Retour à Belle-Île - Jean Failler - E-Book

Retour à Belle-Île E-Book

Jean Failler

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Beschreibung

Singulier challenge pour Mary Lester puisque la voilà chargée de retrouver et de libérer des jeunes femmes qui seraient retenues prisonnières sur une goélette du nom de Shéhérazade.
Mais y a-t-il vraiment des captives à bord ? Rien ne le prouve hors les allégations d’Aude Larmenciel, ancienne prisonnière de ce même bateau. Mary a bien des raisons pour ne pas accorder trop de crédit à cette jeune fille qui a une tendance certaine à la mythomanie.
Afin que cette nouvelle mission soit menée à bien, il faudrait que le bateau accoste dans un port français et que, respectant la procédure, Mary soit couverte par une commission rogatoire. Mais qui pourrait lui délivrer un tel document si la juge Laurier se défausse ?
Une nouvelle fois, Mary Lester devra faire preuve d’inventivité pour parvenir à découvrir ce qui se trame sur le Shéhérazade…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cet ancien mareyeur breton devenu auteur de romans policiers a connu un parcours atypique !

Passionné de littérature, c’est à 20 ans qu’il donne naissance à ses premiers écrits, alors qu’il occupe un poste de poissonnier à Quimper. En 30 ans d’exercice des métiers de la Mer, il va nous livrer pièces de théâtre, romans historiques, nouvelles, puis une collection de romans d’aventures pour la jeunesse, et une série de romans policiers, Mary Lester.

À travers "Les Enquêtes de Mary Lester", aujourd’hui au nombre de soixante-quatre, Jean Failler montre son attachement à la Bretagne, et nous donne l’occasion de découvrir non seulement les divers paysages et villes du pays, mais aussi ses réalités économiques. La plupart du temps basées sur des faits réels, ces fictions se confrontent au contexte social et culturel actuel. Pas de folklore ni de violence dans ces livres destinés à tous publics, loin des clichés touristiques, mais des enquêtes dans un vrai style policier.

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Seitenzahl: 243

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

Les ouvrages de Jean Failler sont disponibles à la Bibliothèque Sonore du Finistère.

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À MES AMIS

Élizabeth Caudrelier

Jeannot Damian

Jakez Cornou

José Le Bescond

Père Joseph Irien (Job an Irien)

REMERCIEMENTS

Karine Body

Jules Brégardis

Laurine Cadiou

Jean-Claude Colrat

Delphine Droual-Hamon

Myriam Henvel

Élisa Journé

Tiphaine Kahri-Tamietti

Annie Le Chevanche

Meven Le Donge

Adrien Le Meur

Myriam Morizur

Nathalie Simon

Laure Thomas

Chapitre 1

Tout le monde s’accordait à reconnaître que Mary Lester était une jeune femme dynamique et particulièrement perspicace dans l’exercice de sa profession d’officier de police. Cependant, aucune personne la connaissant un peu n’aurait eu l’idée saugrenue de la classer au rang de fée du logis.

On eût vainement cherché en elle des vertus de femme d’intérieur. Elle confiait volontiers à sa chère Amandine – qui ne demandait que ça – le soin de pourvoir à l’intendance de sa maison.

Quand elle était seule, elle se contentait d’un sandwich avalé sur le pouce et d’une tasse de café, au grand dam de sa vieille amie qui déplorait un tel laisser-aller.

Elle appréciait pourtant les plats qu’Amandine prenait plaisir à lui concocter et, plus encore, cet art de la table qui était une seconde nature chez sa voisine : nappage éclatant de blancheur, assiettes de collection, verres de cristal, couverts d’inox brillant, et toujours, quelle que soit la saison, un petit bouquet savamment disposé dans un vase. Un chandelier ancien en argent joliment travaillé, déniché dans une brocante, portait une demi-douzaine de bougies qui jetaient leur lueur douce et tremblante sur une table coquettement dressée, lui conférant cet air d’éternelle fête qui avait tant subjugué la juge Laurier1. Amandine, ancienne clerc de notaire en retraite, avait toujours nourri une passion secrète pour la cuisine. Célibataire, sans famille proche, elle était logée sous les toits dans un immeuble collectif voisin de la maison de Mary. Elle n’avait jamais l’occasion d’élaborer les somptueuses recettes qu’elle découpait et collait soigneusement dans des cahiers à spirales, les mêmes que ceux qu’elle utilisait pour relater les enquêtes de Mary Lester. Lorsque celle-ci, au retour d’une expédition tumultueuse avec ses comparses Fortin ou Gertrude, lui racontait les péripéties qu’ils avaient connues et qui la faisaient frémir, elle notait tout.

Pour autant, Mary ne détestait pas faire le tour du marché en plein air qui déployait ses barnums chaque samedi au long du Steïr, cet affluent principal de l’Odet.

Elle ne s’attardait pas aux commerces de bouche, se contentant au passage de humer les alléchantes odeurs qui émanaient des rôtisseries ambulantes puisque, on l’a vu, l’approvisionnement était le domaine réservé d’Amandine.

Mais il y avait des camelots dont le bagout l’amusait, des fleuristes, des brocanteurs, quelques étals de livres d’occasion qui l’attiraient.

Elle venait justement de dénicher un très vieil exemplaire de la collection policière des éditions Gallimard, dont la couverture de carton noir portait en lettres jaunes ce titre iconoclaste À la santé d’Adolphe qui avait retenu son attention. L’ouvrage, un peu délabré, mais complet, était d’un certain J. S. Quémeneur (un gars de Brest sûrement, avec un nom pareil), qui narrait dans une langue fort pittoresque les avatars d’un ancien sous-officier de la coloniale reconverti dans le transport de marchandises dans un vieux camion laissé-pour-compte par l’armée. L’Afrique, récemment devenue indépendante, avait besoin de moyens de transport modernes et le vieux GMC qui avait survécu au débarquement de 1944 en Normandie, puis aux rizières d’Indochine et enfin aux pistes hasardeuses de la savane africaine faisait, auprès du bourricot, voire du chameau traditionnel, l’effet d’un modernisme extraordinaire.

Cet Adolphe ne devait pas avoir de parenté avec celui qui mit l’Europe à feu et à sang du temps de nos grands-parents.

Cependant, c’était lui aussi un rude prédateur, puisqu’il s’agissait d’un crocodile géant, affublé de ce prénom, qui régnait en maître sous le pont de Kindia au sud de Conakry. Ceux qui ont encore un peu en mémoire les cours de géographie dispensés à l’école communale auront d’emblée deviné que l’histoire se passe en Guinée.

Les autres, c’est-à-dire une majorité… Bof… ça n’a pas d’importance s’ils savent que la Guinée, c’est en Afrique.

Le bouquin démarrait ainsi :

« J’aime autant vous dire tout de suite que si j’avais pu prévoir ce qui allait m’arriver, je le jure sur la tête de ma pauvre mère, les deux Syracs, je les aurais laissés où ils étaient. On a toujours tendance à céder à ses bons sentiments. “C’t’humain”, comme disait mon copain Albert… »

Un tel incipit qui aurait enchanté Fortin (s’il avait aimé lire autre chose que L’Équipe) ne pouvait laisser Mary Lester indifférente. Un banc public s’offrait à elle, entre deux stands, un peu en retrait de la large allée où s’écoulait le flot des chalands.

Elle acheta un gobelet de café et un croissant à la boutique voisine et s’installa confortablement pour continuer sa lecture lorsqu’une voix aigre la tira des pages jaunies de son acquisition :

— Eh bien, commandant Lester, on prend du bon temps à ce que je vois !

Mary tressaillit : dans la silhouette noire qui se dressait devant elle comme la statue du commandeur, elle reconnut immédiatement la juge Laurier et éprouva instinctivement l’affreux sentiment d’être prise en défaut. Elle se redressa, posa son gobelet et son croissant sur une serviette de papier disposée sur le banc, se leva et parvint à feindre une allégresse qu’elle ne ressentait pas.

— Madame la juge, quelle surprise !

La juge la considérait avec, aux lèvres, un demi-sourire qu’on ne lui voyait pas souvent dans l’exercice de ses fonctions. Mary reconnut :

— Je prends du bon temps chaque fois que j’en ai l’occasion, en effet.

Elle gratifia son interlocutrice d’un sourire un peu provocateur.

— Mais ça ne tombe pas sous le coup de la loi, je suppose.

— Pas encore, dit la juge avec une bonhomie surprenante et un éclair de malice dans l’œil. D’ailleurs, je n’ai aucune autorité sur la voie publique.

Mary ne put s’empêcher de la titiller :

— Ne me dites pas que vous le regrettez !

— Que non ! Mes journées au palais sont bien assez longues pour que je n’en rajoute pas !

— Je vous crois. Vous faites votre marché ?

La juge tenait à la main un cabas de paille tressée qui paraissait bien plat.

— Je devrais, répondit-elle, mais j’avoue que je suis un peu perdue dans tout ce fatras.

Des odeurs de cochon grillé flottaient dans l’air, en provenance d’un barbecue voisin.

— Il n’y a que l’embarras du choix, n’est-ce pas ?

La mère Laurier soupira.

— Il y en a trop, je ne sais pas par où commencer.

Mary eut un petit sourire goguenard.

— Comme disait mon grand-père, « trop n’a jamais manqué ».

— Humph ! fit la juge. Comment faites-vous pour vous y retrouver ?

— Oh, dit Mary, totalement détendue à présent, je laisse ce plaisir à mon amie Amandine.

— Plaisir ! Moi, j’y vois plutôt une corvée !

— Pas Amandine, glissa Mary.

Agacée, la juge haussa nerveusement les épaules. Elle devait être habituée aux rayons bien rangés des grandes surfaces. La fantaisie n’était pas gravée dans son patrimoine génétique et Mary aurait parié qu’elle faisait le plein une fois par semaine, et toujours avec les mêmes produits.

— Amandine serait bien fâchée si je me mêlais de pourvoir au ravitaillement.

— Alors, vous n’achetez rien ? demanda la juge, presque agressive.

Très à l’aise, Mary répondit :

— Si, un bouquet de fleurs, Amandine adore ça ! Plus pour l’attention que pour le bouquet d’ailleurs.

Et puis, j’ai trouvé un livre rare chez Manu.

La juge fronça les sourcils.

— Manu ? Qui est ce Manu ?

— Le bouquiniste qui est de l’autre côté de l’allée.

Elle se poussa.

— Mais asseyez-vous donc ! On causera aussi bien assises. Voulez-vous un café ?

— Un café ?

— Oui, avec un croissant. C’est l’heure du merenn vihan.

Le front de la juge se plissa.

— Du quoi ?

Mary traduisit :

— Du petit repas qui coupe la journée. C’est du breton.

La juge hésita :

— Ma foi…

Mary fit signe à la vendeuse voisine :

— Maria, ur bannig kafe gant ur wastell, mar plij.

Le juge s’étonna :

— Vous parlez le breton ?

— Oui, madame, chaque fois que j’en ai l’occasion. Au marché, on trouve encore des locuteurs.

— Mais ça vous sert à quoi ?

Mary sourit malicieusement.

— À commander un café et un morceau de gâteau, par exemple.

La juge regimba :

— Du gâteau ? Quel gâteau ?

— Un morceau de kouign amann me paraît très bien à cette heure. Celui que prépare Annette est particulièrement délectable.

— C’est gras, non ? se méfia la juge.

— Pas tellement, dit Mary, rien que du beurre. D’ailleurs, kouign amann signifie gâteau au beurre, au sucre et à la farine.

— Vous auriez pu le commander en français.

— Assurément. Mais ça me fait me souvenir de mes grands-parents.

Elle sourit de nouveau.

— La nostalgie est une bien douce chose, savez-vous ?

— Sans doute, jeta la juge aigrement.

Puis elle montra le bouquin à la couverture un peu déglinguée :

— C’est ça, votre livre rare ?

— Mieux que ça, madame, introuvable !

— Il est dans un bel état !

Mary eut un geste d’indifférence.

— Ça s’arrange, madame. Le texte en est complet.

Elle sourit encore.

— Vous savez, pour un euro, on ne peut pas se permettre d’être trop exigeante.

La bouche de la juge se pinça :

— À la santé d’Adolphe ! Voilà bien une nostalgie pour le moins surprenante.

— Oh, madame la juge, protesta Mary, ne vous trompez pas d’Adolphe ! Celui-ci, comme vous pouvez le constater, s’écrit Adolphe, P H E, orthographe française. Dans le roman, c’est un crocodile géant qui vit dans un fleuve d’Afrique. Le monstre sanguinaire avec lequel vous le confondez se prénomme Adolf, avec un F.

— Vous m’en direz tant, répliqua la juge, sarcastique. Mais il doit tout de même être également sanguinaire, votre Adolphe au nom français.

— Bah, il ne tue que pour manger, comme toutes les bêtes grosses ou petites dans la nature.

— Ça fait toute la différence, en effet, reconnut la juge, songeuse. Sauf pour celui qui est mangé, tout de même.

— Les lois de la nature sont parfois cruelles, fit remarquer Mary. La raison du plus fort prévaut. Dura lex, sed lex. Les animaux, qui ne connaissent pas le latin, savent cela d’instinct.

Le visage austère de la juge annonçait qu’elle n’appréciait pas outre mesure les paroles de Mary Lester. La mine réjouie de Mary affichait que c’était là le cadet de ses soucis.

Une petite fille vint apporter le gobelet de carton dans lequel se trouvait le café et un quartier de gâteau délicatement enveloppé dans une serviette de papier.

Après qu’on l’eut remerciée, la gamine, qui devait avoir une dizaine d’années, repartit fièrement avec les pièces que Mary lui avait glissées dans la main.

La juge ne devait pas être habituée à pique-niquer de la sorte, car elle paraissait fort embarrassée de son sac, de son gobelet et de son gâteau d’où le beurre suintait. Elle finit par poser le cabas près d’elle sur le banc et par calquer son attitude sur celle de Mary.

— On n’est pas bien là ? demanda celle-ci pour dire quelque chose.

— Si, admit la juge, je dois dire que si je m’attendais à prendre un café et un… comment dites-vous, déjà ?

— Kouign amann…

Elle répéta gauchement : « kouign amann », puis elle se lécha les doigts.

— Je dois reconnaître que, même sur un banc public, c’est délicieux. Vous savez y faire, Mary Lester !

— C’est un bien mince mérite et un luxe à la portée de tout le monde, répliqua Mary modestement.

— Hum, fit la juge en réalisant qu’elle avait posé son auguste derrière sur des planches qui avaient supporté avant elle les postérieurs de basse condition, ceux de quelques pauvres hères qui, parfois, passaient même la nuit là-dessus. Je ne vous ai pas remerciée comme il convenait pour m’avoir ouvert votre table lors de l’affaire Larmenciel.

Mary sourit.

— Allons, c’était de bon cœur. Mais peut-être avez-vous été surprise par la compagnie.

— Surprise ? Non, pourquoi l’aurais-je été ?

— Bien qu’il soit dans la marine, Jean-Marie a parfois des manières un peu cavalières, mais ces hommes de mer… Le commandant Le Ster n’a jamais été un homme du monde, c’est un martolod2, un vrai !

La juge déclara, avec un demi-sourire :

— Qu’un homme se comporte comme un homme ne me dérange pas. Votre père est tellement… (elle hésita un instant sur le qualificatif) tellement authentique.

Mary faillit lui dire qu’elle lui transmettrait le compliment, mais elle se retint. La juge poursuivait déjà :

— Quant à votre ami Yann, il est également bien sympathique, et que dire d’Amandine ? Elle est, comme sa cuisine, délicieuse.

— Je le lui dirai, ça lui fera bien plaisir, madame. À propos, vous avez pu dépanner votre voiture ?

— Oui, ce n’était pas grave, une histoire d’allumage, paraît-il. Ce n’est pas un endroit pour parler boutique, mais il faudra tout de même que je vous voie pour évoquer les suites de l’affaire Larmenciel.

— L’affaire ? s’étonna Mary, mais il n’y a plus d’affaire. Aude Larmenciel a été retrouvée saine et sauve, elle ne semble pas avoir subi de sévices. Que vous faut-il de plus ?

— Je vous le dirai en temps utile, annonça la juge en se levant.

Mary l’imita, épousseta les miettes que le gâteau avait laissées sur son pull-over.

— À votre disposition, madame la juge. Il vous suffira de passer par le commissaire Fabien et je serai chez vous sans qu’il soit besoin de faire intervenir la maréchaussée.

La juge perçut l’allusion et, la menaçant de l’index, lança sur le ton de la plaisanterie :

— J’y compte bien !

Elle ajouta :

— Et merci pour la collation. Comment dites-vous déjà ?

— Le merenn vihan.

La juge répéta :

— Le merenn vihan. Je vais finir par parler le breton !

Mary pensa qu’il y aurait encore beaucoup à faire, mais il ne fallait pas décourager les vocations.

1. Voir La Disparue de la baie, même auteur, même collection.

2. Matelot.

Chapitre 2

Mary s’était fort avancée en disant qu’il n’y avait plus d’affaire Larmenciel.

La presse n’avait pas manqué de s’emparer d’un sujet aussi alléchant sous les titres les plus racoleurs du style « le retour de la disparue », ou encore « enquête chez les morts-vivants ». Si ce n’était pas du meilleur goût, le ton n’était plus tragique, mais ironique, voire goguenard. Les enquêteurs, qu’ils fussent gendarmes ou policiers, n’étaient pas ménagés par les sarcasmes, ce qui les irritait au plus haut point et troublait aussi la justice, d’où la convocation après son retour.

Cet article, qui venait de paraître dans un grand tabloïd, avait valu au journaliste perspicace une belle notoriété et à Aude Larmenciel une invitation à passer en vedette, dans « Eh bien, dansez maintenant ! » une émission de télévision dédiée à l’art chorégraphique moderne commentée par des experts de la cabriole et du saut de chat qui attendaient, la mine gourmande, que cette petite provinciale vienne se ridiculiser devant un public de fins connaisseurs de la chorégraphie classique.

À leur grand désarroi, la petite provinciale creva l’écran ce soir-là avec une prestation qui ne devait rien au ballet Giselle3, mais qui, par sa spontanéité, sa fraîcheur et son agilité, emporta le cœur du grand public.

Elle s’y était prêtée sans aucun complexe et, au grand dam des tenants du répertoire classique, avait fait, comme on dit, « un tabac », passant du jour au lendemain des ténèbres à la lumière.

Cela n’avait pas été sans inconvénients : la police s’était à nouveau penchée sur cette mystérieuse disparition et les révélations qu’elle avait faites au cours de ces interrogatoires étaient parvenues jusqu’au commissariat de Quimper.

Mary avait suivi l’affaire comme tout le monde, dans les journaux. Aussi ne fut-elle pas surprise d’être convoquée chez le patron.

Celui-ci avait devant lui, sur son bureau, le tabloïd en question et une liasse de feuillets dans lesquels elle crut reconnaître le rapport qu’elle avait rendu sur cette enquête.

Comme Fabien la considérait sans aménité et sans mot dire, elle comprit que c’était à elle d’entamer la conversation.

— Quelque chose ne va pas, monsieur le commissaire ? demanda-t-elle d’un ton léger.

Comme il restait silencieux, elle ajouta :

— Holà ! Je vois bien qu’il y a quelque chose qui coince. Serait-ce de mon fait ?

Le commissaire se décida enfin à parler :

— Hum… je ne sais pas si c’est de votre fait ou pas, mais visiblement (il pointa le plafond d’un index virilement brandi), là-haut, ils n’y trouvent pas leur compte.

Elle secoua la tête :

— Ça ne m’étonne pas !

— Ah bon ?

— C’est une constante, non ? Les flics en font toujours trop ou trop peu.

— Eh bien, cette fois-ci, c’est trop peu !

— Qu’est-ce qui leur manque ?

— Il semblerait que vous ne soyez pas allée au bout de votre enquête.

Elle croisa les bras et fixa le commissaire :

— C’est la meilleure ! D’abord, vous m’accusez de magouiller avec madame Larmenciel, ensuite vous me reprochez de l’avoir fait boire sans même vous inquiéter de savoir les circonstances qui m’avaient conduite à agir de la sorte. Et maintenant, enfin, vous me demandez de trouver qui est responsable de la disparition de sa fille ! C’est bien ça ?

— Euh, oui, dit le commissaire, embarrassé.

— Le tout, sans le moindre point de départ. Finalement, je me démène pour tenter de faire aboutir cette mission et, lorsque je vous ramène la jeune fille bien vivante et en bonne santé, vous pensez que la mariée est trop belle ! Que faut-il donc faire pour que vous soyez satisfait ?

Il n’y eut pas de réponse, alors, elle reprit :

— Certes, je ne vous ai pas retrouvé son meurtrier, mais c’était mission impossible.

— Impossible ? répéta Fabien.

— Évidemment, puisqu’il n’y avait pas crime. Ça me paraît une excuse suffisante.

Fabien laissa tomber d’une voix lasse :

— Vous avez fini ?

Affectant une moue boudeuse, elle ne répondit pas. Le commissaire ajouta :

— Tout d’abord, et en ce qui me concerne, je suis parfaitement satisfait du résultat auquel vous êtes parvenue.

Le visage de Mary se détendit.

— Ah, tout de même !

— Cependant, poursuivit Fabien, cette fille a déclaré avoir été retenue avec plusieurs autres jeunes personnes sur un des grands voiliers qui participaient au rassemblement de Rouen.

— Vous feriez mieux de dire : « Ces jeunes filles qui seraient retenues sur le bateau. »

Le commissaire n’aimait pas, mais alors pas du tout, qu’elle l’entraîne dans des subtilités grammaticales, matières absconses dans lesquelles elle évoluait comme un poisson dans l’eau.

Fabien haussa furieusement les épaules.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Si elles sont retenues, indicatif présent, cela implique la certitude qu’elles s’y trouvent. Elles seraient retenues, conditionnel présent, évoque une possibilité, pas une certitude. Personne ne les a vues, ces soi-disant captives.

Le commissaire, agacé par ces subtilités qui le dépassaient, objecta :

— Mais puisque Aude en a parlé…

— Oui, elle en a parlé, mais on ne les a jamais vues. Aude n’a pas connu leurs noms, si bien que je ne sais même pas si ces captives existent et s’il ne s’agit pas là d’un nouveau fantasme d’une jeune fille trop imaginative…

Le commissaire en resta coi.

Mary poursuivit :

— Y a-t-il eu des plaintes au sujet de ces prétendues disparitions ?

— Pas à ma connaissance, reconnut à regret le commissaire. Mais tout de même, vous auriez pu vous intéresser à ce bateau…

Elle protesta, peut-être un peu trop véhémentement :

— Mais je m’y suis intéressée, patron !

Le commissaire en resta bouche bée.

Mary sortit alors son smartphone de sa poche et pianota sur le clavier. Puis elle présenta au commissaire l’image affichée à l’écran.

— Tenez, voici le Shéhérazade. C’est une photo que j’ai récupérée du rassemblement de Rouen.

Fabien se pencha et admira :

— Beau navire !

Mary agrandit l’image.

— Vous ne remarquez rien ?

— Quoi donc ?

— Le drapeau ?

— Le drapeau ? Quel drapeau ?

— Celui qui pend à l’arrière du Shéhérazade.

Fabien demanda avec humeur :

— Est-ce que je sais ?

— Vous devriez !

Comme il la regardait avec réprobation, elle précisa :

— Ce sont les couleurs de Son Altesse l’émir du Qatar.

Le commissaire en eut le souffle coupé.

— Vous… vous êtes sûre ?

Elle acquiesça.

— Je m’en suis assurée auprès de la capitainerie.

— Alors, dit le commissaire d’une voix blanche, alors…

— C’est exactement ce que je me dis : « alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

— Je vais en référer, dit le commissaire.

Elle retint un ricanement. Fortin, grand amateur de rugby, eût appelé ça « botter en touche », c’est-à-dire gagner du temps, se donner de l’air, ouvrir le parapluie…

Mary retint un sourire peiné. Si le patron se mettait à ouvrir le parapluie lui aussi…

— Appelez-moi dès que vous aurez des directives précises, patron.

Il hocha la tête pensivement. Qui les lui donnerait, ces directives ?

Il bredouilla :

— Je vais consulter…

Elle sortit doucement en riant sous cape. Le préfet… lui aussi en référerait à l’autorité supérieure qui étudierait la question avec une cohorte de conseillers, et la goélette aurait le temps de faire deux fois le tour du monde avant que ces penseurs sachant penser aient dégagé une solution qui tiendrait la route.

Mary savait qu’on en reviendrait à la case départ, c’est-à-dire vers elle, et elle connaissait d’expérience la recommandation qui lui était promise : « Faites pour le mieux, commandant Lester, mais surtout, pas de vagues… »

C’est fou ce que ces huiles ont peur du gros temps !

3. Opéra vedette du Palais Garnier, 1841. Livret de Théophile Gautier. Chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot.

Chapitre 3

— Alors ? demanda à son tour Fortin lorsqu’elle entra dans le bureau où ils cohabitaient.

Avant de répondre, elle prit le soin de suspendre son blouson de cuir au portemanteau perroquet que Fortin avait un jour rapporté d’un dépôt d’Emmaüs et qu’il avait soigneusement reverni. Puis elle vint s’asseoir sur son siège de bureau et souffla comme quelqu’un qui vient de sortir d’une situation difficile.

— Alors ? Je n’ai jamais vu le patron comme ça.

Fortin émit un bref rire.

— Il patauge ?

Elle confirma :

— Il patauge, je patauge, nous pataugeons… On peut le conjuguer à toutes les personnes, on est dedans jusqu’au cou !

Elle ne précisa pas dans quoi, mais ces mots étaient familiers au capitaine Fortin. Pas besoin de lui faire un dessin. Il avait pigé au quart de tour.

Elle corrigea vivement :

— Enfin, je dis « on », mais j’aurais dû dire « ils ».

Fortin fronça les sourcils :

— Ils ? Qui, ils ?

Elle leva l’index vers le plafond.

— Les instances supérieures, mon grand. Nous, les obscurs, les sans-grade, nous ne sommes pas concernés. Du moins pour le moment.

Elle poursuivit :

— Quant aux directives, d’où qu’elles viennent, n’en parlons pas : elles sont aussi imprécises et fluctuantes qu’un discours du président de la République.

Fortin la regarda, effaré.

— Ça ne va pas ?

Elle le rassura :

— Mais si, ça va bien, et même très bien !

Le front du grand s’était plissé.

— Mais le patron est tout énervé à cause de l’affaire Larmenciel. Tu te souviens, la « disparue » mystérieusement réapparue, Aude Larmenciel, a révélé que, sur le bateau, il y avait d’autres filles. Et maintenant, le patron m’accuse de négligence.

— Pourquoi ?

— Il paraît qu’il aurait fallu que je me soucie de ces hypothétiques jeunes filles autant que je m’étais souciée de l’hypothétique défunte Aude Larmenciel.

Elle eut un geste d’humeur.

— Comme si j’avais le pouvoir de mettre le nez dans cette affaire sans la moindre directive ! Il aurait fallu que j’aille – sans la moindre commission rogatoire – visiter une goélette battant un pavillon du golfe Persique. Tu vois un peu le topo ?

— C’est n’importe quoi ! s’indigna Fortin. Qui a vu ces prisonnières ?

— Personne, justement, à part Aude Larmenciel. On ne sait pas combien elles sont, d’où elles viennent, si elles sont réellement retenues contre leur gré et on ne sait même pas si elles existent ! Tout repose sur les dires d’Aude Larmenciel. Et j’avoue qu’après le tour qu’elle m’a joué, je n’ai aucune envie de prendre ses affirmations pour argent comptant.

— Alors ? redit le grand.

— Alors, tu classes tes fiches, et moi…

— Et toi, tu as une idée !

— Ta confiance m’honore, Jipi, et, comme tu me connais un peu, tu dois bien penser que je ne vais pas rester le derrière sur ma chaise en attendant des directives fluctuantes, pour ne pas dire inexistantes.

Elle se leva.

— Tu te casses ? demanda-t-il.

— Ouais, j’ai besoin de m’oxygéner.

Ce n’était pas dans le local qu’occupait Passepoil qu’elle risquait de s’aérer les poumons. C’est pourtant chez le lieutenant informatique qu’elle se rendit.

— Albert, dit-elle après lui avoir fait la bise, je vais avoir besoin de tes lumières.

Passepoil abandonna immédiatement son écran et fit pivoter son fauteuil vers Mary.

— Vouiii, dit-il élégamment, à ton service.

— Prends un crayon et un papier et note : Shéhérazade, Altaïr…

— C’est quoi, ça ?

— Des bateaux. Enfin, un seul bateau, mais qui change de nom de temps en temps.

Passepoil fronça les sourcils.

— On a le droit de faire ça ?

— Quand on navigue sous un pavillon du golfe Persique, on a tous les droits, mon garçon.

Elle se reprit.

— Enfin, j’exagère, mais, quand on a des puits de pétrole sous le sable, on peut se rire des lois et règlements sans la moindre crainte.

Elle regarda Passepoil avec un sourire triste.

— Quel garde-côte oserait aborder un navire arborant ce pavillon pour vérifier ses papiers ? « Selon que vous serez puissant ou misérable… » Tu connais la suite.

Passepoil acquiesça sans conviction en demandant :

— C’est grand, le golfe Persique ! De quel État s’agit-il ?

Mary leva les épaules évasivement.

— L’émirat du Qatar, semble-t-il.

— Tu n’en es pas sûre ?

— Pff ! fit-elle, agacée. Je ne suis plus sûre de rien. Quand il était à Penfoul, il portait le pavillon du Qatar, mais maintenant, ces bateaux qui changent de nom peuvent aussi avoir des pavillons interchangeables.

Passepoil se gratta la tête.

— C’t’un peu broussailleux, c’t’affaire !

— Plus que ça, c’est in-dé-mer-dable, appuya Mary en détachant les syllabes, un vrai fourbi arabe.

— J’te vois un peu mal barrée ! dit Passepoil en adoptant – par solidarité – une moue désolée qui regonfla instantanément Mary Lester plus que jamais adepte du diction british : « Never explain, never complain4. »

— C’est bien pour ça qu’on a fait appel à moi, dit-elle d’un ton résolu. Par voie de conséquence, je fais appel à toi. Ce bateau est venu pour participer aux fêtes des vieux gréements de Rouen.

— D’accord…

— Je voudrais savoir où il, sous l’un ou l’autre nom, a fait escale depuis qu’il a quitté les eaux françaises, le nom du propriétaire et, éventuellement, le rôle d’équipage. Je te laisse faire, envoie-moi les résultats par mail dès que tu les auras.

Elle retourna à son bureau, songeuse. Elle ne s’était jamais trouvée confrontée à une pareille affaire : une morte qui ne l’était pas, de prétendues otages plus que fantomatiques, un bateau qui ne l’était pas moins et qui changeait de nom comme il changeait de port, bref, on nageait dans un épais brouillard digne du célèbre fog londonien…

La sonnerie brutale du téléphone la tira de sa perplexité. Fortin leva la tête et articula en silence :

— Le patron ?

Elle secoua la tête négativement et articula silencieusement, de la même manière :

— Non, la mère Laurier !

Puis elle décrocha, balança un clin d’œil à son vis-à-vis et jeta dans l’appareil :

— Bonjour, madame la juge !

— Bonjour, commandant. Alors, où en êtes-vous de cette enquête ?

On entrait bille en tête dans le vif du sujet.

— Mon enquête ? Eh bien, j’attends des nouvelles de mon patron, qui devait s’entretenir sur le sujet avec ses… Qui devait « en référer », a-t-il dit. Mais si vous êtes libre, je peux passer pour vous en parler.

Il y eut un temps d’hésitation, puis un commandement laconique :

— Eh bien, venez !

— Je suis au palais dans un quart d’heure, madame la juge.

4. Ne jamais se plaindre, ne jamais s’expliquer.

Chapitre 4

Elle sortit prestement du commissariat et prit à droite pour rejoindre les quais de l’Odet qui, en cette période estivale, s’écoulait fort paisiblement.

Elle tourna à gauche sur le boulevard Dupleix, et suivit la rivière en direction de la préfecture. Elle passa devant la rédaction de Ouest-France, puis devant le Conseil général du Finistère, les arcades qui abritaient autrefois le cinéma du même nom, et emprunta le pont Sainte-Catherine en levant comme à chaque fois le nez pour admirer le magnifique Musée départemental breton, autrefois palais des évêques, qui accueillait aujourd’hui de somptueuses collections et expositions d’arts bretons en tous genres, et au balcon duquel chaque mois de juillet, la Reine de Cornouaille était encore présentée au public.

Elle longea les commerces de la rue du Parc, jadis si opulente, la galerie et le café de l’Épée, croisa la rue Saint-François qui filait vers les halles, et arriva à l’embouchure du Steïr, lieu qui avait donné à Quimper son patronyme, kemper signifiant « confluent » en breton.

Elle poursuivit jusqu’au palais de justice et quelques minutes plus tard, elle frappait à la porte de madame Laurier. Ce fut la juge en personne qui vint lui ouvrir.

— Vous n’avez pas tardé, dites-moi !

C’était curieux, même ce qui semblait être un témoignage de satisfaction revêtait, passant entre ses lèvres minces, des accents accusateurs. Mary pensa : « il doit y avoir entre cette pauvre femme et moi une prévention ». Sans doute ce qu’on appelle des atomes crochus qui ne crochaient pas du tout.

Elle n’eut pas le temps de s’attarder sur ces fichus atomes, une première question lancée comme un missile de croisière fusa.

— Eh bien, commandant, où en sommes-nous ?

— Guère plus loin que lors de notre dernière conversation.