LE DERNIER VIVANT - PAUL FEVAL - E-Book

LE DERNIER VIVANT E-Book

Paul Féval

0,0

Beschreibung

A la fin du XIXe siècle, Geoffroy de Roeux est un voyageur infatigable.Un jour, il reçoit un pli de Lucien Thibaut : un appel au secours !Très vite, il retrouve cet ami d'enfance, devenu juge d'instruction : il est l'un des pensionnaires de la maison de santé Chapart. En lui rendant visite, Geoffroy de Roeux tombe sur le dossier de la dernière enquête de Lucien Thibaut et y découvre une sombre machination. Celle-ci est-elle responsable de la folie de son ami ? D'ailleurs qui pouvait lui en vouloir ?A partir d'un dossier d'enquête et de témoignages, Paul Féval a composé avec Le Dernier Vivant, un magistral roman policier.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 833

Veröffentlichungsjahr: 2019

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



LE DERNIER VIVANT

Pages de titreLE DERNIER VIVANTAu lecteurPREMIÈRE PARTIELes ciseaux de l’accuséeDEUXIÈME PARTIELe défenseur de sa femmePage de copyright

LE DERNIER VIVANT

(1871)

Table des matières

Au lecteur ..................................................................................5

PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l’accusée ........................ 7

Récit préliminaire .........................................................................8

I Comment je retrouvai Lucien – Bureau de M. de Méricourt .. 9

II Pourboire de Pélagie – Maison du Dr Chapart .....................17

III Grand paysage – L’âme de Lucien ...................................... 23

IV Le cas de Lucien Thibaut .....................................................30

V Sommeil – Apparition........................................................... 36

VI Réveil – Mon roman ............................................................42

VII Jeanne ................................................................................49

VIII Assassin............................................................................. 56

IX Ce qui me resta de l’entrevue .............................................. 63

X Bébelle – Pantalon crotté...................................................... 72

Le dossier de Lucien Thibaut .....................................................76

Récit intermédiaire de Geoffroy.............................................. 204

Suite du dossier de Lucien Thibaut......................................... 228

Récit intermédiaire de Geoffroy...............................................356

Extrait du journal « Le Pirate »................................................367

Introduction du roman............................................................368

Suite du récit de Geoffroy.........................................................374

Épreuves du « Pirate » .............................................................376

Suite de l’introduction du roman ............................................ 377

– 2 –

Suite du récit de Geoffroy.........................................................383

Suite du dossier de Lucien....................................................... 390

DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme................425

Récit de Geoffroy ......................................................................426

I J.-H.-M. Calvaire.................................................................. 427

II Une lettre du comte Albert ................................................. 435

III L’incomparable Olympe ....................................................443

IV Le petit clerc....................................................................... 451

V La famille Chapart...............................................................459

Nuit du 7 au 8 décembre : évasion de Jeanne Récit fait par

Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l’Horloge ..................542

Récit de Geoffroy ......................................................................562

Œuvres de J.-B.-M. Calvaire ................................................... 580

I Le Fils Jacques. .................................................................... 581

II Les revenus de la tontine. ................................................... 592

III Coup d’œil sur la belle société des environs de Méricourt 601

IV Changement de règne. ....................................................... 613

Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le Codicille ............647

Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire La nourriture de

l’affaire ......................................................................................694

Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Du sang et des fleurs 701

Avant-propos ...........................................................................702

I La Couronne .........................................................................703

II Une pièce de la mécanique Louaisot ..................................706

III La petite Pologne............................................................... 710

IV L’outil est-il bon ? ...............................................................716

V Ce que valait l’outil.............................................................. 722

– 3 –

Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le dessous des cartes

dans l’Affaire des ciseaux .........................................................732

Annexe aux œuvres de J.-B. Martroy L’évasion de l’accusée –

Les deux sœurs ......................................................................... 755

Récit de Geoffroy ...................................................................... 761

Suite du récit de Geoffroy......................................................... 775

Dernière lettre de Martroy ...................................................... 794

Récit du conseiller Ferrand ......................................................801

Récit de Geoffroy ..................................................................... 806

Récit de Fanchette .................................................................... 815

Dernier récit de Geoffroy......................................................... 824

– 4 –

Au lecteur

J’ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d’un

événement auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon

rôle, au milieu des singulières aventures qui vont être mises

sous les yeux du lecteur, n’eut qu’une importance tardive, mais

contribua quelque peu au dénouement inespéré du drame.

Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux

agissements de certains hommes d’argent, patriotes au point

de manger la patrie, a rappelé l’attention publique vers

l’origine souvent peu honorable – et parfois infâme – des

fortunes acquises dans les fournitures militaires.

Il ne faut point chercher ailleurs la raison d’être de ce

livre, où la question d’argent tient en apparence peu de place,

noyée qu’elle est dans un véritable océan d’aventures. Chacun a

intérêt à bien établir qu’aucun argent volé n’est entré chez lui,

soit anciennement, soit depuis peu, en un temps où les

accusations pleuvent, remplaçant la grêle des balles et des

obus.

Le cours des années, en éclaircissant les rangs des

compagnons de ma jeunesse, avait laissé un cher, un excellent

ami, seul juge de la question de savoir s’il fallait taire à tout

jamais cette histoire, plus curieuse que la plupart des romans.

Mon ami a décidé que l’histoire devait être écrite et j’ai

pris la plume.

GEOFFROY DERŒUX.

– 5 –

PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont,

comme de raison, déguisés.

– 6 –

PREMIÈRE PARTIE

Les ciseaux de l’accusée

– 7 –

Récit préliminaire

– 8 –

I

Comment je retrouvai Lucien – Bureau de

M. de Méricourt

(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux

et aussi par nos amis communs – qui avaient autant de

répugnance à parler que moi à interroger, – l’affreux malheur

dont la vie de Lucien Thibaut était accablée. Jamais il ne m’en

avait entretenu lui-même dans ses lettres, quoiqu’il m’écrivît

assez souvent.

Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j’étais son

meilleur camarade d’enfance, sera expliquée par les faits.

J’étais à Paris depuis plus d’une semaine, cherchant

l’adresse de Lucien du matin au soir, et ne faisant pas autre

chose. Je m’étais enquis partout, même à la préfecture de

police.

Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu’on m’indiqua le

bureau de M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.

Je ne fus pas sans demander ce qu’était ce M. Louaisot. On

me répondit que le quartier Vivienne produisait une certaine

quantité de spécialités ou providences. Il y a le théâtre du

me

Palais-Royal et ses annexes pour les Anglais, M Sitt pour les

cors aux pieds, le Coq-d’Or pour rassortir les morceaux de soie,

etc.

– 9 –

M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des

renseignements. Il était providence pour les gens qui cherchent.

Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle

maison, dont les derrières donnaient sur la toiture vitrée du

passage Colbert. Son nom était franchement écrit sur sa porte.

Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée

d’un embonpoint remarquable et d’une fraîcheur vraiment

triomphante. Elle portait robe de soie et coiffe de dentelles;

chacun de ses pendants d’oreilles devait peser trois louis.

Elle avait l’air brusque, mais gai, d’une servante-maîtresse,

et beaucoup d’accent.

– Bonjour, ça va bien ? me dit-elle, sans me laisser le temps

de parler. Pas m al, et vous? Le patron est là. Ceux du

gouvernement ont du temps pour déjeuner à la fourchette et le

billard ; mais lui, toujours sur le pont. Est-ce pour affaire de

commerce ou plus délicate ?

Elle me coupa la parole au moment où j’allais répondre, et

ajouta, en clignant de l’œil :

– Entrez toujours ; on ne paye qu’en sortant. Ceux du

gouvernement, j’entends les renseignements, sont censésgratis,

mais vas-y voir ! Rien sans pourboire, et des raides ! Ici, au

moins, on ne fait pas d’embarras.

Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons :

– Eh ! patron ! en voilà un nouveau qui n’est pas encore

venu, faut-il le faire entrer ?

Et sans attendre la réponse du « patron », elle me poussa

au travers de la porte, qu’elle referma sur moi.

– 10 –

J’étais seul avec le patron : un vigoureux gaillard d’une

quarantaine d’années, qui faisait assez bien la paire avec sa

robuste normande.

Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont

les couleurs éclataient comme des cris d’incendie, par-dessus un

pantalon de drap noir, abondamment crotté. Ses larges et forts

souliers, non moins maculés de boue, étaient commodément

posés auprès de lui sur une chaise, et il avait fourré ses gros

pieds dans des pantoufles de drap écarlate, brodé d’or.

Une calotte turque, ornée d’une touffe gigantesque,

reposait avec coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais

mal peignés.

Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M.

Louaisot de Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui

trouvai l’air par moitié d’un souteneur de libres penseuses, par

moitié d’un notaire de campagne effronté, rusé, âpre à la

mauvaise besogne et bravement filou.

Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la

cauchoise, son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec

de perroquet entre ses deux grosses joues, sa petite bouche sans

lèvres qui restait volontiers toute ronde ouverte, comme pour

remplir convenablement l’énorme espace que la brièveté du nez

laissait au développement du menton, tout cela aurait poussé au

comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature, sans le

regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en

vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et

plein d’autorité, quoi qu’ils fonctionnassent derrière une paire

de lunettes.

Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur

grotesque.

– 11 –

Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé

et même un dangereux coquin.

Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il

paraissait plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je

vis qu’il était de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu’il

avait démesurément longues.

– Vous permettez, n’est-ce pas ? me dit-il, continuant de

manger un morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en

feuilletant avec la pointe de son couteau un dossier assez

compact qui était devant lui sur la table, chargée de paperasses

en désordre. Si vos journées, à vous, ont plus de vingt-quatre

heures, mes sincères compliments ; moi, je n’ai pas même le

temps de brouter en repos : je mange l’avoine dans mon sac

comme les chevaux de citadine… De la part de qui, s’il vous

plaît ?

Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne

comprenais pas sa question, il l’expliqua, disant :

– Je me fais l’honneur de vous demander quel est celui de

mes honorables amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je

prononçai le nom de la personne qui m’avait indiqué sa maison.

Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un

escalier alphabétique, et l’ouvrit à la lettre voulue.

Pendant qu’il consultait ce livre d’or de sa clientèle, mon

regard parcourut son bureau, qui était une chambre assez

grande, mais basse d’étage, et dont les murailles, du plancher au

plafond, se tapissaient de cartons.

Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue

Beaubourg, sauf deux consoles, ébène et écaille, toutes fleuries

– 12 –

de pierres précieuses qui semblaient fort étonnées de se trouver

en pareille compagnie.

De même, parmi les estampes communes que les cartons

reléguaient aux deux côtés de la cheminée, je vis, non sans

surprise, deux Théodore Rousseau de la meilleure manière, et

un véritable bijou signé Isabey.

– Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre : c’est

un client qui doit être content de moi. À qui ai-je l’avantage de

parler ?

– Je m’appelle Geoffroy de Rœux.

– Respectable noblesse ! murmura M. Louaisot avec un

signe de tête amateur. Comte, marquis, baron ?…

– Simple chevalier-banneret, s’il vous plaît, interrompis-je

un peu impatienté.

M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R

pour y inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d’encre, resta

suspendue au-dessus du papier, et il me dit avec quelque

sévérité :

– Monsieur, la profession exige de la conscience ! Je

m’inclinai.

Sa plume grinça.

– Impérieusement, Monsieur ! continua-t-il en écrivant.

Il referma le livre et reprit :

– Sans la conscience, la profession ressemblerait à

n’importe quel métier. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

– 13 –

– On m’a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez

votre aide pour trouver l’adresse d’un ami à moi que je cherche

vainement.

– On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne

vivante n’échappe à l’organisation de mes bureaux. Pour les

personnes décédées, j’indique non seulement le cimetière, mais

la position exacte du monument. Quel est le nom de votre ami ?

– Lucien Thibaut, juge… peut-être ne l’est-il plus… mais

très certainement ancien juge au tribunal de première instance

d’Yvetot.

M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement

qui était tombé juste sur le motjuge,et c’était là ce qui m’avait

porté à me reprendre. J’eus lieu de penser plus tard que ce

n’était pas le motjuge,mais bien le nom lui-même qui avait

troublé un instant le calme olympien de sa physionomie, au

moment même où il venait de me laisser entrevoir la toute-

puissance de son organisation. Il s’agita sur son fauteuil, piqua

du doigt l’armature de ses lunettes et fit mine de chercher

quelque chose sur son bureau. Je ne sais s’il le trouva, mais sa

tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard

clair et affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase

laconique :

– Pas d’autres détails ?

Je lui passai une note préparée à l’avance et qui contenait

toutes les indications qu’il m’était possible de fournir.

Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre

connaissance de ma note.

– 14 –

Pendant qu’il lisait, je l’entendis fredonner très bas, de

façon à ne point manquer aux convenances, la romance bien

connue :

Ah ! vous dirais-je maman

Ce qui cause mon tourment ?

Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche

s’arrondissait comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet,

mais c’était une pure apparence.

Il me remit le papier et demanda :

– Pourquoi voulez-vous connaître l’adresse de ce

monsieur ?

L’étonnement dut se peindre sur mes traits, car il

s’empressa d’ajouter :

– Vous savez, la conscience ! Sans la conscience, autant

abandonner la profession pour se faire agent de change ou

même préfet. Suivez bien mon raisonnement si vous avez eu

tant de peine à trouver ce monsieur, depuis le temps, c’est qu’il

se cache, hein ? Toutes les probabilités portent à le croire. Or,

en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher.

Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le

chercher. Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé

entre ces deux droits…

J’interrompis cette argumentation qui vous paraîtra

comme à moi reculer les bornes de la délicatesse, en lui tendant

tout ouverte la dernière lettre de mon pauvre Lucien.

Elle était ainsi conçue :

« Mon cher Geoffroy.

– 15 –

J’ai grand besoin de toi. Tu m’entends : besoin, besoin !

Vienstout de suiteou écris-moi un mot qui me dise où je

pourrai te trouver. La chose presse malheureusement. Viens

vite. »

– 16 –

II

Pourboire de Pélagie – Maison du Dr

Chapart

M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes

attentivement.

Il me dit en me rendant le papier :

– Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession

serait ravalée indéfiniment. Je n’ai pas à vous faire subir

d’interrogatoire ; murons la vie privée, Mais la lettre a sept

semaines de date : pourquoi ce temps perdu ?

Au moment où j’allais répondre, il m’arrêta par un de ces

regards coupants qui modifiaient si étrangement l’expression

débonnaire de sa physionomie et reprit :

– Je vous prie de vouloir bien m’excuser et surtout me

comprendre. La conscience implique la minutie dans la

délicatesse. C’est la profession qui demande cela. Ma question a

pour but de savoir si je puis me mêler de cette histoire sans

contrevenir aux lois de la délicatesse la plus exagérée. Je suis un

assez drôle de corps, hein ? Je me flanquerais à l’eau pour ma

conscience : c’est la profession.

– Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer

l’impatience qui décidément me gagnait, n’a rien à voir en ceci

et peut dormir tranquille. Quand j’ai reçu cette lettre, en

Irlande, dans la campagne de Galway, elle avait déjà plus d’un

– 17 –

mois de date : le temps de courir après moi par les chemins du

Connaught, qui sont terriblement capricieux. Et il y a loin de

mon entresol de la rue du Helder jusqu’aux bords du lac Corrib.

– Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt

que l’explication sembla satisfaire. Connu ! J’ai eu occasion de

pousser une petite pointe jusque dans la « verte Erin », comme

dit Lamartine. Quel poète ! ah ! si j’avais sa lyre ! J’ai suivi un

banqueroutier frauduleux jusqu’au sommet du Mamturk. Jolie

vue, ça m’avait essoufflé ; mais mon homme fut pincé à 700

mètres au-dessus du niveau de la mer : je possédais un mandat

du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en

quantité ; mais ce n’est pas un pays fortuné, par exemple, et des

quantités de coqueluches.

Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en

ébauchant à bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le

second distique de la romance.

…Depuis que j’ai vu Sylvandre

Me regarder d’un air tendre…

Puis il m e rem it m a lettre en disant avec beaucoup

d’aménité :

– La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne

comprendrais même pas la profession, peut se contenter de vos

explications ; donc j’ai l’honneur de vous remercier. Déposez

trente francs et revenez demain.

Je pris congé. À la moitié de l’escalier j’entendis encore le

motconscience,enveloppé dans le cinquième vers :

Mon cœur dit à chaque instant

Peut-on vivre ?…

– 18 –

Le lendemain, de bonne heure, j’étais au rendez-vous.

Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues

écarlates et répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.

Au lieu d’entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit,

dans l’antichambre, une porte latérale qui me montra un long

bureau, où écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de

deux minutes, tout au plus, elle revint avec un papier qu’elle tint

à distance en disant :

– Savez-vous comment le patron m’appelle ? sa mule. Il est

drôle. Alors, il me faut mon picotin. C’est dix francs.

Je donnai le pourboire. Elle porta l’argent à ses lèvres,

comme je l’ai vu faire aux mendiants des grandes routes en

Normandie.

Le papier ne contenait que ces mots :

« Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à

Belleville. »

Une demi-heure après, un garçon à tournure d’infirmier

m’ouvrait la chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la

maison Chapart, où Lucien était pensionnaire.

Il y avait maintenant près de dix ans que je n’avais vu

Lucien Thibaut. Ma famille était de Paris, la sienne habitait le

pays de Caux, où son père avait occupé un emploi de

magistrature. Sa mère, restée veuve avec deux filles, y jouissait

d’une modeste aisance.

Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon.

Lucien et moi, et nous nous étions quittés, fort émus de la

– 19 –

séparation, mais nous promettant bien de nous revoir souvent,

juste le dernier jour de sa vingtième année.

Je me souviens qu’il était tout fier de sa thèse passée, et le

moins triste de nous deux.

Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais

notre correspondance, quelquefois ralentie, n’avait point

discontinué.

Il faut s’aimer beaucoup pour cela, c’est certain, et, en

vérité, je ne saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins

une fois, le projet si souvent caressé de l’aller voir soit à Yvetot,

soit à sa maison de famille où il passait les vacances avec sa

mère et ses deux sœurs.

Ma vie, il est vrai, n’avait pas été sédentaire comme la

sienne, et dans ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais

guère que toucher barres à Paris.

Quoi qu’il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une

amitié paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection

eût été mise jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait

depuis les jours de notre enfance et, pour ma part, j’en sentais

instinctivement la véritable profondeur.

Nous étions encore l’un et l’autre au préambule de la vie.

Dès ce temps là, quand il me venait par hasard des bouffées de

sagesse et que je songeais à « l’avenir », quel que fût mon rêve,

Lucien y avait sa place.

Cela s’arrangeait tout naturellement ; il ne me semblait pas

possible de penser à moi sans penser à lui, et la première fois

qu’il fut, pour lui, question de mariage, je me sentis vaguement

jaloux.

– 20 –

L’instant d’après, je m’en souviens, je souriais à une blonde

vision : de chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.

C’est assez ma vocation d’être oncle. Je suis vieux garçon

de naissance, et comme je n’ai ni frère ni sœur, les enfants de

Lucien étaient mes neveux prédestinés.

Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps

après notre séparation – vers 1863, je crois – ne se fit pas. Mon

avis n’y avait point été favorable, quoiqu’il s’agît d’une amie

d’enfance dont Lucien nous avait rebattu les oreilles dès le

collège.

Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve,

me

surtout une veuve qui était son aînée, car M la marquise

Olympe de Chambray avait quarante-huit heures de plus que

lui.

«Belle comme un ange, spirituelle comme un diable – et

ridiculement riche ! »

Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre

de Lucien Thibaut, parce qu’elle me paraît caractériser tout à

fait le genre de sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.

Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry,

ce fut un autre style. Que d’efforts il faisait pour se contenir !

Mais à travers sa réserve, dont le motif m’échappait, je devinais

le grand, l’irrésistible amour.

Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l’automne de 1865.

J’en reçus la nouvelle quinze jours d’avance, à Vienne, où

j’étais apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et

quelques mois.

– 21 –

Depuis lors, il m’avait écrit à peine une couple de fois,

comme par manière d’acquit et sans me rien dire.

Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me

disaient peu de chose. Je l’avais accusé bien souvent de n’avoir

point confiance en moi.

Il me cachait son cœur.

Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet

1866, que M. Louaisot me fournit l’adresse de Lucien à la

maison de santé du Dr Chapart.

– 22 –

III

Grand paysage – L’âme de Lucien

Quand le garçon à mine d’infirmier m’ouvrit la chambre du

n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur

la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu’il était à

regarder par la fenêtre.

Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à

celui qu’on embrasse, par une belle matinée d’été, des vilaines

petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé

du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur

Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)

Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il

me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d’une

brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière.

Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient

nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de

rose et d’or tandis qu’à perte de vue, les campagnes de l’ouest et

du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur

l’azur laiteux de l’horizon.

Je n’eus qu’un coup d’œil pour ce paysage, car Lucien

Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit

de mon entrée et se retourna lentement vers moi.

Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier

en proie au sentiment d’angoisse qui s’empara de moi à sa vue.

– 23 –

Angoisse ? Pourquoi ? Ce mot peint-il ma pensée ? Dit-il

trop ou ne dit-il pas assez ?

Je retrouvais Lucienrajeuni,après ces dix années qui

faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.

L’homme de trente ans m’apparut sous un aspect plus

juvénile que l’adolescent achevant sa vingtième année.

Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le

cœur.

Ses traits avaient subi une sorte d’effacement ; son teint

était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli

et comme amoindri. Il y avait une insouciance d’enfant dans la

souriante placidité de sa physionomie.

Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau

d’entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver

quelque tache à toute œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui

reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.

C’était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d’être joli à ce

point-là n’appartient qu’à l’autre sexe.

Lucien avait la bravoure d’un lionceau. Il était magnifique

quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout

sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J’ai

porté de ses marques.

Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De

l’enfant le plus doux qui fût au m onde, il était devenu

ombrageux, querelleur, presque cruel.

– 24 –

Non seulement il n’avait aucune des coquetteries de son

âge, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il

essayait de s’enlaidir.

Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa

trop bonne mine, il s’était fait, à l’école de droit, une tête de

puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus

aimable et le plus gai que j’aie rencontré en ma vie.

Mais il était content positivement quand on lui disait qu’il

avait latouched’un mauvais gars.

Aujourd’hui, toute préoccupation de ce genre avait

évidemment pris fin. Il se laissait être joli.

Je ne dirai pas qu’il était redevenu lui-même, car

l’expression de son regard s’était dérobée et comme éteinte,

mais à part ce rayon généreux qui brillait autrefois si gaiement

dans sa prunelle, tout en lui avait fait retour vers l’adolescence.

Rien de tout cela n’était précisément de nature à vous

serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j’éprouvai

d’une façon très nette le contrecoup d’une douleur sourde, mais

terrible.

J’eus froid.

Et j’eus peur.

Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés

de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.

– Te voilà, me dit-il, tu viens tard.

Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville,

noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta :

– 25 –

– Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens,

vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà

deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine

dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous

verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais

Paris a beau grandir, grandir, je l’embrasse d’un coup d’œil.

C’est à la lettre, regarde plutôt ! Il n’y a pas un autre endroit

comme celui-ci : rien ne m’échappe. Je suis venu ici pour la

chercher. Penses-tu que je la retrouverai ?

Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus

bas :

– Comment vas-tu ce matin ?

Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité

paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n’avais pas

encore ouvert la bouche.

Malgré moi, j’interrogeais son visage et c’était là peut-être

ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui

quelque signe de maladie, car j’eusse presque désiré le retrouver

malade.

Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches ; ses joues ne me

paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles ; son front s’éclairait, à

la fois poli et mat, comme celui d’une fillette. Il me dit encore :

– Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy,

avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c’est le bon âge.

Y songes-tu ? moi, j’aurais eu des idées de mariage…

Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.

– 26 –

– Oui, reprit-il, c’était dans mes goûts. J’aurais pensé à me

marier sans l’exemple de ce pauvre Lucien… Lucien Thibaut. Tu

ne l’as pas oublié, je suppose ? Il prononça ainsi son propre nom

comme s’il eût parlé de quelque autre camarade à nous.

À part la furtive œillade qu’il venait de me lancer, toute sa

physionomie peignait la sérénité et même l’indifférence.

Quant à moi, la vague impression de terreur qui me

poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint

qu’il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions

d’une certitude. L’étonnement qui se peignait sans doute dans

mes yeux le trompa. Il me demanda d’un ton de reproche

affectueux :

– Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait m al,

Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.

– Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me

remettre. Ce bon, ce cher Lucien ! Je n’ai eu garde de l’oublier.

– À la bonne heure, à la bonne heure ! fit-il par deux fois.

C’est que tu as tant couru le monde ! Ta vie a été bien heureuse,

et les heureux, vois-tu…

Il n’acheva pas et reprit :

– Je suis content, très content que tu n’aies pas oublié

Lucien. Il est dans l’embarras. Tu pourras nous être très utile et

il avait compté sur toi.

Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.

– C’est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup

de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s’y perd. Il n’en

parle jamais et il ne faut pas même qu’il se doute…

– 27 –

Cette phrase resta inachevée.

Ses grands yeux de malade qui brillaient d’un fugitif éclair

s’étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris.

J’essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le

paysage parisien à la fois resplendissant et confus.

Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec

lenteur en disant :

– Je crois parfois l’entrevoir là-bas…

Il s’arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et

craintif.

– Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme

pour repousser une objection inopportune, je sais parfaitement

bien que c’est un enfantillage. D’abord il y a trop loin. Ensuite,

ce brouillard gêne. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton

tranchant pour dire : c’est impossible. Serais-je ici, si c’était

impossible ? Elle y est, voilà le fait certain. Je le sais, j’en suis

sûr. Puisqu’elle y est, en cherchant bien, on peut la trouver.

Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie

rondeur qui était à mille lieues de moi.

– C’est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que

je la connais ?

– Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je

parle.

– J’allais te le demander.

– 28 –

Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais

d’avance la réponse.

– Eh bien ! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner.

Je parle de Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme

plutôt. Quand tu verras Lucien, tu reconnaîtras cela d’un coup

d’œil : il n’a plus d’âme.

Était-ce là l’explication de ce grand poids qui, depuis mon

arrivée, m’oppressait le cœur si lourdement ? Et fallait-il croire

à cette définition que la folie donnait d’elle-même ? Le malade

poursuivit tranquillement.

– C’est là le mal de Lucien. Les médecins l’ont traité et le

traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères ! Moi, je ne

suis pas médecin, mais j’ai la certitude que nous le guéririons en

lui rendant son âme. Il eut son bon rire d’autrefois, dont la

sonore douceur mouilla ma paupière.

Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d’harmonie les

strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d’Astolphe dans

la lune, à la recherche de l’âme de Roland.

– À présent, ajouta-t-il d’un ton dogmatique et en secouant

la tête, ce n’est plus dans la lune que les âmes se cachent : les

âmes, comme Jeanne, c’est là !

Son doigt tendu montrait Paris.

– 29 –

IV

Le cas de Lucien Thibaut

Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris,

qui cachait l’âme de Lucien, la porte s’ouvrit sans qu’on eût pris

la peine de sonner ni de frapper.

Un vilain petit homme plus rond qu’une boule, entra dans

la chambre en bourdonnant et en tournant comme une toupie.

Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement

les revers, il avait une cravate blanche sur laquelle son menton

triple fluait comme une cascade de beurre fondu. Il avait un

gilet de satin noir qui semblait une outre mal remplie, tant il

ballottait drôlement ; il avait enfin un pantalon de bébé, bien

large, mais trop court, qui montrait l’embonpoint tremblant de

ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un poupart, sculpté

dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement et

monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien

ce petit homme était à la fois impatientant et joyeux. C’était le

Dr Chapart, maître après Dieu de la maison Chapart,

recommandée dans les articles. (Voir aux annonces.) Il me salua

poliment de son chapeau qu’il tenait à la main, et tapa un coup

égrillard sur sa cuisse en clignant de l’œil à mon adresse.

– Gaieté, santé, me dit-il d’une voix cuivrée de baryton qui

lui allait à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de

mélancolie, si vous m’en croyez. Tout roule, ma poule. Treize

centimes à la bourse : de hausse, s’entend. Je ne joue pas de

– 30 –

peur de perdre mon argent, mais ça m’intéresse tout de même à

cause des affaires. Donnez voir votre pouls, bijou. Ça rime.

D’une main il prit le poignet de Lucien, de l’autre il

atteignit une belle montre à secondes qui paraissait tout

heureuse de reposer sur un estomac si moelleux.

– Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500

francs en fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de

causotter pour amuser le sujet. Ma position me permet un objet

de ce prix-là. Ce n’est pas comme le meurt-de-faim d’en face,

qui fait ses quatre visites à pied et qui n’a dans sa poche qu’un

oignon de dix écus. Malheur !… quel temps des dieux ! Beau fixe

au baromètre. 28 degrés au thermo – idem ! En Beauce, des

blés superbes ! des pommes en Normandie, des betteraves dans

le Nord ! J’ai vu des gens de Bourgogne : le raisin cuit… 62

pulsations, dites donc ! ça rime. Est-ce assez gentil, cette

circulation-là ! Mais aussi quel air chez nous ? ça embaume. Et

quelle vue ! ça ravigote. Votre bouteille de sirop-Chapart est

bientôt à sec, vous savez ? On va vous en monter une autre. Où

trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi ? Je ne parle pas des

soins, c’est moi qui les donne.

Il se tourna vers moi, clignant toujours de l’œil, je n’ai

jamais su pourquoi.

– Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s’arrêter, je n’ai

pas l’honneur de vous connaître, mais nous avons eu une jolie

séance à la Chambre : 102 voix de majorité, rien que cela, sur je

ne sais plus quelle question. Ça ne fait rien. Attrape ! 102 voix !

Nous les écrasons, tout uniment. Avec ça, le prince Napoléon

voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle comme la

mienne, ce n’est pas le cas de prendre racine.

Il n’y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni

un point, ni une virgule. Tout avait été dit d’une seule lampée.

– 31 –

Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la

seconde fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se

dirigea finalement vers la porte.

En passant près de moi, il me dit d’un air fin :

– Un parent ? un ami ? Parfait ! Enchanté d’avoir fait votre

connaissance ! Va bien notre pensionnaire ! Ah ! le gaillard !

Écoutez donc, soyons justes, le système Chapart en a ravaudé

bien d’autres ! Avec notre air, notre vue, avec un spécialiste

comme votre serviteur et le sirop-Chapart à discrétion, il

faudrait avoir tué père et mère pour résister. Seulement, dame…

Il se toqua ici le front d’un air encore plus fin.

– Vous comprenez, poursuivit-il, l’équilibre ! Fouillez-moi

plutôt ! Où il n’y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des

éternités avec ça, frais, gras et très bien portant. Jusqu’au plaisir

de vous revoir. Vous me faites l’effet d’un charmant garçon, et

j’espère cultiver votre connaissance.

Il me glissa un assez gros paquet d’adresses et sortit

toujours ronflant.

Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là,

Lucien n’avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.

Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques

minutes encore.

– La famille n’est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un

embarras évident. Il ne faudrait pas s’en prendre à elle. C’est

moi seul qui ai mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce

bonhomme. Tu l’as trouvé ridicule ? On est assez bien chez lui,

je t’assure.

– 32 –

– Tout m’y semble très bien, fis-je d’un ton pénétré.

– Mais oui, très bien… aussi bien que possible. La mère et

les sœurs auraient peut-être choisi un autre établissement ;

mais j’avais mes raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut,

d’où l’on pût tout voir…

Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter

mon approbation d’une façon presque suppliante.

– Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.

– N’est-ce pas ! s’écria-t-il avidement. Nous avons la même

opinion tous deux : c’est certain, il fallait voir !

Un instant, son regard se baigna dans la brume qui

enveloppait Paris, puis il passa la main sur son front et

rapprocha de moi son siège.

– Geoffroy, me dit-il d’une voix tremblante, Lucien n’est

pas fou, je t’affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute

bien : Jeanne était son cœur, on le lui a arraché. J’ai promis de

lui rendre son cœur, ai-je encore bien fait, Geoffroy ?

Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur

moi.

– Tu as parfaitement fait ! répliquai-je avec chaleur.

– Aurais-tu fait comme moi ?

– Certes, et de toute mon âme !

Il me saisit la main et la secoua fortement.

– 33 –

– Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que

tu fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-

être trouverais-je le courage de te les apprendre.

– Ah ! ah ! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d’un

air presque fanfaron, j’ai quelquefois de bonnes pensées ! le

malheur, c’est que je n’ai pas confiance en moi-même.

– Tu as tort, prononçai-je au hasard.

– Ai-je tort ? murmura-t-il.

– Pourquoi n’as-tu pas confiance en toi-même ?

– Parce que… ne l’as-tu pas deviné ?

Il s’arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient

avec un redoublement de timidité. Cette fois, n’ayant aucune

idée de ce qu’il voulait dire, je ne savais comment l’encourager.

Il reprit bientôt de lui-même :

– Je crois que tu as raison, Geoffroy ; c’est vrai, j’ai tort

d’avoir défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je

puis agir… mais… mais… Il s’interrompit de nouveau et finit par

balbutier si bas que j’eus peine à l’entendre :

– Geoffroy, c’est que je ne sais pas bien qui je suis.

Je me mis à rire et je répliquai :

– Je vais te le dire, mon pauvre Lucien…

Il ne me laissa pas achever ce nom.

– 34 –

Ce fut avec une véritable violence qu’il sauta hors de son

siège pour appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et

qui tremblait.

– Tu mens ! s’écria-t-il. Je ne suis pas celui-là !

Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion

fiévreuse :

– Non ! non ! non ! je ne suis pas celui-là ! Celui-là a

condamné une femme à mort. Si j’étais celui-là, il me faudrait

donc tuer cette femme !

– 35 –

V

Sommeil – Apparition

Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry ? Et pourquoi

Lucien aurait-il tué Jeanne Péry qui était son âme ?

Je n’osais plus interroger parce que je le voyais en proie à

une surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses

cheveux s’agitaient sur son crâne.

Tout à coup sa tête s’inclina si bas que ses deux mains

croisées sur ses genoux furent inondées par les boucles de ses

cheveux. Il dit d’un ton d’accablement :

– Condamner ! tuer ! une femme ! Peut-être que Lucien

Thibaut ne devrait pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je

sais qu’il a eu de grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy ?

Ma main toucha la sienne.

– Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je

n’aurais pas été surpris si vous m’aviez abandonné. Écoutez-

moi, Geoffroy : En un jour dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et

précisément à l’égard de cette femme la conduite de Lucien

Thibaut ne fût pas celle d’un galant homme.

À ces derniers mots, il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis il

se redressa furieusement et me regarda en face, comme si

l’accusation fût venue de moi et non pas de lui-même.

– 36 –

Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa

main crispée s’agitait. Je crus qu’il allait me frapper au visage.

Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les

veines de son front, et me dit avec amertume :

– Je n’ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses

fatales. Il est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce

que vous voudrez, il doit la tuer, il la tuera ! voilà.

Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.

Je crus d’abord qu’il éprouvait un spasme ou même un

évanouissement, car son immobilité ne cessait point, mais je

m’aperçus bientôt qu’il dormait tout simplement. La force de

son émotion l’avait brisé comme il arrive aux enfants de tomber

dans le sommeil après la colère ou les larmes.

Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une

oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas

seulement l’émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie,

mais d’autres commotions plus anciennes et plus douloureuses

aussi. Une fois il laissa échapper des paroles confuses,

entremêlées de sanglots. Je crus distinguer deux noms, deux

me

noms de femme : Jeanne, Olympe… M la marquise de

Chambray s’appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. Était-

ce cette Olympe qu’il avait condamnée !

Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l’éveiller ni à me

retirer. J’avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais

pas.

À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd

pesait sur mon cœur et sur mon intelligence.

– 37 –

Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la

repoussai comme une impossibilité.

Il me sembla que j’étais ici à mon devoir tout naturellement

et que j’y devais rester jusqu’à ce qu’un événement quelconque

vint me relever de ma faction.

Faction est bien le mot : je me sentais de garde.

Lucien m’avait appelé ; je le trouvais malheureux et seul ;

car je ne sais si d’autres partagent ce sentiment : c’est surtout

dans ces faux hospices, ouverts par la spéculation, que

l’isolement semble navrant.

Je crois que Lucien m’eût parut moins abandonné dans un

trou campagnard ou dans un grenier parisien.

Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom,

débite son sirop, il y a odeur de séquestration.

Depuis que j’avais passé le seuil de cette cellule, j’étais

chargé de Lucien. Je l’entendais, je l’acceptais ainsi.

À la longue, pendant qu’il reposait, ses mains s’étaient

écartées, et je voyais cette pauvre figure enfantine dans son

cadre de cheveux bouclés, dont bien des femmes eussent envié

la finesse et l’abondance.

Était-ce là un homme de trente ans ? un homme que j’avais

connu joyeux, intelligent et fort ?

Quel pouvait être l’étrange mystère de cette décadence ?

Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très

vive en ce moment. J’étais beaucoup plus désolé que curieux.

– 38 –

Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte

avec soi son aiguillon ; mais l’aiguillon ne m’avait pas encore

piqué.

La preuve, c’est que je me souviens de l’instant précis où

ma curiosité, soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma

tristesse.

Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le

soleil de midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées

de tièdes parfums montaient du parterre qui fleurissait sous la

fenêtre.

La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd

murmure dans la maison muette. La feuillée des grands arbres

assombrissait encore le jour pâle et gris.

Je dis tout cela parce que tout cela m e gênait et

m’opprimait.

À force de regarder le sommeil de Lucien, j’avais fermé les

yeux moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de

notre revoir.

J’étais ainsi, n’ayant plus qu’une conscience très vague des

choses extérieures, lorsque je crus entendre un faible

craquement dans la chambre même, à quelques pas de moi.

Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n’avais pas

aperçue – ce n’était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous

étions entrés – roula lentement sur ses gonds.

Je regardai mieux, pensant que c’était l’œuvre du vent, car

l’orage commençait à agiter les feuilles ; mais je vis paraître au

seuil une jeune femme d’une remarquable beauté, élégamment

– 39 –

vêtue de noir et appartenant, selon les apparences, à ce qu’on

appelle la classe distinguée.

Elle ne me vit point, d’abord, parce que son regard inquiet

cherchait Lucien.

Inquietne dit certes pas tout ce qu’il y avait dans ce regard,

et pourtant j’hésite à écrire le mottendre.

Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer

qu’il partait des plus beaux yeux noirs que j’eusse vus de ma vie.

Quand la dame m’aperçut, elle recula avec un visible effroi.

Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien,

mais elle joignit aussitôt les mains d’un air suppliant.

Je me levai et j’allai vers elle.

– Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien,

sinon le voir.

Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.

Elle dit encore :

– C’est l’heure où il sommeille. J’entre un instant, il ne me

voit pas. S’il savait que je suis si près de lui…

Elle s’arrêta. L’accent de ses paroles était douloureusement

résigné.

Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse :

– Il n’aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr

ceux qu’il devrait aimer…

– 40 –

Lucien s’agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut

derrière la porte doucement refermée.

Lucien ne s’éveilla pas ; mais il continuait de s’agiter.

Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car

l’inconnue était d’une beauté rare.

Je m’étais donc trompé : Lucien n’était pas abandonné.

Pourquoi n’éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela ?

Et qui était cette splendide créature ? Une de ses sœurs ?

Non. Jeanne Péry ? Oh ! certes, on ne pouvait appeler celle-là

« ma petite Jeanne. »

Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.

Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix

étranglée des gens qui rêvent, il criait :

– Olympe ! Olympe !

– 41 –

VI

Réveil – Mon roman

Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la

main sur son front baigné de sueur.

J’hésitai ne sachant s’il fallait parler le premier.

Quand son regard tomba sur moi, il eût l’air profondément

surpris.

– Geoffroy ! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux !

à Paris !

Sa physionomie, en ce moment, avait subi une

transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de

cettejoliesseenfantine et presque féminine, qui m’avait étonné

naguère et surtout chagriné.

C’était un homme, à cette heure. Il avait l’air très souffrant,

mais froid et ferme.

Il me tendit la main.

– Je n’espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous

ai longtemps attendu.

Manifestement, il ne se souvenait pas de m’avoir vu tout à

l’heure.

– 42 –

Ceci rentre dans l’ordre des faits admis scientifiquement.

Les médecins aliénistes professent, en effet, que les

malades du cerveau ontdeux mémoires.Aux heures lucides, ils

ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise.

Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s’est passé

dans les heures lucides.

Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.

– Je ne devrais pas vous avouer cela : je vous attendais plut

tôt. J’ai craint plus d’une fois, depuis ma lettre écrite, d’avoir

trop compté sur une amitié de jeunesse qui, de votre part,

Geoffroy, n’était sans doute qu’une simple camaraderie.

Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes

deux bras, et je le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il

parut content de cela, mais, comment dirai-je ? content

froidement. Et il mit une certaine réserve à me rendre mon

étreinte.

– À la bonne heure ! fit-il de ce ton bas qu’il gardait depuis

son réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après

tout, nous étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins.

Et je ne sais rien que je n’eusse fait pour vous au temps où

j’avais encore du sang chaud dans les veines.

– Parbleu ! Lucien m’écriai-je, on ne peut faire beaucoup

plus que de se jeter à l’eau tête première quand on ne sait pas

nager, et tu t’es rendu coupable, pour moi, de cette folie !

Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse

s’éclairait. Je reconnus mon Lucien d’autrefois. Il ne protesta

pas contre ce nom de Lucien qu’il avait si violemment répudié

naguère.

– 43 –

Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma

vie, l’une et l’autre bien funestes, m’ont donné quelque

expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne

l’eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment

extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient

produit chez mon malheureux ami.

– Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma

personne d’un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi

aussi, puisque tu as commencé. Moi, j’ai bien vieilli, n’est-ce

pas !

– Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te

guérir.

Il sourit encore, mais moins franchement.

– Alors, Geoffroy, reprit-il comme s’il se fût repenti d’avoir

engagé l’entretien dans cette voie, tu n’as pas oublié cette

redoutable occurrence où je bravai les flots irrités du lac

d’Enghien pour te tirer de l’eau ? Il y avait bien quatre pieds de

fond, au bas mot, et nous gagnâmes deux gros rhumes… Je ne

comprends pas pourquoi on ne m’a pas éveillé quand tu es

entré. As-tu déjà vu le docteur ? ou sa femme ? ou leur fille ?

Réponds franc : lequel des trois s’est chargé de te dire que je

suis fou ?

Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa

pas de m’embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon

secours gaiement et avec une présence d’esprit pleine de finesse.

– Je vois qu’on ne t’a rien dit, reprit-il, je vais donc te

renseigner moi-même. Ce sont d’assez braves gens, ici. Le

docteur aime l’argent, sa femme adore l’argent, sa fille idolâtre

l’argent : c’est une famille très unie. On me soigne juste pour

mon argent et je n’en demande pas davantage. Je passe pour

– 44 –

fou. C’est peut-être vrai. Peu importe, comme tu vas le voir. Il

ne s’agit de moi que fort indirectement, abordons nos affaires.

J’avais essayé de l’interrompre quand il avait prononcé le

mot fou, mais j’avais eu la bouche fermée par son geste net et

péremptoire. Il voulait la parole, il la garda. Et ce fut pour me

demander, les yeux dans les miens, avec une certaine

brusquerie :

– Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que

par moi, avant d’écrire ton roman ?

Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un

nouveau symptôme d’aliénation mentale.

C’est ici le cas d’avouer que, tout en me livrant avec

assiduité aux rudes travaux qui sillonnent avant l’âge le front

des jeunes attachés d’ambassade, j’avais trouvé le temps d’écrire

et de publier, sous un pseudonyme suffisamment transparent,

un livre très étudié : tableau joliment réussi de nos mœurs

modernes.

J’ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul

auquel j’aie souci de plaire, n’avait pas trop mal accueilli ma

tentative.

Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir

connu ici en qualité d’auteur, lors même que ma mémoire ne

m’eût point rappelé à propos l’attention amicale que j’avais eue

d’envoyer à Lucien Thibault un exemplaire de ma quatrième

édition, avec portrait de l’auteur, photographié dans une pose

agréable.

– Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de

feindre l’indifférence voulue, t’es tu donné le tort de parcourir

cette fredaine de jeunesse ?

– 45 –

Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité,

en mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement

qu’eut put le faire un critique régulier duFigaroou deParis-

Journalà pareille naïve question.

– Mon suffrage n’ajoutera pas beaucoup à ta gloire,

répondit-il, mais j’ai lu en effet ton roman depuis la première

page jusqu’à la dernière, et tu sauras bientôt, si tu les ignores,

les raisons personnelles que j’avais pour trouver ton récit

puissamment, cruellement attachant. Réponds à ma question, je

te prie : Avant que ton livre fût composé, d’autres que moi

me

t’avaient-ils parlé de M Lucien Thibaut ?

– Non, jamais, répliquai-je.

Et j’ajoutai après réflexion :

– Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m’en ont

dit.

– Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les

yeux. Mes lettres ne disaient rien du tout… rien qui eût trait aux

événements, du moins.

– Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis

souvent plaint en moi-même du vide de tes lettres qui

semblaient…

– Elles ne semblaient pas, c’était vrai. Je te cachais quelque

chose. Mais ce n’était pas ce dont il est question. À l’époque où

je t’écrivais ainsi, j’ignorais tout moi-même… car tu n’aurais pas

cru, plus que moi, n’est-ce pas, à des dénonciations anonymes ?

Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui

n’attend pas de réponse, et reprit en affermissant sa voix :

– 46 –

– Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu

as mis au jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu,

ne fût-ce qu’une parcelle du mystère si terriblement curieux qui

est entré dans ma vie, comme le ver pénètre la saine écorce d’un

arbre condamné à mourir ; si tu avais entrevu, ne fût-ce qu’un

petit coin de ma misère inouïe, ton drame aurait pris tout

aussitôt une réalité, une consistance, une passion… Ne te fâche

pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu’il est.

– Par exemple ! protestai-je, moi ! me fâcher ! allons donc !

Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui

rendent compte dans les journaux.

– Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L’histoire

a de l’originalité. Tu l’as faite avec quelques réminiscences

d’Edgar Poe…

– Je te jure… m’écriai-je.

– As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre

anglais qui laisse peut-être quelque chose à désirer sous le

rapport de l’ordonnance et de la clarté, mais qui offre une des

charpentes dramatiques les plus étonnantes qu’on ait

assemblées de nos jours ? LaWoman in Whitede Wilkie

Collins ?

–La Femme en blanc ?…répétai-je, non sans rougir un

peu.

– Je ne t’accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre

ressemble encore à bien d’autres livres, mais tel qu’il est, il me

suffit. Il me prouve que tu es mon homme.

– 47 –

Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points

d’interrogation, car je ne savais pas si j’allais recevoir encore

quelques pierres dans mon pauvre jardin d’auteur.

– Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si

toutefois tu veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as

fait une fois avec ton imagination toute seule, tu peux le refaire,

aidé de renseignements, de pièces…

Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se

mettre à portée d’un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la

clef dans un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.

– Je suis entouré d’espions, me dit-il, en forme

d’explication, et tous ces gens-là voudraient bien me voler mon

roman !

La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le

couvercle avec lenteur.

Il faut pourtant bien dire ce que j’éprouvais. Je croyais son

accès revenu. L’idée d’accepter une besogne littéraire frivole

dans cette chambre qui était comme le tombeau d’un charmant

esprit et d’un noble cœur m’inspirait une répugnance dont

aucun mot ne saurait rendre l’amertume.

– Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je

veille. Ils ont beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle

qui contient, il est vrai, toutes mes misères mais qui renferme

aussi mon dernier espoir !

– 48 –

VII

Jeanne

Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de

Lucien s’y plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il

poursuivit :

– Laisse-moi te dire ceci qui a son importance : le roman

de Wilkie Collins m’a beaucoup frappé, frappé jusqu’à

l’angoisse. Il y a dans son récit des lacunes qui me donnaient la

chair de poule, parce que je les remplissais avec ce qui

m’appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi des

invraisemblances si naïves qu’on les croirait préméditées pour

prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces

invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui

est vraie.

Il mit sur moi son regard fixe et demanda :

– As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent

entendre parler d’une maladie sans en ressentir aussitôt les

symptômes ? Moi, je suis comme cela, non pas pour ma santé,

mais pour mes aventures, on plutôt pourmonaventure, car je

n’en ai eu qu’une seule en toute ma vie. J’y rapporte ce que je

lis, ce que j’entends, ce que je vois, j’y rapporte tout. Il y a des

moments où il me semble que mon aventure m’a poursuivi

jusqu’au fond de ce refuge, et que j’y suis entouré par de

misérables subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le

principal rôle dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie

Collins n’a jamais entendu parler de moi, c’est certain ; il ignore

– 49 –

le premier mot de ma triste biographie, et pourtant, j’ai nourri

souvent et longtemps la fantaisie de l’aller trouver en

Angleterre, de l’interroger pour savoir si, derrière le travail de

son imagination, il y a un fait, un tout petit morceau de mon fait

à moi… Veux-tu voir Jeanne ?

Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.

Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l’image

charmante de l’inconnue qui tout à l’heure s’était montrée au

seuil de l’appartement voisin.

Je l’ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant

ce nom, prononcé à l’improviste, me fit revoir le visage noble et

triste de celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être

vue.

Lucien me tendait un portrait, je le pris avec

empressement. C’était une simple carte photographique,

encadrée de papier verni.

Jamais je n’avais rien vu de si joli que la fillette qui me

souriait dans ce pauvre cadre.

Celle-là était bien « la petite Jeanne. »

Et certes, elle n’avait rien de commun avec la belle dame

inconnue.

Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière

restait-il entre moi et la gaieté enfantine du portrait ?

Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un

intérêt que je ne pouvais définir l’exquise délicatesse de ses

traits. J’avais plaisir à admirer la bonté vraiment angélique de

– 50 –

sa joyeuse figure. Chez Jeanne tout était bon, même sa petite

pointe d’espièglerie.

La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il

disait :

– C’est ce mois-ci qu’elle va avoir ses vingt ans.

Il ajouta d’un accent impatient :

– Dis donc au moins comment tu la trouves ?

Le mot ne me vint pas, et je répondis :

– Comme on doit bien l’aimer !

Il fit mine d’activer sa recherche parmi les papiers.

Je ne pouvais voir l’émotion de son visage qu’il détournait

avec une sorte de honte.

Sa voix trembla quand il reprit :

– Oui, on l’a bien aimée !

Il s’interrompit, puis ajouta :

– Trop aimée !… mais ce portrait ne dit rien. C’est du noir

et du blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette

et morte, la vie du regard, la grâce du mouvement, l’attrait du

repos ? et la voix ? et l’accent ? et l’ineffable harmonie de

l’ensemble ? qui pourrait deviner cela ?

– Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours

fixés sur le portrait de Jeanne.

– 51 –

Certaines vues ont la faculté de produire, par l’intensité du

regard, le phénomène stéréoscopique.

Je voyais la photographie s’arrondir et prendre des reliefs

comme si un souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans

de la pauvre chère image. J’avais devant moi la ravissante

enfant, et je ne mentais même pas en parlant de vie, de

mouvement, d’harmonie, car il me semblait que ma volonté

pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se

tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des

frémissements, et il balbutia d’un accent troublé :

– Toi ! toi aussi, Geoffroy ! Rends-moi ma petite Jeanne !

Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un

sanglot, il ajouta :

– Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait ? Il y a peut-

être de la terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés,

qui remuaient leurs boucles flexibles au moindre mot de sa

bouche plus rose que les roses. Qui sait ? Ses grands yeux bleus

comme le ciel ont peut-être éteint la flamme adorée de leurs

prunelles. Ma Jeanne ! ma Jeanne ! Oh ! qui sait ? Dieu ne veut

rien me dire ! Peut-être que son pauvre mignon petit corps est

rongé par les vers au fond d’une tombe. Non, non, je ne suis pas

jaloux. Je suis mort, si elle est morte !

Il avait quitté son siège pour s’agenouiller auprès du coffre

sur lequel il se penchait.

Je croyais qu’il continuait sa recherche parmi les papiers,

mais bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et

je n’eus que le temps de le prendre dans mes bras pour

l’empêcher de s’affaisser sur le plancher.

– 52 –

C’était un fardeau, hélas ! bien léger : tout au plus le poids

d’une femme.

Quand je l’eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma

poitrine. Il respirait avec effort. Sa parole était celle d’un

agonisant.

J’eus peur. J’avais vu mourir quelqu’un ainsi debout.

Mais, s’il est possible, quelque chose me frappait plus

douloureusement encore que cette pâleur menaçante, c’était le

vieillissementsoudain, extraordinaire, je dirais volontiers

magique, qui s’était opéré dans tout son être.

J’ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient

rajeuni mon malheureux camarade de collège jusqu’à lui donner

presque la tournure d’un enfant. Tout en lui, au premier aspect,

m’avait paru amoindri, effacé, réduit à ces apparences indécises

qu’on retrouve parfois dans l’extrême vieillesse, mais qui sont

surtout le propre de l’adolescence, luttant contre le travail de

formation.

Maintenant il avait son âge.

Plus que son âge : c’était un homme mûr. La crise

d’angoisse qui tendait chaque fibre de son être lui restituait la

virilité et la fierté.

Ce n’était pas la force revenue qui le faisait homme, c’était

la douleur.

Son aspect éveillait l’idée de cet héroïsme passif qui est la

gloire des martyrs.

J’essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son

contact me faisait froid et j’étais secoué par ses frissons.

– 53 –

Il me dit, et je n’oublierai jamais cela :

– C’est bon de s’appuyer sur un cœur.

Pauvre, pauvre Lucien ! J’eus remords comme s’il m’eût

reproché sa solitude.

Au bout d’un instant, ses paupières humides découvrirent

le profond regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit

doucement :

– Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy.

Je n’ai pas le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je

me tiendrai bien debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans

trop d’effort, après quoi il me serra la main en murmurant :

– Ce n’est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je

veillerai à ne plus t’effrayer ainsi ; car tu es tout blême,

Geoffroy, mon bon Geoffroy.

Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son

sourire persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.

– N’est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton

dégagé qui sonnait faux, n’est-ce pas qu’il est gentil mon cher

petit portrait ? C’est tout ce qui me reste d’elle. On ne devinerait

guère que c’est le portrait d’un assassin.

Je crus avoir mal entendu.

Et pourtant, j’avais ouï dire… Était-ce donc vrai ?

Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot :

Assassin !

– 54 –

Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son

navrant sourire. L’effort qu’il faisait pour ne pas pleurer le

brisait.

– 55 –

VIII

Assassin

– Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce cœur où il est bon de

s’appuyer.

– Merci, fit-il encore, merci ! Ah ! je ne me croyais pas si

faible. C’est que j’étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si

heureux que le pressentiment de mon malheur tournait sans

cesse autour de moi. On ne peut pas avoir tant de joie sur la

terre.

Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.

– Mon Dieu ! reprit-il en me laissant l’asseoir dans son

fauteuil, mon pauvre Geoffroy, ce n’est pas que je sois tombé de

bien haut : un juge de première instance, ce n’est certes pas le

Pérou. Mais si on tient compte de l’allégresse bien aimée qui

débordait de mon cœur, personne au monde, entends-tu :

personne n’était au-dessus de moi.

Cette façon énigmatique d’exposer non pas même des faits,

mais je ne sais quels résultats indirects d’une catastrophe

encore inconnue, me faisait souffrir plus que je ne puis

l’exprimer. Chacune des paroles de Lucien avait un arrière-goût

de résignation si touchant et si terrible à la fois que l’esprit ne

pouvait s’arrêter à la pensée d’un malheur ordinaire. Il y avait

d’ailleurs ce motassassin,appliqué à Jeanne… Je n’osais pas

interroger. Mon malaise était si intense que l’envie de fuir me

venait.

– 56 –

– Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il

affectueusement comme s’il eût surpris ma conscience, tu

mettras peut-être du temps avant de me retrouver dans l’état où

je suis aujourd’hui. Il faut profiter. Ce n’est pas que j’aie

précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois pas,

mais il y a des moments où je m’éveille d’une sorte de rêve qui

supprime pour moi des heures de la journée et même des jours

de la semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du

jeudi. Comprends-tu cela ? Pourtant, je suis bien sûr de n’avoir

jamais dormi deux jours et deux nuits de suite.

– Je comprends, répondis-je, que dans l’état nerveux où tu

es…

Il m ’interrom pit pour dire avec une ironie pleine de

tristesse :

– Ah ! oui, état nerveux, c’est bien cela. Les médecins

emploient ces mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en

tout cas, aujourd’hui, monétat nerveuxfait relâche. Tout est

clair dans ma tête. J’y vois. Je peux même établir nettement

dans ma pensée de certaines distinctions très subtiles. Te

souviens-tu comme j’étais un garçon studieux ? Je n’ai pas fait

beaucoup de folies dans ma jeunesse, tu pourrais en porter

témoignage. Eh bien ! en quittant les écoles, je restai le même,

absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après avoir

été un jeune avocat acharné au travail, – un piocheur. – je

devins un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide

à la besogne et d’une bonne volonté infatigable.

Mon amour même, le grand, l’unique amour qui décida de

toute ma vie ne changea rien à tout cela. On me reprocha bien

quelques voyages, deux absences… mais pouvais-je faire

autrement ? Et on était injuste ; loin de me ralentir, quand je

songeai à me marier, je fus pris d’ambition et je travaillai

– 57 –

double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à

cause de son mari…

Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l’heure

si francs, se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses

pieds.

Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de

quelque chose.

Cependant, sa voix resta calme et il continua :

– Je sens quecelavient. J’aurai juste le temps de te dire

pourquoi je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne

m’interromps pas, je commence :

Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se

combattent parfois l’une l’autre, et c’est la grande misère d’une

conscience de magistrat.

Il y a la certitudepersonnellequi naît de l’intelligence, celle

en un mot qui est humaine, c’est-à-dire commune à tous les

hommes.

Et il y a la certitudetechnique,particulière aux gens du

métier, qui a son origine dans les instruments et agissements

judiciaires.

Au palais on regarde cette dernière certitude comme la

meilleure, ou plutôt comme la seule authentique.

Je ne saurais dire si on a raison ou tort.

Je donnai un jour ma démission de juge parce qu’une

instruction criminelle conduite avec soin, minutieusement,

selon les procédés mathématiques de notre science à nous

– 58 –

autres magistrats avait fourni la certitude judiciaire de ce fait

que Jeanne Péry, ma chère petite femme, avait commis un

meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des circonstances

qui faisaient d’ellea prioriune fille perdue d’abord, ensuite une

sorte de bête féroce.

Voilà pour la certitude technique : Jeanne était coupable et

infâme.

Au contraire, ma certitude personnelle me criait : Jeanne

est innocente et plus pure que les anges.

Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l’une

mentait.

Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et

j’aimai Jeanne cent fois, mille fois davantage.

Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J’avais

écouté, retenant ma respiration.

Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait

incapable de livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant

une parole. Il fronça le sourcil avec colère.

– Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la

voix du métier plutôt que celle de ta conscience ?

– Dis-moi, dis-moi, m’écriai-je, que tu parvins à la sauver !

Sa figure s’éclaira, pour se couvrir bientôt après d’un plus

douloureux voile.

– Je fis de mon mieux, prononça-t-il d’une voix qui voulait

être ferme, oui, un instant, j’ai cru que je sauverais ma Jeanne

– 59 –

bien aimée et respectée. Mais je n’ai pas pu, et je suis devenu

fou.

Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu’il