Le Loup blanc - Paul Féval - E-Book

Le Loup blanc E-Book

Paul Féval

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Beschreibung

Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur de Boüexis-en-Forêt, voit, chaque jour qui passe, sa terre natale, La Bretagne, asservie sous l'impôt par le régent de France Philippe d'Orléans. Pour éviter une nouvelle guerre meurtrière pour les bretons, il décide de porter un seul coup et de défier en duel le régent de France. Il confie son domaine, tous ses biens, et son petit-fils Georges à son cousin Hervé de Vaunoy et se dirige sur Paris avec son fidèle serviteur Jude...

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Le Loup blanc

Le Loup blancI. La chansonII. Le coffret de ferIII. Le dépôtIV. La Fosse-aux-LoupsV. Le creux d’un chêneVI. Le voyageVII. La forêt de Villers-CotteretsVIII. TutelleIX. L’étang de La TremlaysX. La veilléeXI. Fleur-des-GenêtsXII. Dans la forêtXIII. Le capitaine DidierXIV. Où le Loup Blanc montre le bout de son museauXV. PortraitsXVI. Le conseil privé de M. de VaunoyXVII. Visite matinaleXVIII. RêvesXIX. Sous la charmilleXX. Avant et après le déjeunerXXI. Mademoiselle de VaunoyXXII. Deux bons serviteursXXIII. Voyage de Jude LekerXXIV. La logeXXV. Huit hommes et un collecteurXXVI. Un accès de haut malXXVII. La première béchamelleXXVIII. Chez les LoupsXXIX. Avant la lutteXXX. Quatre contre unXXXI. Alix et MarieXXXII. La chambretteXXXIII. Le tribunal des LoupsXXXIV. Jean BlancPage de copyright

Le Loup blanc

 Paul Féval

I. La chanson

Il n’y a pas encore bien longtemps, le voyageur qui allait de Paris à Brest, de la capitale du royaume à la première de nos cités maritimes, s’endormait et s’éveillait deux fois, bercé par les cahots de la diligence, avant d’apercevoir les maigres moissons, les pommiers trapus et les chênes ébranlés de la pauvre Bretagne. Il s’éveillait la première fois dans les fertiles plaines du Perche, tout près de la Beauce, ce paradis des négociants en farine : il se rendormait poursuivi par l’aigrelet parfum du cidre de l’Orne et par le patois nasillard des naturels de la Basse-Normandie. Le lendemain matin, le paysage avait changé ; c’était Vitré, la gothique momie, qui penche ses maisons noires et les ruines chevelues de son château sur la pente raide de sa colline ; c’était l’échiquier de prairies plantées çà et là de saules et d’oseraies où la Vilaine plie et replie en mille détours son étroit ruban d’azur. Le ciel, bleu la veille, était devenu gris ; l’horizon avait perdu son ampleur, l’air avait pris une saveur humide. Au loin, sur la droite, derrière une série de monticules arides et couverts de genêts, on apercevait une ligne noire. C’était la forêt de Rennes.

La forêt de Rennes est bien déchue de sa gloire antique. Les exploitations industrielles ont fait, depuis ce temps, un terrible massacre de ses beaux arbres.

MM. de Rohan, de Montbourcher, de Châteaubriant y couraient le cerf autrefois, en compagnie des seigneurs de Laval, invités tout exprès, et de M. l’intendant royal, dont on se serait passé volontiers. Maintenant, c’est à peine si les commis rougeauds des maîtres de forges y peuvent tuer à l’affût, de temps à autre, quelque chétif lapereau ou un chevreuil étique que le spleen porte à braver cet indigne trépas.

On n’entend plus, sous le couvert, les éclatantes fanfares ; le sabot des nobles chevaux ne frappe plus le gazon des allées ; tout se tait, hormis les marteaux et la toux cyclopéenne de la pompe à feu.

Certains se frottent les mains à l’aspect de ce résultat. Ils disent que les châteaux ne servaient à rien et que les usines font des clous. Nous avons peut-être, à ce sujet, une opinion arrêtée, mais nous la réserverons pour une occasion meilleure.

Quoi qu’il en soit, au lieu de quelques kilomètres carrés, grevés de coupes accablantes, et dont les trois quarts sont à l’état de taillis, la forêt de Rennes avait, il y a cent cinquante ans, onze bonnes lieues de tour, et des tenues de futaie si haut lancées, si vastes et si bien fourrées de plantes à la racine, que les gardes eux-mêmes y perdaient leur chemin.

En fait d’usines, on n’y trouvait que des saboteries dans les « fouteaux » ; et aussi, dans les châtaigneraies, quelques huttes où l’on faisait des cercles pour les tonneaux. Au centre des clairières, dix à douze loges groupées et comme entassées servaient de demeures aux charbonniers. Il y en avait un nombre fort considérable, et, en somme, la population de la forêt passait pour n’être point au-dessous de quatre à cinq mille habitants.

C’était une caste à part, un peuple à demi sauvage, ennemi-né de toute innovation, et détestant par instinct et par intérêt tout régime autre que la coutume, laquelle lui accordait tacitement un droit d’usage illimité sur tous les produits de la forêt, sauf le gibier.

De temps immémorial, sabotiers, tonneliers, charbonniers et vanniers avaient pu, non seulement ignorer jusqu’au nom d’impôt, mais encore prendre le bois nécessaire à leur industrie sans indemnité aucune. Dans leur croyance, la forêt était leur légitime patrimoine : ils y étaient nés ; ils avaient le droit imprescriptible d’y vivre et d’y mourir. Quiconque leur contestait ce droit devenait pour eux un oppresseur.

Or ils n’étaient point gens à se laisser opprimer sans résistance.

Louis XIV était mort. Philippe d’Orléans, au mépris du testament du monarque défunt, tenait la régence. Bien que ce prince, pour qui l’histoire a eu de sévères condamnations, mît volontairement en oubli la grande politique de son maître, cette politique subsistait par sa force propre, partout où des mains malhabiles ou perfides ne prenaient point à tâche de la miner sourdement.

En Bretagne, la longue et vaillante résistance des États avait pris fin.

Un intendant de l’impôt avait été installé à Rennes, et le pacte d’Union, violemment amendé, ne gardait plus ses fières stipulations en faveur des libertés de la province. Le parti breton était donc vaincu ; la Bretagne se faisait France en définitive : il n’y avait plus de frontière.

Mais autre chose était de consentir une mesure en assemblée parlementaire, autre chose de faire passer cette mesure dans les mœurs d’un peuple dont l’entêtement est devenu proverbial. M. de Pontchartain, le nouvel intendant royal de l’impôt, avait l’investiture légale de ses fonctions ; il lui restait à exécuter son mandat, ce qui n’était point chose facile.

Partout on accusa les États de forfaiture : on résistait partout.

Lors de la conspiration de Cellamare, ce fut en Bretagne que la duchesse du Maine réunit ses plus hardis soldats. Les Chevaliers de la Mouche à miel qui se nommaient aussi les Frères bretons, formaient une véritable armée dont les chefs, MM. de Pontcallec, de Talhoët, de Rohan-Polduc et autres eurent la tête tranchée sous le Bouffay de Nantes, en 1718.

Ce fut un rude coup. La conspiration rentra sous terre.

Mais la ligue des Frères bretons, antérieure à la conspiration, et qui, en réalité, n’avait plus d’objet politique, continua d’exister et d’agir quand la conspiration fut morte.

C’est le propre des assemblées secrètes de vivre sous terre. Les Frères bretons refusèrent d’abord l’impôt les armes à la main, puis ils cédèrent à leur tour, mais, tout en cédant, ils vécurent.

Vingt ans après l’époque où se passèrent les événements que nous allons raconter, et qui forment le prologue de notre récit, nous retrouverons leurs traces. Le mystère est dans la nature de l’homme. Les sociétés secrètes meurent cent fois.

En 1719, presque tous les gentilshommes s’étaient retirés de l’association, mais elle subsistait parmi le bas peuple des villes et des campagnes.

Ce qui restait de frères nobles était l’objet d’un véritable culte.

Les châteaux où se retranchaient ces partisans inflexibles de l’indépendance devenaient des centres autour desquels se groupaient les mécontents. Ceux-ci étaient peut-être impuissants déjà pour agir sur une grande échelle, mais leur opposition (qu’on nous passe l’anachronisme) se faisait en toute sécurité.

Il eût fallu, pour les réduire, mettre à feu et à sang le pays où ils avaient des attaches innombrables.

D’après ce que nous avons dit de la forêt de Rennes, on doit penser qu’elle était un des plus actifs foyers de la résistance. Sa population entièrement composée de gens pauvres, ignorants et endurcis aux plus rudes travaux, était dans des conditions singulièrement favorables à cette résistance, dont le fond est une négation pure et simple, soutenue par la force d’inertie. Assez nombreux et assez unis pour combattre si nulle autre ressource ne pouvait être employée, les gens de la forêt attendaient, confiants dans les retraites inaccessibles qu’offrait, à chaque pas, le pays, confiants surtout dans la connaissance parfaite qu’ils avaient de leur forêt, cet immense et sombre labyrinthe dont les taillis reliaient la campagne de Rennes aux faubourgs de Fougères et de Vitré.

Dans ces trois villes, ils avaient des adhérents. Le premier coup de mousquet tiré sous le couvert devait armer la plèbe déguenillée des basses rues de Rennes, les historiques bourgeois de Vitré, qui portaient encore brassards, hauberts et salades, comme des hommes d’armes, du XVe siècle, et les habiles braconniers de Fougères. Avec tout cela, il était raisonnable d’espérer que les sergents de M. de Pontchartrain pourraient ne point avoir beau jeu.

Il y avait au monde un homme qu’ils respectaient tant que, si cet homme leur eût dit : payez l’impôt au roi de France, ils auraient peut-être obéi.

Mais cet homme n’avait garde.

Il était justement, cet homme, l’un des plus obstinés débris de l’association bretonne, et sa voix retentissait encore de temps à autre dans la salle des États, pour protester contre l’envahissement de l’ancien domaine des Riches ducs par les gens du roi de France.

Il avait nom Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur de Boüexis-en-Forêt, et possédait, à une demi-lieue du bourg de Liffré, un domaine qui le faisait suzerain de presque tout le pays.

Son château de La Tremlays était l’un des plus beaux qui fût dans la Haute-Bretagne ; son manoir de Bouëxis n’était guère moins magnifique. Il fallait deux heures pour se rendre de l’un à l’autre, et tout le long du chemin on marchait sur la terre de Treml.

M. Nicolas, comme on l’appelait, était un vieillard de grande taille et d’austère physionomie. Ses longs cheveux blancs tombaient en mèches éparses sur le drap grossier de son pourpoint coupé à l’ancienne mode. L’âge n’avait point modéré la fougue de son sang. À le voir droit et ferme sur la selle, lorsqu’il chevauchait sous la futaie, les gens de la forêt se sentaient le cœur gaillard et disaient :

– Tant que vivra notre monsieur, il y aura un Breton dans la Bretagne, et gare aux sangsues de Paris.

Ils disaient vrai. Le patriotisme de Nicolas Treml était aussi indomptable qu’exclusif. La décadence graduelle du parti de l’indépendance, loin de lui être un enseignement, n’avait fait que grandir son obstination. D’année en année, ses collègues des États écoutaient avec moins de faveur ses rudes protestations ; mais il protestait toujours, et c’était la main sur la garde de son épée qu’il fulminait ses menaçantes diatribes contre le représentant de la couronne.

Un jour, pendant qu’il parlait, messieurs de la noblesse se prirent à rire et plusieurs voix murmurèrent :

– Décidément, monsieur Nicolas a perdu la tête.

Il s’arrêta tout à coup : une grande pâleur monta jusqu’à son front ; son œil lança un éclair. Il se couvrit et gagna lentement la porte. Sur le seuil il croisa ses bras et envoya au banc de la noblesse un long regard de défi.

– Je remercie Dieu, dit-il d’une voix lente et durement accentuée qui pénétra jusqu’aux extrémités de la salle, je remercie Dieu de n’avoir perdu que la tête, quand messieurs mes amis, eux, ont perdu le cœur.

À ce sanglant outrage vous eussiez vu bondir sur leurs sièges tous ces fiers gentilshommes. Vingt rapières furent à l’instant dégainées. Nicolas Treml ne bougea pas.

– Laissez là vos épées, reprit-il. Moi aussi, je fus insulté ; pourtant je me retire. Ce n’est point du sang breton qu’il faut à ma colère. Adieu, messieurs. Je prie Dieu que vos enfants oublient leurs pères et se souviennent de leurs aïeux. Je me sépare de vous et je vous renie. Vous avez mis la Bretagne au tombeau ; moi, je mettrai du sang sur le tombeau de la Bretagne. Quand il n’est plus temps de combattre, il est temps encore de se venger et de mourir.

M. de La Tremlays monta sur son bon cheval et prit la route de son domaine.

Ceux qui le rencontrèrent en chemin, ce jour-là, ne purent deviner les pensées qui se pressaient dans son esprit. Robuste de cœur autant que de corps, il savait garder au-dedans de lui sa colère. Son front restait calme, son regard errait, vague et indifférent, sur le plat paysage des environs de Rennes.

Lorsqu’il entra sous le couvert de la forêt, le soleil baissait à l’horizon. M. de La Tremlays contempla plus d’une fois avec convoitise les retranchements naturels et imprenables qu’offrait à chaque pas le sol vierge ; il comptait involontairement ces hommes vigoureux et vaillants qui le saluaient de loin avec une respectueuse affection.

– La guerre, pensait-il, pourrait être terrible avec ces soldats et ces retraites.

Il arrêtait son cheval et devenait rêveur. Mais bientôt une idée tyrannique fronçait ses sourcils grisonnants. Il se redressait et son œil brillait d’un sauvage éclat.

– Point de guerre ! disait-il alors. Un duel ! Un seul coup, une seule mort !

Et M. de La Tremlays, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, combinait un de ces plans dont l’extravagante hardiesse amène le sourire sur les lèvres des hommes de bon sens, et que le succès peut à peine sanctionner : un plan audacieux, chevaleresque, mais impossible et fou, dont l’idée ne pouvait germer que dans un cerveau de gentilhomme campagnard, ignorant le monde et toisant la prose du présent à la poétique mesure du passé.

Il ne faudrait point pourtant se méprendre et taxer Nicolas Treml de démence, parce que son entreprise dépassait les bornes du possible. Il le savait et son enthousiasme ne lui cachait point la profondeur de l’abîme.

Mais c’est un de ces hommes à cervelle de bronze, qui voient le précipice ouvert et ne s’arrêtent point pour si peu en chemin.

Une seule circonstance eût pu le faire hésiter. La maison de La Tremlays n’avait qu’un héritier direct, Georges Treml, petit-fils du vieux gentilhomme. Que deviendrait cet enfant de cinq ans, frappé dans la personne de son aïeul et dépourvu de protecteur naturel ? Nicolas Treml supportait impatiemment cette objection que lui faisait sa conscience.

– Si je réussis, pensait-il, Georges aura un héritage de gloire ; si j’échoue, monsieur mon cousin de Vaunoy lui gardera son patrimoine. Vaunoy est un bon chrétien et un loyal gentilhomme.

Comme il prononçait mentalement ces paroles, une voix grêle et lointaine lui apporta le refrain d’une chanson du pays, sorte de complainte dont l’air mélancolique accompagnait le récit du trépas d’Arthur de Bretagne, méchamment mis à mort par son oncle Jean sans Terre.

M. de La Tremlays se sentit venir au cœur un pressentiment funeste en écoutant cela.

– Impossible ! murmura-t-il pourtant ; M. de Vaunoy est un digne parent.

La voix se rapprochait, le chant semblait prendre une nuance d’ironie.

– D’ailleurs, poursuivit le vieux gentilhomme, mon petit Georges est breton ; son bonheur, comme son sang appartient à la Bretagne.

La voix se tut durant quelques secondes, puis elle éclata tout à coup juste au-dessus de M. de La Tremlays. Celui-ci leva brusquement la tête et aperçut, au haut d’un gigantesque châtaignier dont la couronne, dominant les arbres d’alentour, était vivement frappée par les rayons du soleil couchant, un être d’apparence extraordinaire et presque diabolique. Son corps, ainsi éclairé, rayonnait une sorte de lueur blafarde. Si un voyageur l’eût rencontré dans les forêts du Nouveau Monde il ne lui aurait certainement pas accordé le nom d’homme, et l’histoire naturelle de M. de Buffon contiendrait un article de plus : le babouin blanc. Cette créature ressemblait en effet à un énorme singe de couleur blanchâtre, elle sautait d’une branche à l’autre avec une agilité merveilleuse, et à chaque saut, un faisceau de menus roseaux tombait à terre.

Son chant continuait.

Il est à croire que ce n’était pas la première fois que M. de La Tremlays rencontrait ce personnage étrange, car il arrêta son cheval sans manifester la moindre surprise et siffla comme on fait pour appeler un chien.

Le chant cessa aussitôt, et la créature perchée au sommet du châtaignier, dégringolant de branche en branche, tomba aux pieds du vieux seigneur en poussant un grognement amical et respectueux.

C’était bien un homme, et pourtant il était plus extraordinaire encore de près que de loin. Ses jambes nues, couvertes de poils incolores, supportaient gauchement un torse difforme et de beaucoup trop court. Son cou, osseux et planté en biseau sur sa creuse poitrine, était surmonté d’une face anguleuse, aux os de laquelle se collait une peau blême et semée de duvet. Ses cheveux, ses sourcils, sa barbe naissante, tout était blanc, et c’était merveille de voir reluire son œil sanglant au milieu de ce laiteux entourage.

Aucun signe certain, dans toute sa personne, ne pouvait servir à préciser son âge.

Peut-être était-ce un enfant, peut-être était-ce un vieillard.

L’extrême agilité qu’il venait de déployer éloignait également néanmoins ces deux suppositions.

Il fallait la pleine jeunesse pour concentrer tant de vigoureuse souplesse sous cette enveloppe chétive et misérable.

Il se releva d’un bond et vint se planter au milieu du chemin, devant la tête du cheval.

– Comment va ton père, Jean Blanc ? demanda M. de La Tremlays.

– Comment va ton fils, Nicolas Treml ? répondit l’albinos en exécutant une cabriole.

Un nuage couvrit le front du vieillard. Cette brusque question correspondait mystérieusement au sujet de sa rêverie.

– Tu deviens insolent, mon garçon, grommela-t-il. Je suis trop bon envers vous autres vilains, et cela vous donne de l’audace. Fais-moi place, et que je ne t’y prenne plus !

Au lieu d’obéir à cet ordre, prononcé d’un ton sévère, Jean Blanc saisit la bride du cheval et se mit à sourire tranquillement.

– Tu te trompes, monsieur Nicolas, dit-il d’une voix douce et triste. Ce n’est pas avec nous pauvres gens, que tu es trop bon, c’est avec d’autres que tu aimes et qui te détestent.

– Paix ! fou que tu es ! voulut interrompre M. de La Tremlays.

L’albinos ne lâcha point la bride et continua :

– Le père de Jean Blanc va bien. Jean Blanc veillait hier auprès de lui ; auprès de lui il veillera demain. Hier tu veillais sur Georges Treml : veilleras-tu sur lui demain, monsieur Nicolas ?

– Que veux-tu dire ?

– C’est une belle chanson que la chanson d’Arthur de Bretagne… Écoute : je sais ramper sous le couvert, tout aussi bien que grimper au faîte des châtaigniers. Je t’ai suivi longtemps dans la forêt, tu causais avec ta conscience ; j’ai compris, et j’ai chanté la chanson d’Arthur.

– Quoi ! s’écria M. de La Tremlays, tu m’as entendu ! tu sais tout !

– Non, pas tout. Tu as dit trop de folies pour que j’aie pu comprendre. Mais, crois-moi, ne laisse pas notre petit monsieur Georges à la merci d’un cousin. Si tu veux t’en aller bien loin, prends ton petit-fils en croupe : si tu ne le peux pas, tue-le, mais ne l’abandonne pas. Et maintenant je vais couper des branches pour faire des cercles de barrique, monsieur Nicolas. Que Dieu te bénisse !

L’albinos lâcha la bride et grimpa comme un chat le long du tronc noueux d’un châtaignier. La nuit commençait à tomber. Le costume de cet être bizarre, formé de peaux d’agneaux et blanc comme sa personne, se distinguait à travers les branches qu’il franchissait avec une indescriptible prestesse.

M. de La Tremlays se remit en route, tout pensif.

– C’est un pauvre insensé, se disait-il.

Mais son cœur se serrait de plus en plus, et lorsque la voix de Jean Blanc, se faisant de nouveau entendre, lui jeta, par-dessus les têtes touffues de grands chênes, les notes lugubres de la complainte d’Arthur de Bretagne, le vieux gentilhomme eut froid à l’âme et prononça en frémissant le nom de son petit-fils.

II. Le coffret de fer

Quand Nicolas Treml de La Tremlays franchit la grand’porte de son beau château, il faisait nuit noire. Il jeta la bride à ses valets sans mot dire, monta le perron d’un air distrait et se rendit tout droit à la chambre de son petit-fils.

Georges dormait. C’était un joli enfant blanc et rose, dont les cheveux blonds bouclaient gracieusement sur les broderies de l’oreiller. Sans doute un doux songe visitait en ce moment son sommeil, car sa bouche s’entr’ouvrait en un charmant sourire, pendant que ses petites mains s’agitaient et semblaient soutenir une lutte de caresses.

Quand les enfants s’ébattent ainsi en de joyeux rêves, les bonnes gens de Rennes disent qu’ils rient aux anges ; pensée charmante et poétique, à coup sûr.

Mais en Bretagne tout ce qui est poétique et charmant tourne bien vite à la mélancolie : on regarde cette joie du sommeil comme un présage de mort. L’enfant rit aux anges, parce que les anges de Dieu sont là autour de son chevet, pour emporter son âme au ciel.

Nicolas Treml se pencha sur la couche de son petit-fils. Sa lèvre barbue toucha la joue de l’enfant qui ne s’éveilla point.

– Arthur de Bretagne ! murmura le vieux gentilhomme qui ne pouvait oublier les paroles de Jean Blanc ; si le dernier rejeton de ma race allait être sacrifié !… Mais non cet homme est un fou, et mon cousin de Vaunoy ne ressemble pas plus à l’Anglais Jean sans Terre qu’un chien fidèle ne ressemble à un loup !

Il s’assit auprès du chevet de Georges et rendit son esprit à l’idée fixe qu’il poursuivait.

M. de La Tremlays, puissamment riche et noble, comme nous l’avons dit, avait perdu son fils unique deux ans auparavant. Ce fils, qui avait nom Jacques Treml et qui était père de Georges, avait été de son vivant un homme fort et brave ; Nicolas Treml lui avait inculqué de bonne heure sa haine contre la France, son amour pour la Bretagne, deux sentiments qui, chez lui, affectaient tous les caractères de la passion.

La mort de Jacques fut pour le vieux gentilhomme un coup cruel. Ce n’était pas seulement un fils, c’était l’héritier de ses croyances qui descendait dans la tombe.

Il se sentait vieillir. Aurait-il le temps d’inoculer à Georges sa haine et son amour ?

Les vieux souverains, à qui Dieu retire le fils qui devait continuer leur œuvre politique laborieusement commencée, regardent avec désespoir le berceau du fils de leur fils.

Cet enfant mettra vingt ans à se faire homme, et il ne faut qu’un jour pour voir crouler une dynastie.

Nicolas Treml n’était pas roi, mais il se regardait comme le dernier représentant d’une pensée vaincue qui pouvait à son tour remporter la victoire. Jacques était son bras droit, son successeur, un autre lui-même ; Georges n’était qu’un enfant.

Au lieu d’une arme à l’épreuve, Nicolas Treml n’avait plus qu’un faible roseau dans la main.

Il y avait de par la province de Bretagne une famille pauvre et de noblesse douteuse qui se prétendait branche de Treml et ajoutait ce nom au sien propre. Avant la mort de Jacques, M. de La Tremlays avait intenté à cette famille de Vaunoy un procès, pour la contraindre à se désister de toute prétention au nom de Treml.

Le procès était pendant, et, suivant toute apparence, le parlement de Rennes allait condamner les Vaunoy lorsque Jacques mourut. Ce fatal événement sembla changer subitement les desseins de M. de La Tremlays. Il arrêta l’action pendante au parlement de Rennes et invita Hervé de Vaunoy, l’aîné de la famille, à se rendre aussitôt près de lui. Celui-ci n’eut garde de refuser l’invitation.

Il traversa la forêt monté sur un piètre cheval de labour. Arrivé sur la lisière qui touchait le domaine de Treml et les futaies de Bouëxis, il ôta respectueusement son feutre et salua toutes ces richesses, pendant qu’un sourire relevait les coins de ses lèvres sous les crocs fauves de sa moustache.

Hervé de Vaunoy pouvait avoir alors quarante ans. C’était un petit homme replet, à chevelure roussâtre, dont les exubérants anneaux encadraient un visage souriant et d’expression débonnaire. Ses yeux disparaissaient presque sous les longs poils de ses sourcils ; mais ce qu’on en voyait était fort avenant et cadrait au mieux avec la fraîcheur vermeille de ses joues.

En somme, il avait l’air du meilleur vivant qui fût au monde, et il était impossible de le voir une seule fois sans se dire : voilà un excellent petit homme !

La seconde fois, on ne disait rien du tout.

La troisième, on pensait à part soi que le petit homme pouvait bien n’être point si bon qu’il voulait paraître.

Chemin faisant, il inspecta le manoir de Bouëxis, qu’il trouva très à son gré, et les fermes, métairies et tenures, qui lui parurent bien en point, et les bois dont il admira cordialement la belle venue. Pendant cela, son sourire vainqueur ne le quittait point. On eût dit que le petit homme se voyait déjà dans l’avenir propriétaire et seigneur de toutes ces belles choses.

Mais ce qui le flatta le plus, ce fut le château de La Tremlays lui-même. À la vue de ce cher édifice qui ouvrait sur une immense avenue sa grande porte écussonnée, Hervé de Vaunoy arrêta son cheval de charrette et ne put retenir un cri d’allégresse.

– Saint-Dieu ! murmura-t-il tout ému, notre maison de Vaunoy tiendrait avec ses étables, écuries et pigeonniers sous le portail de ce noble château. Il faudrait que M. Nicolas Treml, mon cousin, eût l’âme bien dure pour ne point me donner un gîte en quelque coin ; et quand on a pied dans quelque coin, talent et bonne volonté, tout le reste y passe !

Il souleva le lourd marteau de la porte et mit de côté son sourire pour prendre un air humble et décemment réservé.

M. de La Tremlays était assis sous le manteau de la haute cheminée dans la salle à manger. À son côté, un grand et beau chien de race sommeillait indolemment. Dans un coin, le petit Georges, âgé de quatre ans alors, jouait sur les genoux de sa nourrice. On annonça Hervé de Vaunoy.

Le vieux seigneur se tourna lentement vers le nouveau venu et le chien, se dressant sur ses quatre pattes, poussa un sourd grognement.

– Paix, Loup, dit M. de La Tremlays.

Le chien se recoucha sans quitter des yeux le seuil où Hervé se tenait découvert et respectueusement incliné.

M. de La Tremlays continuait d’examiner ce dernier en silence.

Au bout de quelques minutes, il parut prendre tout à coup une résolution et se leva.

– Approchez, monsieur mon cousin, dit-il avec une brusque courtoisie ; vous êtes le bienvenu au château de nos communs ancêtres.

Hervé ne put retenir un mouvement de joie en voyant sa parenté, à laquelle il ne croyait guère lui-même, si tôt et si aisément reconnue. Sur un geste du vieux seigneur, il prit place sous le manteau de la cheminée.

L’entrevue fut courte et décisive.

– J’espère, monsieur de Vaunoy, dit Nicolas Treml, que vous êtes un vrai Breton !

– Oui, Saint-Dieu ! mon cousin, répondit Hervé, un vrai Breton, tout à fait !

– Déterminé à donner sa vie pour le bien de la province ?

– Sa vie et son sang, monsieur mon cousin de La Tremlays ! ses os et sa chair ! Détestant la France, Saint-Dieu ! abhorrant la France, monsieur mon digne parent ! prêt à dévorer la France d’un coup de dent si elle n’avait qu’une bouchée !

– À la bonne heure ! s’écria Nicolas Treml enchanté. Touchez-là, Vaunoy, mon ami. Nous nous entendrons à merveille, et mon petit-fils Georges aura un père en cas de malheur.

Hervé fut installé le soir même au château de La Tremlays, et, depuis lors, il ne le quitta plus. Georges lui était spécialement confié, et nous devons reconnaître qu’il affectait en toute occasion, pour l’enfant, une tendresse extraordinaire.

Les choses restèrent ainsi durant dix-huit mois. M. de La Tremlays prenait Hervé en confiance. Il le regardait comme un excellent et loyal parent. Les commensaux du château faisaient comme le maître, et Vaunoy avait l’estime de tout le monde.

Il n’y avait que deux personnages auprès desquels Vaunoy n’avait point su trouver grâce : le premier et le plus considérable était Loup, le chien favori de Nicolas Treml ; le second n’était autre que Jean Blanc, l’albinos.

Chaque fois que Vaunoy entrait au salon, Loup fixait sur lui ses rondes prunelles et grognait dans ses soies jusqu’à ce que M. de La Tremlays lui eût imposé péremptoirement silence. Vaunoy avait beau le flatter, il perdait sa peine. Loup, en bon Breton qu’il était, avait la tête dure et ne changeait point volontiers de sentiment.

M. de La Tremlays s’étonnait souvent de l’aversion que Loup montrait à son cousin ; cela lui donnait même parfois à réfléchir, car il tenait Loup pour un chien perspicace et de bon conseil. Mais Vaunoy, d’autre part, était si humble, si serviable, si dévoué !

Et puis, Saint-Dieu ! il détestait si cordialement la France.

Le moyen de concevoir des soupçons contre un homme qui abhorrait ainsi M. le Régent ?

Quant à Jean Blanc, sa haine était moins redoutable que celle de Loup. Jean Blanc, en effet, occupait dans l’échelle sociale une position infiniment plus humble. Il était, de son métier tailleur de cercles, passait pour idiot, et n’eût point pu soutenir son vieux père sans l’aide charitable de M. de La Tremlays. Jean Blanc était reçu dans les cuisines du château, parce que l’hospitalité bretonne accueillait hommes, mendiants et animaux avec une égale religion ; mais c’était à grand’peine qu’il conquérait sa place au feu, et il lui fallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvais vouloir du maître d’hôtel, lors de la distribution des vivres.

– Arrière, méchant mouton blanc ! disait ce chef des valets de Treml. N’as-tu pas honte, gibier de rebut, de demander la pitance d’un chrétien ?

Jean, suivant son humeur, hochait la tête en éclatant de rire, ou baissait ses yeux pleins de larmes. Parfois un éclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle. Alors la bordure enflammée de ses paupières devenait livide, tandis qu’une tache écarlate se dessinait sur sa joue. C’était l’affaire d’un instant.

L’écuyer Jude prenait alors le parti du pauvre albinos, dont l’apathie naturelle avait déjà triomphé de sa fugitive colère.

– Un peu plus de charité, maître Alain, disait l’écuyer Jude au majordome ; Jean Blanc est le fils de son père, qui était un digne serviteur de Treml. Notre monsieur Nicolas n’entend pas qu’on traite ainsi les bonnes gens de la forêt.

Jude ne mentait point. Nicolas Treml était doux envers ses vassaux ; mais, si accompli que soit le maître, l’insolence, cette gangrène de la valetaille, sait toujours se faire place en quelque coin de l’office.

Alain, le maître d’hôtel, grommelait un juron armoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaise grâce. Celui-ci trempait aussitôt sa soupe, sans rancune apparente, et la dévorait avec la plus parfaite égalité d’âme. Quand il avait fini, on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaud qu’il portait à son père, Mathieu Blanc, le vieux vannier de la Fosse-aux-Loups.

Cette tranquillité de Jean Blanc était-elle feinte ou réelle ? nous ne saurions trancher cette question d’une manière précise, et parmi ceux qui le connaissaient, les avis étaient partagés. On s’accordait à reconnaître que sa cervelle ne contenait point la somme d’idées raisonnables que comporte l’intelligence de l’homme ; mais était-il sérieusement idiot ?

Tant que durait le jour, il chantait de bizarres refrains sur les couronnes de châtaigniers, ou bien il gambadait le long des chemins. À vêpres, son blême visage grimaçait à faire pâmer de rire chantres, marguillier et bedeau.

Et pourtant Jean priait dévotement.

Et pourtant Jean soignait son vieux père avec l’attention d’une fille dévouée ; quand Mathieu avait besoin de remèdes, Jean travaillait double, et plus d’un paysan affirmait l’avoir vu, le soir, agenouillé au chevet du vieillard endormi.

En outre, on le savait capable d’une reconnaissance sans bornes. Il s’était jeté, sans armes, au-devant d’un sanglier qui menaçait l’écuyer Jude, son protecteur, et il avait escaladé plus d’une fois les hautes murailles du jardin de La Tremlays, rien que pour baiser, en pleurant de joie, les mains du petit Georges, le petit-fils de son bienfaiteur.

Sa tendresse pour l’enfant était poussée jusqu’à la passion, et ceux qui ne croyaient point à l’idiotisme de Jean disaient que sa haine pour M. de Vaunoy venait de ce qu’il le regardait comme un intrus, destiné à frustrer le petit Georges de son héritage.

Ils disaient cela quand ils n’avaient point à dire autre chose de plus intéressant, car, bien entendu, Jean Blanc était un sujet de conversation fort secondaire. À part Vaunoy qui le craignait vaguement d’instinct, Jude et M. de La Tremlays qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrement avec lui, personne ne s’occupait beaucoup du pauvre albinos.

On admirait sa merveilleuse adresse à tous les exercices du corps, comme on eût admiré l’agilité d’un chevreuil de la forêt. Sa douteuse folie ne l’entourait pas même de ce prestige qui s’attache, dans les contrées demi-sauvages, aux êtres privés de raison. Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne la trouvaient point de franc aloi.

Quant aux femmes, Jean était pour elles un objet de dégoût ou de moquerie. Elles riaient en apercevant de loin sa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu’au masque populaire de nos pierrots ; elles frissonnaient lorsque le soir elles voyaient briller, sous le linceul de sa chevelure, l’éclat phosphorescent de ses yeux.

Revenons à Nicolas Treml que nous avons laissé méditant au chevet de son petit-fils Georges.

Sans doute le sujet de ses réflexions le captivait bien puissamment ; car pendant de longues heures il demeura immobile et si profondément absorbé qu’on eût pu le prendre pour l’un de ces vieillards de pierre qui dorment autour des tombeaux.

L’horloge du château avait sonné minuit depuis longtemps lorsqu’il secoua sa préoccupation.

Il se leva ; son visage était sombre, mais résolu. Il saisit la lampe qui brûlait auprès de lui et traversa doucement la salle, assourdissant le sonore cliquetis de ses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges.

– Vaunoy est incapable de me trahir, murmura-t-il ; je le crois… sur mon salut, je le crois ! Mais la confiance n’exclut pas la prudence, et il n’y a que Dieu pour sonder jusqu’au fond le cœur des hommes. Je veux prendre mes précautions.

Le vent des nuits courait dans les longs corridors de La Tremlays. Nicolas Treml, abritant de la main la flamme de la lampe, descendit le grand escalier et se rendit à la salle d’armes où reposait Jude Leker, son écuyer.

Il l’éveilla et lui fit signe de le suivre.

Jude obéit aussitôt en silence.

M. de La Tremlays remonta d’un pas rapide les escaliers du château, traversa de nouveau les corridors et fit entrer Jude dans une petite pièce de forme octogonale qu’il avait choisie pour sa retraite, au premier étage d’une tourelle.

Lorsque Jude fut entré, M. de La Tremlays ferma la porte à clef.

L’honnête écuyer n’avait point coutume de provoquer la confiance de son maître. Quand Nicolas Treml parlait Jude écoutait avec respect, mais il ne faisait jamais de questions.

Cette fois, pourtant, la conduite du vieux seigneur était si étrange, sa physionomie portait le cachet d’une résolution si solennelle, que l’écuyer ne put réprimer sa curiosité.

– Vous n’avez pas votre figure de tous les jours, notre monsieur… commença-t-il.

Nicolas Treml lui imposa silence d’un geste et fit jouer la serrure d’une armoire scellée dans le mur.

De cette armoire, il tira un coffret de fer vide qu’il mit entre les mains de Jude.

Ensuite, prenant, au fond d’un compartiment secret, de pleines poignées d’or il les empila méthodiquement dans le coffret, comptant les pièces une à une.

Cela dura longtemps, car il compta cent mille livres tournois.

Jude n’en pouvait croire ses yeux et se creusait la tête pour deviner le motif de cette conduite extraordinaire.

Quand il y eut dans le coffret cent mille livres bien comptées, Nicolas Treml le ferma d’un double cadenas.

– Demain, dit-il, presque à voix basse et calme, tu chargeras cette cassette sur un cheval, sur ton meilleur cheval, et tu iras m’attendre, avant le lever du soleil, à la Fosse-aux-Loups.

Jude s’inclina.

– Avant de partir, reprit M. de La Tremlays, tu prieras monsieur mon cousin de Vaunoy de se rendre auprès de moi. Va !

Jude se dirigea vers la porte.

– Attends ! poursuivit encore Nicolas Treml : tu t’habilleras comme on fait lorsqu’on ne doit point revenir au logis de longtemps. Tu t’armeras comme pour une bataille où il faut mourir. Tu diras adieu à ceux que tu aimes. As-tu fait ton testament ?

– Non, répondit Jude.

– Tu le feras, continua M. de La Tremlays.

Jude fit un signe d’obéissance et emporta la cassette.

III. Le dépôt

Nicolas Treml ne dormit point cette nuit-là. Le lendemain, avant le jour, il entendit dans la cour le pas du cheval de Jude. Presque au même instant la porte de sa chambre s’ouvrit et Hervé de Vaunoy parut sur le seuil. Maître Hervé n’avait plus cet air humble et craintif dont nous l’avons vu s’affubler en entrant au château pour la première fois. Son sourire s’épanouissait maintenant, joyeux, sur sa lèvre. Il portait le front haut et affectait les dehors d’une franchise brusque, à peine tempérée par le respect.

– Saint-Dieu ! dit-il en arrivant, vous êtes matinal, monsieur mon très cher cousin. J’étais encore à mon premier somme lorsqu’on est venu me réveiller de votre part…

Il s’arrêta tout à coup en apercevant le sévère et pâle visage de Nicolas Treml, dont l’œil perçant tombait d’aplomb sur son œil et semblait vouloir descendre jusqu’au fond de sa conscience.

– Qu’y a-t-il ? murmura-t-il avec un involontaire effroi.

Nicolas Treml lui montra du doigt un siège ; il s’assit.

– Hervé, dit le vieux gentilhomme d’une voix lente et tristement accentuée, quand Dieu m’a repris mon fils, vous étiez un pauvre homme faible, vous souteniez une lutte inégale contre moi qui suis fort. Vous alliez être écrasé…

– Vous avez été généreux, mon noble cousin, interrompit Vaunoy qui se sentait venir une vague inquiétude.

– Serez-vous reconnaissant ? reprit le vieillard.

Vaunoy se leva et lui saisit la main qu’il porta vivement à ses lèvres.

– Saint-Dieu ! monsieur, s’écria-t-il, je suis à vous corps et âme !

Nicolas Treml fut quelque temps avant de reprendre la parole. Son regard ne se détachait point de Vaunoy.

– Je crois, dit-il enfin ; je veux vous croire. Aussi bien, il n’est plus temps d’hésiter ; ma résolution est prise. Écoutez.

M. de La Tremlays s’assit auprès de Vaunoy et poursuivit :

– Je vais partir pour ne point revenir peut-être… ne m’interrompez pas… Ma route sera longue, et au bout de la route je trouverai un abîme. La Providence protège-t-elle encore le pays breton ? Mon espoir est faible, et ma ferme croyance est que je vais à la mort.

– À la mort ? répéta Vaunoy sans comprendre.

– À la mort ! s’écria le vieillard dont un soudain enthousiasme illumina le visage ; n’avez-vous jamais désiré mourir pour la Bretagne, vous monsieur de Vaunoy ?

– Saint-Dieu ! mon cousin il est à croire que cette idée a pu me venir une fois ou l’autre, répondit Hervé à tout hasard.

– Mourir pour la Bretagne ! mourir pour une mère opprimée, monsieur, n’est-ce pas là le devoir d’un gentilhomme et d’un Breton ?

– Si fait, ah ! Saint-Dieu, je crois bien ! mais…

– Le temps presse, interrompit Nicolas Treml, et mon projet n’est point d’entrer dans d’inutiles explications. Quand je ne serai plus là, Georges aura besoin d’un appui.

– Je lui en servirai.

– D’un père…

– Ne vous dois-je pas la reconnaissance d’un fils ? déclama pathétiquement Vaunoy.

– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas, Hervé, ce pauvre enfant que je vous lègue ? Vous lui apprendrez à aimer la Bretagne, à détester l’étranger. Vous me remplacerez.

Vaunoy fit le geste d’essuyer une larme.

– Oui, reprit le vieillard en refoulant son émotion au-dedans de lui-même, vous êtes bon et loyal, j’ai confiance en vous et ma dernière heure sera tranquille.

Il se leva, traversa la salle d’un pas ferme et ouvrit un meuble scellé à ses armes.

– Voici un acte olographe, continua-t-il, que j’ai rédigé cette nuit, et qui vous confère la pleine propriété de tous les domaines de Treml.

Vaunoy sauta sur son siège. Ses yeux éblouis virent des millions d’étincelles. Tout son sang se précipita vers sa joue. M. de La Tremlays, occupé à déplier le parchemin, ne prit point garde à ce mouvement de trop franche allégresse.

Il continua.

– Sans vous mettre dans mon secret, qui appartient à la Bretagne, je puis vous dire que mon entreprise m’expose à une accusation de lèse-majesté. Ce crime, car ils nomment cela un crime ! entraîne non seulement la mort, mais la confiscation de tous les biens de l’accusé. Il faut que l’héritage de Georges Treml soit à l’abri de cette chance, et je vous ai choisi pour dépositaire de la fortune de mon petit-fils.

Vaunoy n’eut point la force de répondre, tant sa cervelle était bouleversée par cet événement inattendu. Il mit seulement la main sur son cœur et darda au plafond son regard hypocrite.

– Acceptez-vous ? demanda Nicolas Treml.

– Si j’accepte ! s’écria Vaunoy retrouvant à propos la parole. Ah ! mon cousin, voici donc venue l’occasion de vous témoigner ma gratitude. Si j’accepte ! Saint-Dieu ! vous me le demandez !

Il prit à deux mains celles du vieillard.

– Merci, merci, mon noble cousin ! continua-t-il avec effusion ; je prends le ciel à témoin que votre confiance est bien placée !

Loup, le chien favori de M. de La Tremlays, interrompit à ce moment Vaunoy par un grognement sourd et prolongé. Ensuite il quitta le coussin où il avait passé la nuit et vint se placer entre son maître et Hervé, sur lequel il fixa ses yeux fauves.

Vaunoy recula instinctivement.

– Loup et Jean Blanc ! pensa le vieillard qui n’était pas pour rien breton de bonne race et gardait au fond de son cœur cette corde qui vibre si aisément dans les poitrines armoricaines, la superstition. C’est singulier ! le chien et l’innocent se rencontrent pour détester monsieur mon cousin !

Il hésita un instant, et fut tenté peut-être de serrer le parchemin, mais la voix de ce qu’il appelait son devoir le poussait en avant. Il écarta du pied Loup avec rudesse et remit l’acte entre les mains de Vaunoy.

– Dieu vous voit, dit-il, et Dieu punit les traîtres. Vous voici souverain maître de la destinée de Treml.

Le chien, comme s’il eût compris ce que ces paroles avaient de solennel, s’affaissa sur son coussin en hurlant plaintivement.

– Et maintenant, monsieur de Vaunoy, reprit Nicolas Treml, non par défiance de vous, mais parce que tout homme est mortel et que vous pourriez quitter ce monde sans avoir le temps de vous reconnaître, je vous demande une garantie.

– Tout ce que vous voudrez mon cousin.

– Écrivez donc, dit le vieillard en lui désignant la table où l’attendaient encore plume et parchemins.

Vaunoy s’assit, Treml dicta :

« Moi, Hervé de Vaunoy, je m’engage à remettre le domaine de La Tremlays, celui de Bouëxis-en-Forêt et leurs dépendances à tout descendant direct de Nicolas Treml qui me présentera cet écrit… »

– Monsieur mon cousin, interrompit Vaunoy, ceci pourrait donner des armes au fisc. Si vous êtes condamné coupable de lèse-majesté, cet acte sera naturellement suspect.

– Écrivez toujours, ordonna Nicolas Treml.

Et il continua à dicter.

« … Cet écrit, accompagné de la somme de cent mille livres, prix de la vente desdits domaines et dépendances. »

– Comme cela, monsieur, reprit le vieillard, le fisc n’aura rien à reprendre. Cent mille livres forment un prix sérieux quoique bien au-dessous de la valeur des domaines.

Vaunoy demeura pensif. Au bout de quelques secondes, il déplia le parchemin que lui avait remis d’abord M. de La Tremlays. C’était un acte de vente en due forme. La ligne de ses sourcils, qui s’était légèrement plissée, se détendit tout à coup à cette vue.

– Allons, dit-il, tout est pour le mieux, puisque telle est votre volonté. Dieu m’est témoin que je souhaite du fond du cœur que ces paperasses deviennent bientôt inutiles par votre heureux retour.

– Souhaitez-le, mon cousin, dit le vieillard en hochant la tête, mais ne l’espérez pas. Veuillez signer et parapher votre engagement.

Vaunoy signa et parapha. Puis chacun des deux cousins mit son parchemin dans sa poche.

– Je pense, reprit Vaunoy après un long silence pendant lequel Nicolas Treml s’était replongé dans sa rêverie, je pense que ces préparatifs n’annoncent point un départ subit ?

Il pensait tout le contraire et ne se trompait point.

Sa voix éveilla en sursaut M. de La Tremlays qui se leva, repoussa violemment son siège et passa la main sur son front avec une sorte d’égarement.

– Il est temps, murmura-t-il d’une voix étouffée, vous m’avez rappelé mon devoir. Je vais partir.

– Déjà !

– On m’attend, et je suis en retard. Allez, Vaunoy, faites seller mon cheval. Je vais dire adieu à la maison de mon père et embrasser pour la dernière fois l’enfant de mon fils.

Vaunoy baissa la tête avec toutes les marques extérieures d’une sincère affliction et gagna les écuries.

Nicolas Treml ceignit la grande épée de ses aïeux, vaillant acier damassé par la rouille et qui avait fendu plus d’un crâne anglais au temps des guerres nationales. Il couvrit ses épaules d’un manteau et posa son feutre sur les mèches de ses cheveux blancs.

Entre sa chambre et la retraite où reposait Georges, son petit-fils, se trouvait le grand salon d’apparat. C’était une vaste salle aux lambris de chêne noir sculptés, dont les panneaux étaient séparés par des colonnettes en demi-relief à corniches dorées.

Dans chaque panneau pendait un portrait de famille au-dessus duquel était peint un écusson à quartiers.

Nicolas Treml traversa cette salle d’un pas lent et pénible. Son visage portait l’empreinte d’une austère douleur. Il s’arrêta devant les derniers portraits qui étaient ceux de son père et de sa mère défunts et se mit à genoux.

– Adieu, madame ma mère, murmura-t-il ; adieu, mon respecté père. Je vais mourir comme vous avez vécu, pour la Bretagne !

Comme il se relevait, un rayon de soleil levant, perçant les vitraux de la salle, fit scintiller les dorures et mit un reflet de vie sur tous ces raides visages de chevaliers. On eût dit que les nobles dames souriaient et respiraient le séculaire parfum de leur inévitable bouquet de roses ; on eût dit que les fiers seigneurs mettaient, plus superbes, leurs poings gantés de buffle sur leurs hanches bardées de fer, en écoutant la voix de ce Breton qui parlait encore de mourir pour la Bretagne.

Avant de quitter la salle, Nicolas Treml se découvrit et salua les vingt générations d’aïeux qui applaudissaient à son sacrifice.

Le petit Georges dormait, mais ce sommeil matinal était léger. Le contact de la bouche de son aïeul suffit pour clore son rêve. Il s’éveilla dans un charmant sourire et jeta ses bras autour du cou du vieillard.