L'ange déchu de Brocéliande - Tome 2 - Jean Failler - E-Book

L'ange déchu de Brocéliande - Tome 2 E-Book

Jean Failler

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Beschreibung

Alors que Fortin a été victime d’une grave chute de vélo qui l’a fait atterrir – et manquer de se noyer – dans le Miroir aux Fées, lac enchanteur de Brocéliande, Mary Lester découvre que cet accident n’en est pas un. Et gare à celui qui touche à son Jipi…
Le mystère s’épaissit autour du Trou du Lapin, un bouge sordide perdu dans les bois, et de sa fameuse chaise maudite, qui porte la marque du Diable et cause malheur à quiconque y poserait son séant.
Aidée de Gertrude, et avec le concours des gendarmes de Plélan-le-Grand, Mary va devoir se méfier des apparences et se frotter à la faune de cette mythique forêt, où les nuisibles sont malheureusement plus nombreux que les korrigans…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de pièces de théâtre, de romans historiques, de romans policiers. Vit et écrit à l’île-Tudy (Finistère).

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Couverture

Page de titre

Les ouvrages de Jean Failler sont disponibles à la Bibliothèque Sonore du Finistère.

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À MES AMIS

Michel Simon

Roger Laouénan

Michel Dor

Loeïz Guillamot

Jean-Pierre Kérinec

Marie-Jo Mellouet

REMERCIEMENTS

Martine Bertéa

Karine Body

Jean-Claude Colrat

Laëtitia Gonidec

Delphine Hamon

Myriam Henvel

Annie Le Chevanche

Meven Le Donge

Fanny Maily

Myriam Morizur

Nathalie Simon

Aux religieuses de l’abbaye Joie-Notre-Damede Campénéacet aux habitants de Brocéliande,cruellement éprouvéspar ce nouvel embrasementde leur forêt sacrée…

Chapitre 1

Courapied s’aperçut de la pâleur soudaine de Mary Lester et pensa que les femmes étaient décidément des animaux bien fragiles. Il s’efforça d’être rassurant.

— Bof, ce n’est pas la première fois que ça arrive, et probablement pas la dernière.

— Comment s’appelle cet accidenté ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— On l’ignore, l’individu n’avait aucune pièce d’identité sur lui.

Il fut soudain inquiet de voir le commandant Lester aussi affectée par un banal accident de vélo.

— Où est-il maintenant ?

— Le blessé ? Il a été transporté à l’hôpital Prosper-Chubert à Vannes par l’ambulance des pompiers.

— Dans un état grave ?

— Je ne sais pas. Il avait perdu connaissance.

Mary se retourna vers Gertrude qui, elle aussi, était blafarde. Puis elle sortit son téléphone, sélectionna une photo et la montra à Courapied.

— C’est ce monsieur ?

Courapied fit la moue.

— Je ne sais pas, je n’y étais pas. C’est l’adjudant-chef qui s’est rendu sur les lieux avec Le Mellec.

— Et où peut-on trouver ce Le Mellec ?

— Oh, il doit être par là en train de bricoler sa moto.

Mary se souvint alors que le brigadier-chef Le Mellec était entré dans la gendarmerie avec l’ambition d’être affecté à la brigade motocycliste.

Devant l’air désemparé des deux femmes, Courapied proposa :

— Vous voulez que je l’appelle ?

— Oui, s’il vous plaît.

Courapied prit le téléphone en les regardant d’un air inquiet.

— Ça va ?

Mary hocha la tête.

— Erwan ? dit-il dans l’appareil. Tu peux passer à mon bureau ?

— …

— Oui, tout de suite.

Le motard arriva dans la minute qui suivit, les mains pleines de cambouis.

— S’cusez-moi, j’étais en train de régler mes culbuteurs.

— Aucune importance, dit Mary. Vous étiez hier sur un accident de VTT en forêt.

— Affirmatif.

Elle lui tendit son appareil.

— Est-ce ce monsieur-là que vous avez secouru ?

Le Mellec se pencha et se releva aussitôt.

— Affirmatif ! Un grand type plutôt costaud. Il a fait un vol plané et s’est retrouvé dans l’étang. C’est un touriste qui l’a vu et qui est descendu dans l’eau pour lui porter secours.

— Il est gravement blessé ?

— Je l’ignore, mais il était sans connaissance quand on l’a transporté dans l’ambulance.

Gertrude et Mary se regardèrent, déconfites. Le Mellec ajouta :

— Heureusement que le promeneur a eu le réflexe de sauter à l’eau pour lui soutenir la tête, sans quoi il se noyait.

Il regarda Mary.

— Vous le connaissez ?

— Ouais, dit-elle, il s’agit du capitaine Jean-Pierre Fortin, mon équipier.

Le Mellec secoua la tête avec une grimace.

— Ben dites donc, c’est pas un poids plume votre copain. Il a fallu qu’on aide les pompiers et qu’on se mette à quatre pour le sortir de la flotte.

— Vous pensez que c’est grave ? demanda anxieusement Mary.

— J’en sais rien. Il respirait encore lorsqu’on l’a sorti de l’eau, mais il avait au front une estafilade qui saignait abondamment. Heureusement qu’il portait un casque ! Visiblement il a tapé un rocher assez durement, ce qui a occasionné la perte de connaissance. Les pompiers lui ont donné les premiers soins et l’ont ensuite conduit rapidement à l’hôpital de Vannes.

Il suggéra :

— Vous devriez téléphoner à l’hôpital.

Courapied, qui avait suivi avec attention l’échange entre son collègue et Mary, proposa aimablement :

— Vous voulez que j’appelle ?

— Volontiers…

L’adjudant se présenta et demanda des nouvelles de l’accidenté. Puis il passa l’appareil à Mary avec un clin d’œil rassurant.

Mary échangea quelques mots avec sa correspondante, raccrocha et souffla :

— Quelle histoire !

Puis, regardant Gertrude, elle adressa un sourire.

— Il respire normalement et son processus vital ne semble pas engagé. Cependant il ne se rappelle de rien.

Sur ces entrefaites, l’adjudant-chef Boussicot arriva au pas de charge.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Mary répondit par une autre question.

— Vous revenez de l’hôpital ?

— En effet. Mais je n’ai toujours pas réussi à identifier le type qui est tombé à l’eau. Il prétend qu’il ne se souvient de rien.

— Ne cherchez plus, le brigadier-chef Le Mellec a reconnu l’accidenté : il s’agit du capitaine Fortin, mon équipier au commissariat de Quimper.

— Ah, dit l’adjudant-chef. Et que faisait-il sur un VTT sur le sentier du Val sans Retour ?

— Il enquêtait, mon adjudant-chef. Il enquêtait discrètement.

Boussicot émit une sorte de hennissement.

— Pour la discrétion, vous repasserez ! Il y avait des dizaines de personnes autour du lac quand nous l’avons sorti de l’eau.

— Pour autant, personne ne savait que c’était un flic.

— Ça non.

— Qu’allez-vous faire à présent ?

— Eh bien, je vais appliquer la procédure d’usage en pareil cas.

— Ça m’arrangerait bien si vous ne mentionniez ni son nom ni son appartenance à la police. Restez dans le vague, un touriste a fait une chute dans la forêt de Brocéliande et a été transporté à l’hôpital de Vannes. Son état est stationnaire.

— D’accord.

— Pour ma part, je vais me rendre à son chevet.

— C’est ça, dit Boussicot. Et si vous apprenez quelque chose de nouveau…

— Vous serez le premier prévenu, adjudant-chef.

Chapitre 2

Trois quarts d’heure plus tard, la DS3 de Mary s’arrêtait sur le parking de l’hôpital Prosper-Chubert à Vannes.

Gertrude n’avait pas traîné en route.

À l’accueil, on leur indiqua que le blessé se trouvait dans le service traumatologie, chambre 45 au deuxième étage. Soucieuse de ménager les susceptibilités, Mary s’adressa à la surveillante chef du service qui se trouvait dans une cabine vitrée.

— Bonjour, Madame, pouvons-nous voir monsieur Fortin, s’il vous plaît ?

La surveillante consulta sa liste.

— Nous n’avons personne de ce nom.

— En effet… mais vous avez peut-être quelqu’un qui n’a pas de nom.

— Oui.

— C’est justement ce monsieur Fortin que nous recherchons.

— Ah… vous êtes de la famille ?

— C’est un ami très proche. Comment va-t-il ?

L’infirmière-chef, qui s’appelait Gabrielle Legrand, haussa les épaules.

— Je dirai aussi bien que possible. Sa blessure à la tête, comme toutes les blessures de cet ordre, a beaucoup saigné. Le cuir chevelu a été entamé et on lui a posé des agrafes. Cependant, le traumatisme a dû être plus important qu’on le pensait, car il n’a pas encore retrouvé tous ses esprits.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mary, inquiète.

— Eh bien, il ne parle pas, il ne répond pas aux questions, mais ça ne doit pas être bien grave, car on lui a fait un scanner de la tête et rien d’inquiétant n’apparaît.

— Ça n’a pas l’air de vous troubler.

— Non. Ça arrive souvent. Même quand il n’y a pas de fracture, un choc sur le crâne peut provoquer une amnésie passagère qui dure deux ou trois jours, parfois un peu plus, et puis les patients retrouvent progressivement toutes leurs facultés.

Elle hocha la tête.

— C’est un costaud, votre copain… Un peu casse-cou, peut-être ?

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce qu’au nombre de cicatrices qu’il porte, il ne doit pas en être à sa première hospitalisation.

— C’est un ancien militaire, expliqua Mary. On peut donc le voir ?

— Bien sûr, je vais vous accompagner. Cependant, si vous voulez l’interroger sur les circonstances de son accident, je crois que vous en serez pour vos frais.

Confortablement installé dans un lit médicalisé, Fortin avait un gros pansement sur le haut du crâne. Il regarda les trois femmes entrer avec des yeux morts et un air parfaitement idiot qui inquiéta fortement Mary.

— Monsieur Fortin, vous avez de la visite ! annonça l’infirmière d’un ton enjoué.

Monsieur Fortin ne réagit pas davantage.

— Voyez, dit madame Legrand, ça n’a pas évolué depuis ce matin.

Un bipeur se mit à sonner dans sa poche.

— Ah, je crois qu’on m’appelle, excusez-moi.

Elle disparut et, dès que la porte se fut refermée, Mary s’approcha du lit et secoua le blessé doucement.

— Jipi… C’est moi, Mary…

Fortin leva sur elle un œil vague. Mary faillit se sentir mal ; elle lui prit la main, la serra et implora :

— Jipi, parle-moi !

Fortin ouvrit la bouche et demanda d’une voix pâteuse :

— Qui vous êtes ?

— C’est moi, Mary…

Il parut faire un effort démesuré et laissa tomber.

— J’vous connais pas… J’connais pas d’Mary…

Mary sentit des larmes couler sur ses joues.

— Gertrude est là aussi.

Fortin répondit d’une voix morne :

— J’connais pas d’Gertrude non plus…

Cette déclaration déclencha un torrent de larmes chez Gertrude. Décidément, elle ne faisait jamais les choses à moitié.

— Mon Dieu ! dit Mary. Et s’il restait comme ça ?

Alors, Fortin, trouvant que la plaisanterie avait assez duré, se redressa et demanda d’une voix tout à fait normale :

— Comment ça va, les filles ?

Mary sentit le grand poids qui pesait sur son cœur s’envoler instantanément ; néanmoins, elle s’exclama, furieuse :

— Vieux salaud ! À quoi tu joues ? Depuis ce matin, Gertrude et moi nous faisons un sang d’encre.

— Faut pas m’en vouloir, dit Fortin. Je n’ai rien compris à ce qui m’est arrivé, alors j’ai préféré n’en parler à personne avant de vous voir. Voilà…

Il entreprit de narrer dans le détail sa rencontre avec le garde-chasse et ses chiens, suivie de l’entrevue plutôt tendue avec le sieur Monier.

— Si je comprends bien, tu t’en es encore tiré à moindres frais, fit Mary, rancunière. Vraiment, il n’y a de la veine que pour la crapule ! Tu n’as pas honte de nous jouer des tours pareils ?

— Je voulais voir si vous teniez un peu à moi.

— Espèce de salopard ! Ah, celle-là, tu me la payeras !

Sur cette promesse, elle revint aux affaires.

— Sais-tu qui est ce Monier ?

— Un vieux con qui se la pète, fit le grand qui, pour exprimer sa pensée, n’usait pas de périphrases.

C’était tranché et le plus souvent exact.

— Tu parles, dit Mary, c’est le type qui a accueilli les néonazis chez lui pour fêter l’anniversaire du führer.

— C’est pour ça qu’il avait appelé ses chiens-loups Benito et Adolf !

Mary sourit tristement.

— Probablement. Qui as-tu vu là-bas ?

— Ben lui, Monier, et puis son garde-chasse Louis Roblot, et aussi une nommée Léontine qui est la femme de Roblot. Elle doit servir de cuisinière et de domestique au manoir.

— Parce qu’il y a aussi un manoir ?

— Ouais, tout ce qu’il y a de moche à mon avis, mais qui veut avoir l’air d’un manoir tout de même.

Comme les goûts de Fortin en matière esthétique n’étaient forcément pas les siens, elle ne chercha pas à approfondir.

— Personne d’autre ?

— Apparemment, non.

Il ajouta :

— Mais la baraque est grande, les cachettes ne doivent pas y manquer.

— Donc tu es parti de chez eux sans encombre ?

— Tout à fait.

— Et ensuite ?

— Ensuite, j’ai poursuivi ma balade pendant une bonne heure et je me suis arrêté dans un bistrot de campagne pour boire une bière.

— Quoi ?

— Je te dis que je me suis arrêté dans un troquet minable perdu dans les bois pour prendre une bière.

— Au Trou du Lapin ?

Fortin réfléchit.

— Ouais, c’est ça. J’ai trouvé que c’était un drôle de nom.

Il regarda Mary de biais.

— Tu ne vas pas me chercher pour une bibine ?

Elle s’exclama :

— Il s’agit bien de ça ! Est-ce que tu t’es assis ?

Il lui jeta un œil d’un air de ne pas comprendre et répéta :

— Assis ?

— Oui, fit-elle avec impatience, assis !

Il ne saisissait toujours pas.

— Où ça ?

— Eh bien, dans ce bistrot ! Est-ce que tu t’es assis dans ce bistrot pour boire ta bière ?

— Non, la cambuse était tellement crade que je suis resté dehors. Mais tu as de drôles de questions. Tu es sûre que tu vas bien ?

Elle réprima un geste d’impatience.

— Tu ne t’es donc pas assis ?

Cette fois, Fortin était franchement inquiet. Son regard sautait de Gertrude à Mary et il paraissait se demander si celle-ci n’avait pas perdu la raison.

— C’est une idée fixe ! Qu’est-ce que ça peut te foutre que je boive ma bière debout ou assis ?

— À moi, rien, mais réponds-moi, c’est important.

Il secoua la tête d’un air de dire « Mais c’est pas vrai ! Quelle mouche la pique ? » puis répondit, agacé :

— Ben ouais, je me suis assis. Et si tu veux tout savoir, c’est même la taulière qui est venue m’apporter une chaise dehors…

De nouveau, l’expression du visage de Mary le surprit.

— Ben quoi ? J’allais pas rester debout. Elle n’était pas trop gironde cette dame, mais elle était bien aimable.

Mary leva les yeux au plafond et regarda Gertrude qui souffla :

— La chaise du malheur !

Fortin réagit au quart de tour.

— Quoi ?

— La chaise du malheur, répéta Mary. Toute personne qui s’assied dessus a un accident peu de temps après.

Il les regarda, incrédule.

— Ça va pas ? C’est moi qui suis tombé sur la tête et c’est vous qui débloquez ? La chaise du malheur, j’t’en foutrais, des chaises du malheur, moi ! J’ai dû glisser sur une bouse de vache ou quelque chose comme ça !

Mary approcha son siège du lit.

— Calmos, Jipi ! Reprends : tu bois ta bière sur la chaise qu’on t’a apportée. Et après ?

— Après j’ai discuté un peu avec la vieille. Je lui ai dit que je faisais du tourisme et elle m’a demandé si j’avais vu le Miroir aux Fées. J’avais jamais entendu parler de ce truc, alors elle m’a expliqué comment y aller et elle m’a même indiqué un sentier qui en faisait le tour.

— Alors tu es allé en faire le tour ?

— Ben ouais, pourquoi pas ?

— Bon, alors tu fais le tour et tu tombes dedans. C’est ça ?

— Sans doute.

— Comment « sans doute » ?

— Je ne me souviens plus de rien.

Devant l’air sceptique de Mary, il se récria :

— Sans charre, j’te raconte pas de conneries ! Je roulais peinard…

— Un peu vite, peut-être ?

Il concéda :

— Peut-être, c’était dans une descente, et moi, en descente, je vais vite !

— Ben oui, dit Mary, le poids…

Il lui adressa un regard noir et haussa les épaules.

— Et là, j’ai senti que ma roue avant foutait le camp. J’ai percuté un muret qui borde le sentier, et ensuite, plus rien.

— Plus rien ?

— Non. Plus rien jusqu’à ce que je me réveille dans ce lit avec ce truc sur la tête.

Mary se leva.

— C’est bien, Jipi, nous voilà rassurées, n’est-ce pas, Gertrude ?

— Oh oui ! fit Gertrude avec ferveur.

— Et ma bagnole ? s’inquiéta le grand.

— Elle ne va pas s’envoler.

— Et ma bécane ?

— Elle est en sûreté dans les locaux de la gendarmerie.

— La fourche a dû en prendre un coup.

— C’est probable. Je vais demander au brigadier-chef Le Mellec d’y jeter un œil.

— Qui c’est, ce type ?

— Un spécialiste des deux-roues.

Fortin cracha :

— Un gendarme ? Ça me rassure pas !

— Tu as tort, je t’assure que tu as tort !

La mimique du capitaine Fortin montrait qu’il ne partageait pas du tout ce point de vue. Il demanda :

— Et maintenant ?

— Maintenant, tu poursuis tranquillement ta convalescence.

À nouveau, son expression indiquait son peu d’enthousiasme.

— Jusqu’à quand ?

— Jusqu’à ce que le corps médical décide que tu es en état de reprendre le service. Tu vas progressivement retrouver ta mémoire…

Elle sortit un argument massue de son sac.

— Tiens, voilà L’Équipe d’aujourd’hui et celui d’hier, et je vais donner des consignes pour qu’on te l’apporte chaque jour tant que tu seras là.

Le visage du grand s’éclaira.

— Merci, Mary, c’est trop gentil.

— Ouais, fit-elle encore à moitié fâchée, beaucoup trop gentil pour un sale mec qui nous fait des tours pareils.

— Oh, tu ne vas pas me faire un rata pour cette petite blague !

— Petite blague ? Non, mais, tu n’as pas vu que j’ai failli mourir d’une crise cardiaque !

Il secoua la tête de droite à gauche, ce qui lui tira une grimace de douleur.

— Ouille ! Faut toujours que tu exagères !

Elle haussa les épaules.

— Allez, comme dirait l’excellent Boussicot, on garde le contact.

Il lui adressa un clin d’œil complice.

— Ça ira, dit-il en dépliant son journal.

Chapitre 3

— On retourne à la gendarmerie ! décida Mary en claquant sa portière, prévenant ainsi le « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » que Gertrude n’aurait pas manqué de lui sortir.

— Bien, dit celle-ci laconiquement.

— Tu parles d’un gros salaud ! fit Mary, encore furieuse.

— Bah, il te rend la monnaie de ta pièce.

Mary la fixa d’un air très peu amène.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que depuis le temps que tu lui balances des vannes, c’était bien son tour…

— Des vannes, ce n’est pas pareil !

— Des fois, tu es vache avec lui, tout de même.

Mary dut reconnaître qu’il y avait du vrai dans ce que disait Gertrude. Elle fit amende honorable.

— Tu n’as pas tort. Il faut que je me surveille.

Gertrude ne jugea pas utile d’en rajouter.

Mary s’étant plongée dans ses réflexions, il ne lui parut pas opportun d’essayer d’engager la conversation.

— Va directement au garage ! ordonna-t-elle quand la gendarmerie fut en vue.

Le garage était en retrait du bâtiment principal. La cour étant trop étroite pour accueillir voitures et motos, elles y étaient rangées en bon ordre pour la nuit.

Il y avait également une partie atelier où officiait le brigadier-chef Le Mellec. Celui-ci se lavait les mains au savon noir, car, visiblement, il avait terminé le remontage de ses culbuteurs.

— Alors, comment va notre cycliste ? demanda-t-il en se séchant avec un essuie-main de papier.

— Il est encore un peu sonné, répondit Mary, et il n’a rien pu nous dire sur les circonstances de son accident.

— Ah… fit Le Mellec d’un air contrarié. Son choc à la tête, n’est-ce pas ?

— Oui, mais les examens médicaux sont bons. D’après l’infirmière, son amnésie ne devrait être que temporaire.

— Espérons-le. Vous aviez quelque chose de particulier à me demander ?

— Ouais, dit Mary en tournant autour d’une imposante moto rouge et noir. Ce sont les nouvelles motos que vous avez en dotation dans la gendarmerie ?

— Ah non ! dit Le Mellec en riant. Celle-là, c’est la mienne !

— Diable, admira Mary, une Goldwing 1800, six cylindres, la Rolls des motos ! Vous ne vous refusez rien, monsieur Le Mellec !

Le gendarme rit de nouveau.

— Que voulez-vous, commandant, quand on aime, on ne compte pas ! Mais dites-moi, vous paraissez bien connaître le sujet.

— Un peu… Mon mec a une Harley Low Rider qui est presque un modèle de collection.

Le Mellec siffla entre ses dents.

— Une Low Rider ? Pas mal ! Il vous laisse le guidon de temps en temps ?

— Oui, mais c’est franchement un peu lourd pour moi. Je préfère voyager en passager.

— Comme ma femme.

Et elle enchaîna, car elle ne voulait pas partir dans une conversation qui aurait porté sur un comparatif entre la Honda Goldwing et la Harley Low Rider. Quand les motards s’embarquent dans ce genre de discussion, ça peut les mener au bout de la nuit.

— Vous m’avez bien dit que vous aviez aidé les pompiers à sortir mon équipier de l’eau ?

— Oui.

— Je voudrais que vous m’indiquiez l’endroit exact où le capitaine Fortin a chuté.

— Je peux même vous y conduire, proposa l’obligeant gendarme, je suis de repos cet après-midi.

Mary se frotta les mains.

— Ça m’arrangerait bien ! Encore une question : où est passé le vélo de mon adjoint ?

— Il est là, dit Le Mellec en montrant le fond du garage. Vous voulez le voir ?

— Si possible, oui !

La bécane de Fortin était appuyée contre le mur du garage. Mary l’examina : la roue avant avait fait un 8, et la fourche, qui était complètement faussée, portait sur le côté droit une trace de ragage qui avait arraché la peinture et mis le métal à nu.

— Il a pris un vrai jeton ! constata Le Mellec. Il faudra changer la fourche et la roue avant. Le reste est intact.

Mary et Gertrude contemplaient ce qui avait été l’orgueil du capitaine Fortin et qui présentait maintenant l’aspect d’une ferraille tordue et boueuse.

— C’est réparable ? demanda Mary.

— Absolument. Il faut juste avoir les pièces. Mais c’est un modèle courant, ça doit se trouver facilement.

Elle tourna les yeux vers le brigadier-chef.

— Si j’osais, Le Mellec…

Le gendarme la regarda avec curiosité.

— Oui…

— Si j’osais, je vous demanderais un grand service.

— Allez-y…

— Je suppose qu’un mécanicien comme vous ne serait pas en peine de procéder à ces réparations ?

Surpris par la question, Le Mellec répondit après un court instant d’hésitation :

— Non, il suffit de se procurer les pièces et c’est l’affaire d’une demi-journée à tout casser.

— Alors, pourriez-vous me rendre le service de remettre le vélo du capitaine Fortin en état ?

— Dites donc, on dirait que vous l’avez à la bonne, ce capitaine !

— Plus encore que vous le croyez, mais pas pour les raisons auxquelles vous pourriez penser. Connaissez-vous Bensalem ?

Nouvelle hésitation due à la surprise.

— Bensalem ? Titi Bensalem ?

— C’est comme ça qu’on l’appelle maintenant ? Je l’ai connu autrefois sous le prénom de Thierry.

— C’est ça ! Un peu que je le connais ! Il est instructeur au peloton de formation motocycliste.

— Dites donc, il a fait du chemin… dit Mary, admirative.

Le Mellec hocha la tête avec conviction.

— C’est un crack ! Il a couru au Bol d’or et il s’est classé au Dakar avec l’équipe de la gendarmerie. Vous le connaissez ?

Elle se retint de rire.

— Un peu !

Elle se souvenait de ce petit voyou qui l’avait embarquée sur son scooter pour une périlleuse expédition au port de commerce de Brest1.

— À l’occasion, parlez-lui du capitaine Fortin…

— Il le connaît ?

Elle rit de nouveau.

— C’est Fortin qui l’a fait entrer dans la police, puis dans la gendarmerie. Je ne vous en dis pas plus, Bensalem le fera s’il le juge utile.

— Bon, dit Le Mellec comme si les références que lui présentait Mary avaient emporté son adhésion, c’est d’accord.

— Parfait, prenez ce qu’il faut pour que le capitaine ait un vélo en parfait état lorsqu’il sortira de clinique. Ça ne pourra qu’améliorer sa guérison. Bien entendu, je payerai la facture. En attendant, si vous voulez, je vous invite au restaurant et ensuite vous nous conduirez sur les lieux de l’accident.

Elle se dirigea vers la sortie, et revint sur ses pas.

— Ah, dites-moi, et son casque ?

Le Mellec montra une armoire métallique.

— Il est là. Sous le choc, il avait valdingué dans les broussailles. Je l’ai ramassé et mis à l’abri. Vous voulez le voir ?

— S’il vous plaît, oui.

Il s’en fut chercher la clé, car la porte de l’armoire était verrouillée.

Sur une étagère se trouvaient plusieurs casques, dont celui de Fortin.

— C’est mon casier, dit-il. Tenez, voilà l’engin. Heureusement qu’il l’avait, sans ça il se pétait le crâne à tous les coups. C’est la sangle jugulaire qui a lâché. Ça a dû cogner dur.

Elle examina le casque qui ne présentait d’autres dommages que quelques rayures. Juste au-dessus de la visière, elle aperçut l’œil discret de la caméra miniature qui était ingénieusement dissimulée dans le rembourrage.

— Qu’est-ce que j’en fais ? demanda Le Mellec.

— Rien. Je l’emporte.

— Maintenant ?

Elle réfléchit et décida :

— Maintenant, oui. Et si on vient vous demander quel est le casque du commandant Fortin…

— Qui viendrait me demander ça ?

— Des gens qui lui veulent du mal…

Elle hésita et ajouta :

— Peut-être que ces gens auront manipulé votre adjudant-chef.

— Oh… fit Le Mellec. Qu’est-ce que j’aurai à faire ?

— Vous présenterez un des casques que vous avez là.

— Et s’il veut l’emporter ?

— Qu’il l’emporte…

— N’est-ce pas une pièce à conviction ?

Elle eut un sourire machiavélique en montrant le casque de Fortin qu’elle tenait sous le bras.

— La pièce à conviction, c’est moi qui la détiens. Et vous ne pouvez qu’obtempérer aux ordres de votre chef, non ?

Le Mellec en convint. D’ailleurs, ça ne semblait pas l’inquiéter outre mesure.

— OK, dit-il avec un demi-sourire, on la joue comme ça !

*

Sur les conseils de Le Mellec, qui connaissait les ressources gastronomiques du lieu, ils avaient déjeuné à Plélan-le-Grand dans un restaurant de viandes tenu par une famille de bouchers, autour d’un grand barbecue, sur une table d’hôtes où, sans chichis, on s’installait auprès d’illustres inconnus.

La viande était délicieuse. Gertrude et Le Mellec partagèrent une somptueuse côte de bœuf et Mary se contenta d’une brochette de magret qui la combla.

Bien entendu, la conversation roula sur les motos et Gertrude dut raconter comment, grâce à Fortin, elle était entrée dans la police après avoir commencé sa carrière dans la gendarmerie.

Le Mellec était épaté.

— Ce Fortin me semble être un gazier de première, admira-t-il.

Mary approuva :

— C’est peu de le dire !

Après le café, Gertrude suivit la voiture du gendarme. Il avait été décidé que l’on opérerait ainsi afin que, lorsque Le Mellec leur aurait montré le lieu de la chute de Fortin, il puisse retourner vaquer à ses occupations.

Le Miroir aux Fées était une longue étendue d’eau bordée par une végétation luxuriante. Elles ne virent aucune fée se pencher sur sa surface lisse ; en revanche, les arbres qui se dressaient en rangs serrés sur ses berges et les nuages qui passaient dans le ciel bleu se miraient dans son eau calme. Le Miroir aux Fées n’avait pas volé son nom.

C’était un lieu d’une sérénité absolue. Un sentier bien balisé en faisait le tour et ils l’empruntèrent en s’attendant à tout instant à rencontrer quelques poulpiquets, lutins, korrigans et, qui sait, la fée Viviane en personne.

C’était sur cette voie sylvestre que le capitaine Fortin avait eu son accident et, plus précisément, à un endroit où le chemin tournait, au bas d’une descente assez abrupte.

— Là ! dit Le Mellec en montrant un muret. Il était là, dans la flotte. Si un promeneur ne lui avait pas tenu la tête hors de l’eau, assurément il se noyait.

— Où a-t-on trouvé le vélo ?

— Derrière le petit mur. Il a dû le percuter de plein fouet.

— Et il a fait un vol plané qui s’est terminé dans la flotte.

— C’est ça.

Il montra les broussailles écrasées.

— On l’a remonté par là. L’ambulance s’était garée sur le petit parking à la queue de l’étang. Nous avons dû le transporter sur un brancard. Bon Dieu, qu’il était lourd !

Mary examinait le sol.

Intrigué, Le Mellec lui demanda :

— Qu’est-ce que vous cherchez ?

La réponse le surprit.

— Une bouse de vache.

— Pardon ?

— Une ou plusieurs bouses de vache.

— Il n’y a pas de vaches ici, dit Le Mellec, réprobateur, en cherchant des yeux Gertrude comme pour lui demander : « Elle est folle ou quoi ? »

Il n’eut évidemment pas de réponse. Gertrude se contentait de regarder et d’écouter Mary sans comprendre tout de suite à quoi menaient ces questions apparemment saugrenues, sachant qu’à terme elle découvrirait où elle voulait en venir. C’était contrariant, mais elle pigeait toujours tout avant tout le monde. C’était ce que Fortin appelait « les méandres de la pensée lestérienne », dans lesquels il ne s’était jamais aventuré.

Mary hocha la tête.

— Je vois bien, dit-elle.

— Je peux vous demander pourquoi ? fit Le Mellec, intrigué.

L’esprit de Mary s’était envolé sur une autre pensée. Elle répondit avec un temps de retard :

— Pourquoi quoi ?

— Ben, pourquoi vous cherchez des bouses de vache dans ce chemin.

Ce fut plus un soliloque qu’une réponse.

— Visiblement, Fortin avait entrepris de faire le tour de l’étang…

Le Mellec acquiesça.

— Alors, il arrive ici, récapitule Mary en montrant le haut du chemin pentu, il descend en prenant de la vitesse.

— Il loupe son virage et fait un tout droit, suggéra Le Mellec.

Elle répondit sévèrement :

— Le commandant Fortin n’est pas homme à faire sans raison un tout droit, comme vous dites.

Le Mellec suggéra :

— Il a pu tenter d’éviter un animal qui traversait.

Mary secoua la tête.

— Non, on aurait vu des traces de freinage sur la terre du chemin. C’est pour ça que je regardais s’il y avait des bouses de vache.

Et, comme il la dévisageait avec incompréhension, elle expliqua :

— Il aurait pu déraper dans une bouse de vache, comme un motard sur une flaque d’huile.

— Ah, je vois !

Elle le regarda en souriant.

— Vous m’avez crue un peu zinzin, non ?

Le Mellec sourit à son tour et répondit poliment :

— Tout de même pas !

Il se gratta la tête, cette façon de procéder le dépassait complètement.

— Hum… Vous avez encore besoin de moi ?

— Non, non ! Allez-y, et merci beaucoup, Le Mellec.

— Il n’y a pas de quoi. C’est moi qui vous remercie pour le repas.

Elle eut, du bras, un geste d’insouciance et cria :

— Pensez au vélo !

Le brigadier-chef se retourna et brandit le poing, pouce en l’air.

« Allons, se dit Mary, l’affaire est en de bonnes mains. »

1. Voir Le Passager de la Toussaint, même auteur, même collection.

Chapitre 4

Gertrude, les mains sur les hanches, contemplait l’étendue d’eau calme qui semblait s’enfoncer dans la forêt. Quelque part, dissimulés dans les joncs du bord, des canards invisibles cancanaient. Le miroir était parfois rayé par un éclair bleu : un martin-pêcheur filait au ras de l’eau et l’on avait l’impression qu’il flottait dans les nuages. Elle se tourna vers Mary.

— C’est drôlement chouette, dis donc !

Visiblement, le lieutenant Le Quintrec était un petit peu envoûtée par le Miroir aux Fées.

— C’est plus que ça, Gertrude, c’est magique…

Gertrude s’était muée en une statue contemplative.

Perdue dans ses pensées, Mary se livrait à des supputations sur ce qui avait pu arriver à Fortin. Pour tout dire, elle ne croyait pas à une erreur de pilotage. Le sentier ne présentait pas de difficultés insurmontables pour un vététiste aussi confirmé que Fortin. Qu’avait-il dit, au fait ? Elle essaya de se remémorer ses paroles. Ah oui… Il avait parlé de bouse de vache, puis de sa roue avant qui avait fichu le camp… Ensuite, il ne se souvenait plus de rien. « Ce n’est pourtant pas un korrigan qui l’a poussé ! »

Elle leva la tête et s’aperçut que Gertrude la regardait d’un air effaré.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Elle prit alors conscience qu’elle avait prononcé sa dernière phrase à voix haute.

— Rien, je me parlais…

— Tu crois qu’il y a de la sorcellerie là-dessous ?

Apparemment, elle était un peu ébranlée. Mary la rassura :

— Oh non, s’il y a une entourloupe, elle est bien d’origine humaine. Voyons… le grand s’engage dans la descente et, au moment de prendre le virage, il file tout droit dans le muret…

Elle se pencha par-dessus le muret derrière lequel se trouvaient quelques petits chênes qu’elle entreprit d’examiner. Soudain, elle poussa un cri étouffé.

— Viens voir, Gertrude !

Gertrude s’empressa.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Je crois bien, regarde !

Un morceau de fil de fer était enroulé autour du tronc.

Gertrude ne put que constater.

— C’est un fil de fer.

Elle regarda Mary avec de grands yeux étonnés.

— Et alors ?

De toute évidence, elle ne voyait pas l’intérêt de cette découverte. Mary dut l’éclairer.

— Et alors, je crois qu’on tient les raisons de la chute de Fortin. Regarde, ce fil de fer a été coupé très récemment.

Gertrude regardait intensément, mais ne voyait rien d’autre que ce que Mary lui montrait, et qui ne l’épatait pas outre mesure, car, dans la campagne, on use et on abuse parfois de ce genre de clôture.

— Allons voir plus haut, dit Mary.

Elles remontèrent le chemin et Mary se remit à examiner avec la plus grande attention les troncs des arbustes.

— Là ! dit-elle en posant le doigt sur une marque incrustée dans l’écorce d’un autre chêne sept ou huit mètres plus haut.

— Tu vois…

Gertrude voyait en effet des cercles qui avaient entamé l’écorce tendre.

— Je sais ce qui est arrivé à Fortin, dit Mary en frottant ses mains l’une contre l’autre.

— Ah bon ? dit Gertrude qui, elle, ne voyait rien.

— Si on tend un fil de fer entre l’arbre d’en bas et celui-ci, qu’est-ce qui se passe ?

— Eh bien, euh… c’est dangereux.

— Exact ! Tu coupes la route en deux en diagonale. Et alors le type qui arrive lancé sur son vélo est irrémédiablement déporté dans le muret…

Un rideau se déchira devant les yeux de Gertrude.

— Oh ! fit-elle.

— Et qu’est-ce qu’on a ?

Elle n’attendit pas la réponse de Gertrude.

— Un joli petit attentat, ma grande. Un, la gargotière du Trou du Lapin fait asseoir Fortin sur la chaise du malheur. Deux, elle lui conseille de visiter le Miroir aux Fées en en faisant le tour à vélo. Trois, son concubin vient armer le piège, un fil de fer tendu en biais en travers du chemin à un endroit où le cycliste va forcément passer à toute vitesse.

— Ah, la vache ! fit Gertrude.

Cette exclamation s’adressait évidemment à la tenancière du Trou du Lapin.

Elle ajouta :

— Mais pourquoi auraient-ils fait ça ? Fortin ne s’est jamais mêlé de leurs affaires.

— Ouais, pourquoi ? répéta Mary, songeuse.

Elle hocha la tête.

— J’ai mis du temps à comprendre.

— Et moi donc, fit Gertrude avec contrition.

Puis elle objecta soudain :

— Mais il passe pas mal de gens sur ce chemin, ils auraient vu le fil tendu !

— Sauf que le fil de fer, qui traînait dans la poussière du chemin, n’attirait l’attention de personne. Le concubin attendait, planqué plus haut, et il n’a tendu le fil que quand Fortin est arrivé. À mon avis, ils devaient être au moins deux : un pour faire le guet et pour ramasser le fil, l’autre pour tendre le piège. Ensuite, sous couvert de porter assistance au blessé, il n’a eu qu’à donner un petit coup de pince coupante pour libérer le fil que son comparse rembobinait et à rentrer tranquillement chez lui.

— Où ça ?

— Mais au Trou du Lapin, ma grande ! Le mieux serait qu’on aille leur poser la question.

— Tu as raison.

Mary se frotta les mains de nouveau.

— Tu as ton plomb ?

— Toujours, dit Gertrude en montrant le plomb de pêche qui lui assurait un punch digne de Cassius Clay.

— Alors, on y va ?

Un sourire carnassier découvrit les dents étincelantes de Gertrude.

— On y va !

Chapitre 5

Le Trou du Lapin portait bien son nom. C’était une bâtisse sans étage construite dans un repli du sol et qui paraissait vouloir s’enfoncer dans la terre.

On y pénétrait par une porte basse qui, avec un peu d’imagination, évoquait assez bien l’entrée d’un terrier.

Un mince filet de fumée grise montait d’une cheminée qui dépassait à peine un toit presque plat couvert de larges ardoises en losange lui donnant l’aspect d’écailles de poisson sur lesquelles une mousse envahissante avait nourri quelques graminées que personne ne se souciait d’arracher.

Les citadins qui passaient devant cette tanière s’extasiaient :

— Vous avez vu ? Même ici, ils connaissent les toitures végétalisées !

Mary arrêta Gertrude qui se tenait prête à charger.

— Doucement… tu entends ?

Gertrude tendit l’oreille.

— On dirait que ça chante !

Mary confirma :

— C’est ça, il y a une fiesta !

Elle se redressa et ordonna :

— Partons !

— Tu as peur ? protesta Gertrude.

Mary ne répondit pas à cette question.

— On ne sait pas combien ils sont là-dedans…

Gertrude l’interrogea du regard.

— C’est ça qui t’inquiète ?