleur d’ale,

Dick de Lobacher, qui sont pour sûr là-dedans.

Ned baissa les yeux, et les rides de son front se creusèrent.

– Ils sont fixés en France tous deux, murmura-t-il.

– On ne les a pas revus depuis les deux coups de sifflet,

reprit Saunie ; vous savez, le soir où vous nous lisiez ici même

l’histoire de Jean Diable le Quaker… Tout de même Gregory

Temple a été noyé du coup !

Le petit clerc sembla secouer une préoccupation importune

et dit brusquement :

– Tout cela est vieux comme Hérode, mon homme ! Jean

Diable est loin… Dick et Noll aussi ; Gregory Temple vivait

avant le déluge. Il n’y a ici que moi, qui suis devenu un

gentleman et qui veux être bien servi parce que je paie

comptant.

Que je travaille pour autrui ou que je sois maître dans la

boutique, cela ne te regarde point… As-tu des témoins, oui ou

non ?

– Oui, pardieu ! s’écria Saunie. Plutôt dix que cinq, et

plutôt cent que dix. Mais vous avez été dans la partie, maître

Ned, et vous savez…

– 24 –

– Je sais que tu marchandes comme un maquignon, l’ami !

Dis ton prix : j’accepterai ou je refuserai.

– Dites plutôt le vôtre, maître Ned, repartit le juge

bamboche ; il y a témoins et témoins… Pour leHundred,on en

trouve à six shellings, c’est évident… et pour un procès civil à la

cour des plaids-communs, je me chargerais bien de vous en

fournir six à une livre la pièce, des Irlandais s’entend ; deux

livres s’il vous faut des Écossais ; quatre livres si vous exigez de

vrais Anglais… Mais au criminel… ! vous comprenez pourtant

bien cela, maître Ned, on n’aime pas, à montrer le coin de sa

bouche devant le shérif.

– Il s’agit des assises, interrompit l’ancien clerc.

– Seigneur Dieu ! se récria Saunie. Et vous avez parlé de

trente livres pour une demi-douzaine ! Si le vieux Peter-Duck

d’Inner-Temple les fournit à Votre Honneur à ce taux-là, je crois

que vous ferez bien de toper… Les assises, Seigneur Dieu !

Le gentleman Ned sourit parce qu’on lui avait dit : Votre

Honneur.

Mais ce fut tout. Sous sa vanité d’enfant il y avait une

habileté vraie. Celui qui l’avait choisi savait ce qu’il faisait et

jugeait les hommes d’un coup d’œil. Ned ne mentait pas quand

il disait que Molly elle-même ne connaissait pas son secret.

– Mon vieux Saunie, reprit-il, pour trente livres

j’emmènerais au tribunal toute l’aimable société qui nous

entoure, avec Jenny Paddock par-dessus le marché, quoiqu’elle

soit riche comme Crésus. Jenny coûtait trois schellings, quand

j’étais employé à l’office de M. Wood, et son témoignage valait

celui de trois hommes parce que les juges s’amusaient à la

mesurer. Une fois elle enleva un juré qui avait une montre de

soixante livres… Combien demandes-tu par tête de ton bétail

pour témoigner devant les assises ?

– Quel genre d’affaire ?

– 25 –

– Une affaire grave.

– Un vol ?

– Un meurtre.

Saunie secoua la tête d’un air sérieusement embarrassé.

– Il faut pour cela desmaiden-chicken,dit-il.

Lesmaiden-chickens(poulets vierges) sont précisément

l’opposé, desold-handsou vieilles mains. On appelle ainsi dans

la langue savante des voleurs de Londres les rares praticiens qui

n’ont jamais eu maille à partir avec la justice, et dont par

conséquent la personne et le nom sont inconnus aux gens des

tribunaux. Cesmaiden-chickenssont de placement facile dans

toutes les foires aux faux témoins.

Nous pensons bien que nul n’est sans connaître l’étrange

prospérité dont jouit pendant longtemps en Angleterre cette

industrie de faux témoignage, qui, du reste, est bien loin d’avoir

dit son dernier mot à l’instant où nous écrivons ces pages. Dans

le procès civil des frères Gartner contre la maison Hodgson,

Mary-Bury et Hodgson (1821), l’appel au banc du roi révéla

cette circonstance que les solicitors des frères Gartner avaient

reçu 673 livres sterling pourfrais de témoignages ;673 livres

font 16,825 fr. argent de France. Nous livrons le fait sans

commentaires, en ajoutant qu’à Londres personne ne fut

surpris. Dans les années qui suivirent, la justice mit la main sur

plusieurs centaines de faux témoins. Mais les forêts qu’on

élague ne s’en portent pas plus mal, et la classe intéressante des

libres évidences,comme ils s’intitulent eux-mêmes, a continué

de florir tout doucement.

– Eh bien ! ami Saunie, répliqua le petit clerc, tu nous

donneras trois couples de tes poulets-vierges. Dis seulement

combien la paire.

Le juge bamboche sembla réfléchir.

– 26 –

– L’accusé est-il une vieille-main ? demanda-t-il après un

long silence.

Non ; l’accusé est lui-même tout ce qu’il y a de plus

maiden-chicken.

–Alors il a tué par imprudence ?

– Non… par prudence.

– À la suite d’une rixe, peut-être ?

– Non ; de parfait sang-froid.

– Pour voler ?

– Il n’a rien volé.

– Parce qu’il n’a pas pu ?

– Parce qu’il n’a pas voulu.

– Alors pourquoi le meurtre ?

– Une fantaisie peut-être, ami Saunie ; nous n’avons pas à

traiter cette question-là tous deux.

– Monsieur Knob, répliqua le juge bamboche avec une

fermeté calme et sérieuse, car en ce moment c’était purement

un commerçant traitant une affaire d’importance, je n’ai pas à

vous apprendre que mes questions sont de stricte nécessité.

– C’est pourquoi j’y réponds avec concision et précision,

ami Saunie.

– Le prix de nos témoins est réglé d’après le danger qu’ils

courent.

– C’est trop juste.

– 27 –

– Et il y a de telles circonstances où le danger est si grand

que, pour argent ni pour or, nos témoins ne voudraient s’y

exposer.

– Je conçois cela.

Ici le petit clerc éleva la voix.

– Ne vous ennuyez pas, Molly, mon amour ! cria-t-il. Nous

serons à temps pour la seconde entrée du théâtre Olympique, et

nous y passerons le restant de notre soirée.

La jolie Molly ne s’ennuyait pas ; elle avait glissé au bas de

son siége et ronflait sous la table.

– L’accident est-il récent ? demanda Saunie.

– Mois de février.

– Peste ! c’est d’hier !… Quand il y a des années, les

témoins sont plus à l’aise… L’affaire n’a-t-elle pas fait du bruit ?

– Énormément.

– Fâcheux ! Les circonstances de ces causes trop célèbres

sont tellement connues !… Que viendraient faire par exemple

nos hommes dans une affaire comme celle de Madame

Bartolozzi ?

Ned sourit et secoua son jabot avec un geste de comédie.

– Alors, vieille-main, tu reculerais s’il s’agissait

précisément de l’affaire Bartolozzi ?

– Est-ce que Tom Brown est arrêté ? demanda Saunie

vivement.

Ned Knob ne répondit pas.

– 28 –

– Porter témoignage en faveur de Tom Brown, continua

Saunie avec agitation, ce serait fourrer sa tête dans le nœud

coulant.

– Tom Brown est-il donc un poulet-vierge ? demanda le

petit clerc d’un ton moqueur ; je t’ai dit…

– Bien ! bien ! gronda le juge bamboche ; vous avez dit ce

que vous avez voulu, maître Ned…, mais vous ne feriez pas

serment sur votre pouce que votre maître n’a pas nom Jean

Diable.

Le petit clerc le regardait en face, et ses yeux brillaient

étrangement derrière leurs paupières malades.

– Vieille main, prononça-t-il à voix basse, mais d’un ton

pénétrant, elle coûtera cher à filer la corde qui pendra Tom

Brown. Quand Tom Brown sera en prison, il ne s’adressera ni à

toi ni à moi… Tom Brown n’est pas en prison… Et ne baisse pas

les yeux : oserais-tu me marchander si je venais au nom de Tom

Brown ?

À son tour, Saunie garda le silence. Sur son visage, qui

naguère exprimait l’effronterie et la bonne humeur, il y avait

maintenant de l’effroi.

Il murmura au bout de quelques secondes :

– Dick et Noll reviendront-ils ?

– Jamais, répondit le petit clerc dont la grimaçante figure

avait pris aussi une sombre expression.

Puis, pendant que Saunie hésitait encore, il ajouta :

– L’homme, il ne s’agit pas de Jean Diable, et il ne s’agit

pas non plus de se compromettre en essayant de sauver un

malheureux malgré les juges du roi. C’est tout le contraire ;

nous voulons prêter la main au tribunal, qui est en peine, et lui

– 29 –

donner les moyens de condamner l’homme qui a étranglé

Constance Bartolozzi.

Saunie le regarda stupéfait.

– Alors ce sont des témoins à charge qu’il vous faut, maître

Knob ?

– Précisément… et des bons !

– Je veux que Dieu me punisse si j’ai jamais fait pareil

métier ! s’écria Saunie.

– Il y a commencement à tout, vieille-main. Dites votre

prix ?

– Mais nos gaillards voudront-ils ?…

– Nous le saurons en le leur demandant : votre prix ?

Le juge bamboche hésitait de plus en plus.

– C’est une histoire à se faire donner un coup de couteau

dans le dos, le soir, en rentrant se coucher ! grommela-t-il.

– Tu m’en as fait dire bien long pour me refuser, l’homme !

prononça sèchement le petit clerc. Si tu as peur des coups de

couteau, je t’engage à réfléchir.

La menace n’était même pas déguisée, et certes ce n’était

pas à lui-même que Ned Knob, ce pauvre enfant si frêle, faisait

allusion quand il parlait de violence.

– Celui qu’il faut faire condamner appartient-il à la grande

famille ? demanda encore Saunie, comme s’il eût cherché un

moyen d’échapper à une nécessité terrible.

On sait en effet que l’association générale des malfaiteurs

de Londres, connue sous ce nom, la grande famille, avait une

organisation très-puissante et des lois que nul ne pouvait

enfreindre sans danger.

– 30 –

Mais Ned répondit péremptoirement.

– Il n’appartient pas à la grande famille.

– Est-il venu quelquefois parmi nous ?

– En ennemi peut-être car il a fait partie du bureau de

Scotland-Yard.

– Et le connaissons-nous ?

– Comme le lièvre connaît le lévrier.

Saunie courba la tête. Il était vaincu.

– Vous me donnerez vos trente guinées, maître Ned, dit-il,

et vous vous servirez de mon monde. J’ai cinq garçons et une

femme, tous dans les conditions qu’il faut pour faire l’état, et

n’ayant jamais reçu sommation de la justice. S’il y a une

déposition difficile, voici l’homme.

Il pointait du doigt l’acteur qui venait de jouer le

personnage de Jack Simple. L’avocat Bamboche aussi aurait été

bien précieux, mais il revenait de Sidney en directe ligne.

– Holà ! Jenny Paddock, ma mignonne ! s’écria Ned ; faites

allumer un bon feu dans votre chambre, pour chasser le

mauvais air. Je vous la loue un schelling par heure, et je vous la

rendrai quand il sera temps de vous coucher. Nous avons des

affaires à traiter pour le prochain marché aux moutons. Que l’on

monte du rhum, qualité des lords, du sucre blanc, des citrons et

de la canelle ; je n’aime pas le punch des petites gens !… et que,

sous aucun prétexte, personne ne vienne nous déranger !… Si

ma Molly chérie s’éveille, donnez-lui à boire… Qui m’aime me

suive !

Il traversa le cabaret en carrant de son mieux sa pauvre

poitrine étroite, et gagna la porte de l’appartement privé de la

veuve, située derrière le comptoir. Saunie fit l’appel de son

troupeau, et le suivit tête basse.

– 31 –

Dans la salle commune du Sharper’s, quelques regards

mornes épièrent ce mouvement. Mais l’eau-de-vie de pommes

de terre agissait, aidant l’asphyxie, et toutes les têtes étaient de

plomb.

L’instant d’après, en face d’un feu de houille, qui s’allumait

lançant ses spirales de fumée opaque et grise, Ned Knob était

installé dans le propre fauteuil de Jenny Paddock, au-devant

d’un lit garni de serge olive et gardé par une foule de saints

irlandais, sombres dans leur cadre de cuivre. Vis-à-vis de lui,

sur des escabelles, se rangeaient les soldats de Saunie et Saunie

lui-même, un peu regaillardi par la flamme d’un punch qu’il

remuait avec une cuiller de fer. L’ancien clerc tenait à la main

un papier contenant la liste du troupeau.

– Mes enfants, commença-t-il de ce ton important qui lui

allait si bien, voici la première fois qu’il vous arrive de coopérer

à un travail utile ; au lieu d’ouvrir une fausse voie à la justice,

qui se tromperait bien sans vous, vous allez aujourd’hui venir en

aide à la société dans l’embarras. Vous n’ignorez pas que je suis

versé dans l’étude des lois. N’ayez donc aucune crainte ; nous

marchons sur un terrain solide, et, en dehors du prix convenu,

je récompenserai chacun de vous selon ses mérites.

Ce dernier membre de phrase rasséréna tous les visages,

que l’idée de travailler pour la justice avait visiblement

rembrunis.

– Nous disons, reprit Ned en consultant sa liste, que cette

chère enfant s’appelle Jeanie, ce gros réjoui Sam, ce grand jaune

William : ce n’est pas assez d’un car, sur trois Anglais, le

proverbe dit qu’il y a toujours deux Will et un John ; le voici

notre John ! Nous avons ensuite Toby et Numph ; c’est très-

bien. Voilà l’histoire : vous ne savez pas le nom du gentleman,

comprenez-vous ?

– C’est votre leçon, intercala Saunie. Tachez d’écouter, mes

brebis.

– 32 –

– Nous y sommes, dit miss ou mistress Jeanie, qui tendit

son verre au punch brûlant.

Et Saunie, le berger, ajouta :

– Excepté Numph, ils sont tous d’une remarquable

intelligence.

– Tout va donc au mieux, poursuivit Ned : vous ne savez

pas le nom du gentleman et vous ignorez ce qu’il a fait. Vous

êtes témoins à charge. Vous allez me demander alors : Que

dirons-nous si nous ne savons rien ? Je vais vous l’apprendre :

Le 3 février de la présente année, un crime a été commis dans

une confortable maison de Regent street portant le n° 19. La

police et la justice connaissent parfaitement le coupable, mais

elles ne peuvent le condamner faute de preuves.

» Vous qui ne connaissez rien, vous fournirez les preuves.

Vous direz : j’ai vu ceci, j’ai vu cela ; des choses innocentes en

elle-même pour la plupart. La justice tirera les conséquences.

On vous montrera un accusé, vous direz : C’est lui ; comprenez-

vous ? non pas lui qui a commis le crime, vous l’ignorez ; mais

lui que j’ai vu passer tel jour, à telle heure, en tel endroit, lui qui

a laissé échapper telle parole, lui qui a égaré telle pièce, lui qui a

manifesté tel trouble… Vous êtes ici, mes petits enfants, vis-à-

vis d’une personne qui a professé l’état, et qui était chargée

précisément de cette partie chez un des solicitors les plus

employés du Strand. Ah ! ah ! nous en avons monté des

comédies dans le temps, aux plaids-communs ! et je réponds

que c’était coupé dans le fil ! Miss Jeanie, mon bijou, ouvrez vos

deux oreilles : je vais commencer par vous, afin de faire

honneur au beau sexe.

Jeanie Bird, une fillette maigre et pâle, au visage doux, aux

yeux déjà entamés par le gin, déposa son verre et prit l’attitude

de l’enfant qui écoute son maître d’école.

– 33 –

– Très-bien, dit l’ancien clerc. Dans la pièce, vous êtes

marqueuse de linge fin et vous lisez tous les imprimés à un sou

qui se crient dans la rue. C’est de l’ouvrage ! Au mois de janvier

dernier, on vous donna à marquer, chez votre entrepreneuse,

une douzaine de mouchoirs en batiste, R. T., pour laquelle tâche

vous reçûtes un schelling et six pence. Voilà tout… et faites bien

attention, mes bonnes gens, que vous avez à apprendre par

cœur mes paroles sans en rien retrancher, sans y rien ajouter…

C’est du Shakspeare, morbleu ! Si vous changiez un mot, vous

seriez lapidés !… Miss Jeanie, mon trésor, vous voilà donc avec

votre schelling et vos six pence, ne songeant plus guère à la

douzaine de mouchoirs, quand au mois de février vous achetez

pour un penny les aventures deJean Diable le Quaker, livre

très-bien fait et hautement historique. Vous y trouvez, entre

autres choses, l’assassinat de la chanteuse Bartolozzi, et cette

circonstance que le meurtrier a laissé sous le lit son mouchoir

de batiste marqué R. T. taché d’une goutelette de sang…

Parbleu ! il y a dix mille gentlemen et ladies à Londres qui

marquent R. T., mais sait-on pourquoi certaines choses vous

frappent ? La Providence est quelque part. Vous restez

tourmentée et vous cherchez à savoir où le mouchoir de batiste

est déposé. Il est déposé à la boutique de Scotland-Yard. Vous y

courez ; on vous montre le mouchoir ; c’est un de ceux que vous

avez marqués. Vous le dites, à qui ? à Gregory Temple lui-

même. Celui-là ne reviendra pas de Paris pour vous démentir.

Et souvenez-vous bien de ceci : Gregory Temple vous fait

promettre sous serment de garder le silence jusqu’au jour où la

justice vous interrogera. Est-ce entendu ?

– C’est entendu, répondit Jeanie.

– On vous donnera une seconde répétition, une troisième,

si vous voulez.

– Au punch, je veux bien, mais j’ai quelque chose à dire.

– Dites ! prononça magistralement le petit clerc.

– 34 –

– Si on me demande le nom et l’adresse de

l’entrepreneuse ?

– J’aime les natures intelligentes ! s’écria Ned ; venez

m’embrassermaiden-chickende l’amour ! Votre observation

dénote un grand sens…

– Je vous dis, interrompit Saunie, pour des poulets-vierges,

ils sont étonnants ! Excepté le pauvre Numph, ils vendraient

tous leur père et leur mère !

– Ma belle petite, reprit Ned, nous avons réponse à tout, et

ce que nous faisons ici est le résultat d’un calcul établi avec soin.

Si l’on vous demande le nom et l’adresse de l’entrepreneuse de

broderies, vous direz hardiment : Mistress Spencer, Haymarket,

13.

– Et si l’on vérifie ?

– Mistress Spencer est morte à la fin du mois de mars.

Parmi les poulets-vierges, il y eut un mouvement

approbateur, et Saunie lui-même ne put s’empêcher de sourire

en artiste satisfait.

– Voyons, Numph ! s’écria le petit clerc ; tu es le moins

fort, à ce qu’il paraît… Tu ferais pourtant bien une commission

pour un schelling, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, Votre Honneur, répondit Numph, si ce n’était

pas trop loin.

Numph était un bon Gallois à la figure candide, mais

brutale, portant les cheveux à la mode de Kaërbran, qui

ressemble à la coiffure de nos paysans du Finistère. Ned lui fit

un signe de tête tout amical et poursuivit :

– Attention ! Tu es donc un commissionnaire gagnant ta

vie à porter ceci et cela. Le 3 février dernier, un gentleman

t’aborda et te mit un schelling dans la main avec une lettre

– 35 –

adressée à Madame Constance Bartolozzi, Regent street, 19. Il y

avait une réponse. Tu fis ton devoir et tu revins dire au

gentleman : Pas de réponse. Le gentleman devint tout blême et

marmotta une malédiction. Voilà.

– J’en pourrais dire plus long, protesta Numph humilié.

– C’est juste ce qu’il faut… Maintenant, à la différence de

notre Jeanie, qui n’a à reconnaître que le mouchoir, quand on

fera lever l’accusé en disant : « Le reconnaissez-vous ? » tu

répondras : « Je le reconnais ; c’est le gentleman qui m’a donné

le schelling et la lettre… » Te charges-tu de ce rôle ?

– Parbleu ! gronda Numph, je ne suis pas plus bête qu’un

autre ; et j’étais le coq chez nous. Je peux faire mieux.

– Cela te regarde, l’ami ; un mot de plus et tu passes à la

cour du circuit comme faux témoin. Tu es jeune, et l’on revient

parfois de la Nouvelle Galles-du-Sud. Médite !

– On va lui siffler sa note, dit Saunie. Prenez Sam

maintenant, maître Ned, s’il vous en faut un bon.

Sam était le Jack Simple de la cour irlandaise. Maître Ned

déclara qu’il le gardait pour le dessert et appela Will.

– Toi, l’ami, dit-il, tu es un Anglais né dans l’Ulster,

paresseux comme une couleuvre et hardi menteur de ton état :

nous allons te servir. Tu te promènes toujours ; tu te promenais

ce jour-là, le 4 ou le 5 février, tu ne pourrais pas dire au juste, au

parc Saint-James, et tu regardais la neige qui allait fondant sur

les toits du château. Un groupe se forma autour d’un jeune

homme qui venait de tomber sans connaissance. On te demande

même si tu n’étais point chirurgien par hasard, afin de saigner

ce malheureux qui tenait à la main un numéro duMorning Post

racontant la mort subite de la signora Bartolozzi… Quand on

fera lever l’accusé, tu diras : « Ma foi ! celui-là ressemble au

jeune homme ; mais il faudrait être bien sûr pour prononcer

une parole qui serait la mort d’un chrétien… Le jeune homme

– 36 –

avait un costume d’hiver… et il était plus pâle que ce

gentleman… Je ne puis rien dire, sinon qu’ils se ressemblent. »

– Voilà un damné petit coquin ! grommela Saunie.

– Hein, bonhomme ! fit l’ancien clerc, qui passa ses pouces

dans les entournures de son gilet, je crois que ça a du style.

Les poulets-vierges le regardaient désormais avec une

respectueuse admiration.

– À toi, Toby, reprit-il ; tu m’as l’air d’un gaillard résolu et

sachant ton monde. Tu ferais un agent de police au besoin. D’où

es-tu ?

– De Douvres.

– Alors, tu sais baragouiner français ?

– Assez bien.

– Parfait ! Tu viens de France, où tu étais détectif

surnuméraire aux ordres et aux frais d’un certain James Davy,

commissaire adjoint à Scotland-Yard, et âme damnée de

l’ancien intendant supérieur, Gregory Temple… Prends des

notes, mon ami Will, ça commence à se compliquer… Les chiens

savent le gibier qu’ils chassent, et sont en cela plus avancés que

les détectifs subalternes. Tu étais à Paris pour trouver la piste

d’un quidam dont tu ignorais le vrai nom, et qui avait trompé la

surveillance de la police anglaise en volant la propre carte de ce

James Davy, carte dont il se servait à l’étranger comme d’un

excellent passe-port. Elle avait été visée au foreign-office… Tu

perds ton temps à Paris ; tu as beau fouiller la ville de fond en

comble, le faux James Davy est introuvable. Un jour enfin, et de

guerre lasse, tu veux revenir à Londres. Tu te rencontres aux

messageries avec un Anglais retenant comme toi sa place pour

Londres. On lui demande son passe-port ; il fournit la carte de

James Davy. Bonne affaire ! Tu t’embarques avec lui dans la

– 37 –

diligence, puis sur le paquebot, et, en arrivant à Douvres, il te

file dans la manche… As-tu saisi, Toby ?

– J’ai saisi ; mais ma carte d’agent ?

– Tu en auras une au nom de James Davy.

– Et si l’on me confronte avec les gens de Scotland-Yard ?

– Voilà le beau ! s’écria Ned. Écoute cela, Saunie, vieille-

main ! Le faux William Davy est lui-même un homme de

Scotland-Yard ; par conséquent, pour le chasser, il fallait un

limier dont le museau fût inconnu à la maison. S’il y avait eu au

monde un gaillard plus étranger que toi à l’armée dont Gregory

Temple était le général, le vrai James Davy l’aurait choisi à ta

place. Tu répondras cela, Toby.

– Démon d’enfant ! gronda le juge bamboche.

– Tu trouves donc décidément que nous avons du talent

vieille-main ?

– Et faudra-t-il reconnaître l’accusé ? demanda Toby.

– En plein… Tu lui gardes rancune, puisqu’il s’est moqué

de toi à Douvres, quand tu croyais le tenir. Tu te vengeras en

répondant : J’avais mis son signalement dans ma tête ; c’est lui !

c’est l’homme qui avait la carte de James Davy !… Et à présent

un coup à boire, enfants ! comme dit ma jolie Molly… Pourquoi

n’ont-ils pas une bouteille pour chaque pupitre, à la chambre

des communes ? Ouvre l’oreille, John, vieux frère : tu peux être

un poulet-vierge puisque notre ami Saunie l’affirme, mais tu as

plutôt l’air d’un coq de cinq ans, bon à mettre au pot pour

allonger la soupe. Eh ! eh ! ça ne te fait pas rire ? Tu portes le

deuil de tes écus !… L’affaire des hiboux, c’est de voleter la nuit,

le long des vieux murs. Le 4 février, à deux heures du matin, tu

faisais les cent pas dans le Quadrant, au bout de Régent street,

en songeant à la cherté du gin et au malheur des temps. Les

arcades étaient désertes et tu écoutais le piano du Grand-Salon,

– 38 –

où les jeunes squires campagnards venaient boire du Sherry en

regardant valser les Françaises. Tout à coup un homme passa

près de toi en courant et te choqua l’épaule, bien qu’il y eût,

Dieu merci ! de la place où circuler dans la galerie. Cet homme

allait de droite et de gauche ; il chancelait en courant comme s’il

eût été ivre. Tu le vis tomber, puis se relever, et tu aperçus un

papier à la place de sa chute. Tu l’appelas : Eh ! l’homme ! mais

ta voix sembla l’effrayer ; ce fut pour lui comme un coup

d’éperon lancé dans le ventre d’un cheval fatigué. Il prit un

nouvel élan et disparut en tournant le rond du Quadrant. Tu

ramassas le papier, qui était une reconnaissance ou obligation

de mille livres, signée par Fanny Thompson, la comédienne, au

profit de sa camarade Constance Bartolozzi.

Un grand silence régnait dans la chambre de Jenny

Paddock, où les bruits du cabaret voisin parvenaient comme un

large murmure. Saunie et son troupeau écoutaient maintenant

dans une sombre immobilité.

– Prends des notes, ami John, s’interrompit Ned Knob. Tu

as un beau rôle, et ta déposition sera mise tout au long dans les

journaux. Comme tu es un fort honnête garçon, malgré ta mine

funèbre, et que d’ailleurs une obligation entre mains tierces ne

peut absolument pas servir, tu te rendis le lendemain matin

chez madame Bartolozzi, pour lui rendre son titre moyennant

une honorable récompense. Madame Bartolozzi était morte

cette nuit-là même. Tu plaignis son malheureux sort, et l’idée te

vint de chercher Fanny Thompson, car, de ce côté, la

récompense devait être bien plus forte. Le fils de Fanny

Thompson étant le secrétaire et l’ami de l’intendant supérieur

de la police, tu courus au bureau de Scotland-Yard et tu

demandas Richard Thompson. Richard Thompson était absent ;

tu l’attendis, il ne vint pas ; tu revins le lendemain, et tu attendis

encore : point de Richard Thompson ! alors, tu pris l’almanach

de Londres, et tu vis que Fanny Thompson, retirée du théâtre,

vivait à la campagne, dans le comté de Surrey. En quelques

heures, un coche public te mit à sa porte. La maison te parut

– 39 –

avoir un singulier aspect. La venue d’un étranger y sembla

produire une sorte de trouble et même d’effroi. Le fils de la

comédienne était absent ; personne ne put ou ne voulut dire où

l’on pourrait le trouver. Quant à Fanny Thompson elle-même,

on ne pouvait la voir pour cause de maladie. Tu insistas ; elle

vint enfin. On n’avait point menti : elle était malade. Quand elle

vit l’obligation entre tes mains, elle s’appuya, au mur pour ne

point tomber à la renverse, et elle dit :Malheureux !

malheureux enfant !Elle prit la reconnaissance, cependant, et

te donna cinq guinées en te recommandant le silence… Ami

John, es-tu de force à te charger de cela ?

– Je suis de force, répondit John. Me confrontera-t-on avec

Fanny Thompson ?

– Fanny Thompson joue la comédie, à cette heure, au

théâtre de New-York.

– Et faudra-t-il reconnaître l’accusé !

– Il n’est pas besoin, tu ne l’as vu qu’en passant et dans

l’ombre… Tu diras, et cela mettra sur ta déposition un cachet de

sévère véracité : Je me refuse à affirmer que l’accusé soit

l’homme qui a perdu l’obligation sous les arcades du Quadrant.

– Pardieu ! murmura Saunie, vous en avez assez sans cela,

M. Knob… Et pourtant, s’il n’y a pas un témoinab oculis,le jury

peut encore faire des siennes.

– Voyons donc le maître coq de votre basse-cour, vieille-

main ! répliqua le petit clerc avec son vaniteux sourire. Vous me

donnez ce Sam pour un gaillard de première force ?

– Il n’y a plus que lui pour jouer Jack Simple dans toute la

Cité ! répliqua Saunie.

– Jack Simple est un joli emploi, vieille-main, mais nous

avons mieux… Regardez-nous en face, Sam… Voulez-vous faire

votre réputation d’un seul coup et gagner vingt guinées ?

– 40 –

Il y eut un murmure parmi les autres poulets-vierges. Les

yeux de Sam brillèrent.

– Soyez tranquilles, mes petits, dit Ned. Tout le monde

aura lieu d’être content. Nous savons récompenser le mérite.

Sam était un tout jeune homme, presque un enfant. Sa

figure portait encore en ce moment les traces des peintures et

dugrimage, pour employer un mot de coulisses qui n’a point

d’équivalent à l’académie, dont il avait couvert ses traits pour les

approprier au type reçu de Jack Simple. Par nature, Sam était

tout l’opposé de ce type rond, lourd et niais. Il avait une coupe

de visage hardie, un front intelligent et des yeux aigus. Il fallait

donc qu’il y eût en lui du comédien, et du grand comédien, pour

qu’il pût remplir à la satisfaction générale ce rôle de Jack

Simple, le voleur de dindons, miroir des stupidités populaires

au-delà de la Manche. Ned le considéra longtemps avec

attention, puis il dit :

– C’est de la haute école, je t’en préviens, garçon, il y a

risque de se casser le cou.

– Voyons votre haute école, petit homme, répondit Sam.

Ned fit la grimace. Sam ajouta :

– Je vous appellerai grand homme si on le met dans le

marché.

– Allons, allons ! dit Ned. Un directeur passe tout à ses

premiers sujets. Soyons sérieux, l’ami. Je vous propose l’affaire ;

vous pouvez la refuser. D’abord vous n’aurez point de

sommation. Tous vos camarades seront assignés par le coroner

et l’attorney du roi. Vous, il faudra vous présenter de vous-

même au magistrat qui conduit en ce moment l’instruction. Cela

vous convient-il ?

– Allez jusqu’au bout, répondit Sam, nous verrons bien.

Ned se recueillit un instant et reprit :

– 41 –

– Vous êtes un jeune badaud de province que la folie du

théâtre a pris à la gorge.

– Dieu me damne ! interrompit Sam en rougissant jusqu’au

blanc des yeux… qui vous a dit cela ?

Puis, sans attendre la réponse, il éclata de rire, donnant

ainsi un signal que tout le monde suivit.

– Voilà qui est touché ! s’écria Saunie. Vous êtes un sorcier,

maître Knob !

– Je n’en fais pas d’autre, vous savez bien, dit Ned

bonnement. Je ne compte plus mes traits dans ce genre… La

paix, tout le monde ! et attention, Sam !… Au commencement

de cette année, vous êtes arrivé de votre village tout chaud, tout

bouillant, pour débuter à Drury-Lane dans Macbeth ou dans

Glocester. Les directeurs vous ont mis à la porte sans même

vouloir vous entendre, parce que vous étiez mal couvert et que

vous n’aviez en poche aucune recommandation de la cour, des

ministères ni de la banque… C’est peut-être cela dans la réalité ?

– C’est cela, répondit Sam.

– Tant mieux. Vous jouerez votre rôle au naturel. Ce que je

vous dis est votre rôle… Rebuté partout, mais non pas

découragé, et soutenu par la conscience de votre génie, vous

vous êtes mis à courir les tavernes qui avoisinent les théâtres, et

chaque soir un demi-pot de gin vous donnait ce rêve de votre

première représentation gênée par les couronnes, encombrée

par les bouquets, assourdie par les bravos. Mais la monnaie des

deux guinées que vous avait données votre mère s’envolait.

Vous commenciez à savoir qu’il faut des protections pour entrer