La Bande Cadet - Paul Féval - E-Book

La Bande Cadet E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

La Bande Cadet, dont l'action centrale se déroule en 1853, conjugue à la recherche du fameux trésor, une nouvelle entreprise des Habits noirs contre la succession de Clare, et des substitutions d'identité compliquées, que le dénouement seul débrouille.

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La Bande Cadet

La Bande CadetPrologue. Le salon aux quatre fenêtresPremière partie. Une évasion et un contratDeuxième partie. Clément-le-ManchotPage de copyright

La Bande Cadet

 Paul Féval

Prologue. Le salon aux quatre fenêtres

I La rue Culture 

Un soir d’hiver de l’année 1840, par un froid noir et mouillé, un pauvre homme entra au poste de la rue Culture-Sainte-Catherine. C’était une bonne figure naïve et un peu étonnée. Il portait un costume bourgeois très râpé, avec un tablier de garçon pharmacien, dont la grande poche bâillait sur son estomac. Dans cette poche, il y avait un paquet assez volumineux, ficelé dans du papier d’emballage.

Il demanda la permission de se chauffer au poêle ; ce qui lui fut volontiers accordé. Le jour s’en allait tombant au-dehors, et dans l’intérieur du corps de garde la nuit était tout à fait venue. On n’avait pas encore allumé le quinquet.

Quand le pauvre homme s’en alla, personne ne s’aperçut qu’il n’y avait plus de paquet dans la poche de son grand tablier.

À quelques pas du corps de garde s’élevait une maison d’assez grand aspect et fermée sur le devant par un mur. On l’appelait l’hôtel Fitz-Roy. Le dernier duc de Clare (celui qui portait le titre de prince de Souzay) l’avait habité un temps avec la princesse sa femme. On disait qu’ils étaient séparés maintenant.

Et la maison restait déserte, au point que, depuis le décès d’un vieux concierge, qui était resté là comme un chien dans sa niche après le départ des maîtres, on n’avait pas vu une seule fois la porte cochère rouler sur ses gonds.

Du haut en bas de l’hôtel, hiver comme été, les contrevents fermés masquaient les croisées, ce qui mettait le quartier en mauvaise humeur. Les marchands d’alentour disaient, non sans raison :

– C’est comme si on avait dans la rue un monument du Père-Lachaise. Qu’ils vendent ou qu’ils louent ! Il y a de quoi mettre là-dedans douze ménages de rentiers ou une fabrique de bronzes, qui ferait aller le commerce.

Ce fut dans une allée étroite et sombre, située vis-à-vis de l’hôtel Fitz-Roy, que se réfugia l’homme au paquet en sortant du corps de garde. Peut-être était-ce tout uniment pour se mettre à l’abri, car la pluie tombait. Nous devons dire pourtant que, dans cette espèce de guérite, il avait plutôt l’air d’un factionnaire qui fait le guet.

Ajoutons qu’il n’était pas seul. Dans une autre allée, également obscure, qui s’ouvrait au-delà de l’hôtel Fitz-Roy, un autre individu se garait aussi de la pluie. Il avait, celui-là, un cigare à paille entre les lèvres, un vieux chapeau gris pelé posé de travers sur des cheveux plats, d’un jaune déteint, et une redingote de forme « élégante » qui ne valait guère mieux qu’un haillon. Cela se voyait aux lueurs d’un réverbère que le vent balançait juste au-dessus de lui.

Cela ne se vit pas longtemps. Aussitôt que l’homme du corps de garde et lui eurent échangé de loin un signe, ils s’enfoncèrent l’un et l’autre dans la nuit de leurs guérites.

Au bout d’un quart d’heure environ, un parapluie tout ruisselant tourna l’angle de la rue Saint-Antoine. Il protégeait, tant bien que mal, un homme d’aspect modeste et déjà âgé, qui tenait par la main une toute petite fille.

Le chapeau gris siffla et dit entre haut et bas :

– Échalot !

L’autre répondit par un coup de sifflet pareil et grommela :

– On y est, Amédée, fidèle au poste jusqu’à la mort ! L’homme au parapluie et la petite fille, passant devant le corps de garde, s’éclairèrent un instant à la lueur du quinquet. L’enfant était tout en noir comme son père. Elle se pressait contre lui en trottinant et babillait en riant, malgré le froid qui rougissait ses joues.

Échalot, notre homme au paquet, la regardait d’un air bon enfant.

– Quand Saladin aura cet âge-là, dit-il, vous verrez qu’il sera encore plus mignon !… Tiens ! on ne voit plus Amédée. Méfiance ! c’est bien le papa Morand avec sa petite Tilde.

Il se rejeta dans l’ombre vivement.

Le vieux et sa fillette arrivaient en face de la porte cochère de l’hôtel. Ils s’arrêtèrent.

Alors eut lieu une chose qui avait presque la valeur d’un événement, et qui, certes, eût attiré sur leur seuil tous les boutiquiers du quartier, en dépit même du mauvais temps, s’ils en avaient eu connaissance.

Mais personne ne bougea, parce que personne ne savait.

Papa Morand, comme Échalot l’appelait, donna le parapluie à tenir à sa petite en disant :

– Soyez sage, mademoiselle Tilde, et ne vous mouillez pas.

En même temps, il tira de sa poche deux grosses clefs, dont l’une fut aussitôt introduite dans la maîtresse serrure de la porte cochère. Ce n’était pas le tout ; Échalot, qui regardait avec une curiosité avide, pensa judicieusement :

– Ça a dû rouiller rude depuis le temps !

Et, en effet, la main tremblante du vieux avait beau s’efforcer, le pêne résistait.

– Faudra l’accoucheur ! pensait déjà Échalot. Voyons ! fourre quelque chose dans la boucle, papa !

Comme s’il eût suivi cette suggestion muette, le vieux passa la seconde clef en travers dans la garde de la première, et, s’en servant comme d’un levier, appuya à deux mains. Le pêne sauta.

– Bravo ! fit Échalot. Au loquet !

Morand tâtait déjà le trou du « cordon » avec sa seconde clef. Ce ne fut, cette fois, ni long, ni difficile. La lourde porte roula en gémissant sur ses gonds rouillés, montrant une large ouverture, silencieuse et sombre comme le seuil du néant.

– Viens vite, dit-il à la fillette, nous n’avons que le temps. Mais au lieu d’obéir, la petite fille recula épouvantée.

– Je ne veux pas ! balbutia-t-elle, j’ai peur.

– Peur de quoi, sottinette ?

– Est-ce que je sais ? Des revenants.

– Dame ! fit Échalot, l’endroit est bon pour ça.

Et il frissonna un peu pour son propre compte avant d’ajouter :

– Quoique c’est des bêtises. Les morts n’ont ni pied ni patte pour se promener.

Avec une impatience sénile, Morand saisit le bras de la fillette, qui cria. Il la poussa en avant.

– Veux-tu bien te taire ! ordonna-t-il.

– On ne nous a même pas vus ! murmura-t-il en essuyant son front qui ruisselait de sueur sous la pluie glacée.

En cela, nous savons qu’il se trompait. À peine la porte de l’hôtel s’était-elle refermée que l’homme au chapeau gris s’élança hors de sa cachette. C’était, dans toute la force du terme, un gaillard de mauvaise mine, suant la misère prétentieuse, le vice fanfaron et la hideuse élégance du dandy crotté jusqu’à l’échine. En ce genre, Paris renferme des trésors ; c’est au plus profond de ses boues que grouille le pur type de don Juan, laid, dépenaillé, mais toujours vainqueur.

Échalot vint à la rencontre de son collègue et lui tendit la main avec cordialité :

– Ça va-t-il un peu, Amédée, depuis trois jours qu’on ne t’a vu ? Similor (c’était le nom de famille d’Amédée) lui donna le doigt.

Il avait des gants !

– Tu l’as reconnu, c’est bien lui ? demanda-t-il.

– Parbleu ! répondit Échalot. D’ailleurs, il est déjà venu ce matin avant le jour, avec un bois de lit, des matelas et deux paniers, du vin et de la mangeaille… Mais tu ne t’informes seulement pas de Saladin ?

Similor haussa les épaules.

– Je t’en ai confié les soins matériels, répliqua-t-il, tu es bon pour ça. Moi, je m’occupe de son avenir. Quand il aura l’âge d’une éducation libérale, je m’en charge.

– Sais-tu où je l’ai mis ?

– Ça m’est égal…

– Tu n’as pas le cœur d’un père, Amédée, interrompit Échalot avec reproche, pour ton fils naturel, dont je ne suis, moi, que la nourrice et l’adoptif. Je l’ai mis dans le giron du gouvernement, ici près… et qu’au lieu de fumer des havanes à tuyau, tu pourrais bien contribuer pour un sou à son lait. Je n’ai pas de fortune, tu le sais bien.

– Voilà ! dit brusquement Similor, marque la nourriture, on te soldera plus tard. Je ne peux pas m’habituer aux détails du ménage. Et parlons affaires : tu es de planton, ici, jusqu’à nouvel ordre.

– Dis-moi au moins de quoi il retourne, supplia Échalot ; est-ce que c’est vraiment les Habits Noirs ?…

La main de Similor s’appuya sur sa bouche comme un bâillon.

– Malheureux ! s’écria-t-il, en pleine rue ! des mystères comme ça !

– Ça m’a échappé, balbutia Échalot.

– On te pardonne pour une fois, dit Similor, mais de la prudence ! Il mit trois points d’exclamation après ce mot et poursuivit :

– Moi, je vas jusqu’à l’estaminet de l’Épi-Scié dire à M. Tupinier que le vieux et la petite sont arrivés. Il tient à moi à cause de ma capacité, quoique ça le taquine de me voir réussir mieux que lui auprès des dames.

– On chercherait longtemps, dit Échalot avec une admiration tendre et profonde, un quelqu’un doué de tous tes divers avantages. Si tu avais seulement une idée de sensibilité pour moi, ton meilleur ami, et pour ton fils que j’allaite…

Échalot était long quand il parlait des choses du cœur. Le bel Amédée le coupa tout net d’une tape sur l’épaule et conclut :

– Reste donc ici, bonhomme, et dès que la voiture se montrera, pique une course jusqu’à L’Épi-Scié. Tu demanderas…

– M. Tupinier, parbleu !

– Du tout ! Tu demanderas moi, Amédée Similor, dont l’importance grandit tous les jours. Tu sais ? Quand ça ne sera plus possible de nous entre-tutoyer, on te fera signe.

Il tourna le dos et s’éloigna dans la direction du boulevard. Échalot, resté seul, le suivit des yeux jusqu’au détour de la rue.

– Pour le truc de s’habiller toujours comme un flamboyant, dit-il en secouant la tête avec mélancolie, ça y est ; pour le bagout aussi, et l’imagination déréglée, et la couleur des cheveux à la mode, et l’effronterie auprès du sexe, et tout ce qui fait mon envie pareillement : il a les succès d’Adonis dans l’antiquité ! Mais pour avoir de ce qui bat sous le gilet, un brin de cœur, quoi jamais ! Il ignore les entraînements de la nature dans le foyer domestique. On dit que c’est nécessaire pour gravir plus à son aise l’échelle de l’ambition et des bénéfices. Tant pis, alors ! moi, j’aime mieux ignorer les jouissances de l’amour-propre que de les acheter au prix de mon âme sensible ! Je vas toujours allaiter Saladin.

Il rentra au corps de garde et retrouva son paquet de papier ficelé dans le coin où il l’avait laissé. Il le prit et l’ouvrit par le haut comme on fait pour les cornets de poivre. Aussitôt quelque chose remua et cria dans le papier.

– Tais ton bec, Saladin, petite drogue ! dit Échalot avec les tendres inflexions d’une mère, ce n’est pas le moment de rager quand on t’apporte la goutte !

Il tira en même temps une cornue en verre de la grande poche de son tablier, et une énorme bouche d’enfant sortant du paquet en saisit le goulot pour boire avidement.

C’était Saladin, fils naturel de Similor et adoptif d’Échalot.

Les gens du corps de garde s’approchèrent et firent cercle.

Dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, le papa Morand essayait de faire entendre raison à la petite fille qui pleurait, saisie par une de ces terreurs d’enfant que rien ne peut calmer, sinon le grand jour. Ce qui l’entourait n’avait en soi rien de particulièrement effrayant : c’était une cour, herbue comme une prairie, ayant à droite la loge du concierge, à gauche, les écuries, et, au fond, l’hôtel, où l’on montait par un perron dont les marches disparaissaient sous de hautes touffes de plantes desséchées.

Le vieux entra dans la loge et tâtonna longtemps, étourdi qu’il était par les cris de sa petite. Il trouva enfin par terre, auprès de la cheminée, une lanterne, et, tout aussitôt, frottant une allumette chimique, il éclaira l’intérieur de la loge, où pas un seul meuble ne restait.

L’enfant se tut, mais resta serrée contre lui, promenant à la ronde son regard curieux et farouche.

– Tu vois bien qu’il n’y a pas de revenants, dit le vieillard en essayant de sourire.

Mais l’enfant répondit :

– Puisque je les ai vus tous pendant qu’il faisait noir !

Tenant d’une main son parapluie, car l’averse glacée redoublait, et de l’autre la lanterne, le vieux sortit de la loge et traversa la cour. La petite Tilde suivait en le tenant par le pan de sa redingote, mais elle trébuchait à chaque pas parce que l’herbe avait déchaussé les pavés. Ils arrivèrent au perron dont les marches disjointes tremblaient, et ils montèrent à travers la forêt des plantes sèches. Le vieux avait maintenant un gros trousseau de clefs à sa ceinture.

Il ouvrit la porte qui donnait sur le perron et entra dans le vestibule humide et froid où il n’y avait rien, sinon un objet qui arracha à l’enfant un cri de terreur.

C’était le squelette d’un lévrier de la grande espèce, disséqué par le temps comme aurait pu faire le plus habile préparateur, et couché sur les dalles noires et blanches à quelques pas du seuil.

– C’est certain que j’aurais dû ranger César, grommela le vieillard entre ses dents.

Il ferma le parapluie, déposa la lanterne et traîna la carcasse du chien dans un angle du vestibule en ajoutant :

– Ne faites pas la méchante, mademoiselle Tilde, César ne vous mordra pas si vous êtes sage. C’était une bonne et belle bête quand il était en vie. Il avait mangé une fois un des bouvreuils de ce coquin de Jaffret, je parie que c’est lui qui l’aura laissé enfermer dans le temps… Ah ! il en a passé du temps, depuis ce soir-là !

Il reprit la lanterne et monta l’escalier. Sa figure, éclairée maintenant, semblait moins vieille que sa tournure. Elle exprimait la douceur, l’entêtement et une certaine faiblesse d’esprit.

La petite Tilde montait derrière lui toute frissonnante. Elle ne disait plus rien, mais son minois intelligent trahissait avec énergie les sentiments d’effroi confus que lui inspirait cette maison morte.

Ici, en effet, tout était mort, et le squelette du noble ami des anciens maîtres, le chien César, couché en travers du seuil, pouvait servir d’enseigne aux désolations de la demeure abandonnée.

L’enfant et son conducteur traversèrent plusieurs chambres vides dont les tapisseries tombaient en lambeaux ; rien n’y restait, pas même un siège. Les pas marquaient dans une poussière épaisse, et, malgré l’abri des contrevents clos, le vent du dehors entrait par les vitres brisées. Aucun obstacle ne s’était présenté depuis le vestibule. Toutes les portes étaient ouvertes.

Dans la quatrième pièce du premier étage, M. Morand s’arrêta enfin devant une porte fermée, et, pendant qu’il cherchait une clef dans le trousseau, il dit à la petite :

– Ici, vous n’aurez plus peur, mademoiselle Tilde. Vous aurez un bon feu pour vous réchauffer et un gâteau si vous me faites une risette.

Il poussa la porte. Nous devons avouer que la lueur de la lanterne éclaira faiblement une pièce qui ne ressemblait en rien à celles qu’on venait de traverser. C’était une vaste salle, percée de quatre fenêtres au-devant desquelles tombaient des draperies sombres, mais belles. Des sièges de forme très ancienne s’alignaient autour des murailles recouvertes de magnifiques boiseries où pendaient de grands cadres aux dorures foncées. Au-dessus des portraits qu’on distinguait à peine, à tel point que les rayons de la lanterne étaient submergés par la nuit, des écussons se penchaient, allumant quelques étincelles aux sculptures de leurs cartouches.

Au fond, le bon feu annoncé, qui avait dû brûler plantureusement, il est vrai, mais dont les tisons consumés allaient s’éteignant sous les cendres, couvait dans une haute et large cheminée de marbre sculpté, supportant un miroir de Venise entouré d’une bordure monumentale.

Parmi toutes ces choses, grandes comme les souvenirs d’autrefois, deux objets modernes, mesquins mais propres, étonnaient le regard. C’était d’abord un lit d’acajou tout battant neuf et qui semblait sortir d’un magasin à bon marché de la rue de Cléry ; c’était ensuite un maigrelet guéridon, du même acajou plaqué, de la même provenance archibourgeoise, supportant un plateau à thé, une volaille froide, des gâteaux, une carafe et plusieurs bouteilles.

La figure de M. Morand devint plus grave, s’il est possible, quand il franchit le seuil de cette pièce. Il se découvrit d’un geste involontaire : on eût dit qu’il entrait dans une église.

– Est-ce beau, Tilde, ma coquinette ? demanda-t-il.

L’enfant ouvrait de grands yeux curieux mais fâchés. Certes, elle ne trouvait là rien de beau, sinon l’acajou luisant du lit et de la tablette. Elle ne regardait pas même les gâteaux.

M. Morand l’enleva dans ses bras et la mit dans un fauteuil énorme, où elle disparut comme une mauviette qu’on servirait sur un de ces grands plats d’argent, mesurés par l’appétit de nos pères à la taille des boucliers chevaleresques. M. Morand roula le fauteuil contre un guéridon, sucra un verre de vin, rapprocha les gâteaux et dit :

– Fais la dînette, si tu veux ; moi, je vais travailler.

Et, retroussant ses manches, il se mit aussitôt, en effet, à besogner avec une activité extraordinaire. D’abord, il empila des bûches dans le foyer où le feu rallumé flamba. Ensuite, saisissant un balai, il nettoya vigoureusement le parquet, avant d’épousseter les meubles à tour de bras. La sueur découlait de son front, mais il ne s’en apercevait pas. Il parlait tout seul, disant :

– Ça m’a fait plaisir de revoir les émaux de Clare ! L’enfant ne sait pas ce que veut dire ce soleil d’or qui rayonne sur champ d’azur… Elle est ici chez elle entourée de ses aïeux. Mais, j’ai presque honte de regarder mes aïeux et mes aïeules… Ah ! ah ! les descendants des rois ne valent pas cher à l’heure qu’il est !

Il eut un rire amer, et, soulevant le matelas, il déploya pour faire le lit une vigueur qu’on n’eût jamais devinée, à voir son pauvre corps exténué.

– Fitz-Roy ! Fitz-Roy ! grondait-il d’une voix entrecoupée par ses efforts ; fils de roi ! fils de roi ! c’est mon nom, c’est le sien. Et pourquoi aurait-elle peur dans la maison de ses pères ? J’ai cherché une place de concierge pour lui donner du pain, et je ne l’ai pas trouvée. Fils de roi ! Fitz-Roy ! Nous étions bien riches et bien puissants !

Il alluma les bougies des candélabres et celles du lustre, faisant ainsi surgir les personnages des tapisseries, ressuscitant les grands seigneurs qui s’appuyaient dans les cadres sur la garde de leurs épées, et les belles dames souriantes dont la main tenait une rose ou un éventail. Tout s’animait à ce jour nouveau. Le brocart des meubles étincelait et le soleil d’or, répété à satiété dans les armoiries, semblait secouer sa chevelure de rayons. La magnifique pendule fut remontée et mise à l’heure qu’il était à la pauvre montre d’argent de Morand : huit heures.

Quand il eut achevé, il promena son regard tout autour de la chambre en tamponnant son crâne baigné de sueur et dit :

– C’est comme autrefois, M. le duc peut venir !

Puis, se tournant vers l’enfant qu’il avait oubliée et voyant qu’elle n’avait pas même touché au vin sucré ni aux gâteaux, il vint vers elle avec colère.

– Pourquoi ne manges-tu pas, petite bête ? lui demanda-t-il durement. Dans les yeux effarouchés de Tilde une larme vint :

– Puisqu’on a froid dans les os, ici, dit-elle : viens-nous-en chez nous, j’aime mieux notre grenier…

En ce moment, au corps de garde de la rue Culture, Échalot retirait le goulot ébréché de la cornue du « bec » de Saladin rassasié, et répondait avec bonté aux hommes du poste qui l’interrogeaient curieusement.

– C’est vrai, disait-il, qu’en laissant mon paquet à l’hasard d’un établissement militaire, j’aurais dû prévenir le caporal qu’on ne s’assît pas dessus, pouvant le blesser puisqu’il est en vie…

– Éveillé comme une souris, le vilain môme ! interrompit le caporal. En a-t-il une caverne !

Échalot referma le haut du paquet dont le papier était percé de petits trous et y mit deux épingles.

– Les trous, dit-il, c’est pour la faculté de la respiration. Tel que vous le voyez, ce pierrot-là sera marquis, ou prince, c’est sa destinée et il en a tous les papiers, conservés dans un lieu mystérieux par suite du malheur de ses ancêtres. Les personnes intéressées à persécuter sa jeunesse m’ont offert ma fortune pour verser trois gouttes de mort-aux-rats dans son lait, mais plutôt mourir…

Le militaire est romanesque, on ouvrait des yeux tout ronds autour de lui. Cependant le caporal demanda :

– Qu’est-ce que vous faites de votre état, vous, l’homme ? Vous avez comme ça un air qui ne me paraît pas conforme.

Échalot répondit, en remettant son paquet fermé dans sa grande poche :

– Outre l’allaitage de Saladin et l’amitié de Similor, qui est avec moi comme Oreste et Pylade, je m’adonne à l’intrigue sans jamais manquer à l’honneur !

Il avait l’air à la fois modeste et fier en prononçant ces paroles remarquables. Les hommes du poste s’entre-regardèrent et le caporal se toqua le front en disant tout bas :

– Ça me fait l’effet qu’il ne l’a pas inventé !

Les autres éclatèrent de rire. Échalot avait compris. Sa physionomie étonnée et naïve exprima la plus vive indignation. Il allait répondre du haut de sa dignité offensée, quand un bruit de roues se fit entendre au-dehors.

Aussitôt, il s’élança vers le seuil.

– La voix du devoir m’appelle, dit-il, je ne vous en veux pas : l’énigme de ma conduite est au-dessus de votre portée. À vous revoir ; si je repasse dans le quartier, j’entrerai vous dire un petit bonjour, rapport à Saladin, qui aime votre température.

Quand il fut sorti, toutes les voix demandèrent en chœur :

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là ?

Le caporal répondit avec un bienveillant dédain :

– Sûr qu’il n’a pas l’extérieur d’un assassin du gouvernement ! Le bruit de roues venait d’une grande berline de voyage marchant au pas de quatre chevaux. Elle s’arrêta devant l’hôtel Fitz-Roy et le cocher cria :

– Porte, s’il vous plaît !

Échalot avait déjà repris sa faction dans l’allée d’en face.

Les deux battants de la porte cochère s’ouvrirent. La berline fut introduite dans la cour où le papa Morand se tenait avec sa lanterne.

Un domestique à livrée sombre descendit du siège, et deux autres, habillés pareillement, quittèrent la berline, d’où l’on retira, non sans peine, un malade qui était aussi pâle qu’un mort. À ce malade, le vieux Morand dit en s’inclinant avec respect :

– Monsieur le duc, je vous salue, soyez le bienvenu dans votre maison.

Le malade répondit par un signe de tête à peine perceptible.

Les trois domestiques, auxquels se joignit Morand, placèrent le matelas du malade sur une civière, et on lui fit ainsi monter le perron.

La petite Tilde suivait, portant la lanterne.

II Entrez, madame

Le cocher, pendant cela, refermait la grande porte.

Ce fut seulement alors qu’Échalot montra sa figure effarée à l’ouverture de sa guérite. Un instant, il resta bouche béante à regarder la porte close, puis il dit :

– J’ai tout vu par suite de mon habileté, mais ce que ça signifie, je n’en sais rien. Vois-tu, Saladin, c’est des mystères et problèmes que le traître de l’Ambigu n’y connaîtrait goutte ! On croit savoir, pas vrai, qu’Amédée est l’auteur de tes jours avec Ida, que ma passion a toujours respectée de son vivant : ah bien ! ça n’empêche que ton père légitime est peut-être parmi ces gens-là, et que tu as droit à son héritage plein d’opulence. Y a de l’argent au fond de tous les mystères, quoiqu’on y trouve parfois la mort, quand on n’a pas la manière de s’en servir. Viens faire notre rapport ; à L’Épi-Scié, tu verras jouer la poule.

En prononçant ces derniers mots, Échalot, qui méprisait les éclaboussures, pataugeait déjà à pleine course dans la direction de la place Royale.

La rue Culture était déserte sous la pluie glacée. Les boutiques, d’aspect modeste et à peine éclairées, montraient à travers leurs vitres la salle de vente où nul client ne s’attardait, les demoiselles engourdies au comptoir et tout au fond, dans le trou de famille, les patrons pelotonnés autour du maigre foyer.

Il paraît qu’on fait fortune au Marais comme ailleurs, dans le commerce, mais on n’en a pas l’air.

On y est curieux outre mesure et dans la proportion même de l’ennui silencieux qui semble planer sur cette ville grise qui est, dans Paris, à cent lieues de Paris, si quelque moniteur secourable eût entrouvert chaque porte et glissé la nouvelle du mystérieux événement : la visite nocturne faite par quelques vivants à la maison morte, ni le froid ni la pluie n’auraient empêché tous les seuils de se peupler comme en un jour de révolution. Du fond des allées obscures, une fourmilière humaine eût jailli à bas bruit, singulière foule qui sent le moisi et le renfermé, cohue bavarde, mais timide, qui met une sourdine à ses clameurs et ne semble pas chez soi au grand air.

J’ai vu cela parfois quand le canon parle dans Paris pour une fête ou pour une bataille, quand l’heure est annoncée où l’on aperçoit la queue de la comète, quand le premier vent d’une « affaire Tropmann » éveille des frémissements terribles et joyeux dans ces profondeurs où Le Petit Journal lui-même est trop cher… Aucun quartier n’est si abondamment habité que ce Marais désert. J’ai vu toutes les fenêtres de tous les étages s’entrouvrir à la fois, montrant des collections non décrites, des choses, des hommes, des femmes si absolument invraisemblables que le Tour du Monde n’oserait en donner la gravure.

En tout cela tranquille, discret, rangé, un peu cauteleux même, comme si une loi d’acier, forçant la décence et proscrivant le bruit, pesait spécialement sur cette contrée qui dort entre les cris de la place de la Bastille, les violons du pays des écoles et l’éternelle farandole des boulevards.

Le bien vient en dormant, dit le proverbe, mais encore faut-il s’éveiller pour le prendre. Je ne sais pas de comète à queue, ni d’émeute, ni d’affaire Tropmann qui fussent capables d’intéresser la rue Culture à l’égal de l’énigme posée depuis des années : l’abandon de cette grande maison qui, par tous les jours de l’année, du matin jusqu’au soir, jetait son défi à la curiosité publique.

Eh bien ! le mot de la charade venait de passer dans la rue en berline à quatre chevaux, et personne ne s’en doutait ! La porte incessamment fermée (combien de regards la guettaient d’ordinaire !) s’était ouverte, et nul ne le savait. Le corps de garde inutile n’avait pas envoyé ses hommes avec des clairons pour annoncer la grande nouvelle. La berline à quatre chevaux était entrée ; les deux battants de la lourde porte étaient retombés sur l’énigme, et, le froid aidant, la pluie, la somnolente paresse des soirs d’hiver, pas un ni pas une, dans la rue Culture, ne savait que le bonheur était là : charade, énigme, rébus, drame noir comme ceux de la Porte-Saint-Martin, et auxquels on aurait pu assister gratis !

Quand sonnèrent les neuf heures au clocher de l’église Saint-Paul, un mouvement se fit. Les dernières boutiques boulonnèrent leurs clôtures. La pluie tombait toujours, monotone et froide, mais qui eût dénoncé la présence du drame, derrière ce mur noir au-delà duquel l’hôtel Fitz-Roy sommeillait, comme tous les autres soirs de la vie, à l’abri de ses contrevents barricadés ?…

Dans le grand salon aux quatre fenêtres, le malade de la berline était couché sur le lit d’acajou, placé, sans carrée ni rideaux, à droite de la cheminée. Auprès de lui, sur la table de nuit, était une cassette ouverte et vide.

On avait éteint le lustre, sur son ordre sans doute, et un vieux paravent se dressait entre la lumière des candélabres et son regard.

Son visage, couvert de pâleur, restait ainsi dans l’ombre.

Il était jeune encore ; ses cheveux noirs abondants et bouclés, épars sur l’oreiller, faisaient un cadre à sa figure presque livide, aux traits réguliers et fiers, mais dont la maigreur éveillait l’idée d’une fin prochaine.

Il y avait surtout cette ligne inquiète et désolée qui abaisse les coins de la bouche en allongeant la lèvre supérieure. Les yeux, cependant, restaient calmes dans leurs orbites agrandies.

Ce mourant, car aucun autre mot ne pouvait le mieux désigner, s’appelait William-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay. Il n’avait pas plus de trente ans. Depuis quelques mois seulement, il était duc de Clare par la mort du général pair de France du même nom, et chef de cette noble maison, devenue française après la déchéance du roi Jacques Stuart, dont le premier Fitz-Roy était, dit-on, le fils naturel.

Il y avait une demi-heure environ que M. le duc de Clare avait été apporté sur son matelas, à travers les chambres ravagées. Depuis lors, il n’avait pas bougé, couché qu’il était là sur le dos, les yeux ouverts et fixes.

Les valets à la livrée sombre s’étaient retirés.

Il ne restait dans le salon que M. Morand et Tilde, qui s’était cachée, curieuse, mais tremblante, dans un pli de draperie le plus loin possible du lit d’agonie.

La pendule sonna. Une étincelle s’alluma dans les prunelles mornes du malade, pendant qu’il comptait les coups frappés par le timbre au nombre de neuf.

– C’est l’heure, dit-il d’une voix creuse et dont le son fit tressaillir la petite fille dans son coin et Morand dans son fauteuil.

C’était la première parole que M. le duc de Clare, prince de Souzay eût prononcée.

Il ajouta :

– Elle va venir.

Morand se leva et se rapprocha du lit, auprès duquel il se tint désormais debout, dans une attitude triste et soumise.

M. le duc tourna vers lui son regard qui était bienveillant et doux.

– Mon cousin, dit-il, j’ai beaucoup souffert, c’est vrai, puisque j’en vais mourir, mais cela ne m’excuse point de vous avoir oublié.

– Prince, répondit Morand qui baisa une de ses mains pâles avec un respect mêlé de tendresse, vous ne me devez rien et je ne me plains pas.

– Si fait, Stuart, vous êtes mon parent et vous n’êtes pas riche. Vous m’aimiez quand j’étais enfant…

– Et je vous aime encore, prince, du meilleur de mon cœur !

– Je le crois, je l’espère… N’avez-vous pas une fille, Morand ? La petite Tilde s’entortilla dans le rideau pendant que son père répondait :

– Grâce à Dieu, si fait, prince. L’enfant est tout ce qui me reste en ce monde.

Les paupières lourdes du malade retombèrent. Sa pensée avait tourné.

– Elle sera riche, murmura-t-il comme par manière d’acquit. Elle est Stuart de Clare comme moi, je veux qu’elle soit riche.

Puis il ajouta, en élevant la voix :

– Moi aussi, j’ai un fils !

– Assurément, mon cousin… commença Morand.

Mais le malade l’interrompit d’un geste douloureux, et prononça si bas qu’on eut peine à l’entendre :

– Ai-je un fils ?… Il y eut un silence.

Le malade avait fermé tout à fait les yeux et sa respiration râlait sourdement dans sa poitrine.

Au bout d’un instant, il répéta :

– Ai-je un fils ? Puis il demanda :

– Morand, mon cousin, combien de minutes la pendule marque-t-elle après neuf heures ?

Morand fit le tour du paravent, regarda et répondit :

– Cinq minutes.

– Elle est en retard, dit le malade, et je me sens bien faible.

– Voulez-vous prendre un doigt de vin, prince ?

– Non…

Ses lèvres continuèrent de remuer lentement, mais sans produire aucun son. Morand crut comprendre qu’il demandait un médecin.

– Nous en avons un qui demeure près d’ici, dit-il, un savant et un saint ; je ne l’ai jamais vu, mais tout le monde sait le nom du Dr Abel Lenoir.

Ce nom produisit sur le malade un effet extraordinaire. Il se leva tout d’une pièce comme si une décharge d’électricité l’eût dressé sur son séant et son visage blême prit une expression si effrayante que Tilde se colla au mur en poussant un cri de terreur.

– Pardonnez-moi, balbutia Morand, je n’ai pas voulu…

– Ai-je un fils ? prononça pour la troisième fois le mourant qui se laissa retomber sur son oreiller.

Au bout d’un instant, il demanda encore :

– Combien de minutes après neuf heures ?

– Huit, répondit Morand.

– Avez-vous pris soin de tenir ouverte la porte qui est au bout du jardin ?

– Oui, prince. J’ai obéi en cela comme en tout ce qu’ordonnait votre lettre.

– Huit minutes, dit tout bas le malade, et je lui avais écrit : « Je me meurs… »

Il s’interrompit et sembla tendre l’oreille.

– Écoutez ! fit-il.

Le papa Morand écouta, mais il n’entendit rien.

– C’est que vous n’êtes pas pour mourir, dit M. de Clare avec son morne sourire. Allez, mais non pas dans la chambre voisine. Soyez au rez-de-chaussée ; je ne veux pas qu’on entende ce qui sera dit ici.

– Cependant, objecta Morand, si vous aviez besoin…

Le gland d’un cordon de sonnette pendait au coin de la cheminée. M. de Clare montra qu’il pouvait l’atteindre en étendant le bras.

Morand sortit, et Tilde, délivrée, se précipita sur ses pas.

Dès que M. le duc fut seul, il recommença à prêter l’oreille, et bien qu’aucun bruit appréciable ne se fît, il éleva la voix pour dire :

– Entrez, madame !

Et tout aussitôt s’ouvrit la porte qui faisait face à celle par où Morand était sorti.

III Angèle

Une femme parut sur le seuil, et s’y arrêta pour jeter un regard dans le salon. Elle était grande et admirablement gracieuse dans sa taille dont une robe noire dessinait les contours. Un voile épais de dentelle noire retombait sur son visage, et pourtant je ne sais quel rayonnement de jeunesse et de beauté traversa l’atmosphère lugubre du salon.

Vénus ne se déguise pas, a dit le poète latin : incessu patuit dea ; un mouvement la trahit, un geste la dévoile. Ainsi en est-il de tous les chefs-d’œuvre de Dieu. Cachez une rose et son parfum la dénoncera.

Mais dans le vers de Virgile, Vénus marche, et c’est à son allure divine qu’elle est reconnue : celle-ci, la femme arrêtée au seuil, ne bougeait pas ; le charme étrange dont je viens de parler s’épandait de son immobilité même.

– Angèle ! murmura le malade dont l’œil eut une lueur ardente, pendant que ses pauvres joues pâles reprenaient une nuance de vie, approchez-vous de moi. Je vous remercie d’être venue.

Elle traversa aussitôt la chambre d’un pas rapide, mais silencieux. La panthère, cette créature charmante et terrible, marche sur des coussinets de velours. Le malade tremblait comme l’enfant qui a désiré violemment et qui voit tout à coup surgir son souhait accompli.

Elle s’arrêta à deux pas du chevet de son mari (car cette femme était Mme la princesse de Souzay, duchesse de Clare depuis la mort du général), à la place même où Morand était naguère.

Elle n’avait pas encore parlé, mais tout en elle disait la profonde émotion qui la poignait.

– Angèle ! répéta le malade comme s’il eût éprouvé à prononcer ce nom une volupté mortelle qui l’exaltait et le brisait à la fois, approchez-vous.

Elle obéit.

– Donnez-moi votre main.

Elle obéit encore, mais quand le malade voulut porter cette main à ses lèvres, elle la retira, disant tout bas :

– Ne faites pas cela, monsieur le duc !

Il répondit, et son accent était plein de prières :

– Ne voyez-vous pas que je vais mourir ?

L’étoffe de la robe et le voile eurent un frémissement.

– Je voudrais, dit-elle, de sa voix grave et harmonieuse comme un chant, prolonger votre vie au prix de la mienne !

Un sourire incrédule erra sur les lèvres de M. de Clare, qui murmura :

– Vous serez libre après ma mort. Elle baissa la tête et ne répliqua point.

– Que je vous voie encore une fois ! dit-il. Aussitôt, elle leva son voile.

Ce fut comme un éblouissement dans cette chambre de deuil : un front de jeune fille, tout radieux de noble candeur sous la richesse d’une adorable chevelure blonde, de cette nuance qui brûle et rafraîchit la bouche dans le baiser ; un regard de femme, doux et tranchant comme le fil de ces lames damasquinées où l’acier mat étincelle d’or, un nez droit, ailé délicatement, une bouche sérieuse où se devinaient les enchantements du sourire, un cou flexible aux lignes caressantes, et sur tout cela le charme éclatant, qui ne se définit pas, le charme de l’épanouissement accompli, mais tout jeune, prodiguant le trésor de ses premiers parfums.

Son âge ? L’aîné de ses fils avait douze ans, mais il y a un miracle de jeunesse dans la parfaite beauté. Et celle-ci était « belle à la folie » comme avait dit M. le prince de Souzay, qui n’était pas encore duc de Clare, en la voyant pour la première fois.

Belle de toutes les beautés, régulière et piquante, pleine en même temps de tendresses et de fiertés, rieuse et digne, hautaine avec des souplesses imprévues ; elle avait tout, jusqu’à la gentillesse qui semblait si fort au-dessous d’elle.

Quand elle releva son voile, deux larmes suspendues à ses longs cils roulèrent sur la pâleur veloutée de ses joues.

Le duc laissa échapper un gémissement. La joie douloureuse qu’il éprouva était trop forte pour lui. Il ferma ses paupières éblouies.

– Vous êtes plus belle que mes souvenirs de bonheur ! dit-il, parlant pour lui-même avec la voix de l’extase. Je me suis reproché souvent de vous avoir aimée ; qui donc aurait pu ne pas vous aimer ?…

« Mais vous avez souffert, vous aussi, Angèle ? s’interrompit-il en la contemplant de nouveau.

– Oui, dit-elle, je souffre, c’est vrai.

– Cela vous serait-il un soulagement si je vous pardonnais avant de mourir ?

D’un mouvement rapide comme l’éclair elle se pencha et mit un baiser sur sa main. Il en eut un choc dont la violence l’épuisa, et il pleura à son tour, balbutiant :

– Si vous aviez eu confiance en moi, comme nous aurions été heureux !

Elle se redressa, son émotion n’existait plus.

– Jamais, prononça-t-elle froidement, je ne vous ai trompé, monsieur le duc. Si j’accepte votre pardon avec reconnaissance, c’est que j’ai été votre malheur, mais cela, en dehors de ma volonté et malgré moi.

Pour la seconde fois, le malade ferma les yeux. Au bout d’un instant, il demanda :

– Mon fils est-il vivant ?

– Oui, dit-elle.

– Et le vôtre ?

– Oui.

C’était le même mot, mais l’accent était si différent que M. de Clare retomba tout au fond de sa mortelle tristesse. Il dit :

– Je pourvoirai au sort de votre fils, madame.

– Je ne vous ai rien demandé, répondit-elle.

– C’est vrai, vous êtes fière pour lui. Celui-là, vous l’aimez, mais l’autre… Mon fils est condamné. Il n’a jamais eu de père, et il n’aura pas de mère, Angèle ! Angèle ! Je vous hais et je vous maudis !

Angèle ne pleurait plus, mais sa belle tête pensive s’inclinait.

– Prince, dit-elle, vous ne savez rien de moi. Votre fils est mon fils, Dieu m’est témoin que je veux remplir mes devoirs de mère. Je suis ici pour cela. Vous vous trompez en croyant me haïr, et vous n’avez pas le droit de me maudire.

Sa voix parlait de haut, mais avec des inflexions d’une douceur angélique. Tout à coup, ses genoux fléchirent d’un brusque mouvement et le malade étonné la vit prosternée à son chevet. Il voulut protester, elle lui ferma la bouche d’une main amie, qu’il baisa malgré lui passionnément.

– William, reprit-elle, ce n’est plus pour implorer votre pardon, c’est pour vous accorder le mien ; c’est aussi pour que vous m’entendiez de plus près et que votre regard voie mieux au-dedans de mon âme. J’étais la fiancée d’un homme qui m’aimait ardemment ; et que je croyais aimer ; j’étais sa femme devant Dieu, et c’est envers lui que je suis criminelle, car nous avions un fils. L’homme dont je parle, et dont autrefois il vous peinait d’entendre prononcer le nom…

– Abel Lenoir ! interrompit M. de Clare avec amertume.

– Abel Lenoir, poursuivit-elle, ne reculait pas devant notre union, au contraire. Quelque chose en lui est plus grand que son amour, c’est le devoir…

– Vous l’aimiez, celui-là !

– Plût à Dieu que je l’eusse aimé comme il méritait d’être aimé ! Je suis femme. Peut-être la noblesse, la sainteté plutôt de ce cœur où jamais n’entra une pensée égoïste ou mauvaise, était-elle par trop au-dessus de moi…

– Qui donc aimiez-vous, alors ? interrompit M. de Clare.

– Mon fils, répondit-elle en baissant les yeux, le petit enfant qui était dans son berceau entre nous deux…

– Et vous avez abandonné son père ! s’écria le duc.

Il s’était relevé sur le coude ; l’indignation rendait une force à sa voix.

Angèle courba la tête dans sa douleur humiliée. En elle, la sincérité du repentir s’imposait comme une évidence. Elle était si merveilleusement belle ainsi que le duc se renversa en arrière, vaincu par une angoisse d’amour.

– Oui, dit-elle, répétant la parole déjà prononcée : envers lui, je fus criminelle, et lui, mais lui seulement aurait le droit de me maudire…

– Qu’importe ? Je le hais. L’avez-vous revu ?

– Jamais, et ce n’est pas de lui que je viens vous entretenir, mais de vous. J’en appelle à vos souvenirs, William. Vous étiez beau, brillant, vous aviez cette couronne de passions et de folies qui nous attire, dit-on, nous autres femmes ; vous étiez noble presque autant qu’un roi, et riche à réaliser les souhaits des contes de fées. Quand notre mauvais sort nous plaça en face l’un de l’autre, quel accueil reçûtes-vous !

M. de Clare garda le silence.

– Avez-vous oublié, continua Angèle, que bien des fois, ah ! plus de cent fois, je vous ai dit : il y a un secret qui me sépare de vous !…

– Je croyais que c’était un prétexte, balbutia le duc, j’avais si grande terreur de n’être pas aimé !

– Vous étiez aimé, William, comment pourrai-je vous dire cela ? aimé d’une autre tendresse, mais plus vivement peut-être qu’Abel. J’étais bien enfant : avais-je seize ans révolus ? Vous m’apparaissiez comme un soleil ; mais à travers vos rayons, je voyais au moins des taches. Toutes les curiosités de mon âge et toutes les frayeurs aussi étaient éveillées par vous en moi. Cependant, et c’est ici qu’il faut m’écouter, je n’aurais jamais consenti à devenir votre femme sans les conseils du marquis…

– Votre père, dit M. de Clare avec une nuance de mépris.

– Oh !… fit Angèle en se redressant de son haut. Il y avait dans sa voix de l’horreur et du dégoût.

– M. le marquis de Tupinier n’est-il pas votre père ?

– Non, grâce au ciel ! cette honte, cette douleur me sont au moins épargnées.

– Alors, comment ai-je pu le croire si longtemps ?

Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Angèle, on voyait bien qu’elle était sûre de vaincre pourvu qu’il lui fût permis de plaider ; mais depuis quelques minutes, son regard, attaché à celui du malade, suivait avec inquiétude le progrès visible de sa faiblesse.

– Monsieur le duc, demanda-t-elle, ne voulez-vous point prendre un instant de repos ? La fatigue vous accable.

– Parlez, répondit M. de Clare, dont la voix sèche et sourde allait s’éteignant ; si je n’ai plus beaucoup de temps, ne le dépensez pas au moins en subterfuges.

Angèle sembla se recueillir et dit :

– Je parlerai, vous saurez enfin ce qui me regarde, mais j’abrégerai, je vous en préviens, parce que je ne suis pas venue ici pour moi.

– Voulez-vous dire que vous êtes venue pour moi ?

– Je ne mentirai pas, monsieur le duc, vous êtes mon mari, et malgré vos torts, je garde pour vous une respectueuse affection. Mais je suis venue surtout pour mon fils, pour celui de mes fils qui vous appartient et qui, à ce titre, doit être, après vous, le prince de Souzay et le duc de Clare.

IV Le parrain d’Angèle

– Vous ne m’avez jamais parlé que d’amour, reprit Angèle, jusqu’au jour où j’ai consenti à vous suivre en Écosse, où nous fûmes mariés malgré la volonté de votre famille. Consultez votre mémoire ; en ce temps-là, chaque fois que j’essayais d’entamer une explication, vous me fermiez la bouche parce qu’il vous semblait que je voulais opposer des prétextes à l’accomplissement de vos désirs. J’appelais M. le marquis de Tupinier mon parrain parce que je suis, en effet, sa filleule. Il vous a dit peut-être qu’il était mon père…

– Il me l’a dit, affirma le malade.

– Je devine dans quel but. Vous lui avez compté des sommes importantes…

– Passez ! cet homme est un misérable.

– Bien plus misérable encore que vous ne pouvez le croire. Ce fut chez lui qu’on me conduisit quand je sortis de pension, où j’avais appris la mort de mon père et de ma mère ; je venais d’atteindre ma dixième année ; depuis lors, je n’ai pas connu d’autre famille que lui. Ce fut Abel qui me sauva de ses premières tentatives, et, sans le marquis, je serais la femme d’Abel…

– Et heureuse, interrompit le duc avec une ironique amertume.

– Peut-être… Le marquis détestait deux fois Abel, qui était pauvre et bon, et brave. Abel lui faisait peur, et on ne pouvait rien tirer de lui. Vous, il vous haïssait aussi, mais vous étiez riche, et sa cupidité vous choisit.

« Vous savez de quelle race nous sommes. Le marquis était entré dans le monde par la bonne porte, il avait une fortune honorable et un nom sans tache, il était apparenté noblement : vous vous faisiez honneur d’être notre cousin, monsieur le duc.

« À l’époque de notre mariage, rien ne restait de tout cela qu’une apparence à laquelle peu de gens se trompaient, et j’ai cru souvent que votre erreur à vous était volontaire. Le marquis était tombé très bas ; il a descendu encore quelques degrés depuis ce temps-là et sa chute sera plus profonde encore. Ne me demandez pas quel vice l’a précipité, il les a tous et le crime ne l’arrêterait pas : dans la boue de cette âme, il y a du sang.

« Pour la réalisation de ses projets, et il en avait de plusieurs sortes, il avait dû me témoigner dès mon enfance une extrême bonté. J’avoue que j’avais été heureuse de quitter le couvent pour sa maison, je l’aimais bien, il me gâtait. Son indignation quand il découvrit le pauvre roman de ma jeunesse fit beaucoup d’impression sur moi. Il eut l’adresse d’éloigner Abel au moyen d’une fausse lettre de moi, où j’étais censée le congédier en lui reprochant d’avoir abusé de mon ignorance, et, profitant aussitôt de ce départ, il accusa son absence de trahison.

« Quand je vous vis pour la première fois, je me croyais abandonnée. Et je ne peux pas vous dire quelle reconnaissance je gardais à mon parrain, à mon tuteur, à l’homme enfin qui me tenait lieu de père, pour sa mansuétude et sa tendre indulgence. Cela me donna confiance en lui. Il me dit : « Ta réhabilitation est désormais l’affaire de ma vie. Si tu suis exactement mes conseils, ton passé est mort, je te mettrai à même de faire le bonheur d’un honnête homme, et ton fils sera heureux. »

« Ah ! je ne m’en défends pas, ce grand, ce fougueux amour que je lisais dans vos yeux m’attira comme un charme. Je fus entraînée vers vous par la violence même de votre passion. Et puis, pourquoi ne pas le dire : j’eus envie d’être princesse. Le brillant de votre existence me séduisit irrésistiblement…

« Et un soir que le marquis rentra ivre, je fus obligée de me protéger moi-même… Sa maison, dès lors, me fit horreur, et je vis dans la vôtre un refuge.

« Aussitôt, cependant, que le marquis se fut dévoilé à moi, je cessai de croire à ses conseils, et le besoin me prit de vous ouvrir mon cœur ; mais il avait tendu autour de vous ses filets comme autour de moi ; il vous avait fait peur de tout retard, de toute explication. Et moi aussi, j’avais peur maintenant, car si vous me manquiez, désormais, je retombais en sa puissance.

« Nous fûmes mariés par le prêtre écossais, et mon parrain, le lendemain de la noce, réclama de moi impudemment le prix de son entreprise…

« Vous frémissez, William, le prix était double. Je le vois encore au moment où il me dit, sans perdre son insolent sourire :

« – Il me faut les deux clefs : celle de ta chambre et celle de sa caisse, sans cela, gare à toi, ma petite princesse d’amour !… »

« Je vins à vous, je vous dis tout, il était trop tard. Vous saviez mon histoire…

« – C’était lui, qui me l’avait dite ! murmura le duc, et je n’y croyais pas !

Son visage décomposé trahissait en ce moment une souffrance intolérable. Sur son front, qui avait des teintes plombées, la sueur froide ruisselait.

Angèle se pencha, et son mouchoir essuya cette sueur, qui parlait de mort plus haut que tous les autres symptômes.

Le duc retint le mouchoir à deux mains ; il en aspira le parfum avec une avidité qui faisait frayeur et compassion.

– Je mourrai en t’aimant ! balbutia-t-il. Puis, cherchant sa respiration, qui le fuyait :

– Si tu m’avais aimé, Angèle, toi, mon rêve et mes délices ! toi, la folie de mes sens et de mon âme, Angèle ! Angèle ! mon cœur, mon ivresse ! Ah ! si tu m’avais seulement aimé !

Elle pâlit, parce qu’elle pensa :

– Il va mourir.

Et elle poursuivit, de ce ton doux et froid qu’elle avait au commencement de l’entrevue :

– Vous me demandiez alors ce que je ne pouvais pas donner, vous fûtes impitoyable…

– Pour moi-même encore plus que pour vous, madame, acheva le duc, qui sembla s’éveiller d’un songe. Je quittai la maison que j’avais choisie pour en faire mon paradis, et je me plongeai, à corps perdu, dans l’infernale orgie où j’ai enfin trouvé la mort. Il a fallu du temps pour accomplir ce suicide…

– Vous étiez si jeune ! soupira Angèle, dont la voix tremblait à son insu, et si fort… et si beau !

Le malade joignit les mains et dit avec un accent de prière :

– Alors, répondez-moi, je vous en supplie, comme si j’étais agenouillé à vos pieds ; c’est le vœu d’un cœur qui va cesser de battre, et qui ne battait que pour vous, madame ! Répondez-moi, vous qui ne m’avez jamais menti, je le proclame à ce dernier moment : pourquoi n’avez-vous pas pu m’aimer ?

À cette question, Angèle se troubla. Une nuance rose vint à sa joue.

– Pourquoi ? répéta-t-elle.

– Soyez franche comme toujours, dit le malade, qui la dévorait du regard.

Et c’était chose terrible à voir que la flamme concentrée dans les yeux de ce visage morne, comme la dernière étincelle se réfugie plus brillante à l’extrémité de la mèche qui va s’éteindre.

– Eh bien ! dit Angèle à voix basse, jamais je ne m’étais adressé à moi-même cette question, voilà pourquoi j’hésite. J’interroge ma conscience pour vous dire la vérité vraie, puisque vous souhaitez l’entendre. Je n’ai pas aimé Abel plus que vous, je l’affirme, peut-être l’ai-je aimé moins que vous.

– Qui donc avez-vous aimé ! s’écria le duc, tout vibrant de fièvre, qui ?

Elle n’hésita pas, cette fois, et répondit :

– Personne.

Et, en vérité, il y avait dans la miraculeuse beauté de cette femme quelque chose d’intact et de froid qui appuyait son dire et répétait : « Personne ! »

– Vous ne me croyez pas, reprit-elle en laissant glisser autour de sa belle bouche un demi-sourire tout plein de mélancolie, je ne regarde pas souvent du côté de mon passé, qui est si triste. Je n’ai aimé (de la façon que vous entendez) ni mon bon Abel, qui laisse dans ma pensée un doux, un exquis souvenir, ni vous, qui aviez surpris pourtant mon imagination comme un prince des contes de fées ; Abel était mon ami, et vous, avant de me délaisser, deux fois mère que j’étais, vous viviez en esclave, prosterné à mes genoux.

– Et depuis lors ?

Le sourire d’Angèle eut d’orgueilleux rayons.

– J’avais mon fils, dit-elle.

– Lequel ? demanda le duc.

– J’avais mes deux enfants, rectifia Angèle avec un peu de confusion.

– Lequel ? répéta M. de Clare, dont les yeux demi-clos la couvraient d’un regard intense. Duquel parliez-vous quand vous avez dit : « J’avais mon fils. »

Elle prit son parti vaillamment, et répondit, après un silence :

– Je parlais de celui qui n’est qu’à moi et qui n’a que moi, de mon aîné, de mon premier…

Elle s’interrompit tout à coup pour ajouter :

– Et tenez ! voilà mon secret. Je n’ai pas pu vous le dire il n’y a qu’une minute, parce que je ne le connaissais pas moi-même : je ne pouvais aimer que mon maître. Cet enfant commande, j’obéis ; voilà pourquoi je l’adore !

Les sourcils du malade se froncèrent, et il sembla faire un grand effort pour murmurer cette question :

– Et l’autre lui obéit aussi ?

– Ils s’aiment, répliqua Angèle : ils seront de bons frères.

M. le duc de Clare, qui semblait calme depuis quelques instants, s’agita et fit effort pour se retourner sur sa couche.

– Vous n’aimez qu’un de vos fils, madame, prononça-t-il d’un ton profondément courroucé, vous êtes une mauvaise mère !

– Et cependant, répondit-elle presque humblement, je suis ici pour l’autre, pour celui que, selon vous, je n’aime pas, et qui n’a pas besoin qu’on l’aime, car il a tout ce que l’autre n’a pas : un grand nom, une grande fortune ; il sera heureux en cette vie, et glorieux, si son père ne l’abandonne pas en mourant comme mon mari vivant m’a rejetée loin de lui. J’étais coupable, moi, à tout le moins de mon silence ; monsieur le duc, votre fils est innocent.

Elle ne voyait plus le visage du malade, tourné maintenant vers la ruelle du lit. Comme il ne répliquait point, elle poursuivit :

– Je ne demande rien pour moi, je n’accepterais rien pour l’autre.

Je viens réclamer pour votre fils son titre et sa fortune. Si vous ne m’avez pas bassement abusée, je suis votre femme légitime. Je viens chercher mon acte de mariage, dressé selon la coutume écossaise, et l’acte de naissance de votre enfant : les avez-vous ?

– Je les ai, répondit le malade.

– Donnez-les-moi.

Cette fois, M. de Clare garda le silence.

– Donnez-les-moi, répéta Angèle, si vous ne voulez pas que l’enfant soit comme la mère, sans ressources et sans nom !

Un spasme secoua le corps du malade qui appela faiblement :

– Morand ! mon cousin Morand !

Il ajouta, en essayant vainement de se relever sur le coude :

– C’est fini ! je me meurs…

– William ! dit Angèle épouvantée, avez-vous une potion ? Que voulez-vous ?

Son regard cherchait autour de la chambre.

De la poitrine du mourant sortit ce gémissement qui est arraché par tout effort désespéré. Il se retourna si brusquement qu’Angèle fut obligée de le retenir pour l’empêcher de tomber hors du lit.

Il la repoussa avec une sorte d’horreur.

– Je souffre l’enfer ! cria-t-il en cet éclat de voix strident que sonne parfois l’agonie. Morand ! Tardenois ! Larsonneur ! Jaffret ! à moi ! chassez cette femme !… Vous, ne me touchez pas ! Vous me déchirez et vous me brûlez !… Je n’ai jamais vu mon fils ! je ne sais pas si j’ai un fils… où est-il ?

– Je l’ai caché…

– Pour le dépouiller peut-être…

– William ! William !…

– Mon fils !… où est mon fils ? Un médecin ! Je meurs !…

– Je vais chercher l’enfant ! s’écria Angèle en courant comme une folle vers la porte. Un médecin ! un médecin !

Le duc de Clare était retombé immobile et muet.

Angèle ouvrit violemment la porte par où elle était entrée quelques instants auparavant et se heurta contre un homme qui semblait là aux écoutes.

– Le marquis ! fit-elle en reculant comme si on l’eût frappée au visage : mon parrain !

– Chérie, dit l’homme avec le mauvais sourire des coquins qui ont toute honte bue, voilà le médecin ! je me suis fait docteur sur mes vieux jours, vois un peu comme ça se rencontre !

Et, la prenant à bras-le-corps, il planta sur ses lèvres un retentissant baiser.

V Deux feuilles de papier

C’était un homme déjà vieux, de taille moyenne, très maigre, vêtu en bon bourgeois et portant lunettes sur un long nez tranchant. Sa figure, d’une laideur remarquable, avait cette forme aquiline que beaucoup de gens prennent pour un signe de race ; mais quelque chose de cynique et de repoussant était dans le regard de ses yeux ronds comme ceux d’un vautour. Il était chauve, de cette façon particulière et assez rare qui ne laisse pas même autour du crâne la couronne de cheveux ressortant sous le chapeau : cela augmentait sa ressemblance avec les oiseaux de proie.

Nous savons son nom pour l’avoir entendu prononcer plus d’une fois dans les précédents chapitres ; il s’appelait M. le marquis de Tupinier et n’en avait pas l’air, malgré son nez de gentilhomme.

Non seulement il emprunta, comme nous l’avons dit, cet indécent baiser à la bouche charmante de Mme la duchesse de Clare, mais encore il l’entraîna sur un mouvement de valse très bien exécuté, en dehors de la porte qu’il referma.

– Ma belle bichette, dit-il d’un ton de bonne humeur, tu as bien fait de venir, peste ! C’est l’instant, c’est le moment, mais je te ferai observer que tu aurais dû m’avertir. On n’aime donc plus son parrain ? Et encore tu avais mis le verrou à la porte du jardin. J’ai été obligé de passer par-dessus le mur et de monter par la fenêtre… à mon âge !

Son doigt désigna un carreau, largement tranché au diamant de vitrier, et dont l’ouverture laissait entrer un courant d’air glacial.

Angèle restait devant lui stupéfaite et comme hébétée.

– Tu voudrais bien savoir qui a averti parrain, hé, trésor ? reprit-il en ricanant. Détail. On a sa police. Parlons du petit, qui vaut maintenant son pesant d’or. Je ne l’ai jamais perdu de vue, ce gamin-là, il est mignon tout plein. As-tu ta voiture ?

– Oui, répondit machinalement Angèle.

– C’est bien, partons ! Il y a loin d’ici chez le marbrier du boulevard extérieur.

– Est-ce que vous voudriez venir avec moi ?

– Parbleu ! je ne te quitte plus, chérie.

– Mais… fit la duchesse.

Le marquis l’interrompit, disant :

– C’est vrai ! tu ne perds pas la carte, toi ! il pourrait « claquer » pendant notre absence et alors… Mais tout ne serait pas noyé, tu sais ? J’ai mes moyens à moi : voilà du temps que j’étudie l’affaire.

– Comment appeler du secours ? pensa tout haut Angèle.

– Oui, comment ? Tu es dans tes petits souliers, toi ! La première partie ne t’a pas réussi, et tu ne veux pas qu’il s’en aille avant la seconde manche… J’étais là et je vous écoutais, tu sais ? Tu m’as arrangé comme il faut, mais je n’ai pas de rancune. Quant à ton bout de rôle, tu l’as mal joué, très mal ! Il fait bon tenir la dragée haute aux gens qui se portent bien, mais les agonisants, on les bichonne, on les caresse…

– Je ne peux pourtant pas, dit encore la duchesse, aller dans l’antichambre chercher les valets…

– Non ! ils te demanderaient d’où tu sors. Ils sont là trois ou quatre parmi lesquels j’ai reconnu le vertueux Tardenois, le bon Jaffret des oiseaux, Larsonneur…

Angèle fit un pas vers la porte du salon. Elle perdait la tête. Le marquis l’arrêta.

– Pas besoin, dit-il, si c’est pour sonner. Nous ne sommes pas ici dans une maison garnie où chacun a sa sonnette. Celle-ci vaut l’autre, tu vas voir.

Il s’était approché de la cheminée et tira par deux fois le cordon.

– En route ! reprit-il, je suis sûr que Tardenois et le vieux Morand montent déjà le grand escalier quatre à quatre. Viens !

Angèle se laissa prendre le bras. L’instant d’après, une odeur d’eau-de-vie et de pipe empesta l’intérieur du coupé qui avait amené Mme la duchesse. Le marquis portait partout ces parfums avec lui. Le cheval allongeait déjà en remontant la rue Saint-Antoine pour gagner le boulevard. On avait dit au cocher :

– Au cimetière Montmartre !

Angèle était pelotonnée dans l’angle de la voiture et se taisait, mais le marquis causait pour deux.

– D’avoir mis, disait-il, le petit duc en apprentissage chez le marbrier pendant que tu gardais l’autre avec toi, je ne t’en blâme pas, c’est un bon état et les mamans ont comme ça des préférences, mais pourquoi n’as-tu pas amené franchement le fils d’Abel à M. de Clare en lui disant : « Voilà le duc », il n’y aurait vu que du feu. Moi, je croyais que c’était là ton idée.

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains.

– Je m’attendais à ça, vrai, reprit le marquis, et je n’aurais rien dit ; pourvu que j’aie ma part, ce n’est pas moi qui te gênerai ! C’était indiqué par la situation, puisque M. de Clare ne connaît ni l’un ni l’autre…

Un sanglot souleva la poitrine de la duchesse Angèle qui luttait contre son angoisse. On voyait bien qu’elle n’espérait pas de pitié.

– J’aime mes deux enfants, murmura-t-elle, je suis seule et sans conseils ; si j’ai caché l’un d’eux…

Le marquis l’interrompit par un bruyant éclat de rire.

– Tiens ! tiens ! fit-il, c’était donc pour le cacher ! Et peut-être à cause de moi, hé, bébelle ! Pauvre amour ! Tu n’es pas de force contre parrain !

Il reprit après un silence :

– Et si tu n’allais plus trouver ton petit duc au magasin, chérie ? As-tu songé à cela ?…

Au moment où la sonnette avait retenti dans l’antichambre de l’hôtel Fitz-Roy, Tardenois, Jaffret et les autres domestiques de M. le duc de Clare bivouaquaient autour d’un grand feu, allumé dans la cheminée. M. Morand se tenait à l’écart, et Tilde dormait dans un coin, couverte par le manteau du cocher.

M. Morand se leva et dit :

– Mes amis, M. le duc a défendu que personne entrât dans sa chambre, excepté moi. Je vous prie cependant de monter et de vous tenir à portée. Ce qui se passe ici, je ne le sais pas plus que vous, et je crains pour cette nuit un grand malheur.

Il se dirigea vivement vers l’escalier, les autres le suivirent. Il entra seul dans le salon aux quatre fenêtres et ressortit presque aussitôt tout tremblant et disant :

– Un médecin ! sur-le-champ ! à tout prix ! Tardenois s’élança au-dehors.

– Venez et aidez-moi, reprit M. Morand, à ceux qui restaient. Le lit de M. le duc était vide, et lui-même, étendu la face contre le plancher, semblait mort. Il y avait, contre la muraille, une malle qu’on avait déchargée de la berline et apportée en même temps que M. le duc, sur son ordre exprès. C’était en essayant d’atteindre cette malle, pour l’ouvrir, que le malade avait perdu connaissance. Cela sautait aux yeux ; il en tenait encore la clef à la main, et son bras droit, étendu, s’allongeait jusque sous la serrure.

Il fut soulevé de nouveau à bras et porté sur son lit, sans donner signe de vie. La pendule, remontée naguère par Morand, marquait dix heures moins le quart.

Au bout de vingt minutes environ, Tardenois revint et dit :

– J’ai trouvé un docteur.

Et il s’effaça pour donner passage au médecin.

C’était un homme de grave tournure, mais jeune et remarquablement beau de visage. Il y a, dit-on, dans la règle des quakers, un article qui ordonne de regarder franc, quoi qu’il advienne. C’est une bonne loi et tout à l’honneur des quakers. Tel était le regard calme et doux que ce jeune médecin promena sur les assistants en traversant la chambre.

Il s’approcha du lit. Le malade et lui semblaient avoir le même âge.

Le jeune docteur examina son nouveau client selon l’art, très attentivement, mais très rapidement aussi et en homme sûr de sa pratique.

– Il n’est pas mort, dit-il, mais ses heures sont désormais comptées.

– Recouvrera-t-il sa connaissance ? demanda M. Morand.

– Je le crois. Versez de l’eau dans un verre.

Le jeune docteur avait tiré de sa poche une boîte recouverte en chagrin noir, un peu plus grande qu’une tabatière, et sur laquelle on pouvait lire cette sentence latine, gravée en lettres d’or :

Simila similibus curantur.

Il l’ouvrit et y choisit, parmi beaucoup d’autres, un très petit flacon de cristal, dont il enleva le bouchon microscopique. On regardait curieusement à l’entour ; les agissements des médecins qui pratiquent la méthode de Samuel Hahnemann étaient alors beaucoup moins populaires qu’aujourd’hui.

Pendant que les globules transparents tombaient un à un dans le verre d’eau pure, Tardenois disait tout bas :

– Tous les médecins du quartier partis ! C’est la Providence qui m’a fait mettre la main sur celui-là. Il est sorti du poste, ici près, où il avait remis sur pied une pauvre malheureuse, tombée de froid ou de faim, et je l’ai pris à la volée.

Le docteur, après avoir remué son mélange, qui restait clair comme de l’eau de roche, déposa le verre sur la table de nuit, et pressa légèrement les tempes du malade à l’aide des doigts étendus de sa main droite. Par-dessus le V très évasé, produit par cette pose de ses doigts, il souffla froid au centre du front.

Puis, ayant soulevé la couverture, il appliqua sa main gauche à plat sur l’épigastre.

Au bout de quelques minutes, la poitrine de M. le duc se dégonfla en un long souffle que tout le monde put entendre.

Le jeune docteur, alors, puisa au verre une pleine cuillerée d’eau, et la fit couler dans la bouche entrouverte du malade, qui rouvrit, presque aussitôt après, les yeux.

– Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix qui semblait venir de l’autre monde.

– De qui parle-t-il ? interrogea le médecin.

Et, comme personne ne lui répondait, il se pencha au-dessus du malade pour répéter sa question :

– De qui parlez-vous ?

Point de réponse encore. Les yeux du malade s’étaient refermés. Le médecin prit son chapeau pour se retirer.

– De quart d’heure en quart d’heure, vous donnerez une cuillerée, dit-il.

– Et c’est tout ? demanda Tardenois.

– C’est tout.

– Mais si on avait besoin de vous ?

– On n’aura pas besoin de moi.

– Cependant… insista M. Morand.

Le médecin, qui était déjà près du seuil, s’arrêta et atteignit son portefeuille, d’où il retira une carte. Il la mit entre les mains de Morand, et sortit. La carte portait : Docteur Abel Lenoir.

Ceux qui étaient là se regardèrent. Personne n’avait jamais vu l’homme, le nom était connu de tous.

– Est-il parti ? demanda le malade d’une voix à peine intelligible. Sur la réponse affirmative qui lui fut faite, il rouvrit les yeux sans trop d’efforts, et, voyant tout ce monde autour de lui, il parut en éprouver de la colère. Sa main se souleva comme pour désigner la porte.

– Monsieur le duc veut que nous sortions ? traduisit Tardenois. Un mouvement de tête répondit : Oui.

– Et personne ne doit rester avec monsieur le duc, pas même moi ? insista le valet favori.

Le malade parvint à articuler :

– Non, rien que mon cousin Morand.

Aussitôt les domestiques se retirèrent, et la figure hâve du mourant exprima un contentement. Il fit signe à Morand de s’approcher :

– Je veux boire, dit-il.

Morand s’empressa d’emplir la cuiller, mais le malade la repoussa, et dit :

– Du vin.

– Ne craignez-vous pas… ? commença Morand, effrayé.

– Je ne crains plus rien : du vin !

Le cousin pauvre n’osa pas désobéir. Il s’approcha du guéridon, déboucha une bouteille et versa un doigt de vin au fond d’un verre. Le malade était parvenu à se soulever sur le coude, tremblant de la tête aux pieds. Il regardait le verre : il dit :

– Encore !

Morand versa de nouveau quelques gouttes.

– Encore ! répéta le malade frémissant de fièvre et d’impatience. Morand emplit cette fois le verre jusqu’à moitié et l’apporta, disant :

– C’est pour vous obéir, mon cousin.