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Extrait : "On a beau railler la mansarde, elle continue de faire son devoir, abritant çà et là beauté, vaillance et génie. Je sais des gens qui ne peuvent regarder sans un sourire ému ces petites fenêtres, ouvertes sous les toits. Elles dominent Paris : c'est un symbole et un présage. Il n'y a pas nécessité absolue assurément à ce qu'un grand homme paye dix-huit francs de loyer par mois pendant toute sa vingtième année."
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● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 580
Veröffentlichungsjahr: 2016
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On a beau railler la mansarde, elle continue de faire son devoir, abritant çà et là beauté, vaillance et génie. Je sais des gens qui ne peuvent regarder sans un sourire ému ces petites fenêtres, ouvertes sous les toits. Elles dominent Paris : c’est un symbole et un présage.
Il n’y a pas nécessité absolue assurément à ce qu’un grand homme paye dix-huit francs de loyer par mois pendant toute sa vingtième année. On a vu des grands hommes bien logés dès le principe, mais c’est l’exception. N’ayez ni mépris ni peur, souriez à la mansarde, que les poètes ont chantée, et si vous voyez d’en bas quelque mélancolique visage abaisser sur la foule un regard pensif, élevez un bon souhait vers Dieu, qui appelle à lui les enfants. Les plus excellents fruits tombent, dit-on, du sommet de l’arbre ; ces fruits qui vont mûrissant aux cimes de la forêt parisienne font parfois les délices du monde entier.
C’était une mansarde, la chambre contiguë à celle de notre héros Michel. Il y avait une table, deux petits lits de bois, six chaises, une commode ventrue qui gardait par place quelques vestiges de son placage en bois de rose, deux armoires d’attache, et une coloquinte, au lieu de pendule, au centre de la cheminée. Quelques hardes pendaient à des clous. Ce n’étaient pas des costumes somptueux.
La table supportait une écritoire, des pipes et deux verres auprès d’une carafe d’eau pure. Une seule bougie éclairait sobrement cet austère festin de l’intelligence. Nulle dorure aux lambris, point de précieuses peintures au plafond, aucun tapis de Turquie sur le carreau froid, absence complète de rideaux, drapant leurs étoffes splendides autour des lits et devant les fenêtres.
Dans ce décor simple et qu’un théâtre pourrait établir sans se livrer à des dépenses ruineuses, figurez-vous deux jeunes gens, Parisiens tous deux assurément, bien que tous deux soient nés sur les bords de l’Orne : il n’y a pas de Parisiens de Paris : deux poètes, deux élus de l’avenir. Le premier, vêtu avec une mâle coquetterie, croise sur son caleçon les plis nombreux d’une robe de chambre en cachemire imprimé qui n’a même plus souvenir d’avoir été présentable ; le second a passé une chemise de couleur par-dessus son pantalon, laquelle chemise est nouée aux reins par une écharpe à franges d’argent, relique du bal masqué et formant cordelière.
Premier jeune homme, vingt ans, cheveux blonds, soyeux et fins, traits délicats un peu efféminés, mais du plus heureux modelé, jolie pâleur, grands yeux bleus, tapageurs et rêveurs à la fois. Pipe d’écume.
Deuxième jeune homme, pipe de porcelaine, cheveux châtain cendré, légèrement crépus, tête ronde, cou robuste et bref, nez retroussé, œil éveillé, bouche naïve, vingt-deux ans, barbe à la Périnet-Leclerc qui ne lui va pas bien. Il se nomme Étienne.
L’autre a nom Maurice et sa moustache naissante lui sied à merveille.
Étienne et Maurice forment une paire d’amis comme Échalot et Similor. Le mélodrame, fléau de Paris, les a mordus aussi cruellement que les deux protecteurs de l’enfant de carton, Saladin, mais d’une autre manière. Ce sont des gobe-mouches d’un ordre supérieur ; ils ont l’honneur d’être auteurs en herbe et mettent leur imagination à la torture pour trouver une de ces innocentes machines, câblées, vissées, boulonnées, qui font sangloter, chaque soir, au marché des émotions ressemelées, les sauvages les plus civilisés de l’univers.
Ah ! c’est un métier difficile encore plus que celui de gendarme ! Mais ils ont de l’esprit à leur façon, beaucoup de mémoire et peu de sens commun : avec cela, on va loin au théâtre, si la funeste idée d’écrire en français ne vient pas se mettre en travers de la route !
La porte unique qui communiquait avec la chambre de Michel était peinte en brun pour former tableau. On y lisait, écrit à la craie, ce titre flamboyant du chef-d’œuvre en construction :
LES HABITS NOIRS.
Et au-dessous :
Personnages de la pièce :
Olympe Verdier, grande coquette, 35 ans ;
Sophie, amoureuse, 18 ans ;
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum ;
Alba, ingénue, 15 à 16 ans, fille d’Olympe Verdier ;
L’Habit Noir (pour Mélingue) ;
Verdier parvenu millionnaire, mari d’Olympe, accent d’Alsace ;
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre très curieux ;
Édouard tout court, jeune premier rôle, de 20 à 25 ans ;
Comiques.
C’est déjà beaucoup que d’avoir ainsi un titre et des personnages. Le reste vient, si Dieu le veut.
Au moment où nous prenons la liberté d’entrer dans ce sanctuaire, nos deux auteurs étaient en proie à une fiévreuse animation, plutôt due à la passion sacrée de l’art qu’au contenu de la carafe. Ils discutaient fort et ferme ; un profane aurait pu redouter une catastrophe.
« C’est burlesque ! dit Maurice, le plus joli des deux.
– Comment, burlesque !
– Burlesque des pieds à la tête ! Je maintiens le mot !
– Moi, je te dis, s’écria Étienne en prenant à poignée ses cheveux crépus, que toute la pièce est là. Une pièce à chaux et à sable ! Un monument de pièce ! Une cathédrale ! »
Maurice haussa les épaules en murmurant :
« Est-ce que tu y entends quelque chose ! »
Pour le coup, Étienne leva son pied droit avec une furibonde énergie, mais ce fut pour le poser commodément sur la table, entre l’écritoire et la carafe.
« Ma parole, reprit-il d’un ton de compassion, tu m’amuses avec tes airs de professeur… En sais-tu plus long que moi ?
– Je l’espère, mon petit.
– Où donc aurais-tu appris le métier !
– Pas à la même école que toi, voilà ce qui est authentique. Tu ne vois que la charpente…
– Et toi, tu ne vois rien du tout ! »
Étienne, après avoir ainsi parlé, poussa un cri et sauta sur ses pieds comme si sa chaise l’eût tout à coup poignardé.
« Une idée ! » s’écria-t-il en rejetant ses cheveux crépus en arrière.
Maurice fit effort pour cacher sa curiosité, mais les enfants sont toujours battus dans cette lutte, et la curiosité perça.
« Voyons l’idée ! » murmura-t-il du bout de ses lèvres, roses comme celles d’une jeune fille.
Étienne avait un air inspiré.
« Faisons que Sophie soit la sœur d’Édouard ! » prononça-t-il solennellement.
Puis, se reprenant avec impétuosité :
« Faisons mieux, car les idées bouillonnent dans ma tête. Faisons qu’Édouard soit le fils d’Olympe Verdier ?
– Olympe n’a pas l’âge, objecta Maurice.
– Laisse donc ! Vois ta tante Schwartz ! Connais-tu beaucoup de femmes de vingt-cinq ans qui soient plus jeunes que ta tante Schwartz ?… Et pourtant…
– Écoute ! l’interrompit Maurice qui prit un air profond, l’art n’est pas là, mon pauvre garçon. Tant que tu feras abstraction de l’art…
– Où le prends-tu, l’art ? rugit Étienne en colère.
– Dans la nature.
– As-tu de quoi dîner demain ?
– Il ne s’agit pas de cela…
– Tonnerre ! de quoi s’agit-il ? Je voudrais qu’il t’étouffe, ton art !
– Étouffât ! rectifia Maurice.
– Étouffât, si tu veux, graine d’académicien !… Veux-tu faire un drame, oui ou non ? »
Maurice prit son verre et le balança avec grâce comme s’il eût été plein de champagne.
« Je veux la gloire, répliqua-t-il, inspiré à son tour, la gloire, splendide guirlande dont je ceindrai le front de ma cousine Blanche. Je veux les bravos du monde entier pour qu’elle les entende. Je veux tous les lauriers de la terre pour en joncher sa route. La victoire, entends-tu, pour la mettre à ses pieds ! Je ne suis pas poète pour être poète, encore moins pour attirer quelques louis d’or dans ma bourse vide. Qu’ai-je besoin d’or ? Je vis de jeunesse et d’amour. Je suis poète pour aimer, pour être aimé, poète pour chanter mon culte, poète pour encenser mon idole adorée !
– Tu crois rire, toi, l’interrompit Étienne. Une tirade comme ça, en situation, enlèverait la salle !… Taisez, la claque… tous ! tous !
– J’en ferai par jour vingt pareilles, des tirades, dit noblement Maurice. J’en ferai cent, si tu veux…
– Fais en mille et va te coucher, guitare !… c’est le lièvre qui manque à notre civet… Du diable si nous avons besoin de la sauce !
– Animal vulgaire ! prononça Maurice avec une indicible expression de dédain.
– Moitié de chanterelle ! repartit Étienne. Retourne au collège, pour gagner toute ta vie le premier prix de discours français. Moi, je vois la chose en scène. Drame veut dire action : on sait son grec. Laisse-moi agir pour que tu aies l’occasion de bavarder. Ce qui nous manque, c’est une situation forte, sérieuse, capitale…
– Qu’est-ce que c’est qu’une situation ? demanda Maurice.
– C’est… attends un peu…
– Tu n’en sais rien !
– Si fait !… suppose Sophie éprise ardemment d’Édouard et apprenant brusquement qu’elle est sa sœur… Hein ?
– Pouah !
– Voilà une situation !
– Un coup de poing sur l’œil, alors, est une situation ?
– Bravo ! Pour la première fois de ta vie, tu comprends ! Oui, ma biche, un coup de poing sur l’œil est une situation… et une situation est un coup de poing…
– Sur l’œil… Je nie cela… Une situation est la lutte des évènements contre les caractères.
– Quand l’immortel Shakespeare met en scène…
– Tu m’ennuies !
– Fais verser une voiture, à propos, adroitement, heureusement…
– Seigneur ! pitié !
– Alors, entamons une comédie, puisque tu es mordu par les caractères. On n’a pas encore mis à la scène le prix d’honneur du grand concours. Bon élève, bourré d’espérances, orgueil de ses oncles, exemple de son quartier, condamné à traduire jusqu’à son décès en pathos intime, les beautés de son fameux discours latin… »
La jolie bouche de Maurice s’ouvrit, large comme un four, en un redoutable bâillement.
« Nous ne ferons jamais rien ensemble, dit-il. Je suis un poète et tu n’es qu’un pitre !
– Merci, répliqua Étienne ; traduction libre : M. Étienne Roland ne peut pas grand-chose et M. Maurice Schwartz ne peut rien du tout. Adjugé ! »
Encore un Schwartz, ô lecteur, quelle famille !
Maurice se promenait à grands pas, drapant les plis affaissés de sa pauvre robe de chambre.
« C’est le signe des temps, prononça-t-il gravement ; les vocations s’égarent. Tu aurais fait un clerc de notaire très suffisant ; moi, j’aurais étincelé chez l’agent de change. Nous étions parfaitement dans la maison de M. Schwartz, qui nous aurait fait à tous deux une position, à cause de nos parents ; il le voulait ; c’était son mot. Nous, pas si bêtes ! nous aimons bien mieux mourir d’impuissance et de faim !
– Voilà notre pièce, parbleu ! s’écria Étienne avec l’enthousiasme le plus vif. Tu as tout un côté du génie, sans t’en douter. Du reste, les inventeurs en sont tous là. Vois Salomon de Caus qui trouva la vapeur en regardant bouillir sa tisane ! Deux vocations égarées, quel titre ! Et toute la vie moderne là-dessous ! Édouard pourrait nous servir, c’est clair, Sophie aussi, aussi Olympe Verdier ! Ne perdons pas nos types, diable ! Le baron Verdier serait superbe là-dedans ! Et M. Médoc ! Et la marquise Gitana ! Au dénouement, tous les notaires seraient des poètes et tous les poètes seraient des notaires. Allume ! »
Il saisit d’un geste convulsif sa pipe de porcelaine qu’il bourra vigoureusement.
« Je comprends les inconséquences d’Archimède, conclut-il. Quand on ne parcourt pas, en toilette de bain, les rues de Syracuse, on n’est pas digne d’avoir une idée à succès ! »
Maurice s’était arrêté devant lui, les bras croisés. Ses grands yeux bleus disaient le chemin que faisait sa pensée.
« À quoi songes-tu ? » demanda Étienne.
Maurice ne répondit point.
« C’est une belle chose à observer que l’inspiration ! dit Étienne. Je vois le drame au travers de ta boîte osseuse. Il est sombre, il est gracieux ; il est touchant, il est cruel… il est superbe !
– Écoute ! prononça tout bas Maurice, il n’y a point de sot métier. Molière a fait les Fourberies. Je vois une pièce avec Arnal, Hyacinthe et Ravel… Grassot, plutôt ! Tous les quatre… Je donnerais une boucle de mes cheveux pour avoir une bouteille de champagne ! »
Étienne le regardait la bouche béante.
« Quoique je ne connaisse pas encore ton idée, dit-il, je déclare qu’elle te fait honneur ! Quatre comiques ! Perge, puer ! À défaut de champagne, nous nous griserons avec notre esprit : verse !
– Voilà ! c’était dans la Patrie, journal du soir. Un négociant estimable, Grassot, reçoit une lettre de son correspondant de Pondichéry qui annonce un orang-outang mâle de la plus belle espèce. Éffroi des dames ; Grassot les rassure par des considérations tirées de l’histoire naturelle : douceur connue de l’orang-outang, etc… Celui-là, du reste, doit être privé. La lettre a un post-scriptum. Au moment où Grassot va faire la lecture du post-scriptum, la porte s’ouvre et un valet annonce que la personne attendue de Pondichéry vient d’arriver avec son précepteur. Hilarité des dames et des demoiselles à l’idée du précepteur de l’orang-outang mâle. Faites entrer, dit Grassot. Entrée d’Hyacinthe, précepteur, et de Ravel, jeune nabab qui vient de Pondichéry pour épouser la fille de la maison… ou Arnal, si tu veux. J’aimerais mieux Arnal.
– Ah ! dit Étienne attendri, Ravel serait pourtant bien joli !
– Nous discuterons cela.
– À l’amiable, oui, oui. Le principal, c’est que tu as enfin une idée… une vraie idée… Ma parole, je la voyais poindre dans ton crâne !
– Ce mariage projeté faisait l’objet du post-scriptum, poursuivit Maurice ; on n’a pas eu le temps de lire le post-scriptum et chacun l’oublie profondément, dans l’émotion inséparable d’une pareille aventure… cela se conçoit…
– Parbleu ! approuva Étienne. Au Palais-Royal !
– Arnal… ou Ravel est un jeune homme très timide qui n’ose ouvrir la bouche devant les dames et qui ne bouge qu’au commandement d’Hyacinthe, son précepteur…
– Quel rôle pour Hyacinthe !
– Et pour Ravel… ou Arnal… quel rôle ! La curiosité et la stupéfaction de la famille parisienne atteignent à des proportions de comiques inconnues !
– Ça fait peur !
– Grassot témoigne au cornac sa reconnaissance pour un cadeau pareil.
– Je vois la salle épileptique !
– La mère va chercher en secret un exemplaire de Buffon, pour avoir des renseignements sur l’animal.
– Chacun répète sur tous les tons : comme il ressemble à un homme !
– La chose a transpiré… Les domestiques savent qu’il y a un orang-outang dans la maison.
– Il a des bottes vernies, ce chimpanzé !
– Une redingote à la mode !
– Des lunettes vertes !
– Il fume !
– Il joue aux dominos !
– Drôle de bête !
– Et tout en vie !
– Mlle Célestine le trouve crânement joli !
– La tante a peur des singes, mais elle l’embrasse. .
– On peut risquer la gaudriole : la censure rira.
– Chaud !
– Servez !… Il ne lui manque que la parole !
– La parole vient au dénouement : le dénouement, c’est le post-scriptum…
– Compris ! cinq cents représentations, mais pas de prix à l’Académie. Maurice, ma chatte, tu nous as sauvé la vie ! »
Maurice se rassit et mit sa blonde tête entre ses mains. Étienne, jubilant, cherchait des mots, cherchait des trucs, cherchait le titre. Au plus fort de sa fièvre, Maurice l’interrompit en disant :
« C’est stupide !
– Hein ? fit Étienne abasourdi.
– Jeunesse ! jeunesse ! chanta Maurice, fleur de la vie ! parfum du ciel ! Dieu te donne-t-il à nous pour que nous t’abaissions à l’obscénité de ces vulgaires orgies ! »
Étienne regarda Maurice en dessous.
« Tonnerre ! grommela-t-il, le vent tourne. Averse d’élégies !
– J’aimerais mieux me faire bandagiste, poursuivait Maurice, la main sur son cœur, que d’écrire le premier mot d’une pareille impiété. Ô mes rêves ! Et que dirait Blanche ?
– Elle rirait…
– Je ne veux pas qu’elle rie ! Sais-tu à quoi je pense ? Un rôle pour Rachel : la mère des Machabées…
– Dame ! fit Étienne, laisse-moi me mettre dans le courant. À vue de nez, ça n’est pas impossible, quoiqu’un personnage de mère… »
C’était un caractère d’or ! Maurice reprit :
« Pas de tragédie ! un opéra plutôt ! Mme Stoltz y serait renversante !
– Je ne suis pas fort pour les vers, moi, tu sais, glissa doucement Étienne.
– Rossini n’écrit plus, soupira Maurice. Je voudrais Rossini… Tiens ! je me fais honte à moi-même. Je suis un nain et j’ai des envies de géant.
– Ma vieille, dit Étienne dans un but évident de consolation, tu ne te rends pas justice. Tu n’es pas plus bête qu’un autre, au fond. C’est le bon sens qui manque. Si tu savais seulement ce que tu dis et ce que tu fais…
– Blanche ! chanta Maurice. Que de temps perdu ! Pour arriver jusqu’à toi, il faut que mon front soit coiffé de l’auréole…
– Sur l’oreille, en tapageur ! gronda Étienne un peu à bout de patience. Je ferai mon affaire tout seul, vois-tu, petit, pour le théâtre de la Gaîté, avec Francisque aîné, Delaistre et Mme Abit. Tu es un dissolvant. Les meilleures choses fondent dès que tu les touches.
– Je songeais justement à fonder une machine, interrompit Maurice très sérieusement.
– Je dis fondre et non pas fonder… Il y a toute une réforme à faire dans notre triste langue ! Elle économise les temps des verbes, ce qui favorise lâchement le calembour…
– Voilà longtemps que j’ai le plan d’une grammaire nouvelle…
– Qu’est-ce que tu voulais fonder ?
– Un journal.
– J’en suis !
– Mais la grammaire n’est rien… C’est avec un bon dictionnaire qu’on gagnerait des sommes folles !
– Faisons le dictionnaire, je veux bien !
– Que dirais-tu, toi, d’une histoire de France par ordre alphabétique ?
– Ma foi… à vue de nez…
– Mais je veux d’abord éditer mon Livre d’or de la beauté avec miniatures à la main dans le texte… mille écus l’exemplaire… Suppose seulement une clientèle de cinq cents femmes à la mode, duchesses ou coquines, et compte ! trois millions de recette !
– Je mêle ! ça me va !
– Un ouvrage qui s’adresse à mille grosses bourses seulement est une spéculation hasardeuse, ma chatte. Le théâtre tire à tout le monde : voilà le Pactole ! attention ! »
Il se renversa sur sa chaise et fourra ses mains dans ses poches. C’était signe d’oracle.
« Présent ! répondit Étienne qui salua militairement. L’entracte est fini : rentrons au théâtre.
– Je ne me donne pas la peine de chercher notre drame, poursuivit Maurice ; sais-tu pourquoi ?
– Non.
– Parce que je l’ai.
– Ah bah !
– Il est là : Cinq actes et un prologue.
– Dans le tiroir ?
– Dans la brochure que nous avons reçue hier soir par la poste.
– La cause célèbre ?
– Juste… Cet André Maynotte est un type.
– Magnifique !
– Et l’histoire du brassard donne un prologue…
– Éblouissant !
– Prends la craie.
– Voilà.
– Va au tableau.
– J’y suis. »
Étienne se planta devant la porte, prêt à exécuter les ordres ultérieurs de son chef de file, mais celui-ci rêvait.
« Qui diable nous a envoyé cet imprimé ? » murmura-t-il en ouvrant le tiroir de la table.
Il y prit une de ces petites brochures à deux sous, imprimées sur papier d’emballage, qu’on ne trouve plus guère dans nos rues, remplacées qu’elles sont par le canard in-folio, et dont les derniers modèles sont l’Almanach liégeois et l’Histoire des quatre fils Aymon. Cette brochure était intitulée ainsi : Procès curieux, André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825.
Maurice se mit à le feuilleter, pendant qu’Étienne répondait :
« Quand deux jeunes gens sont connus pour se destiner à la littérature, on leur envoie comme ça un tas de choses… D’ailleurs, c’était à l’adresse de Michel.
– Ça rentre dans mon plan ! pensa tout haut Maurice.
– Le fait est, appuya Étienne en caressant la brochure, qu’il y a là-dedans un bijou de drame !
– Là-dedans ! répéta l’autre avec mépris. Il n’y a rien du tout.
– Comment !
– Pas l’ombre de quoi que ce soit !
– Eh bien ! alors… commença le malheureux Étienne.
– Tout est là ! l’interrompit le petit blond en piquant le bout de son index sur son front. S’il y avait quelqu’un… Suis-moi bien… quelqu’un d’intéressé à ce que nous fissions avec cet ignoble bouquin un drame en cinq actes et dix tableaux ?… Hein ?
– Je ne saisis pas.
– Suppose Lesurques. Admets qu’il n’ait pas été exécuté. Il a envie de faire reviser son procès…
– C’est naturel, professa Étienne.
– Quel moyen ? la publicité ? ça saute aux yeux. Lesurques va trouver deux gaillards pleins d’avenir et leur propose cent louis…
– Dieu t’entende !
– Je repousse un tel marché, déclara noblement Maurice, surtout si Lesurques est coupable.
– Coupable ! Lesurques !
– J’ai besoin de cette hypothèse pour mon plan.
– C’est différent, marche ! »
Et Étienne, avec son imperturbable bonne foi, se mit à écouter de toutes ses oreilles.
« Au fond de cette rapsodie, reprit Maurice, j’ai déniché une phrase qui contient un problème dramatique de premier ordre. André Maynotte, dans son interrogatoire, dit ceci au juge d’instruction : Pour chaque crime, il faut à la justice un criminel, et il n’en faut qu’un.
– C’est connu comme le loup blanc.
– Tu crois !… et si nous faisions le Voleur diplomatique ?
– Hein ! fit Étienne affriandé. Qu’entends-tu par là ?
– J’entends un homme qui commet cent crimes et qui fournit à la justice cent criminels. »
Étienne resta comme affaissé sous le poids de l’admiration.
« Mais c’est immense, ça ! murmura-t-il.
– Et qui vieillit, entouré de l’estime générale, continuait Maurice, et qui amasse millions sur millions, quand tout à coup, à son cent-unième forfait…
– La Providence…
– Non… Lesurques ressuscité, ou André Maynotte qui a fait le mort… Est-ce que ton père n’a pas été juge d’instruction à Caen ?
– Mais si fait.
– Vers cette époque ?
– Précisément.
– Moi, le mien était commissaire de police. Nous aurons une foule de notes… et je crois bien avoir entendu parler de tout ça quand j’étais petit. Ouvre l’oreille : on s’arrangera de manière à ce que la fortune du baron Verdier vienne de là. Ne t’étonne plus des tristesses d’Olympe. Édouard est le fils de la victime, et Sophie…
– Le diable m’emporte ! s’interrompit-il en se levant, il y a quelque chose comme cela dans ce Michel !
– En voilà un qui nous a lâchés d’un cran ! dit Étienne, non sans une nuance de rancune.
– Il souffre… pensa tout haut Maurice, et il travaille.
– À quoi ?
– Je ne sais… et je n’oserais pas le lui demander.
– Mais ne perdons pas le fil, reprit Étienne qui ne plaisantait jamais avec l’idée. J’approuve cette mécanique-là, sais-tu ? Le bon homme qui jette toujours un os à ronger à la loi est positivement curieux. C’est noir comme de l’encre, par exemple ! On pourrait intituler ça : le Vampire de Paris. »
Maurice n’écoutait plus. Il s’était arrêté debout devant la porte où étaient tracés les noms des personnages. Il jouait machinalement avec la craie.
Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il se prit à tracer au bout de chaque nom un autre nom, comme cela se pratique pour distribuer les rôles aux acteurs.
Étienne, homme de soin et secrétaire de la collaboration, trempa sa plume dans l’encre pour prendre note de ce qui venait d’être dit. Verba volant. Il aimait à fixer toutes ces choses précieuses mais fugitives qui naissaient de la conversation quotidienne. Il écrivit : « Le Vampire de Paris : homme qui établit un bureau de remplacement pour le bagne et l’échafaud. Il ne fait jamais tort à la justice, qui, pour chaque crime, trouve à grignoter un coupable, de sorte que tout le monde est content. »
« Noté ! dit-il en jetant la plume : trois lignes suffisent…
– Mais qu’est-ce que tu fais donc là ? » s’interrompt-il en voyant le travail de Maurice.
Celui-ci avait achevé sa besogne et le tableau était figuré ainsi désormais :
« Olympe Verdier, grande coquette, trente-cinq ans, la baronne Schwartz.
Sophie, amoureuse, dix-huit ans, Edmée Leber.
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum, la comtesse Corona.
Alba, ingénue, seize ans, fille d’Olympe, Blanche.
L’Habit Noir (pour Mélingue), ? ? ?
Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, le baron Schwartz.
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre, M. Lecoq.
Édouard tout court jeune premier rôle de vingt à vingt-cinq ans, Michel. »
Maurice restait planté devant la porte et regardait ces deux listes symétriques.
« Si Michel entrait… murmura Étienne non sans effroi.
– Michel n’entrera pas, » dit le petit blond, comme s’il se fût parlé à lui-même.
Puis, avec une colère soudaine :
« Que diable peut-il faire ? et pourquoi nous a-t-il abandonnés ?
– C’est un garçon occupé, répliqua Étienne en comptant sur ses doigts ; il y a d’abord Olympe Verdier, deuxièmement la comtesse Corona, troisièmement Edmée Leber… »
Maurice effaça, d’un revers de main, la moitié du tableau, celle qui mettait des noms réels à la suite des noms de comédie.
« Michel est le plus fort de nous tous et de nous tous le meilleur, prononça-t-il lentement, avec une sorte de solennelle emphase. Je ne connais pas de créature plus grande et plus noble que Michel. Michel n’a pas pu tromper une jeune fille.
– En amour… commença Étienne d’un ton avantageux.
– Tais-toi ! ce n’est pas avec des banalités qu’il faut accuser ou défendre Michel. Je sens ces choses-là, quoiqu’il me soit impossible de les expliquer ; Michel est entraîné dans un courant qui ressemble à la fatalité. Autour de lui de mystérieuses influences se croisent. Il use sa force à lutter contre des ennemis invisibles… Crois-moi, ceci est encore un drame !
– Faisons-le, » opina Étienne aussitôt.
C’était bien, celui-là, un poète à tout faire. Maurice restait pensif.
« S’il avait voulu, murmura-t-il après un silence, on lui aurait donné ma cousine Blanche.
– Avec ses millions ? ajouta Étienne.
– Oui, répéta Maurice, avec ses millions.
– Et il n’a pas voulu ?
– Crois-tu qu’il y ait dans Paris, toi, Étienne, beaucoup de jeunes gens ardents comme lui, ambitieux comme lui, pauvres comme lui, capables de refuser une si étonnante fortune ?
– Je ne crois pas même qu’il l’ait refusée.
– Il l’a fait, pourtant. Est-ce à cause de moi, son ami ? Est-ce à cause d’Edmée Leber ? Est-ce parce que ma tante Schwartz ?… Je ne sais. Je n’ai pas besoin de le savoir. S’il avait mis dans sa tête de me supplanter près de Blanche, Blanche m’aurait oublié, car Blanche est une enfant, et combien de fois n’ai-je pas vu qu’elle admirait Michel au-dessus de tous ? Le baron Schwartz avait caressé ce rêve si bel et si bien qu’il a prié, qu’il s’est fâché… et qu’un soupçon terrible est né en lui…
– Dame ! interrompit Étienne, il y a bien de quoi ! c’est la situation de la Mère et la fille un peu arrangée.
– C’est… » commença Maurice vivement.
Il s’arrêta et ses yeux se baissèrent :
« Il n’a pas de parents, murmura-t-il. D’où lui vient la pauvre pension dont il vit ?
– Oui, parlons de ça ! s’écria Étienne, dont il vit noblement, parbleu ! et comme un fils de pair de France !
– Tais-toi ! prononça pour la seconde fois Maurice. Si tu le jugeais mal, je te renierais !
– Oh ! mais, oh ! mais, s’écria Étienne, je ne suis pas ton valet de chambre, dis donc, pour que tu me mettes le marché à la main. J’aime peut-être Michel autant que toi, mais ça ne m’empêche pas d’avoir des yeux, et à moins qu’il n’ait trouvé un trésor…
– Fondons le journal ! » dit tout à coup Maurice qui connaissait admirablement son compagnon.
Celui-ci, en effet, enfla ses joues et devint rouge de plaisir.
« Est-ce sérieux ? demanda-t-il.
– Très sérieux… Un journal hebdomadaire, rédigé par nous deux, avec revue des théâtres, de la bourse et du monde élégant. »
Étienne le regarda en face et dit avec une conviction profonde :
« Beau papier, bonne impression, pas de timbre, de l’esprit, du cœur, des actualités. Il y a déjà le café Hainsselin et le restaurant Thuillier qui s’abonneront… sinon, je leur coupe notre pratique. Douze francs par an. Il faudra des rébus… ça plaît aux personnes qui n’ont pas beaucoup d’intelligence. Donnerons-nous une gravure ? Non. Sais-tu qu’il y aurait la spécialité du billard ? Il y a seize cents billards dans Paris ; à dix joueurs seulement par billard, ça donne seize mille abonnés, plus les fabricants de queues, les tourneurs de billes, etc… Quel titre aura notre recueil ? »
Maurice n’écoutait déjà plus.
« Quel titre ? répéta Étienne. J’en veux un qui nous donne de l’influence au théâtre. La loge infernale ? Qu’en dis-tu ? Est-ce étonnant que nous n’ayons pas encore songé à cela ! »
Maurice poussa un gros soupir et mit sa blonde tête entre ses mains.
« Néant ! néant ! prononça-t-il d’une voix désespérée. Et les heures passent ! et chaque jour écoulé m’arrache un lambeau d’avenir !
– Mon petit, lui dit Étienne piqué au vif, je soupçonne que nos facultés ne cadrent pas. C’est fatigant de se monter l’imagination qu’on a opulente et féconde pour toujours retomber à plat. Je t’annonce itérativement que je vais faire ma pièce tout seul pour la Gaîté, avec Francisque aîné et Delaistre. Assez pataugé, veux-tu ? Chacun de nous reprend sa liberté, premier bien de l’homme… serviteur de tout mon cœur ! »
Dans la grand-ville, ces pauvres comédies de la jeunesse abondent.
Ce sont d’effrontés petits vaudevilles qui rient au nez de la misère. Mais quand la jeunesse est morte, toutes ces gaietés tournent au noir, et la farce, monstre hideux, découvre sa queue de tragédie.
Rien n’est triste autour des vingt ans. Sous ses haillons même, la jeunesse est d’or. Son joyeux rire éclate entre deux sanglots, et vous l’enviez au lieu de la plaindre. Ces murailles nues de la mansarde n’ont-elles pas toujours quelque porte dérobée, par où, si c’est le sort, la chrysalide qu’engourdissait l’ombre va s’élancer, papillon, vers l’avenir et le soleil.
On dirait que ces hauteurs sont propices et tout exprès faites pour aider au premier battement de nos ailes. Sur dix renommées, et je parle des mieux rayonnantes, il y en a neuf qui sont parties un jour par la lucarne, au risque de tomber tête première dans la rue. Peut-être faut-il cela. L’éperon double l’élan du meilleur cheval, et, en face du fossé qu’il faut franchir, l’aiguillon donne la hardiesse.
Ce n’est pas tout, sans doute, mais c’est beaucoup et cela manque aux enfants heureux.
Il y a cependant deux sortes de misères bien distinctes : la misère absolue de l’abandonné et la misère capricieuse du fils de famille qui a dit un matin : Je ne veux pas ! et qui s’obstine. On meurt de l’une comme de l’autre, à Paris ; mais la première est sombre comme la fatalité, l’autre garde jusqu’au dernier moment sa tournure d’école buissonnière.
Étienne Roland était le fils d’un magistrat, conseiller à la cour royale de Paris, et que nous avons connu jadis juge d’instruction à Caen : un honnête homme, jouissant à bon droit de l’estime publique et très apprécié comme jurisconsulte. Sa réputation à cet égard datait surtout de l’affaire Maynotte, dont l’instruction passait pour un véritable chef-d’œuvre. M. Roland le père n’avait pas confiance dans le métier d’homme de lettres. Il avait dirigé son fils vers l’étude du droit, puis vers le commerce : deux carrières assurément plus unies, sinon mieux fréquentées. Ce fou d’Étienne jeûnait volontairement pour n’être ni marchand ni robin.
Maurice avait pour père l’ancien commissaire de police de la place des Acacias, probe et zélé fonctionnaire qui était parvenu au grade de chef de division. Le baron, il faut lui rendre cette justice, était le bienfaiteur universel des Schwartz. Maurice avait obtenu une place dans la maison du baron. Les familiers du salon Schwartz ne l’aimaient pas, et surprirent avec joie les premiers symptômes de l’émotion partagée entre lui, tout jeune, et Blanche, presque enfant. Cet amour et son goût pour les lettres devaient le pousser tôt ou tard hors de la maison.
Ce fou de Maurice jeûnait donc aussi par sa faute, par sa double faute : l’amour et la poésie.
Étienne et lui jeûnaient du reste assez bien, quoiqu’il y eût dans leur abstinence encore plus d’obstination que de réalité. Il faut ajouter que, dès qu’ils ne jeûnaient plus, ils faisaient bombance.
Étienne Roland était un garçon de quelque esprit et de passable éducation, un peu gâté déjà par la maladie morale des pays de Bohême, et d’excellente humeur : ce qui suffit amplement pour constituer la noire étoffe d’un dramaturge. Il admirait passionnément mesdames les actrices du boulevard, et ses amis ne pensaient point qu’il eût, au fond, d’autre vocation bien déterminée.
Maurice Schwartz adorait sa cousine Blanche d’autant plus ardemment qu’il était exilé loin d’elle. Il détestait M. Lecoq, ce vampire, comme il l’appelait, et cherchait un moyen de le tuer, un moyen honnête. Tant que ce mariage odieux entre Blanche et M. Lecoq n’était pas célébré à la mairie et à la paroisse, Maurice gardait l’espérance de vaincre, à force de gloire. Hélas ! la gloire, où la prendre ? À cette question, Maurice répondait : il y a des gens qui l’ont dénichée ! C’était un cher enfant, joli en dedans comme en dehors, une nature gracieuse, flexible, séduisante, virile à ses heures, mais toute pleine de féminines hardiesses. Comme intelligence, il valait plus qu’Étienne, qui avait néanmoins sur lui l’avantage de savoir à peu près ce qu’il voulait.
Mais il valait moins que Michel tout court, notre héros.
Étienne, ayant pris son parti en brave et résolu de mener ses affaires lui-même, alla chercher dans une armoire d’attache où il n’y avait que cela, une effrayante brassée de papiers qu’il apporta sur la table.
Le drame avait cinquante titres pour le moins, autant d’actions diverses et une centaine de personnages ; mais si fréquemment que le sujet changeât, trois types restaient toujours les mêmes : Édouard, le jeune premier ; Sophie, l’amoureuse ; Olympe Verdier, la grande dame au passé mystérieux, parce que ceux-là jouaient bien réellement un drame vivant tout auprès du drame mort-né, enseveli dans son armoire.
« Il y a là des trésors, dit Étienne en feuilletant l’amas de paperasses. Un homme de métier y trouverait pour plus de cent mille écus de succès ! »
Maurice garda le silence.
« Ce n’est pas pour toi que je parle, au moins ! reprit Étienne. Je fais comme si tu n’étais pas là. Je collabore avec moi-même… »
Maurice sourit.
« Vertuchou ! s’écria l’autre déjà noyé dans ses chiffons, je trouve ici notre idée du fils adultérin ! C’est tout uniment monumental ! »
Maurice bâilla et quitta son siège.
« Bien ! bien ! va te coucher, mon vieux, reprit Étienne. Ce n’est pas au théâtre que la fortune vient en dormant. Moi, je me sens en verve. Ah ! si, au lieu de toi, j’avais Michel ! »
Le joli blond s’était dirigé vers la fenêtre. Il secoua la tête et murmura :
« Je ne sais pas comme j’aime Michel ! »
Étienne laissa un instant ses papiers en repos pour regarder Maurice. Celui-ci avait le dos tourné et la figure contre les carreaux. De l’autre côté de la cour, la croisée qui faisait face était toujours éclairée, mais plus faiblement. La malade ne travaillait plus, et quand les pauvres ne travaillent plus, ils baissent leur lampe. Maurice crut distinguer, dans cette demi-obscurité, une forme de jeune fille agenouillée près du lit.
« Depuis jeudi, Michel m’inquiète, dit-il avec tristesse.
– Moi, il y a plus longtemps que cela, » repartit aigrement Étienne.
Dans la chambre en face, la forme agenouillée se redressa. Maurice reprit :
« Nous dormons quand il rentre…
– Et il se sauve avant le jour, l’interrompit Étienne. Je désire me tromper, mais toutes ces cachotteries-là n’ont pas bonne odeur. »
La lampe des voisines s’éteignit tout à fait. Maurice dit avec un profond soupir :
« Et cette pauvre jeune fille, Mlle Leber, est bien pâle !
– Il n’y a pas au boulevard, professa chaleureusement Étienne, un masque aussi puissant, aussi pur, aussi dramatique que la figure de cette Edmée Leber !
– Blanche l’aime. Ce doit être une âme d’élite.
– Un type, c’est sûr ! Dis donc, te souviens-tu de ce charlatan qui n’est pas médecin et qu’on force à traiter sa propre fille en danger de mort ? Je trouve ça sous ma main… Il y a du vitriol là-dedans… Reprenons ça en grand, veux-tu ? »
Maurice s’éloigna de la fenêtre.
« Que peut-il faire depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit ! murmura-t-il sans savoir qu’il parlait.
– Ma poule, répliqua Étienne d’un ton de protection qui était une vengeance, si tu as mis dans ta petite tête l’idée de faire le tour de notre beau Michel, tu as le temps de courir, bon voyage ! Je vois plus loin que le bout de mon nez, et le vertueux Michel nous en passe de sévères ! »
Maurice rougit et balbutia.
« J’aurais son secret dans ma main fermée que je ne l’ouvrirais pas sans sa permission.
– Tu sais bien M. Bruneau ? demanda brusquement Étienne, le marchand d’habits ?
– Parbleu ! il a toute ma garde-robe et notre lettre de change.
– Une nuit que je revenais de chez quelqu’un, j’ai rencontré Michel bras-dessus bras-dessous avec M. Bruneau. Il y a du temps que Michel n’a plus d’habits à vendre.
– Quoi d’étonnant ? Michel a endossé la lettre de change…
– Voilà… Le lendemain, je dis à Michel : Quel homme est-ce donc que ce M. Bruneau ? Il me répondit : Je ne le connais pas.
– Michel n’a jamais menti.
– Excepté ce matin-là. Oh ! mais, écoute ! Voici notre idée de Trois-Pattes ! Un déguisement… une vengeance… un grand secret à pénétrer… Sais-tu que c’est beau comme les sauvageries de Cooper, cette machine-là !
– Oui, dit Maurice avec distraction. Je me souviens que cela me plaisait. »
Il gagna le lit sur lequel il s’étendit nonchalamment.
« Veux-tu y revenir ?
– Non. Je ne veux plus rien.
– Et pourtant, s’interrompit-il en se soulevant sur le coude, il y a là-dedans quelque chose, et je me souviens que cette idée m’a échauffé une fois déjà ; les sauvages de Cooper en plein Paris ! La grand-ville n’est-elle pas aussi mystérieuse que les forêts vierges du nouveau monde ? Ce mutilé suivant patiemment une piste, au milieu de nos rues où tant de pistes se croisent… Cette haine acharnée qui se voile sous une hideuse et lamentable infirmité… Je lui voudrais une fille, à ce monstre… un fils, plutôt, qu’il dote du fond de sa misère… La pension de Michel…
– Tonnerre ! s’écria Étienne, pâle d’émotion, tu as mis dans le blanc, pour le coup !
– J’étais séduit par une image. Je voyais ce misérable, noyé sous le flot humain et dont la tête est un pavé sur lequel tout pied marche, je le voyais, gardant assez de vertu pour tendre un bras infatigable et soutenir, tout au bout de ce bras, un être cher au-dessus du niveau qui le submerge…
– Si ce n’est pas un drame, cela, je veux être teneur de livres !
– Je le voyais ainsi…
– Eh bien !
– Je ne le vois plus. »
Étienne donna un grand coup de poing sur la table et lança les papiers à l’autre bout de la chambre.
« Monsieur le voyait ! grinça-t-il ; Monsieur ne le voit plus ! J’ai l’honneur, apparemment, de parler à un fantaisiste qui a du foin dans ses bottes ? Les hommes calés ont droit de caprice, comme les jolies femmes ! Monsieur voudrait-il m’offrir un cigare, au nom d’une vieille et sincère amitié ?
– Je n’ai pas de cigare, mon pauvre Étienne.
– Dix centimes pour en acheter un alors ? Mais tu n’as pas dix centimes non plus, détestable poseur ! Tu vois, tu ne vois pas ! Est-ce qu’on voit ? Est-ce qu’on ne voit pas ? On fait un drame, ventrebleu ! Et puis, après nous, la fin du monde !
– Faisons la Fin du monde ! » dit Maurice en riant.
Étienne sauta d’un bon demi-pied sur sa chaise.
« Splendide sur une affiche ! s’écria-t-il. Porte-Saint-Martin ! cent mille francs de frais ! Douze clowns américains engagés pour nos représentations. Trois ballets, sans compter le jugement dernier. Trois actes, trente-deux tableaux. Une trompette de douze mètres pour l’ange, qui sera joué par Rouvière. Et l’Antéchrist !… Est-ce sérieux, ce que tu proposes là ?
– Non, ce n’est pas sérieux ; notre bourse n’est pas plus vide que ma tête ! »
Étienne, formellement habitué à cette gymnastique, retomba soudain du haut de son enthousiasme.
« Allons ! dit-il sans trop d’amertume, cette fois, je vais me coucher, ma poule. Si ta cousine Blanche aime les jeunes seigneurs qui ont juste l’énergie du linge mouillé, je m’invite à ta noce. »
Cette parole n’était pas encore tombée de sa bouche qu’il la regrettait déjà cruellement, car Maurice avait des larmes dans les yeux. Étienne se précipita vers lui les mains tendues.
« Tu pleures ! s’écria-t-il. Je suis plus bête encore que je ne croyais !
– Pauvre ami ! répliqua Maurice en souriant avec tristesse, ne te reproche rien. C’est ma propre pensée qui me blesse, bien plus que ton innocente moquerie. Tu ne me diras jamais les injures dont je m’accable moi-même. Il y a en moi un symptôme étrange : on dirait que je vise plus haut, à mesure que je me sens plus faible. Et le temps passe. Et si Blanche se marie, je me brûlerai la cervelle. »
Ceci fut dit froidement et simplement. Étienne eût peur.
« Il fera jour demain ! murmura-t-il en manière de consolation. Nous finirons bien par avoir une idée…
– Il fera jour demain… répéta Maurice qui rêvait. »
Puis, après un silence :
« Ce ne sont pas les idées qui nous manquent. Qu’est-ce qu’une idée ? La même idée peut-être dieu, table ou cuvette, comme le bloc de la fable. Phidias en tirera Dieu, le marbrier dramatique y taillera l’éternelle cuvette où le boulevard enrhumé vide les marécages de son cerveau. Je ne veux pas déshonorer le marbre de Paros ; il n’est pas l’heure, pour moi, de toucher à l’idée qui me sacrera poète. Je le sais ! Je le sens ! Et pourtant, du fond de ma conscience, je puis m’écrier en me touchant le front : il y a quelque chose là ! Du rire et des larmes, entends-tu ? Ce qui donne déjà le succès, si ce n’est pas encore la gloire. Laisse-moi parler, je ne divague pas. Il faut se réfugier dans la fantaisie, qui est à l’art vrai ce que la lice des tournois est au champ de bataille… Tâche d’écouter bien : je vois un drame bizarre, curieux, mystérieux, émouvant, et qui pourtant ne touche à rien de ce que je veux garder pour la lutte décisive. L’idée n’est pas nouvelle pour nous : elle nous vint ce soir où nous entendîmes un homme prononcer tout bas, avec un point d’interrogation au bout, la parole proverbiale qui vient de t’échapper…
– Fera-t-il jour demain ? l’interrompit Étienne, déjà réchauffé au rouge. Ah ! tonnerre ! voilà un filon ! Une immense association de voleurs…
– Qu’en sais-tu ?
– Ou bien une affiliation politique, s’écria Étienne, forçant de vapeur.
– Qui te l’a dit ? demanda Maurice, levé sur son séant.
– Personne… mais toi-même… »
Maurice poursuivit d’une voix incisive et brève :
« Moi, je marche à tâtons. C’est ma force, car on agit en cherchant, et chercher sera l’action même de mon drame. »
Étienne se gratta l’oreille avec activité.
« Pendant cinq actes, grommela-t-il, toujours la même charade ? »
Maurice le dominait de toute la tête et son œil brillait comme une flamme.
« Pendant cinquante actes, si je veux ! s’écria-t-il, rendu à toute son impétuosité d’enfant, et toutes les énigmes de la terre, entends-tu ? Et jamais la même ! Prends ton papier, je suis lucide. Je voudrais avoir tous les sténographes du Moniteur !… Nous sommes ici, vois-tu bien, dans une cage, comme le parquet des agents de change au palais de la Bourse. Le drame fait foule tout autour de nous, se pressant et se bousculant, à l’exemple de cette foule, composée de dupes, de fripons et même d’honnêtes gens qui… Mais à bas la déclamation ! Regarde, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois la grande ville de Paris, divisée en deux catégories bien tranchées : ceux qui connaissent le mot d’ordre et ceux qui ne le connaissent pas. Est-ce tout ? Non, car Michel n’est pas dans le secret et pourtant il se sert du mot d’ordre pour ses manœuvres galantes… si toutefois les manœuvres de Michel contiennent un atome de galanterie. Je l’ai entendu, ce Michel, donner des instructions à notre comique, l’ancien maître à danser Similor. Similor a dû demander ce soir même à certain personnage, romanesque de la tête aux pieds, occupé à regarder couler l’eau du canal de l’Ourcq : Fera-t-il jour demain ?
– C’est inouï de curiosité ! dit Étienne.
– Écris tout cela.
– J’écris. Mais sais-tu que Michel joue avec le feu ! Devine-t-on à quelles diaboliques menées peut toucher ce mot de ralliement ?
– On ne le devine pas. Écris que Michel joue avec le feu.
– Le nom de Michel…
– Notre beau ténébreux à nous s’appelle Édouard. Écris qu’Édouard joue avec le feu. Et regarde, sœur Anne. Regarde si tu ne vois rien venir… Voici une singulière figure : notre voisin, M. Lecoq. On dit que ses cartons contiennent tous les mystères de Paris. J’ai heurté l’autre soir mon oncle, le baron Schwartz, qui sonnait à sa porte… Écris.
– Le baron Schwartz ? en toutes lettres ?
– Non, certes, il s’agit de fictions. Olympe Verdier est comtesse, pour le moins, dans ton idée, n’est-ce pas ?
– Oui, certes.
– Écris donc le comte Verdier. »
Étienne lâcha sa plume pour battre des mains.
Puis, avec une sorte d’effroi :
« Si c’était cela, pourtant ! murmura-t-il.
– Que nous importe ? Nous faisons un drame pour l’Ambigu-Comique ! nous tricotons un bas de laine. Rien autre chose ne nous occupe… Hausse-toi sur tes pointes ! Que vois-tu, sœur Anne ? L’homme qui contemple l’eau courante a une livrée grise avec des boutons d’argent : c’est Édouard qui l’a désigné ainsi à Similor. Connais-tu la livrée du comte Verdier ? Il voit tout couleur de la Banque de France. Est-ce au comte Verdier ou à la comtesse que Michel… je veux dire Édouard, envoie des mots d’ordre ?… La fameuse femme voilée qui perdit un bouton de diamant à notre porte, je ne pense pas que ce fût le comte Verdier. Non ; nous tenons le rôle de la comtesse. Écris, ma vieille… Je vois la queue de l’Ambigu se dérouler jusqu’au canal !
– À la bonne heure ! petit ! à la bonne heure ! te voilà lancé, hop ! hop !
– La comtesse n’en est plus à l’attaque. Elle a gagné toutes les batailles. Son rôle est la défense : elle garde son secret. Le comte écrit qu’il aime comme un jeune homme. Verdier n’est pas un nom d’Alsace ; il est alsacien, pourtant, et ces Alsaciens sont jaloux plus que des tigres. Celui-là poursuit un secret et défend un autre secret. Fera-t-il jour demain ? Il chasse, il est chassé, chien et gibier tour à tour, au son de la même fanfare. Fera-t-il jour demain ? Il y a là tout un monde ! »
Maurice parlait haut, comme il convient à un oracle. Pendant qu’Étienne écoutait respectueusement, prenant les notes nécessaires, un bruit léger se fit dans la pièce voisine qui servait de chambre à coucher à Michel, quand ce héros daignait dormir comme un simple mortel. Étienne entendit et voulut prêter l’oreille ; mais Maurice continuait :
« Et Sophie ! Examine-moi bien ces traits délicats, cette adorable beauté, voilée de souffrance. Edmée Leber a été riche, je t’en réponds, elle, ou son père, ou sa mère. Elle descend de haut. Qu’elle le veuille ou non, elle va rebondir ou mourir. C’est la loi. Entre elle et la femme voilée, lutte mortelle. Nous ne savons pas l’histoire de cette vieille mère malade, toujours triste et douce et qu’on n’a jamais vue sourire ; nous ne la savons pas ; nous la ferons avec du sang et des larmes. Écris, morbleu !
– On a remué dans la chambre de Michel, dit Étienne.
– Es-tu là, volcan ? cria Maurice, moitié railleur, moitié fou. Es-tu là, don Juan, cœur banal, martyr plutôt ! malade des fièvres du siècle ? Es-tu là, Édouard ? Es-tu là, Francisque de la Gaîté, Albert de l’Ambigu, Raucourt de la Porte-Saint-Martin ?
– Veux-tu que j’aille voir ? demanda Étienne.
– Il n’y est pas. Reste et écris. Ce n’est pas lui qui remue près de nous, c’est le drame, c’est le drame qui va rampant sur la trace du secret. Qui vive ? L’imprévu, l’inconnu, l’impossible ! Fera-t-il jour demain ? Oui, pour ceux qui vivront ; non, pour ceux qu’on va tuer. Celui qui vivra verra, mais l’autre… Le comte a ses limiers, la comtesse a ses créatures. Regarde, ma sœur Anne ! Ne vois-tu point surgir cette figure neutre qui semble glisser dans la vie comme une passion profonde et taciturne qui a pris corps ? Où va-t-il ? que veut-il ? Peut-être ne se doute-t-il de rien, ce marchand, ce bourgeois, cette énigme ! Peut-être nous tient-il tous dans sa main, ce lourd diplomate. Nous lui chercherons un nom plus tard. Écris son vrai nom : M. Bruneau…
– Sur ma parole, s’écria Étienne, on a bougé dans la chambre.
– Écris ! Le présent est enveloppé d’un nuage qui porte la tempête ; mais le passé ? Il y a dans le passé une bien lugubre histoire. Associons les idées. C’est du choc de ces nuées que jaillit la foudre : ce Caliban, Trois-Pattes… Le voici ! c’est le passé : tout ce qui reste d’un bonheur éclatant, d’une jeunesse victorieuse. Le récit du troisième acte, le grand nœud… ou bien encore le coup de tonnerre qui retentit au dénouement.
– Prodigieux ! dit Étienne dans son admirable bonne foi, écrasant !… Mais, sais-tu, il faut bien rire un petit peu, et je ne vois pas les comiques.
– Nous n’y sommes pas encore. Quand nous saurons le secret, pas avant ! À l’heure qu’il est, il faut tuer par le poison ou par le fer, sans pitié ! Manger ou être mangé ! tel est le sort. Fera-t-il jour demain ? Oui, alors marchons, c’est que le moment est venu. Pénétrons à bas bruit dans la chambre à coucher de la comtesse. Non pas nous, mais des mercenaires dont le poignard s’achète à prix d’or ; de ces gens qu’on trouve partout, à Paris comme à Venise ; qu’on trouve toujours, au dix-neuvième siècle comme au Moyen Âge, dès qu’il y a un crime à commettre et une bourse à recevoir, de ces instruments enfin…
– Les paye-t-on d’avance, les instruments ? » demanda derrière eux une voix doucereuse, effrontée et timide à la fois.
Ce fut un rude coup de théâtre. Celui-là, Maurice ne l’avait pas inventé.
Nos collaborateurs tressaillirent tous deux, et la plume s’échappa des mains d’Étienne, qui resta tout tremblant. Maurice, plus brave, s’était mis sur ses pieds et faisait déjà tête à l’ennemi.
L’ennemi était double. Il y avait deux pauvres diables debout devant la porte qui s’était ouverte et refermée sans bruit : Échalot et Similor, à qui leurs chaussons de lisière donnaient un pas de velours ; Échalot portant au dos Saladin, Similor marchant libre dans la vie ; assez crânes tous deux, en apparence, mais montrant le bout de l’oreille de l’embarras, pâles, émus, le chapeau à la main et le regard errant.
Échalot remonta son nourrisson, comme un sac militaire, pour se donner une contenance. Bien que la faible créature ne criât pas pour le moment, il lui ordonna de rester en repos. Similor toussa sec et haut.
Voilà ! dit-il, assurant sa voix de son mieux. Échalot et moi nous sommes des jeunes gens pas fortunés, avec des charges, prêts à tout pour nous ménager une position plus heureuse que la nôtre… et à notre enfant de l’amour, innocent des fautes de sa mère. On a pu faire des farces d’adolescent à l’époque, coups de tête, bamboches et autres. C’est l’imprudence de cet âge-là. Mais on veut se ranger, bon pied, bon œil, au petit bonheur, et l’on est décidé à travailler ensemble sous vos ordres jusqu’à la mort !
– Voilà ! répéta Échalot avec noblesse. Et la paix, Saladin, pierrot !
Étienne et Maurice étaient littéralement abasourdis. Ils contemplaient bouche béante ces deux âmes damnées que la divinité présidant aux mélodrames leur envoyait « pour en finir avec la femme, » ces deux matassins de la farce parisienne, ces deux caricatures impossibles, ces deux queues rouges, introuvables ailleurs qu’en ce fin fond de la sauvagerie civilisée. Leur imagination n’avait jamais rêvé pareille chinoiserie.
Similor avait recouvré sa belle sérénité. Il se tenait droit, bourré dans son paletot tourterelle, et souriait avec complaisance, du haut de son col en baleines, aux paroles éloquentes qu’il venait de prononcer. Échalot, moins infatué de sa personne, baissait modestement les yeux et tournait ses pouces sous son tablier de pharmacien. Saladin, le triste enfant de carton, montrait une tête laide et blondâtre au-dessus de son épaule gauche.
Ajoutez Saladin aux groupes antiques, représentant Castor et Pollux, et vous n’aurez qu’une faible idée de ce tableau.
Voyant qu’on tardait à lui répondre, Similor reprit la parole avec plus d’amabilité.
« Pour quant à la surprise de vos secrets, poursuivit-il, partageant une fine œillade entre les deux collaborateurs, c’est l’effet d’un hasard involontaire, sans préméditation. Échalot et moi, incapables d’écouter aux portes ! Échalot, c’est ce jeune homme qui se charge du fruit de mes fautes, tout étant commun dans l’amitié. Il m’est bien connu depuis notre enfance ; j’en réponds comme de mon honneur propre pour la fidélité à tous les serments que nous prononcerons. Par ainsi, je venais voir en passant si ces messieurs avaient quelquefois besoin, avant de me coucher, et rendre réponse d’une commission de confiance à M. Michel. Non content que je voulais saisir l’occasion de vous présenter mon collègue, pour s’il y avait de l’ouvrage. Ça mange, la créature qu’il a avec lui. Donc, en marchant à tâtons, après qu’on a été entré de l’autre côté, nous avons entendu comme ça le mot en question, et voyant qu’on en mangeait ici, j’ai dit : L’audace est le favori de la fortune ! Offrons d’en être avec courage et fidélité. »
Ayant ainsi parlé, l’ancien maître de danse cambra ses beaux mollets, tandis qu’Échalot redressait d’un air modeste ses jambes grêles, supportant un torse d’athlète.
Il y a des bandits grotesques, mais qui font trembler à un moment donné, dès qu’ils cessent de faire rire. Ce n’était pas cela. Échalot et Similor atteignaient bien aux plus hauts sommets du burlesque, mais il semblait impossible qu’ils amenassent jamais la chair de poule à l’épiderme le plus sensible. Ils avaient bonne envie de mal faire, afin de se ranger et d’acquérir une honnête aisance ; mais tant de chevaleresque naïveté brillait parmi leurs laideurs toutes parisiennes et jumelles, malgré la différence de formes et de poils ! tant de candeur, tant d’esprit, tant de miraculeuse sottise parlait dans leurs regards ! ils semblaient si bien créés et mis au monde pour ne poignarder personne, que l’effet produit par eux, à la longue, sur nos deux dramaturges en herbe, fut une convulsive et irrésistible hilarité.
« Tu criais après des comiques ! dit le premier, Maurice, que son rire étouffait.
– Voilà nos pitres ! » riposta Étienne en se tenant les côtes.
Et tous deux de se tordre !
Échalot et Similor ne riaient pas ; bien au contraire, ils restaient confondus devant cette gaieté intempestive. Leurs visages désappointés disaient combien ils avaient compté sur leur entrée. Tout Parisien est comédien. Échalot et Similor s’étaient promis à eux-mêmes un grand effet en sus du bénéfice. Ils avaient vu au théâtre quantité d’entrées pareilles qui, toujours, réussissaient à miracle.
On avait parlé d’acheter à prix d’or des poignards. Présents, les poignards ! Et l’on riait !
Ils étaient braves tous deux et même mauvaises têtes ; pourtant l’idée de se fâcher ne leur vint pas, tant l’humiliation courbait leur fierté. Une insulte sérieuse, notez bien cela, eût glissé peut-être sur leur stoïcisme. Le point d’honneur, chez les sauvages de Paris, est la chose du monde la plus fantasque et la plus subtile.
L’espèce elle-même est très positivement une curiosité indescriptible. Je défends au plus minutieux observateur de peindre à peu près ressemblant cet amas de caprices monstrueux où la simplesse de l’enfance et l’effronterie émérite forment, selon leurs diverses proportions chimiques, des milliers d’alliages dissemblables. Le trait principal est toujours le même : mélange cru du bien et du mal, écrasés au hasard dans le mortier de notre barbarie ; mais combien les produits diffèrent !
Échalot et Similor étaient deux de ces vieux enfants, Hurons de nos lacs de boue, nous vous les montrons tels quels, sans opérer de retouche au moulage sur nature. Quiconque aura vu deux Iroquois de ruisseau qui ne seront précisément ni Similor ni Échalot, dira : invention. Devant Dieu et devant les hommes, nous jurons pourtant qu’ils vous ont offert des chaînes de sûreté sur le boulevard Saint-Martin.
« Amédée ! murmura cependant Échalot, tu vas me payer ça de m’avoir entraîné dans une démarche inconséquente… La paix, Saladin, puceron !
– Sois calme, bonhomme, repartit Similor doucement. On a la parole pour expliquer sa pensée.
– N’y a pas d’affront, reprit-il avec dignité en s’adressant aux deux rieurs. J’ai cru que vous ne seriez pas fâchés d’avoir un jeune homme de plus aux mêmes prix et facilités de payement pour la chose des mystères. On ne tient pas par goût à répandre le sang des semblables, ne l’ayant jamais versé jusqu’à ce jour…
– Comme c’est ça ! pleura Maurice malade de joie.
– Idéal ! idéal ! balbutia Étienne, qui se pâmait.
– Que néanmoins on n’est pas des nègres esclaves pour faire rire de soi impunément, poursuivit Similor dont la joue rougit légèrement.