L'Arme invisible - Paul Féval - E-Book

L'Arme invisible E-Book

Paul Féval

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Extrait : "Un soir de vendredi, vers la fin de septembre, en 1838, à la tombée de la nuit, le garçon du marchand revendeur établi à l'angle de la rue Dupuis et de Vendôme était en train de fermer la boutique lorsqu'un élégant coupé s'arrêta devant la porte."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 397

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Avant-propos

Le présent récit est tout à fait indépendant des quatre séries qui ont été précédemment publiées : les Habits noirs, Cœur d’acier, l’Avaleur de sabres, la Rue de Jérusalem, et il n’est aucunement nécessaire de connaître l’un ou l’autre de ces ouvrages pour suivre l’action de notre drame. Néanmoins, nous jugeons utile de présenter ici en quelques mots la physionomie vraie de la redoutable association, défigurée aux yeux du public par le hasard d’une de ces rencontres judiciaires qu’on appelle des causes célèbres.

La contrefaçon se glisse partout, même dans le sombre commerce qui brave le bagne et l’échafaud. Quelques vulgaires coquins vinrent un jour s’asseoir sur les bancs de la cour d’assises, où ils avouèrent, non sans un naïf orgueil, qu’ils étaient les Habits-Noirs. C’était là une vanterie : s’ils eussent été les Habits-Noirs, la cour d’assises ne les aurait pas jugés.

En effet, la base même de l’association du FERA-T-IL-JOUR-DEMAIN était la sécurité presque merveilleuse dont jouissaient tous ses membres, au moyen du mécanisme savant qui, pour eux, « payait la loi. » Pendant les trois quarts d’un siècle, la justice et la police firent le siège de cette étrange forteresse sans jamais pouvoir y entrer ; une muraille magique semblait la ceindre, et n’eussent été les quelques filous à la tête desquels un vaudevilliste sans ouvrage vint jouer au palais la dernière scène de sa piteuse comédie, on pourrait affirmer qu’aucune trace de cette raison sociale, si tristement légendaire : LES HABITS-NOIRS, n’existe dans les différents greffes de l’Europe.

Et pourtant, il est bien avéré que la confrérie promenait son quartier général tantôt à Paris, tantôt à Londres. Sous la monarchie de Juillet, les capitales allemandes, Vienne, Berlin, Dresde, Munich, lui fournirent d’abondantes récoltes. Du temps de la Restauration, Naples, qui était son berceau, l’avait vu refleurir avec le fameux Beldemonio, maître des Compagnons du Silence. Vingt ans auparavant, en Angleterre, un multiple et mystérieux personnage, Thomas Brown (Jean-Diable), avait ressuscité le Great-Family des voleurs de Londres en donnant aux Gentilshommes de la Nuit le nom nouveau de Black-Coats (Habits-Noirs).

Pourquoi tous ces bandits, commandant à de nombreuses armées, étaient-ils restés invisibles et insaisissables ? Pourquoi l’égide qui semblait les protéger en face de la loi couvrait-elle aussi leurs lieutenants et jusqu’à leurs soldats ? c’est que, retournant la loi contre elle-même, un coquin de génie avait inventé pour eux l’Assurance en cas de crime.

Lorsque je révélai pour la première fois ce très curieux mystère, on m’accusa de jouer avec le feu, mais je répondis la vérité même : le procédé était connu de tous les malfaiteurs, il ne restait plus déjà que les honnêtes gens à instruire.

Nos temps modernes n’édictent plus de lois fondamentales. Ce sont les Romains qui ont bâti ces larges monuments dont les pierres, solidement cimentées, ont résisté à l’injure des siècles. Sauf de rares exceptions, nos législateurs se logent dans des maisons toutes bâties.

Les vieux Romains, courts et carrés comme leurs glaives, parlaient par axiomes, coulant dans le même bronze l’erreur avec la vérité. Ce sont eux qui ont inventé le prodigieux apophtegme : « L’exception confirme la règle, » à l’aide duquel Tartufe dialecticien pourrait mettre la logique universelle dans sa poche. Ils pensaient ne tuer que l’exception, mais c’est la règle même qu’ils assassinaient par ce hardi mensonge. Dans leurs lois ils partent souvent ainsi de tel fait contestable érigé par eux en solennelle évidence.

Ces considérations, abstraites en apparence, ne nous éloignent pas de notre sujet. L’association des Habits-Noirs était fondée sur un des plus célèbres parmi les dictons de la jurisprudence romaine : Non bis in idem, qu’il faut paraphraser ainsi pour le rendre intelligible : « Ne punissez pas deux hommes pour un seul crime. »

Ce fut peut-être dans le principe une barrière opposée à la gourmandise proverbiale de dame Thémis, mais on peut dire que jamais règle ne se confirma par de plus lamentables exceptions.

Elle a deux torts : elle suppose en premier lieu l’infaillibilité du juge (encore une règle que des exceptions terribles, les erreurs judiciaires, viennent trop souvent confirmer) ; ensuite elle compte sur la naïveté des bandits, ce qui dépasse les bornes de l’enfantillage. Le crime est prudent et instruit ; il va à l’école. Depuis que cette légende écrite sur la porte qui mène au supplice a, pour la première fois, crié aux docteurs-ès-scélératesses : « Fais passer un autre à ta place et tout sera dit, » combien d’innocents poussés par la force ou entraînés par la ruse, ont-ils franchi le seuil fatal !

Une fois le seuil franchi, la loi payée biffe le crime au doit et à l’avoir de son grand-livre. Alors, Thémis, sereine, ayant balancé ses écritures, dort appuyée sur le glaive qui jamais ne peut se tromper.

Jamais ! la loi l’a dit, et les têtes coupées ne parlent pas. Il y a telles exceptions plus connues que le loup blanc, Lesurques, par exemple, qui dorment aussi côte à côte avec la loi et qui semblent destinées à confirmer la règle jusqu’à la consommation des siècles !

L’Italie fut toujours la terre classique du brigandage. Vers la fin du siècle dernier, le fameux Fra-Diavolo réunit sous sa carabine les Camorre deuxième et troisième, composées des bandes calabraises et siciliennes, auxquelles se joignirent les proscrits, réfugiés sur le versant de l’Apennin qui descend vers la Capitanate. La terreur publique fit bientôt une renommée à ces bandits qu’on appelait les Veste-Nere à cause de leur costume. Les gouvernements de Naples et de Rome mirent à prix la tête de leur chef, ce qui n’empêcha point le cardinal Ruffo de les enrôler militairement et de les lancer contre nos soldats en 1799.

Les Veste-Nere combattirent et pillèrent autour de Naples de 1799 à 1806, époque où Michel Pozza (d’autres disent Pozzo ou Bozzo), surnommé Fra-Diavolo, périt sur l’échafaud.

Les livres disent cela, mais dans l’Italie du Sud, on écrit autrement l’histoire. Dès le lendemain de l’exécution, Fra-Diavolo traversait les Abruzzes et gravissait les sentiers de la montagne.

Il semble certain que plusieurs chefs, soit imposture, soit simple droit de succession, portèrent ce nom de Fra-Diavolo. Le dernier quitta le pays de Naples avant la chute du roi Murat et acquit dans l’île de Corse, à beaux deniers comptants, un domaine considérable, possédé jadis par les moines de la Merci. Les mille gorges qui sillonnent la montagne, d’Ascoli jusqu’à Cozenza, n’en devinrent pas beaucoup plus sûres, car les bandits, adonnés au tromblon et à la guitare, croissent là-bas en pleine terre avec une effrayante abondance, mais les Veste-Nere avaient disparu.

En revanche, on commença à parler des Habits-Noirs en France et des Black-Coats en Angleterre. Habit-Noir comme Black-Coat est la traduction littérale de Vesta-Nera.

Cedant arma togœ ! L’association mettait un terme à ses folies de jeunesse. Après Romulus, qui ne connaît que l’épée, vient toujours un pacifique Numa, dont le rôle est de remplacer la violence stérile par d’intelligents et profitables efforts. Parvenue à cette période de maturité, la confrérie des Habits-Noirs garda son but en changeant ses moyens. Le crime était toujours l’objet unique de son commerce, mais non plus le crime brutal, accompli aux risques et périls du malfaiteur. Le Maître, ou, pour parler la langue technique des Veste-Nere, le Père-à-Tous (il Padre d’ogni), homme impassible et rusé, noble de naissance, ruiné dès longtemps par le jeu, mais ayant toujours gardé de grands dehors, avait précisément ce qu’il fallait pour organiser la terrible cité du brigandage international.

Les circonstances le favorisèrent ; la restauration des Bourbons mit l’Europe en trouble juste au début de son entreprise, et fit de Paris une foire cosmopolite où les romans les plus audacieux pouvaient se nouer impunément.

Ce fut pendant cet âge d’or de la fraude où le comte Pontis de Sainte-Hélène, forçat évadé, commandait une légion de la garde nationale parisienne et passait la revue du roi dans la cour des Tuileries, que s’organisa aisément, au milieu du tohu-bohu politique, ce qu’on pourrait appeler la commandité générale du meurtre et du vol.

L’histoire de cet étrange comptoir n’a point de pièces justificatives, parce que le principe même de sa formation élevait une barrière entre lui et les tribunaux. C’est presque toujours l’instruction criminelle qui rassemble ou qui crée les matériaux écrits dont l’ensemble donne un cachet historique aux prouesses des malfaiteurs, mais ici, néant. Les Habits-Noirs n’eurent jamais de procès, grâce à cette ingénieuse et redoutable combinaison qui, pour chacun de leurs méfaits, jetait un coupable en pâture à la loi.

Ils tuaient deux fois : ils tuaient Pierre, par exemple, pour avoir sa bourse, et jetaient Paul entre les jambes de la justice qui courait après le voleur de la bourse de Pierre. Cela faisait un coup de hache qui raturait un coup de couteau.

Cependant, si les documents officiels font défaut, les preuves légendaires abondent, et toute personne assez malheureuse pour avoir passé la cinquantaine se souvient des paniques qui firent trembler Paris sous les règnes de Charles X et de Louis-Philippe.

Paris traduit à sa façon toute parole dont il ignore la véritable étymologie. Ces deux mots réunis, les Habits-Noirs, après avoir tenté sa curiosité, prirent pour lui une signification menaçante. L’habit noir est l’uniforme des gens du monde ; Paris supposa que la bande fashionable s’était titrée ainsi pour bien établir la différence qui la séparait du commun des coquins, dont la toilette est généralement peu soignée. Son imagination s’échauffa et il fabriqua lui-même le type d’une société mystérieuse recrutant ses affiliés dans les classes les plus élevées de l’ordre social.

Paris ne se trompait pas tout à fait. Il y avait dans le conseil des Habits-Noirs plusieurs gentilshommes déclassés, une vraie comtesse et un prétendant (Louis XVII) qui opérait des pêches miraculeuses dans le faubourg Saint-Germain.

En outre, le Maître était un homme considérable dont l’influence allait haut et loin. Il dépensait noblement de larges revenus et le respect public entourait sa vieillesse.

Le siège de la société n’était à proprement parler nulle part, et suivait le Scapulaire, signe de maîtrise choisi par le Père-à-tous en souvenir des Moines de la Merci. L’ancien couvent de ces derniers, situé dans l’île de Corse, au pays de Sartène, servait de place forte à l’association. Le Maître y avait fondé un hospice, et c’était là que les soldats blessés ou compromis de la ténébreuse armée trouvaient un asile.

Cette page préliminaire résume les explications contenues dans les quatre romans qui ont pour sujet commun les Habits-Noirs ; le reste appartient à notre drame.

Un mot encore : Mon ami et confrère Émile Gaboriau a rendu célèbre le nom d’un de nos personnages : M. Lecoq.

Je ne prétends pas du tout qu’il m’ait pris ce nom, mais comme je ne veux point être accusé de le lui avoir emprunté moi-même, je constate ici que l’affaireLerouge ou Gaboriau parle pour la première fois de son M. Lecoq, a paru plus de deux ans après les Habits-Noirs, où mon M. Lecoq remplissait déjà un rôle principal.

ILes diamants de Mlle Bernetti

Un soir de vendredi, vers la fin de septembre, en 1838, à la tombée de la nuit, le garçon du marchand revendeur établi à l’angle des rues Dupuis et de Vendôme était en train de fermer la boutique lorsqu’un élégant coupé s’arrêta devant la porte. Les échoppes du quartier du Temple reçoivent souvent d’aussi belles visites que les magasins à la mode ; le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin ont appris dès longtemps le chemin de cette foire et y viennent en tapinois, soit pour acheter, soit pour vendre.

Le garçon remit à terre le volet qu’il avait déjà soulevé à demi et attendit, pensant que la portière du coupé allait s’ouvrir.

Mais la portière ne s’ouvrit point et le store ronge qui défendait l’intérieur de la voiture contre les regards curieux resta baissé. Le cocher, beau garçon au teint fleuri, planta son fouet dans la gaine comme s’il eût été arrivé au terme de sa course et tira de sa poche une pipe qu’il bourra paisiblement.

Le garçon, quoiqu’il fût d’Alsace, connaissait assez bien son Paris, car il se demanda :

– Est-ce un monsieur qui attend une dame là-dedans ou une dame qui espère un monsieur ?

Et avant de reprendre son volet il tourna le coin de la rue de Vendôme pour voir à quel sexe appartenait le retardataire ; mais il se trouva tout à coup en face d’un bon gros père qui arrivait les mains dans ses manches et qui le salua d’un débonnaire sourire.

– Tiens ! tiens ! dit le garçon, c’est M. l’Amitié qui venait voir le patron ! Vous n’avez pas de chance, papa Kœnig et sa dame viennent de partir pour leur petit jardin de Saint-Mandé. Des propriétaires, quoi ! ça n’est heureux que dans leur campagne ; un carré de gazon large comme un mouchoir et douze manches à balai qui ont chacun trois feuilles malades… faudra-t-il dire quelque chose au patron de votre part ?

M. l’Amitié l’écarta du coude et continua sa route après lui avoir adressé un signe de tête amical.

C’était un homme jeune encore à ne regarder que ses yeux vifs et rieurs, mais il portait une barbe grisonnante, très mal peignée, qui trahissait l’approche de la cinquantaine. Sous les plis d’une houppelande délabrée et très large qui semblait venir en droite ligne de la Judengasse de Francfort, on pouvait deviner la remarquable carrure de ses épaules. Il marchait sans bruit dans une paire de ces doubles bottes fourrées que les voyageurs mettaient par-dessus leur chaussure, au temps où il y avait des diligences.

En passant devant le cocher bien mieux habillé que lui, il secoua la tête doucement, puis il franchit le seuil de la boutique.

– Quand je vous dis que le patron est sorti… marmottait derrière lui le garçon alsacien.

M. l’Amitié, gardant toujours ses mains dans ses manches, traversa le magasin encombré de débris misérables, parmi lesquels on eût découvert quelques meubles de prix et de riches étoffes. Parvenu à la porte du fond, il l’ouvrit en silence et continua sa route.

– Ah çà ! ah çà ! s’écria l’Alsacien, êtes-vous sourd, l’homme ? Quand je vous dis…

Il n’acheva pas. M. l’Amitié s’était enfin arrêté. Sa main se posa sur l’épaule du garçon, qu’il regarda en face, et il prononça tout bas ces trois mots :

– Il fait jour.

L’Alsacien recula de plusieurs pas et son visage naïf exprima la consternation la plus complète.

– Faut-il en avoir du guignon ! grommela-t-il en crispant ses doigts dans ses cheveux : m’être mis dans un pareil pétrin pour une fois que je me suis fait payer à boire ! À Paris, avant de parler avec quelqu’un, faudrait lui demander ses papiers.

M. l’Amitié approuva du bonnet et choisit un bon vieux fauteuil où il s’assit commodément.

– Tu parles comme un livre, Meyer, mon ami, dit-il d’un ton doux et jovial. Est-ce que tu as les clés de la cave ?

Meyer haussa les épaules, et M. l’Amitié reprit :

– Non ? le père Kœnig est un homme prudent… Alors, va-t’en au cabaret me chercher une bouteille de Mâcon cachetée à vingt-cinq.

L’Alsacien se dirigeait vers la porte, M. l’Amitié l’arrêta.

– Attends, continua-t-il, je vais te donner toutes tes instructions d’un seul coup. Tu viens toi-même de constater le faible de ton maître pour les plaisirs des champs ; en conséquence nous n’avons nulle crainte d’être dérangés. Jusqu’à voir, je suis ici chez moi…

– Comment, chez vous ! voulut interrompre Meyer.

– Tais-toi. Il va venir un brave jeune homme d’une trentaine d’années, un peu boiteux, et qui se sert en marchant d’une grosse canne de jonc à pomme d’ivoire ; il te demandera si M. Kœnig est à la maison, tu lui répondras : Oui.

L’Alsacien protesta par un geste énergique, mais il baissa les yeux sous le regard de M. l’Amitié, qui poursuivit :

– Et tu diras en t’adressant à moi : Patron, v’la quelqu’un qui voudrait vous parler. Je consentirai à recevoir le visiteur en question, et comme il m’est envoyé par un ami, je l’inviterai à prendre un verre de vin. Tu apporteras alors, comme si elle venait de la cave, la bouteille de cachetée à vingt-cinq. Est-ce compris ?

– Et pourquoi tout cela ? demanda Meyer.

– Est-ce compris ? répéta M. l’Amitié.

L’Alsacien laissa échapper un geste d’impuissante colère.

– Et après ? demanda-t-il.

– Après, tu fermeras ta devanture et tu iras te promener.

– Mais vous ?

– Ne t’inquiète point de moi, répondit M. l’Amitié.

– Vous coucherez ici ?

– Il y a la petite porte de l’allée, mon fils.

– Elle est fermée.

– Voici la clé.

Meyer resta bouche béante à regarder le loquet rouillé que son interlocuteur lui montrait.

– Est-ce que papa Kœnig en mange ? balbutia-t-il.

– Peut-être bien, répliqua l’Amitié, qui remit ses mains dans ses manches.

Meyer avait les joues rouges jusqu’aux oreilles.

– Écoutez, s’écria-t-il tout ça à mauvaise odeur et vous êtes capable de faire un méchant coup. Je suis un honnête homme, vous allez prendre la porte et tout de suite, ou j’appelle la garde !

M. l’Amitié croisa l’une sur l’autre ses jambes chaudement chaussées et s’arrangea le plus commodément qu’il put dans son fauteuil.

– Il y avait une fois, dit-il sans élever la voix, un jeune garçon qui faisait semblant de dormir sur une table du cabaret de la Pomme de Pin, pendant qu’on assassinait le receveur de la banque dans la salle voisine…

– Je dormais ! fit Meyer avec épouvante, je jure devant Dieu que je dormais ! j’étais ivre pour la première fois de ma vie.

– On cherche ce jeune garçon, poursuivit M. l’Amitié… As-tu quelquefois vu des billets doux comme celui-là, bonhomme ?

Sa main se plongea sous les revers de sa houppelande et un papier frappé d’un large timbre vint tomber aux pieds de Meyer.

Le malheureux garçon se pencha pour mieux voir, puis ses genoux fléchirent comme s’il eût reçu un coup sur la tête.

– Un mandat d’amener ! prononça-t-il d’une voix étranglée ; oui, je connais cela ; j’ai été domestique au greffe de Colmar… et mon nom ! mon nom écrit en toutes lettres !… qui donc êtes-vous ?

– Peut-être un inspecteur dans l’exercice de ses fonctions, répliqua M. l’Amitié, dont le sourire devint cruel. Parlons en français : je suis en train de pêcher aujourd’hui un plus gros poisson que toi. Si tu marches droit, je fermerai un œil et tu auras le temps d’aller te faire pendre ailleurs. Tiens, voilà un louis, va acheter le vin et garde la monnaie pour ton voyage. Si tu m’en crois, tu coucheras cette nuit sur la route d’Allemagne.

Meyer sortit d’un pas chancelant ; ses cheveux hérissés remuaient sur son crâne.

Un quart d’heure après, toujours dans l’arrière-boutique du papa Kœnig, revendeur de vieilleries et amateur de joies champêtres, M. l’Amitié était assis devant un guéridon soutenant une bouteille entamée, deux verres pleins et une chandelle de suif.

De l’autre côté de la table s’asseyait le visiteur mystérieux dont il avait donné le signalement à Meyer.

Meyer avait disparu.

– Je suis tout joyeux, disait M. l’Amitié, qui parlait maintenant avec un léger accent allemand, de faire la connaissance d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Comment vont tous nos bons amis de Carlsruhe, mon cher M. Hans ?

– Les uns bien, les autres mal, répondit le visiteur, dont le visage accusait énergiquement le type israélite.

L’Amitié frappa ses mains l’une contre l’autre.

– Voilà des réponses comme je les aime ! s’écria-t-il. Passé le pont de Kehl, de ce côté-ci, on ne rencontre plus que des fous qui parlent droit, eh ! mon frère ?

Hans ne répondit que par un signe de tête approbatif. C’était un jeune homme aux traits pointus, à l’air maladif. Sa physionomie inquiète exprimait la dureté et la méfiance.

– Trinquons, reprit l’Amitié, qui affectait au contraire une extrême rondeur ; à la santé de Moïse, de Jacob, d’Issachar, de Jéroboam, de Nathan, de Salomon et des autres.

Les verres se choquèrent et l’Amitié ajouta :

– Comme cela, mon bon frère, vous voulez me vendre un petit tas de bric-à-brac. Ce ne sont pas des meubles, je pense, car le port serait cher du grand-duché jusqu’ici. Ne serait-ce pas plutôt un lot d’étoffes ? Ah ! vous souriez, compère ? Je parie qu’il y a de la dentelle ! il en passe à Bade tous les ans pour des millions et sur de jolies épaules encore. Mais vous devez être un homme sage, Hans Spiegel, vous laissez les épaules et vous ne vous occupez que des dentelles.

Hans Spiegel souriait peut-être en dedans, mais sa figure restait morne et chagrine.

– On m’a dit, prononça-t-il tout bas, après avoir trempé ses lèvres dans son verre sans boire, que vous étiez homme à traiter au comptant une affaire d’une certaine importance.

– Au comptant, répéta l’Amitié au lieu de répondre, au comptant, cela dépend. L’argent a peur ; il se cache. Qu’est-ce que vous appelez une affaire importante, frère Hans ?

Spiegel rougit imperceptiblement et répliqua en baissant la voix davantage :

– Une affaire dans les cent… deux cents… peut-être trois cent mille francs.

– Vive Dieu ! s’écria l’Amitié, les jolies épaules étaient donc diantrement chargées ?

Spiegel toussa d’un air mécontent.

– D’ordinaire, dit-il avec sécheresse, les gens de notre état et de notre religion ne plaisantent pas quand ils parlent d’affaires.

L’Amitié répondit à son regard sévère par un coup d’œil humble, mais narquois.

– Bon ! bon ! fit-il, vous n’aimez pas le mot pour rire, frère Hans ? Chacun son caractère. Moi, je ne suis jamais mélancolique quand il s’agit de gagner honnêtement de l’argent… Parlons donc sérieusement, bonhomme, et faites-moi voir vos petites pierres.

Hans Spiegel s’agita sur son siège et regarda la porte.

– Mon compagnon, reprit l’Amitié, je vous sers suivant votre envie, je parle net maintenant parce que vous l’avez désiré. Souhaitez-vous qu’on mette tout à fait les pieds dans le plat ? Soit ! Frère Hans, vous ne venez pas de Carlsruhe. Si vous étiez de l’autre côté du Rhin, vous y resteriez et vous donneriez bien la moitié du prix des diamants de la Bernetti à l’homme qui vous fournirait les moyens de passer la frontière.

De rouge qu’il était, Hans Spiegel devint très pâle et murmura :

– Maître Kœnig, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Ces coquines-là, reprit l’Amitié sans s’arrêter à cette protestation, font maintenant un tort énorme aux duchesses. Je connais quelqu’un qui avait eu avant vous l’idée de l’opération, mais vous êtes un jeune homme actif et plein de talent, monsieur Spiegel ; vous avez été plus vite que nous en besogne. Combien demandez-vous des écrins de la Bernetti ?

La figure maladive du juif s’assombrissait. Son regard était celui du renard poltron qui devient brave à toute extrémité et fait tête aux chiens quand on l’accule.

L’Amitié le considérait du coin de l’œil. Il se versa un verre de vin.

– Je suis bien forcé de boire tout seul, reprit-il, puisque vous n’avez pas soif.

Il ajouta en posant sur la table son verre, vidé d’un trait :

– Un joli jonc que vous avez là, mon camarade.

D’un mouvement instinctif, Spiegel serra entre ses jambes sa canne à pomme d’ivoire.

Mais ce l’Amitié était beaucoup plus vif qu’il n’en avait l’air. Il jeta son corps en avant comme un tireur d’armes qui se fend à fond, et son bras allongé par-dessus la table atteignit la canne, qui lui resta dans la main.

Alors eut lieu une scène muette et rapide comme l’éclair. Un pistolet jaillit en quelque sorte de la poche de Spiegel, qui visa et tomba terrassé avant d’avoir pu presser la détente.

L’Amitié, riant bonnement, désarma le pistolet et le jeta à l’autre bout de la chambre.

– Je n’ai plus vingt-cinq ans, murmura-t-il, mais ma poigne est restée solide. Allons, relevez-vous mon camarade, et si vous avez un autre joujou comme celui-là, gardez-le pour une meilleure occasion.

Tout en parlant, il dévissait la pomme d’ivoire de la canne et la secouait au-dessus de la table comme il aurait fait d’un étui. Un assez grand nombre de diamants démontés qui, pour la majeure partie, étaient d’une grosseur considérable, roulèrent et s’éparpillèrent sur le tapis en lambeaux.

Spiegel restait désormais immobile et semblait pétrifié.

L’Amitié prit au hasard trois ou quatre pierres et les examina d’un air indifférent.

– Avec cela, dit-il, un garçon comme vous qui n’a pas de mauvaises habitudes peut rentrer dans son village, épouser Lischen ou Gretchen, acheter une ferme, voire même un manoir et avoir sa place au conseil municipal, quand sa barbe devient grise. Mais il faut d’abord vendre cette marchandise qu’on ne peut pas porter au marché ; il faut ensuite passer la barrière de Paris, où il y a des collets tendus ; il faut enfin franchir la frontière d’Allemagne, tout le long de laquelle le télégraphe a envoyé des piégés à loup avec le signalement du futur conseiller municipal… Je ne vous en veux pas pour votre frasque, mon frère Hans, chacun défend son bien comme il l’entend, et ceci est votre bien puisque vous l’avez volé, mais vous ne savez pas ce que vous faites : sans moi vous étiez perdu.

Et comme le regard du juif exprimait une rancuneuse incrédulité, l’Amitié ajouta :

– Les oreilles ne vous ont donc pas tinté ? Vers quatre heures, aujourd’hui, on a réglé votre histoire au bureau de la Sûreté. Les diamants de Carlotta Bernetti venaient du levant et du couchant, du midi et du septentrion ; elle avait une parure appartenant à la famille des princes Bérézow, une rivière qui avait quitté pour elle l’antique écrin des comtesses Ratthianyi ; tel bracelet avait orné le poignet d’une pairesse d’Angleterre, telle broche avait brillé sur la poitrine d’une grande d’Espagne. C’est une collectionneuse, et selon son propre calcul, sa pacotille vaut plus de la moitié d’un million.

– Au bas mot ! murmura Spiegel, qui retrouvait sa nature israélite.

– À la bonne heure ! s’écria l’Amitié, voilà que nous nous réveillons. Les demoiselles de l’espèce de la Bernetti, quand elles se mettent à crier, ont des voix qui s’entendent à trois lieues à la ronde comme les sifflets de chemins de fer ; autour de cet instrument principal et suraigu se sont groupées des voix plus mâles, appartenant à M. le prince, à M. le comte, à M. le président, à M. le maréchal et même à quelque mauvais petit agent de change. La Sûreté en a failli perdre la tête. Résultat prévu : à cinq heures, on avait tout ce qu’il fallait pour pincer votre canne et vous.

– Et c’est vous qui êtes chargé de m’arrêter ? demanda Spiegel avec assez de sang-froid.

L’Amitié éclata de rire.

– Mais du tout ! répliqua-t-il, je vous dis que je suis votre salut ! Je n’appartiens pas le moins du monde à la police, mais la police m’appartient un peu, parce que je vais et je viens d’une fleur à l’autre comme les papillons.

Notre métier n’est pas facile, M. Spiegel, pour ceux qui ne veulent pas, comme vous, se mettre dans le pétrin du premier coup. Vous avez fait une grosse affaire, c’est vrai ; mais, la belle avance, si elle vous rapporte en bénéfice net vingt ans de séjour à Brest ou à Toulon !

Nous autres, car je ne me vante pas, je suis tout bonnement membre d’une société qui jouit d’un certain crédit sur la place, nous autres, nous agissons prudemment, regardant deux fois plutôt qu’une l’endroit où il s’agit de poser le pied. Nous n’improvisons rien ; nos combinaisons ne s’exécutent qu’après avoir été fouillées avec un soin parfait.

Moi qui vous parle, je verrais un million pendu à un arbre du bois de Boulogne, que j’en ferais douze fois le tour avant de le décrocher.

Mais arrivons à ce qui vous concerne : vous êtes entre mes mains, mon bon frère, je pourrais vous rançonner, je ne le veux pas ; l’habitude de notre maison est de se contenter d’un honnête bénéfice : je vous offre 50 000 francs et un passeport à l’étranger ; est-ce gentil ?

– Donnez ! s’écria Spiegel avec empressement, j’accepte !

M. l’Amitié eut encore son bon gros rire.

– Minute ! fit-il en remettant un à un les diamants dans la canne creuse, nous avons passé l’âge des étourderies. Moi, je ne me connais pas du tout à ces brimborions-là, et vous pourriez tout aussi bien me donner, en échange de mes 2 500 louis, des petits morceaux de verre valant une trentaine d’écus. Les affaires sont les affaires, monsieur Spiegel, vous allez reprendre tout cela, ce qui vous prouve bien que je n’ai point envie de vous tromper, et cette nuit même, un employé de chez nous, qui est expert en joaillerie, se rendra à votre domicile, examinera les pierres et vous comptera l’argent.

Le juif resta un instant indécis.

– Ah ! ah ! fit l’Amitié, vous aimeriez mieux prendre tout de suite la clé des champs, je comprends ça, mais soyez tranquille, on va vous donner l’ordre et la marche. Si vous suivez de point en point mes instructions, votre nuit sera bonne et vous voyagerez demain sur la route de notre chère patrie.

En sortant d’ici, allez-vous-en dîner où vous voudrez et restez longtemps à table. Vous concevez bien que ce serait folie de rentrer chez vous en ce moment.

Vers minuit, pas avant, rendez-vous rue de l’Oratoire-des-Champs-Élysées et demandez la chambre que le papa Kœnig aura retenue pour vous dans la petite maison située au fond de la cour du n° 6. À deux heures du matin, je dis deux heures sonnantes, vous entendrez gratter à votre porte, vous demanderez qui est là, ou vous répondra : Le bijoutier. Je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste. Quand vous aurez votre argent, vous dormirez la grasse matinée ou vous prendrez la poudre d’escampette, à votre choix… Est-ce dit ?

Il tendait la canne à Spiegel qui la prit et répliqua :

– C’est dit.

– Et bien dit ! appuya l’Amitié en le regardant dans les yeux. Ce qui est là-dedans vous brûle désormais les doigts et je ne crains pas que vous nous faussiez compagnie.

Il se leva et ouvrit la petite porte donnant sur l’allée.

– C’est que, murmura Spiegel d’un air honteux, pour exécuter vos instructions, il faudrait avoir de quoi dîner.

– Ma parole ! s’écria l’Amitié, je me doutais de cela ! Vous avez jeûné, mon pauvre garçon, avec des diamants plein vos poches ! Allons, allons, vous n’êtes pas fort ! Reprenez votre pistolet, voilà dix louis ; à vous revoir ! je vous souhaite bonne chance.

Spiegel le quitta au bout de l’allée et se dirigea vers le marché du Temple. Il avait caché la fameuse canne sous sa redingote et marchait à grands pas, regardant tout autour de lui avec inquiétude.

M. l’Amitié, au contraire, tourna le coin de la rue de Vendôme, cheminant d’une allure paisible, avec les deux mains dans ses manches.

Le cocher du coupé, qui semblait dormir, prit aussitôt son fouet, toucha son cheval et suivit au pas à quelques toises de distance.

IILe confessionnal de Toulonnais-l’Amitié

Il était environ huit heures du soir et le boulevard du Temple, ce rendez-vous des plaisirs populaires qui reste dans la mémoire de tous les Parisiens, malgré le square lugubre qu’on a mis à sa place, éclatait en mille bruits joyeux. La foule se pressait autour des théâtres dont l’enseigne promettait le rire ou les larmes, la foire des petits marchands allumait ses lanternes et ceux-là mêmes qui n’avaient pas trois sous pour entrer chez le regretté Lazari trouvaient à passer leur soirée gratis devant la baraque de quelque successeur de Bobèche.

Quand le singulier personnage qu’on nommait M. l’Amitié déboucha par la rue Charlot en quittant le logis du papa Kœnig, le boulevard était à l’apogée de son allégresse quotidienne ; mais ces joies, paraîtrait-il, n’étaient pas l’affaire de notre homme à la houppelande juive, car il n’accorda pas même un regard aux fumeuses illuminations de la foire, et tourna court dans la direction de la colonne de Juillet.

Le coupé aux stores fermés fit comme lui et longea lentement le trottoir.

Le costume choisi par M. l’Amitié se rencontrait alors plus souvent qu’aujourd’hui dans le quartier du Temple. Les choses caractéristiques tendent à s’effacer de plus en plus et les vieux vautours de la petite semaine s’habillent maintenant comme des casse-noisettes ordinaires. Les jeunes ont parfois leur tailleur aux environs de l’Opéra.

M. l’Amitié pouvait donc continuer sa promenade sans exciter autrement l’attention des passants. Il allait d’un pas doux comme la peau de mouton qui rembourrait ses bottes et chantait à demi-voix cet air qui n’eut jamais rien de factieux :

Il pleut, il pleut, bergère,
Ramenez vos moutons…

Mais tout en fredonnant il songeait, et sa rêverie ne ressemblait point à sa chanson.

– Le colonel, pensait-il, m’a tracé mon chemin pouce par pouce et je fais comme à l’ordinaire le métier de marionnette. Voilà longtemps que ça dure. Au commencement je m’amusais à deviner ses manigances qui sont cousues de fil blanc, mais j’en ai trop deviné et le bonhomme m’ennuie. Il serait temps à la fin que le vieux fit un peu de place aux jeunes, d’autant que les jeunes comme moi commencent à mûrir. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent qui reste là-bas enterré dans un trou, au fond de la Corse ? et pourquoi continuer les affaires quand on pourrait rouler carrosse ? c’est joli les combinaisons du bonhomme ; ça a trois, six, neuf compartiments comme les baux de mon propriétaire, mais la liquidation ne vient pas et tant va la cruche à l’eau…

Il s’interrompit et descendit jusqu’au bord du trottoir, cherchant une place propice pour traverser la chaussée.

Un sergent de ville qui marchait derrière lui dit tout bas :

– Bonsoir, M. Lecoq.

L’Amitié regarda tout autour de lui avant de répondre :

– Bonsoir, bonhomme.

– On dit là-bas, à la préfecture, reprit le sergent, que vous chauffez une histoire pour cette nuit.

– Fais ton ouvrage, répliqua brusquement l’Amitié, qui se lança sur le pavé boueux.

– Ma parole, grommelait-il, il n’y a pas bavards comme ces hirondelles ! On risque à chaque pas de se compromettre avec eux. Le Père est bien tranquillement à faire son whist pendant qu’on s’éreinte. Il a juré ses grands dieux que l’affaire de M. Remy d’Arx, le juge d’instruction, serait sa dernière affaire, mais voilà dix ans qu’il radote cela. Moi, je patiente et j’obéis ; mais du diable si je comprends, cette fois, la mécanique du vieux, avec ses diamants et tout l’embrouillamini qu’il a imaginé à l’entour. Quand je l’ai interrogé, il m’a répondu comme moi au sergent de ville : Fais ton ouvrage.

Il s’arrêta sur l’autre côté du boulevard, et conclut :

– On fera l’ouvrage, papa, mais tout a une fin, et une fois l’ouvrage faite, je connais quelqu’un qui vous demandera son compte un peu bien !

Le bruit et le mouvement qui donnaient autrefois un aspect si particulier au vieux boulevard du Temple ne s’étendaient pas très loin. Chacun peut se souvenir que le Château-d’Eau d’un côté, les environs de la Galiotte de l’autre, étaient relativement des lieux déserts.

On appelait la Galiotte la dernière maison formant angle entre la rue des Fossés-du-Temple et le boulevard, parce que l’entreprise des bateaux-poste du canal de l’Ourcq tenait là ses bureaux.

Derrière la Galiotte et très près de l’endroit où la façade du Cirque éclaire maintenant ce quartier jadis si misérable, s’ouvrait, au milieu de maisons décrépites et de masures à physionomies campagnardes, une ruelle étroite qui s’en allait rejoindre, après un long et tortueux parcours, la rue du Faubourg-Saint-Martin à la hauteur de la mairie actuelle.

Cette ruelle n’avait point de nom officiel, sinon au point où elle coupait le faubourg du Temple, derrière les chantiers de Malte. Là un écriteau l’intitulait rue du Haut-Moulin ; mais partout ailleurs on l’appelait familièrement le Chemin-des-Amoureux.

La première maison du Chemin-des-Amoureux, en entrant par la rue des Fossés, était un café borgne qui portait pour enseigne ce hardi calembour : Estaminet de l’Epi-Scié. Cet établissement, entouré d’une détestable renommée et dans lequel la police faisait de fréquentes razzias, avait sa façade tournée vers le boulevard, à cause d’un coude brusque de la ruelle.

Du lieu où M. l’Amitié s’était arrêté, il pouvait voir à travers les rideaux rouges de deux fenêtres les lueurs de la salle de billard. On y jouait la poule, selon la promesse d’un petit écriteau, fabriqué à la main et placé sous la lanterne rouge qui disait aux passants du boulevard les prix du gloria et de la demi-tasse : 10 et 20 centimes.

Le billard, large comme une prairie, haut sur jambes et recouvert d’un tapis abondamment graisseux, était placé au milieu d’une salle assez spacieuse, mais basse d’étage. Tout à l’entour, des tables de bois, soutenues par deux pieds seulement, s’appuyaient de l’autre côté sur une tringle appliquée contre le mur.

Vis-à-vis de la porte d’entrée il y avait un comptoir de marchand de vins, où trônait une grosse mère à la figure violette dont le bonnet, garni de vieux rubans rouges, laissait échapper des mèches de cheveux gris pommelés.

Son nom était Mme Lampion ; elle avait ruiné des porteurs d’eau dans sa jeunesse.

La poule, bien nourrie, comptait une douzaine de joueurs dont les costumes étaient sensiblement disparates. Quelques-uns portaient des blouses, d’autres des paletots plus ou moins déguenillés ; d’autres, enfin, des habits de bon drap, presque propres et assez cossus.

La toilette semblait d’ailleurs être ici un élément de considération assez médiocre : il y avait des haillons qui parlaient haut et qui obtenaient le sourire des dames, tandis que certaine redingote tolérable gardait la timidité du simple soldat, admis à la table des fourriers. Le lion, car il y a partout un favori qui fait la mode, était un jeune gars de vingt à vingt-cinq ans, avec une toute petite casquette posée de travers sur une forêt de cheveux blonds frisés.

Il jouait en bras de chemise. Il avait des bottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à la ceinture comme une robe de femme.

C’était lui qui « bloquait » le plus de billes et qui plaçait le plus de « mots. » Son succès était complet ; tous les hommes l’admiraient, toutes les dames le caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on lui donnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnait gaiement les sous de ses partners en guenilles.

Deux personnes seulement, dans toute l’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’était d’abord Mme Lampion, qui, selon l’habitude, sommeillait majestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un homme de taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse se cachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait la table la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un large vide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’était fait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée, il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustes mains.

Les regards que les joueurs et la galerie jetaient à ce personnage étaient rares ; ils exprimaient à la fois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait dit lors de son entrée :

– Bonjour, Marchef ; comment va ?

Encore avait-il ajouté à voix basse :

– Il y a du tabac, puisque voici le Coyatier ! Quand cet oiseau-là sort de son trou, méfiance ! Je parie que nous allons avoir du nouveau cette nuit.

Aussi quand la porte s’ouvrit pour donner passage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut un effet produit, comme on dit au théâtre.

Les conversations se turent autour des tables, les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, on aurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse : Toulonnais-l’Amitié.

– Qu’est-ce que je vous avais dit ? ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde. Tabac !

Le nouveau venu referma la porte et dit d’une bonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue, car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du père Kœnig :

– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il comme vous voulez ? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idée d’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de la Bourse et des affaires politiques.

Il y eut un éclat de rire un peu contraint, et quelques dames allèrent jusqu’à dire :

– Est-il farceur, ce M. l’Amitié !

L’homme à la taille d’athlète qui était tout seul dans son coin n’avait pas bougé, et Mme Lampion dormait toujours.

L’Amitié, en changeant de voix, avait changé aussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, son regard hardi et franc.

– Vous apportez de l’ouvrage, patron ? demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.

– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas ton ami Piquepuce, eh ?

– Il n’est pas venu ce soir.

– Il viendra… nous avons à causer… Holà ! amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière, qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye une tournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santé du roi de Prusse et de son auguste famille.

On rit encore, mais au milieu du rire une voix lugubre se fit entendre.

C’était l’homme du bout de la salle qui avait relevé la tête et qui disait :

– Monsieur Lecoq, moi, je ne suis pas ici pour m’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi tout de suite ce qu’on veut de moi.

– Je n’en sais rien, répondit sèchement l’Amitié ; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre de vin chaud, Marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il y en a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.

L’athlète reprit son immobilité chagrine et repoussa un verre plein que le garçon lui tendait.

– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers la grosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.

Et il ajouta en s’adressant à Cocotte.

– Allons, petit, monte.

– C’est que, objecta le plus élégant des joueurs de poule, ma bille vaut 1 fr. 75.

– Je t’en donne 2 francs, répartit l’Amitié, et je l’offre à ce bon Coyatier.

– Nous ne jouons pas avec le Marchef ! disent les autres d’une seule voix.

Celui-ci ne répondit point, mais ses yeux s’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun de ceux qui avaient parlé.

Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ce regard à la fois triste et terrible.

L’Amitié ricanait.

– Quand mons Piquepuce va revenir, ajouta-t-il en se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrière le comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.

Cocotte le suivit.

Dès qu’ils furent éloignés, au lieu de continuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seul groupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretien aurait pu se traduire ainsi :

– Cocotte, Piquepuce et le Marchef ! c’est une mécanique à grand spectacle !

L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait son confessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé au premier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêter l’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de la ruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuve et bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre de l’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avait fait de ce lieu une succursale de ses divers cabinets d’affaires.

Car c’était un homme considérablement occupé.

Au moment où Cocotte passait le seuil, une voix cria du bas de l’escalier :

– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre !

L’instant d’après, Toulonnais était assis sur le vieux divan entre ses deux acolytes.

Mons Piquepuce avait une dizaine d’années de plus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable : Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âge entre Nisus et Euryale. L’apparence de mons Piquepuce était celle d’un rat de chicane prétentieux et romantique ; il portait de longs cheveux cachant le col d’un habit pelé.

– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pas de trop ; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.

– Eh bien ! commença Piquepuce d’un air important, notre jeune homme est à Paris.

– Parbleu ! fit Toulonnais, qui haussa les épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.

– Si vous en savez plus long que moi… voulut dire Piquepuce.

– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompit l’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher. As-tu vu la dompteuse ?

– Je la quitte. Elle a sa baraque place Walhubert, devant le Jardin-des-Plantes, et doit emballer après-demain pour la fête des Loges.

– Se souvient-elle de Fleurette ?

– Je le crois bien ! quand ce ne serait que par jalousie !

– Ah ! ah ! fit l’Amitié avec une certaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de la corde de pendu plein ses poches !

– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse, reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore une femme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle en tenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est même resté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteuses d’animaux féroces, c’est presque toujours des femmes romanesques ; il n’y a pas plus langoureuse que Mme Samayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coup de boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au bout de cinq semaines de souffrances ! Elle fait des vers comme père et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare à l’espagnole…

L’Amitié frappa du pied.

– Il ne s’agit pas de Mme Samayoux, dit-il, mais de Maurice et de Fleurette.

– J’allais y arriver. Quand on vint chercher la petite à la baraque de la part de ses parents, pour la faire comtesse ou autre, et Mme Samayoux dit que c’est encore là une drôle d’histoire, car l’enfant n’avait ni marque, ni signe, ni croix de ma mère, à l’aide desquels il est facile d’effectuer une reconnaissance dans les règles : quand donc on vint la réclamer, le jeune Maurice faillit devenir fou. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il était fils de parents comme il faut et qu’il s’était engagé chez la Samayoux pour le trapèze, la boule et la perche à cause de Fleurette, qu’il idolâtrait.

La petite était en ce temps-là somnambule lucide et manigançait la seconde vue. Ça a dû être un drôle de rêve tout de même quand elle a vu le carrosse qui venait la chercher pour la mener dans un hôtel des Champs-Élysées, où elle a présentement des robes de soie et des cachemires… Ne vous impatientez pas… Le jeune Maurice fit donc un coup de sa tête ; malgré que Mme Samayoux lui proposait de l’épouser en lui laissant par contrat sa baraque, ses outils et ses bêtes, il s’engagea soldat et partit pour l’Afrique. Qui est-ce qui pleura ? ce fut la dompteuse. Elle se serait même périe par le charbon sans un musicien de son orchestre qui lui adoucit momentanément sa douleur.

– Pour une chose racontée agréablement, murmura Cocotte, ça y est !

– Et la fillette ? demanda l’Amitié, non sans donner de nouveaux signes d’impatience.

– J’allais y venir. Mme Samayoux fut cinq ou six mois sans entendre parler de la fillette ; elle ne savait pas même où elle était, car on lui avait compté une gentille somme pour avoir Mlle Fleurette, mais une fois partie, ni vu ni connu, tout s’était fait dans le plus grand mystère.

Un beau matin, à la foire de Saint-Cloud, Mme