L'ange déchu de Brocéliande - Tome 1 - Jean Failler - E-Book

L'ange déchu de Brocéliande - Tome 1 E-Book

Jean Failler

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Beschreibung

Pourquoi ce crime est-il autant mis en scène au cœur de cette forêt ?


Sacrilège à Brocéliande. Le corps d’un important homme d’affaires de la région est retrouvé entièrement nu, suspendu par un câble aux branches de l’Arbre d’Or, symbole du renouveau de cette forêt mythique. Quel est le sens de la théâtralisation de ce décès que les autorités prennent très au sérieux ? Mary Lester est priée de découvrir ce qui se trame dans ces lieux sacrés. Du Val sans Retour à Paimpont en passant par l’abbaye de Campénéac et le Miroir aux Fées, Mary et ses coéquipiers Gertrude et Fortin vont arpenter — au péril de leur vie — des terres de mystères où les légendes rejoignent la réalité, et où la marque du Diable peut parfois s’avérer fatale…


Retrouvez votre enquêtrice préférée, Mary Lester, dans cette nouvelle affaire trépidante !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de pièces de théâtre, de romans historiques, de romans policiers. Jean Failler vit et écrit à l’île-Tudy (Finistère). 

À travers 
Les Enquêtes de Mary Lester, aujourd'hui au nombre de cinquante-neuf et avec plus de 3 millions d'exemplaires vendus, Jean Failler montre son attachement à la Bretagne, et nous donne l’occasion de découvrir non seulement les divers paysages et villes du pays, mais aussi ses réalités économiques. La plupart du temps basées sur des faits réels, ces fictions se confrontent au contexte social et culturel actuel. Pas de folklore ni de violence dans ces livres destinés à tous publics, loin des clichés touristiques, mais des enquêtes dans un vrai style policier.

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Couverture

Page de titre

Les ouvrages de Jean Failler sont disponibles à la Bibliothèque Sonore du Finistère.

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À MES AMIS

Renaud du Crest

Jacques Hansen

Jacques Maïs

Yvon Quéméré

Monette de Carné

Angèle Jacq

REMERCIEMENTS

Martine Bertéa

Karine Body

Jean-Claude Colrat

Laëtitia Gonidec

Delphine Hamon

Myriam Henvel

Annie Le Chevanche

Meven Le Donge

Fanny Maily

Myriam Morizur

Nathalie Simon

Chapitre 1

Conduite de main de maître par Gertrude, la petite Citroën de Mary Lester embouqua la venelle du Pain-Cuit et s’arrêta là où celle-ci s’élargissait, à sa place de stationnement habituelle.

Il n’y avait pas cinq centimètres entre les vieux murs moussus et les rétroviseurs de la voiture, mais Gertrude, en conductrice confirmée, se gara sans encombre.

— Eh bien, nous y voilà ! lança Mary avec satisfaction.

Elle descendit du véhicule et fit quelques pas sur les gros pavés de grès qui tapissaient la chaussée de cette rue moyenâgeuse pour se dégourdir les jambes, puis s’étira en exhalant un soupir d’aise. Enfin, elle sortit son sac de voyage du coffre que Gertrude venait d’ouvrir, escalada les cinq marches qui menaient à son petit domaine et déverrouilla la porte bleue derrière laquelle elle découvrit sans surprise, mais avec un immense plaisir, Mizdu qui, lui non plus, ne cacha pas sa joie.

— Te voilà, mon matou ! dit-elle en se penchant pour caresser le grand chat noir.

Mizdu ouvrit largement sa gueule, et, découvrant sa langue rose et ses redoutables canines, il poussa son cri de bienvenue.

— Merouinnnn !

Gertrude qui suivait, portant la valise d’Amandine, regardait la scène, amusée.

— Dis donc, je ne voudrais pas me faire mordre par ce bestiau !

Le bestiau en question se contracta soudain et cracha en direction de Gertrude. Sa longue queue battait ses flancs comme s’il se préparait à attaquer, si bien que Gertrude, qui pourtant n’avait pas peur de grand-chose, eut un mouvement de recul.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda-t-elle, surprise.

— Il lui arrive que tu lui as manqué de respect.

La réponse parut surprendre Gertrude qui s’exclama :

— Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

— Eh bien, tu l’as traité de bestiau, c’est péjoratif !

Elle regarda Mary avec de grands yeux ahuris.

— Tu plaisantes ou quoi ?

Mary répondit le plus sérieusement du monde :

— Pas du tout ! Il a la même réaction que toi quand on te traite de vache. Ce chat est un prince et non un bestiau, comme toi tu es une humaine, pas un ruminant.

Les mains sur les hanches, Gertrude posa la valise et se tourna vers Amandine.

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Elle me charrie ou quoi ?

Amandine écarta les mains en un geste d’impuissance et constata d’une voix douce :

— Ce n’est pas une connerie, mademoiselle Gertrude.

— Ah bon ? Môssieur est vexé ?

Mary l’incita à la prudence.

— N’en rajoute pas, s’il te plaît…

Reprenant son sac, elle libéra le passage et entra dans son logis, le chat sur les talons.

Gertrude suivait, plus perplexe que jamais.

— Allez, lui ordonna Mary, viens t’excuser !

— M’excuser ?

— Oui, tu as offensé Mizdu, si tu ne t’excuses pas, il va t’en vouloir à mort. Et méfie-toi, il est rancunier.

— Mais je suis venue là dix fois et il ne m’a jamais fait la gueule comme ça !

— C’est vrai, mais c’est aussi la première fois que tu l’offenses.

— Parce qu’il a compris ce que j’ai dit ?

— Évidemment ! Mizdu n’est pas un chat ordinaire, mais un prince des Montagnes Noires.

Cette fois, Gertrude parut réellement perturbée.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout ! Demande à Amandine.

Sollicitée du regard, Amandine répondit prudemment :

— Il est certain que Mizdu n’est pas un chat ordinaire !

Gertrude se sentit soudain toute bête.

— Alors, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

— Que tu t’excuses.

— Mais comment ?

— Tu lui dis simplement : « Excusez-moi, mon prince, je vous avais confondu avec quelqu’un d’autre. » Après, tu lui tends la main ouverte, et tu verras que ça ira tout de suite beaucoup mieux. Mais attention, hein, il faut dire ça très sérieusement.

Intriguée, et après une hésitation, Gertrude décida de jouer le jeu.

Elle s’accroupit et prononça la phrase expiatoire : « Excusez-moi, mon prince, je vous avais confondu avec quelqu’un d’autre. »

— Très bien ! approuva Mary. Maintenant, tends-lui doucement la main.

Gertrude obtempéra et le chat vint loger sa tête dans cette paume offerte, ferma les yeux, se frotta contre Gertrude et se redressa.

Il émit un nouveau « merouin » et s’en fut dignement prendre sa place sur le canapé.

— Voilà, dit Mary, il a accepté tes excuses, tout va bien.

— Ben ça alors ! fit Gertrude, stupéfaite.

Mary sourit.

— N’en parlons plus, je vais faire du thé…

Amandine se précipita.

— Laissez donc, je m’en occupe !

Elle avait retrouvé SA cuisine et elle entendait bien faire valoir ses prérogatives.

Mary les lui céda bien volontiers.

— Mais peut-être que mademoiselle Gertrude préférera autre chose ?

— Après cette séance, déclara Gertrude, qui ne paraissait pas remise de ses émotions, je boirais bien une Guinness…

Amandine, qui connaissait les ressources de sa cave, proposa :

— Je n’ai pas de Guinness, mademoiselle Gertrude, mais je peux vous proposer une Killian’s. C’est une bière rousse…

— Irlandaise, je connais, coupa Gertrude, ça ira très bien.

Le ciel était clair et Amandine servit la collation sous la véranda. On sentait qu’elle était toujours sous le choc de l’arrestation de « son amie » Rosalie et du décès de son mari1.

— Tout de même, soupira-t-elle d’un ton contrit, qui aurait pu penser que cette affaire se terminerait comme ça ?

— Mary Lester, répondit abruptement Gertrude. Sans son intuition, la mort de madame Duverger aurait été classée dans la rubrique des faits divers. Accident… La chute du pauvre Armantic du haut de la falaise attribuée à son penchant pour la bouteille, accident aussi. Et le couple infernal aurait pu continuer ses exactions en toute impunité.

Amandine regarda Mary avec respect.

— Vous exercez vraiment un drôle de métier, Mary Lester !

— Eh oui, reconnut celle-ci avec un demi-sourire, un drôle de métier… M’enfin, il faut de tout pour faire un monde, n’est-ce pas ?

À ce moment, son portable se mit à sonner. Elle regarda l’origine de l’appel et souffla :

— Le patron…

Comme si elle redoutait de voir le commissaire Fabien faire irruption dans la pièce, Gertrude se leva.

— Bon, il faut que j’y aille !

Amandine se leva à son tour.

— Je cours aux halles, mon frigo est vide ! Vous invitez monsieur Yann ?

Mary hocha la tête.

— Et Fortin !

Quand elle se retrouva seule, elle établit le contact et jeta :

— Bonjour, patron !

— Bonjour, Mary.

La voix était cordiale.

— Alors, où êtes-vous ?

— Chez moi, Monsieur.

— À Quimper ?

— Oui, je viens d’arriver.

— Ah, très bien. monsieur Mervent m’a appelé pour me faire part de sa satisfaction. Le conseiller Duverger a été particulièrement ravi de la conclusion de cette affaire.

— Eh bien, tant mieux ! reconnut-elle. Nous nous en sommes assez bien tirées.

— Vous parlez de vous à la troisième personne à présent ? demanda Fabien pour la taquiner.

— Pas du tout ! Nous étions quatre, je vous le rappelle : Amandine, Jeanne, Gertrude et moi. Alors, oui, l’équipe s’en est bien tirée. Chacune a tenu son rôle à la perfection.

— Félicitations ! Dites-moi, êtes-vous visible ?

— Maintenant ?

— Pourquoi pas ?

— Je crains que ce ne soit un peu court. Je viens d’arriver, je voudrais au moins faire un brin de toilette et mon fiancé dîne à la maison ce soir.

— Je comprends, fit le commissaire avec du regret dans la voix.

— Je vous inviterai bien à venir prendre l’apéritif, mais, comme je vous l’ai dit, nous ne serons pas seuls. Yann sera là et, en sa présence, il me sera difficile d’évoquer librement cette affaire de Belle-Île. C’est un garçon sensible, elle lui resterait sur le cœur.

Fabien bougonna :

— Vous n’exagérez pas un peu ?

— Pas du tout, je le dis comme je le pense. Je le connais mieux que vous…

— Je veux bien vous croire, admit Fabien, dépité. Alors, à demain ?

— Demain, c’est samedi. Plutôt à lundi, patron.

— C’est ça, conclut-il sans enthousiasme, à lundi.

Elle coupa la communication et forma un autre numéro.

— Allô, Jipi ?

— Ah, c’est toi ? s’exclama Fortin. Je croyais que tu m’avais oublié.

— Moi, t’oublier ? Mais tu sais bien que tu es inoubliable !

— Tss ! Tu dis ça, et pourtant tu m’as laissé à quai !

En effet, Fortin n’avait pas trouvé sa place dans le scénario que Mary avait monté à Belle-Île et il avait accusé le coup.

Elle protesta :

— Je dis ça parce que c’est vrai ! Je te l’expliquerai dans le détail. D’ailleurs, c’est pour ça que je te téléphone à peine arrivée. Qu’est-ce que tu fais ce soir ?

— Pff… pas grand-chose. Madeleine est partie avec les filles à la fête de l’école et tu sais que ce genre de fiesta m’emm… profondément. La danse, les chorales, ça va encore. Je veux bien faire ça pour les filles, mais les parents d’élèves, pff…

Elle insinua :

— Ils n’aiment pas les flics ?

— Tss, fit de nouveau le grand, t’en connais beaucoup qui nous aiment ?

Elle glissa malicieusement :

— Les parents, je comprends, mais les parentes ?

— Quoi ?

— Les jeunes mamans.

Il grogna :

— Toujours ton mauvais esprit !

Elle savait qu’avec sa dégaine de Gary Cooper, Jipi faisait de l’effet sur les dames et que leurs attentions ainsi que leurs clins d’œil, parfois trop appuyés, le mettaient mal à l’aise.

Dans le fond, Fortin était un grand timide.

Mary demanda :

— Si je comprends bien, tu es seul ?

— Ouais.

— Et si je t’invitais ?

— Où ça ?

— Chez moi, venelle du Pain-Cuit. Amandine nous prépare un petit en-cas. Yann sera là également. Si ça te dit…

— Si ça me dit ? Et comment !

Il était tellement content d’un seul coup qu’il balança une de ses plaisanteries consternantes qui auraient arraché des hurlements de rire à José, le tonitruant patron du Café de la Cale à Belle-Île.

— Même un vendredi, ça me dit.

Elle secoua la tête avec indulgence.

— Pff… tu es de plus en plus navrant.

— Et toi, tu es de moins en moins marrante. Tu ne sais plus rigoler ?

— T’as qu’à croire ! fit-elle. À Belle-Île, j’ai rencontré un zigue qui aurait bien fait la paire avec toi.

— Qui donc ?

— Un patron de bistrot. Je te raconterai ça tout à l’heure.

— J’y compte bien !

Mary sentit que cette invitation était tombée à propos, car le ton de la voix du grand avait changé.

Elle coupa la communication, satisfaite et heureuse aussi de retrouver l’intrépide capitaine qui l’épaulait si bien dans les situations difficiles.

Elle passa un petit coup de fil à Yann, puis profita d’être seule pour entamer le rapport qu’elle présenterait lundi matin au divisionnaire Fabien.

Amandine la trouva studieusement penchée sur son petit Mac en rentrant du marché.

— Ah, dit-elle d’un air désolé, je n’ai pas trouvé grand-chose !

Comme Mary ne réagissait pas, elle annonça :

— Dame, à cette heure-ci… J’ai pris des huîtres et des cailles que je vais faire rôtir avec de petites patates nouvelles. J’ai aussi trouvé une salade et du fromage. Si vous voulez, je vous ferai des pommes cuites au dessert.

— Mais c’est parfait ! s’exclama Mary. J’ai eu Yann au téléphone, il vous salue bien et se réjouit de venir déguster votre cuisine.

— Pff… fit Amandine, flattée tout de même, il se réjouit surtout de venir vous voir.

Mary ne put résister au plaisir de taquiner sa vieille amie.

— Il se réjouit de venir NOUS voir.

— Tss… soupira Amandine, agacée.

Mary enfonça le clou.

— Vous savez bien qu’il est amoureux de vous !

À chaque visite, Yann ne manquait pas d’offrir des fleurs ou des chocolats à Amandine, petites attentions qui touchaient beaucoup la vieille demoiselle.

Elle rougit comme une jouvencelle et chuinta telle une chatte en colère :

— Chhh ! Cessez donc de dire des bêtises !

Elle fila vers sa cuisine.

— Tiens, je préfère m’en aller !

— Ah, rajouta Mary, ne vous fatiguez pas à ouvrir les huîtres, Fortin s’en chargera.

Elle rit sous cape en se remettant à son travail. Lorsque Yann arriva les bras chargés de fleurs, elle avait tracé son rapport dans les grandes lignes. Il lui resterait à le peaufiner, mais ça pouvait attendre le lendemain.

À nouveau, Amandine rosit de confusion devant ces attentions.

— Oh, monsieur Yann, c’est trop !

— Rien ne sera jamais trop pour vous, ma chère Amandine. Qu’est-ce que vous nous préparez de bon ?

Il humait voluptueusement le fumet qui sourdait de la cocotte de fonte placée sur la cuisinière en inox digne d’une cuisine de restaurant, cadeau de Mary à son indéfectible cordon-bleu.

Il voulut soulever le couvercle pour voir ce qui mijotait, mais il le relâcha vivement avec un petit cri de douleur.

— Eh, ça brûle !

Amandine le menaça de sa cuiller de bois.

— C’est bien fait, vilain curieux !

Puis elle s’inquiéta :

— Vous vous êtes fait mal ?

Il sourit.

— Non, j’ai lâché à temps !

— Bon, alors allez aider la petite à préparer l’apéritif.

Sur ces entrefaites, Fortin arriva, une bouteille de vin à la main. Après les chaleureuses effusions d’usage, il s’en fut à la cuisine se mettre au service d’Amandine.

Mary avait servi les apéritifs sous la véranda. Le collet doré d’une bouteille de champagne dépassait d’un seau de glaçons.

— Waouh, du champagne ! s’exclama Yann. Qu’est-ce qu’on fête ?

— Une grande première, mes amis, dit Mary d’un air mystérieux. Amandine, venez donc par là…

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda la cuisinière sur la défensive.

— Messieurs, annonça Mary, je vous informe que notre Amandine a fait ses débuts aux fourneaux du meilleur hôtel de Belle-Île.

— Oh ! fit Amandine en rougissant, tandis que les deux hommes applaudissaient chaleureusement.

Alors Mary raconta dans quelles circonstances leur vieille amie avait été amenée à officier dans une cuisine aussi prestigieuse.

— Par la même occasion, elle m’a efficacement assistée dans une affaire difficile et, grâce à elle, à Gertrude et à Jeanne de Longueville, notre enquête a été un succès.

— Oh, protesta Amandine, mon rôle a été bien insignifiant.

— Pas du tout ! Chacune d’entre vous a joué son rôle dans la pièce : à vous était dévolu le rôle d’une rombière acariâtre qui malmenait sa dame de compagnie, c’est-à-dire moi ; Gertrude a bien accompli sa tâche qui consistait à empêcher les violents de nuire ; quant à Jeanne, elle a excellé dans le rôle d’une directrice d’hôtel affreusement snob.

Feignant l’indignation, Yann s’exclama :

— Voilà où passent mes impôts ! À permettre à des flics de faire la nouba dans des hôtels de luxe !

Mary tempéra cette fausse indignation.

— Faudrait pas exagérer, nous n’étions pas toutes payées. Amandine était bénévole.

— Rien que des bonnes femmes ! Eh bien, bravo ! lança à son tour Fortin.

Mary le contra :

— Ça va, toi, avec tes réflexions sexistes ! Il n’y avait pas de place pour un mec dans cette pièce, sans ça, tu sais bien que je t’aurais téléphoné.

— En somme, dit Fortin, comme toujours je suis la roue de secours !

— Exactement, Jipi, tu es comme la cavalerie, tu arrives toujours à temps.

— Tu ne veux pas nous en dire un peu plus ? demanda Yann.

Elle soupira.

— Écoutez les gars, je trempe là-dedans depuis huit jours, j’ai commencé mon rapport pour Fabien qui, comme d’habitude, ne s’en contentera pas, et à qui il faudra que je raconte cette enquête in extenso. Vous ne trouvez pas que j’ai droit à une petite pause ?

— Surtout que tu oublies quelqu’un, glissa fielleusement Fortin.

— Qui ça ?

— Mais la mère Laurier ! Paraît que cette chère dame n’a pas apprécié ta disparition alors qu’elle se proposait de te mettre sur la sellette.

— Pff, celle-là… Si elle continue à me persécuter, je lui vole dans les plumes !

Un long silence suivit cette déclaration. Fortin et Yann échangèrent un regard perplexe, mais il n’y eut pas de commentaires. Fortin demanda seulement :

— Comment se fait-il que tu n’aies pas invité Gertrude et Jeanne ?

— Gertrude avait une soirée avec ses frangins et Jeanne est restée à Belle-Île.

— Ah bon ?

— Ouais.

Ils ne posèrent pas plus de questions.

Après les huîtres, Amandine apporta la cocotte dans laquelle rôtissaient les petites cailles bardées de lard et bourrées d’une farce où l’on distinguait des cerneaux de noix broyés enrobant des raisins de Corinthe marinés dans du vieux rhum.

Un vrai régal avec une salade verte.

Amandine fut abreuvée de compliments bien mérités et, à minuit, les convives regagnèrent leurs logis respectifs, c’est-à-dire sa maison de la rue des Prairies pour Fortin et son « gourbi » sous les toits pour Amandine.

1. Voir En secret à Belle-Île, même auteur, même collection.

Chapitre 2

Après une tendre nuit, nos deux amoureux passèrent chez Yann pour récupérer la Harley qui reposait sous une housse dans le garage du vétérinaire.

Mary chaussa ses bottes de moto, enfila un pantalon étanche et endossa un blouson de cuir noir, qui, hélas, n’avait pas d’aigle sur le dos, mais qui constituait tout de même une excellente protection. Leurs casques étaient équipés d’intercom moto, ce qui leur permettait de converser tout à fait normalement, sans être obligés de hurler.

La Harley démarra au premier coup de kick et son grondement si caractéristique fit vibrer le garage.

— Où allons-nous ? demanda Mary.

— La presqu’île de Crozon ? proposa Yann.

— Super ! dit-elle en s’accrochant à son pilote. Il y a longtemps que je n’ai pas été par là-bas, la balade par le pied du Menez Hom est magnifique.

Bien entendu, ils évitèrent la voie express et empruntèrent les chemins de traverse, passant par de jolis villages paisibles. À Plonévez-Porzay, où les cloches sonnaient à la volée, quelques paroissiens se rendaient à la messe, revêtus de leurs plus beaux atours, comme autrefois. Puis ils passèrent devant la chapelle de Sainte-Marie-du-Menez-Hom qui annonçait le point culminant des Montagnes Noires, si tant est qu’un sommet, bien arrondi, de trois cents mètres puisse mériter le qualificatif de montagne.

L’ensemble paroissial était posé dans un écrin de verdure bien entretenu, clos de murets de pierres sèches tapissées de lichens. Cette oasis de verdure tranchait singulièrement avec la lande austère qui l’entourait.

Yann arrêta la moto, ôta son casque, prit la main de Mary et l’entraîna :

— Viens…

Ils pénétrèrent dans une sorte de sas obscur par un porche de granit qui incitait à baisser la tête. Une deuxième porte, de bois sombre, s’ouvrait sur le chœur de la chapelle. Et ce fut un éblouissement… L’or semblait ruisseler sur les murs éclairés par la lueur vacillante de dizaines de cierges qui répandaient leur odeur de cire chauffée. On se serait cru dans une église datant du baroque espagnol à l’époque où l’or des Amériques pleuvait sur la Castille et l’Aragon.

Mary, subjuguée par cette profusion ornementale, prit de nombreuses photos tandis qu’ils faisaient le tour de l’édifice en admirant les détails des autels latéraux.

D’autres visiteurs faisaient de même dans un silence recueilli jusqu’à ce qu’un discret accompagnement de musique sacrée se déclenche comme par magie.

Mary s’arrêta devant un tronc et y glissa quelques pièces de monnaie. Puis elle prit deux petits cierges sur un présentoir et en tendit un à Yann en lui recommandant à mi-voix :

— Fais un vœu…

Ils allumèrent leurs deux bougies à la même flamme et les plantèrent parmi des dizaines d’autres à demi-consumées.

Puis ils sortirent en silence et regagnèrent leur « marc’h houarn2 » comme disent les Bretons, animal docile qui démarra au premier coup de kick.

— Ça vaut le détour, commenta sobrement Mary comme leur monture s’ébranlait.

La puissante moto escaladait aisément le chemin en côte qui serpentait sur le flanc de la colline entre une végétation de bruyères grises et de fougères rousses.

Parfois, un puits de verdure, sorte d’oasis dans cette terre ingrate, apparaissait au creux d’un sentier.

Yann quitta la route goudronnée pour emprunter un chemin pentu et pierreux qui menait à un petit parking.

Là, ils descendirent de moto et ôtèrent leurs casques.

Ils durent finir à pied les derniers mètres menant au point culminant du mont qui était marqué par une énorme table de granit dans laquelle était incrustée une carte d’orientation en mosaïque.

La vue était prodigieuse. On apercevait les méandres de l’Aulne qui coulait paresseusement au cœur de la campagne avant de se jeter dans la rade de Brest ; devant eux, la baie de Douarnenez brasillait sous le soleil. On devinait le port blotti au fond de l’anse, avec ses entassements de maisons, les bateaux à l’ancre et ses îles ; Tristan, la plus grande, la plus verdoyante aussi ; comme sa petite sœur, le Flimiou, rocher sans végétation sur lequel les ingénieurs s’étaient appuyés pour accrocher les digues de béton qui fermaient le nouveau port ; Coulinec, la plus petite, véritable amas de rocaille sur laquelle un usinier des siècles passés avait construit, à l’instar des riches armateurs malouins qui se faisaient bâtir, hors les murs de la cité corsaire, d’opulentes « malouinières » qu’ils appelaient des « vide-bouteilles » où ils pouvaient dans la discrétion se livrer à la débauche avec des créatures de mauvaise vie sans risquer d’être dérangés. De la construction de l’industriel douarneniste qui était plus modeste, il ne restait plus qu’un tas de pierres et il fallait y regarder de bien près pour deviner qu’il y avait eu là autrefois un lieu de débauche.

Couchés dans la bruyère, d’étranges oiseaux multicolores étalaient leurs grandes ailes flasques. De temps à autre, une silhouette bardée de cuir se levait, tirait sur des suspentes et, soudainement, l’aile géante se gonflait, montait, prenait le vent. Alors, le pilote – car c’était bien d’un pilote qu’il s’agissait – se lançait en courant dans la pente et, miraculeusement, s’envolait. On le voyait s’élever sans bruit vers d’autres voiles qui planaient comme des aigles dans le ciel bleu.

— Ça doit être magique de faire ça, dit Yann, les yeux brillants.

Mary le ramena sur terre.

— Sûrement, mais sans moi ! Brr, ça me fout les jetons.

Pourtant ils volaient et semblaient se diriger avec une grande aisance. Tantôt, certains descendaient et, avec une étonnante précision, revenaient se poser à l’endroit même d’où ils étaient partis.

Elle s’exclama, épatée par cette dextérité et cette précision :

— C’est magique !

Après avoir admiré ces audacieux fous volants pendant un bon quart d’heure, ils remirent leurs casques et rejoignirent le bitume de la route qui dévalait vers la presqu’île. La moto épousait les larges méandres avec aisance. Yann avait adopté une allure de balade fort agréable et, à treize heures, il arrêta la Harley au fond du port de Camaret.

— Tiens, si tu veux, nous allons déjeuner là, annonça-t-il en montrant un restaurant à la façade joliment colorée d’ocre et de bleu

— On dirait que tu connais, fit Mary.

— On m’en a dit le plus grand bien. La cassolette de homard est, paraît-il, particulièrement délectable. Tu n’as rien contre ?

— Holà, rien du tout !

Ils s’installèrent en terrasse sous un parasol. L’air était doux et ils ôtèrent leurs blousons de cuir. Mary examinait les lieux. Elle se souvenait de son enquête à Camaret3 et de cet arrière-port actuellement aussi vide qu’un parking de supermarché un jour de confinement.

La jeune dame qui faisait le service vint prendre la commande. On faisait toujours des cassolettes de homard ? Parfait ! Avec un dessert ? Évidemment ! Et un café !

Avant qu’elle n’ait fini de noter la commande, Mary lui demanda :

— Tiens, les marées ont fini par avoir raison de la carcasse de la Belle-Étoile ?

— Les marées ? répondit la dame. Pas du tout !

— Si je me souviens bien, l’épave avait été consolidée par des câbles d’acier ?

— En effet, mais monsieur le maire a estimé que ça ne faisait pas propre et l’a fait enlever.

— Comme ça, de son propre chef ?

La dame haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Un jour de basse mer, une tractopelle est descendue sur la grève et a pulvérisé ce qui restait du langoustier.

— C’est dommage, regretta Mary, c’était le dernier vestige de ces aventuriers qui traversaient les mers pour aller pêcher sur les côtes d’Afrique.

— Ceux qu’on appelait les Seigneurs de la Mer, continua la serveuse avec nostalgie.

Elle allait s’en retourner, mais revint sur ses pas.

— Des souvenirs que les élus de Camaret n’apprécient pas, reprit-elle, véhémente.

Mary sourit.

— Ça les ramène sans doute à leur médiocrité.

Le sujet devait lui tenir à cœur, car la serveuse rajouta :

— Savez-vous que le maire actuel vient de faire enlever les autres épaves du Sillon ?

— Pour quelle raison ? Elles ne gênaient personne. Ces vieux bateaux étaient tout de même la mémoire du passé glorieux de Camaret. Il n’y a pas eu d’opposition à cette décision ?

— Oh, on n’a pas eu le temps ! En une journée, tout a été nettoyé. C’est dommage, ça faisait partie du décor. Les gens aimaient les photographier. Maintenant, il n’y a plus qu’une grève de galets comme partout ailleurs. Des passants y élèvent des cairns que le maire fait régulièrement jeter bas par les services municipaux.

— Quel iconoclaste ! s’exclama Mary. Heureusement, il en subsiste quelques-uns.

— Après le passage des services techniques municipaux, il n’en reste guère, mais ils repoussent tout aussi vite qu’on les enlève.

Mary soupira.

— J’espère que les électeurs lui feront payer ses exactions aux prochaines municipales.

— Oh, fit la dame, ça ne risque pas, il ne se représente pas.

Elle ajouta :

— Il ne doit pas être très fier de son bilan, je pense.

La cassolette de homard répondait à toutes leurs espérances. Ils paressèrent au soleil en prenant le café. Sur le Sillon, la chapelle en pierres jaunes et au clocher tronqué luisait sous l’astre lumineux sur un fond de ciel noir. En arrière-plan, l’impressionnante tour Vauban fièrement campée sur ses assises paraissait inébranlable. Son enduit ocre, couleur de vieilles voiles, tranchait sur une mer bleu vert, glaz comme on dit en breton pour désigner uniformément ces deux couleurs.

Au bout de la jetée subsistait un petit phare d’entrée de port que d’autres iconoclastes avaient dépouillé de sa tourelle.

Blouson sur le bras, main dans la main, ils s’assirent sur les marches de la tour et s’adossèrent à une porte métallique, fermée à clé et condamnée, et sacrifièrent à la tradition du « selfie ».

Puis ils poussèrent jusqu’au bout de la digue qui abritait maintenant le port de plaisance. La nouvelle Belle-Étoile, ce langoustier construit à l’identique pour remplacer l’ancien bateau emblématique d’une riche époque, solidement amarré sur son corps mort, se mirait dans les eaux calmes du port.

Les chantiers de marine avaient bien entendu disparu depuis longtemps et le cri des goélands n’était plus couvert par le chant des marteaux sur les coques sonores.

Ils reprirent la moto et Mary suggéra à son pilote :

— Prends donc vers Roscanvel.

C’était la commune voisine, le bout du bout de la presqu’île, l’endroit le plus étroit du goulet. Une petite demi-heure de bateau et on était à Brest.

La moto passa au ralenti devant l’anse de Rostellec, où on laissait encore les bateaux réformés mourir de leur belle mort. Le restaurant où elle avait croisé maître Charraz et sa sinistre bande semblait fermé. Christine, la bonne fée de cet établissement, devait être partie exercer ses talents sous d’autres cieux. Des grilles gardées par des marins en armes défendaient l’entrée de l’Île Longue, la discrète base des sous-marins nucléaires de la Marine nationale.

Lors de sa précédente enquête dans le coin, elle avait éprouvé de très près la susceptibilité des gendarmes maritimes et leur manque total d’humour lorsqu’ils étaient en service. Elle incita donc Yann à faire demi-tour et à ne pas s’attarder dans ces lieux.

Ils rejoignirent Camaret par la route côtière et elle reconnut l’endroit où, poursuivie par Charraz, elle s’était dissimulée avec son Austin que le maître principal avait fait sauter tandis que, blottie au sommet de la falaise, elle tremblait de peur et de froid. L’entrée du champ avait disparu sous la lande et l’ajonc d’où émergeait encore le poteau avec la pancarte bien délavée : « Terrain militaire, entrée interdite ».

Site hautement stratégique, la presqu’île avait abrité au cours des siècles des ouvrages de défense dont les plus impressionnants étaient ceux que Vauban avait conçus.

Nombre d’entre eux n’avaient pas résisté au déluge de bombes – plus de mille tonnes – larguées de quelque quatre cents bombardiers pour réduire les forces allemandes bloquées dans la presqu’île, faisant plus de cent morts dans la population civile.

Les forts édifiés par Vauban avaient été réduits à néant par le déluge de fer et de feu qui s’était abattu sur la presqu’île et seules quelques murailles mangées par le lierre rappelaient que la place avait eu de fortes défenses, imprenables au temps de la marine à voile sous le grand roi, mais qui n’avaient pas pesé lourd contre la puissance terrifiante des bombardiers du vingtième siècle. Aujourd’hui encore, quand un feu de lande se déclarait dans cette broussaille, on entendait exploser des munitions enterrées là depuis trois quarts de siècle.

Leur escale suivante les mena à Landévennec. Là aussi Mary avait ses souvenirs4.

La sérénité des lieux impressionna fortement Yann. Mary lui glissa à l’oreille :

— C’est un lieu où souffle l’esprit.

Puis elle se demanda si Matthieu Pinchard, alias frère Grégoire, tenait toujours la boutique du monastère.

Par curiosité, ils firent le tour du magasin et Yann acheta des pâtes de fruits maison à l’intention d’Amandine. Le jeune moine à la caisse était inconnu de Mary. Elle tint à passer par l’église, imposante bâtisse moderne qui avait succédé à l’abbatiale construite mille ans plus tôt et dont il ne restait plus que les vestiges des impressionnants piliers qui dépassaient encore du sol.

L’église nouvelle était éclairée par de superbes vitraux contemporains violets et rouges.

Un moine passa, silencieux, une liasse de papiers sous le bras. Mue par une impulsion soudaine, Mary l’interpella à mi-voix :

— Frère Grégoire ?

Le moine s’arrêta. Elle demeura un instant interdite puis elle balbutia :

— C’est bien vous, frère Grégoire ?

Le moine la considéra d’un air bienveillant :

— C’est bien moi, en effet. On se connaît ?

Troublée, elle hocha la tête :

— Je crois bien, oui ! La première fois que je vous ai vu, c’était à la Maison d’arrêt de Brest.

Le moine tressaillit :

— Ah… vous êtes la dame de la police ?

— Le commandant Lester, oui.

Il y eut un temps de silence. Yann, en retrait, assistait discrètement à cette rencontre insolite.

Le moine prit une longue inspiration :

— C’est vous qui avez débrouillé cette sinistre histoire.

Elle sourit.

— Sans vous, je serais probablement encore en prison…

— Dieu ne l’a pas permis, dit-elle, c’eut été trop injuste.

Frère Grégoire hocha la tête pensivement. Mary poursuivit :

— Votre père est décédé, je crois.

— Oui. Mais avant son départ, nous nous sommes retrouvés et nous avons alors éprouvé une joie immense. Dès lors, il a estimé qu’il n’avait plus rien à faire sur cette terre. Il est mort paisiblement, dans son sommeil.

Mary laissa passer quelques secondes avant de demander :

— Et votre sœur ?

— Cathy ? Elle a repris les rênes de la holding. Elle s’y épanouit, paraît-il.

Il avait prononcé ces mots avec une souriante indulgence.

Il ajouta :

— Savez-vous que monsieur et madame Courtois assistent chaque semaine à la messe dominicale au monastère ?

— Ils ont donc renoué avec vous ?

— Oui. Quand les détails de cette affaire ont paru dans les journaux et qu’on a connu le fin mot de l’affaire, ils ont tenu à me rencontrer pour s’excuser de m’avoir injustement soupçonné d’avoir été le responsable de la mort de leur fils Jacques, mon meilleur copain.

— Avez-vous revu d’autres membres de votre bande ?

Cette fois, frère Grégoire eut un sourire triste :

— Bouboule passe de temps en temps.

— J’ai tout de suite senti que c’était un bon garçon, dit Mary. Ça fait un moment, n’est-ce pas ?

— Six ans, dit le moine pensif.

Il répéta :

— Six ans, et je ne vous ai jamais remerciée…

Elle dit doucement :

— Je n’ai pas fait ça pour être remerciée, frère Grégoire ! Ma plus belle récompense est d’avoir évité une injustice.

Il y eut un silence embarrassé, troublé seulement par le crissement des semelles d’un visiteur sur les dalles du sol.

— Mais, je crois bien que nous vous retardons, dit Mary.

Frère Grégoire la rassura avec un lumineux sourire :

— On ne retarde pas les moines, commandant, l’éternité leur appartient.

Il fit voir les partitions qu’il tenait sous le bras :

— Je montais à l’orgue pour répéter.

Puis, pris d’une inspiration soudaine, il leur fit voir les bancs entièrement vides :

— Tenez, asseyez-vous là ! Je vais jouer rien que pour vous.

Ils obtempérèrent tandis que le moine gagnait l’arrière de l’autel où un escalier dérobé permettait d’accéder à l’orgue.

Soudain, le tonnerre de l’orgue se déchaîna, suivi d’une avalanche de notes jouées avec une vertigineuse virtuosité. Mary, sous le charme de cette musique divine, ne sentait pas le temps passer.

Le silence qui succéda à cette magistrale tourmente sacrée fut assourdissant.

Le moine réapparut derrière l’autel et vint vers eux :

— Ça vous a plu ?

Mary hocha la tête :

— Vous parliez de remerciements, vous venez de me faire le plus beau cadeau dont j’aurais pu rêver. Quel talent ! Depuis Alexis Droy, je n’ai pas entendu interpréter la Toccata et Fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach aussi magistralement.

Le moine eut l’air surpris :

— La comparaison est flatteuse, commandant, et vous semblez bien connaître la musique…

— Un peu, reconnut-elle modestement. En tout cas, nous vous remercions pour ces instants de grâce.

Les mains glissées dans ses manches, le moine s’inclina :

— Si vous repassez par là…

Ils lui firent signe de la main et regagnèrent leur moto.

Avant de quitter Landévennec, ils passèrent devant Ker Manech, le néo-manoir de Gaston Pinchard, le créateur de la célèbre chaîne de magasins Pinchard, que l’on disait être l’un des hommes les plus riches de France.

La grande bâtisse paraissait parfaitement entretenue. Gaston Pinchard avait rejoint son épouse au champ de repos qui entourait l’église paroissiale, à un jet de pierre de sa belle demeure. Ô dérision, il était désormais l’homme le plus riche du cimetière.

Sa maison ne semblait pas abandonnée. Le jardin, pour ce que l’on en voyait par-dessus les hauts murs, était soigné. Peut-être que sa fille Cathy y habitait encore.

Bien qu’elle eût repris la direction de l’énorme entreprise, la fille du vieux Pinchard ne s’affichait pas dans la presse people ni dans les émissions de télévision, mais elle avait la réputation de mener l’empire commercial créé par son père d’une poigne de fer sans le gant de velours.

Mary pressa Yann de quitter ces lieux où elle avait tant de souvenirs mitigés, le meilleur y côtoyant le pire.

Ils rentrèrent par Douarnenez et s’arrêtèrent sur le vieux port, là où, quand elle était enfant, elle embarquait avec son grand-père pour aller pêcher dans la baie. Là où, un soir de Mardi Gras, quatre racailles mal intentionnées avaient tenté de lui faire subir un mauvais sort5.

Elle eut soudain envie de revoir le petit hôtel où elle avait logé le temps d’une enquête. Il était toujours là, mais avait perdu cet aspect ancien qui lui avait tant plu à l’époque. Il était maintenant allongé d’une terrasse et ne s’appelait plus l’Hôtel du Port, comme autrefois, mais l’Aventura. Et il y avait fort à parier que Ninette et Corentin Perchec avaient eux aussi rendu les armes et, s’ils étaient encore de ce monde, se morfondaient sans doute dans un pavillon neuf dans quelque lotissement sur les hauteurs de Tréboul ou de Ploaré.

Néanmoins, cette terrasse était bien accueillante et la vue sur le vieux port, le bois des Plomarc’h et les longues étendues sableuses du Ris et de Treizmalaouen était toujours un enchantement.

Ils prirent un thé avec le kouign amann6 qui s’imposait à cette même terrasse où, quelques années plus tôt, elle avait rencontré Claire Thaler7. Depuis, les quais avaient été réaménagés. Désormais, la rue longeant le vieux port était joliment pavée et la circulation automobile bannie.

La sérénité des clients y avait gagné et, derrière la baie, la silhouette arrondie par les ans, les pluies et les vents du Menez Hom qu’ils venaient de parcourir à moto se fondait dans la brume du soir.

C’était paisible comme une lithographie de Rivière d’une Bretagne éternelle, apaisée, belle tel un rêve.

Grand-père François n’aurait pas reconnu « son » port vide de ses pinasses, de ses malamoks et de ses grands langoustiers qui rapportaient l’or rose de Mauritanie. Les bistrots de marins où régnait une turbulente et joyeuse ambiance avaient fait place à des brasseries aux chromes impeccables. Fugit irreparabile tempu seut, disait sœur Cécile, professeur de latin chez les sœurs maristes où Mary avait fait ses humanités.

Elle se leva en songeant : « La nostalgie est une bien douce chose. »

— On rentre ?

Sortie de ses pensées mélancoliques, elle s’installa derrière son pilote et ce fut le retour vers la venelle du Pain-Cuit où l’attendait Mizdu. Amandine était absente et Yann devait aller surveiller un chien qu’il avait opéré la veille.

Elle se retrouva donc seule avec son chat, Mozart et… un certain rapport qu’elle devait rendre à monsieur le divisionnaire le lendemain matin.

2. En breton, cheval de fer.

3. Voir On a volé la Belle-Étoile, même auteur, même collection.

4. Voir Le Passager de la Toussaint, même auteur, même collection.

5. Voir Boucaille sur Douarnenez, même auteur, même collection.

6. Gâteau au beurre, spécialité de Douarnenez.

7. Voir Rien qu’une histoire d’amour, même auteur, même collection.

Chapitre 3

Le commissaire Fabien avait vivement expédié les affaires courantes avant de recevoir le commandant Lester dans son bureau.

— Vous avez pris des couleurs, remarqua-t-il, les îles vous réussissent.

— La mer, patron, c’est tout le secret. L’air de la mer me fait du bien. Indépendamment des incidents qui ont ponctué mon séjour en région parisienne, c’est l’air de la mer qui m’a le plus manqué. Je plains fort les pauvres gens qui doivent gagner leur pitance dans ces mégalopoles. C’est inhumain !

— Pourtant, pour tout fonctionnaire qui se respecte, une nomination à Paris est le couronnement d’une carrière, que dis-je, le Graal à atteindre.

Elle rit de bon cœur.

— Je ne dois pas être une bonne fonctionnaire, alors, mais ça, vous le savez depuis longtemps.

Fabien confirma en hochant la tête et ajouta :

— Je préfère que vous soyez un bon flic. J’ai assez de bons fonctionnaires qui passent leur temps à calculer leurs points retraite, leurs RTT, et à guetter les week-ends ou un jour férié judicieusement placé qui leur permettra de s’octroyer une semaine de congé sans qu’il en coûte plus d’un jour ou deux sur le capital vacances.

Il soupira, accablé.

Mary se fit l’avocate du diable.

— Remarquez, je les comprends un peu, dit-elle. S’ils n’ont rien d’autre à faire que remplir des fiches de statistiques…

— Mais ils ne demandent que ça ! s’exclama le commissaire. Ne pas sortir du bureau, c’est éviter de prendre un mauvais coup ou d’être traité de sale flic, de raciste, de se faire cracher dessus, voire de prendre une boule de pétanque sur la tête.

— Vous prétendez qu’il y a des flics qui réagissent comme ça ?

— Plus que vous ne pensez !

— C’est stupéfiant, ce que vous me dites là !

— C’est la vérité.

— Alors, expliquez-moi pourquoi vous m’accablez parfois avec vos maudites statistiques !

Le commissaire eut un sourire ironique.

— Mais pour vous protéger de tous ces maux, mon enfant !