À toi demain - Hervé Huguen - E-Book

À toi demain E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Réouverture d'une enquête classée...

Une jeune femme de La Roche-Maurice a été assassinée et, après une brève enquête, un homme de son environnement proche a été condamné bien qu'il ait toujours clamé son innocence. Mais la Cour d'Assises d'appel vient d'annuler ce verdict, pour insuffisance de preuves.
Il faut donc reprendre l'enquête, et le commissaire Baron vient dans le Finistère assister la gendarmerie du Pays de Landerneau. Tâche difficile pour lui qui n'a pas mené les investigations dès leur début et qui, de plus, doit juguler son intime conviction.
Il va tenter de poser un regard neuf sur ce huis-clos familial. Se dégagent alors des profils plus complexes qu'il n'y paraissait. Baron se retrouve plongé dans un univers en demi-teinte...

Un excellent polar d'atmosphère, directement inspiré d'un fait réel !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Bien construit, bien écrit, un roman d'atmosphère comme l'affectionnent les lecteurs de Georges Simenon.  - 
Louis Gildas, Télégramme

EXTRAIT

— Ce n’est pas de l’innocence de l’accusé que Dupré-Vietto a convaincu le jury, souligna-t-il, mais seulement de l’insuffisance de preuves.

Peut-être que la juge avait eu tort en renvoyant l’affaire trop vite devant les assises… Le commissaire fixait Kalimanzaros en silence, il avait lui aussi esquissé un signe, une sorte de geste du bras affirmant sa certitude.
— Qu’est-ce qui a manqué ? dit-il.
— Un mobile établi.
— Il l’avait ! insista Baron.
— Il l’avait… Mais personne n’est venu le confirmer.
Un point sur lequel Kalimanzaros avait évidemment raison.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Huguen, ce nantais, avocat de profession, consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles.
Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences…
À toi demain est le onzième titre de cette série aux intrigues bien ficelées et aux protagonistes attachants…

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HERVÉ HUGUEN

À toi demain

éditions du Palémon

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des Innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

9. Silence fatal

10. L’étrange absence de monsieur B.

11. À toi demain.

Site de l’auteur:www.hervehuguen.weebly.com

CE LIVRE EST UN ROMAN

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2017 - Éditions du Palémon.

À Monique et Philippe,

Prologue

Rennes, le mercredi 19 octobre, en fin d’après-midi

Baron déboucha sur la place du Parlement de Bretagne, venant du parking souterrain où était rangée sa voiture.

La lumière du jour se recroquevillait, les premières lampes s’allumaient autour de l’esplanade, gommant les imperfections des façades. Dans cette clarté en déclin, les murs étaient d’un gris uni, pareils à une succession de miroirs dans lesquels se serait reflétée la teinte austère d’un ciel plombé. Il ne pleuvait plus, les frontons de pierre avaient effacé les traces noires de la dernière ondée, le vent avait tout séché, mais on devinait l’humidité en suspension dans l’air.

Baron marqua un instant d’arrêt, déconcerté soudain par les souvenirs qui affluaient. Il faisait exactement le même temps, trois ans plus tôt, lors de son arrivée à la ferme de la Pannetière, c’était la même bruine collante répandant la même odeur de fin d’automne. Cette image l’avait longtemps habité, au point parfois de le réveiller la nuit, il avait eu la sensation qu’une affaire criminelle exhalait une odeur qui n’était que celle de l’atmosphère et des gens que l’on croisait, la senteur des rues et des corps.

Comment aurait-il pu tout deviner dans l’instant ? Les bâtiments de la ferme baignaient dans des contours brumeux. Olivia Morcadet avait été tuée plusieurs mois auparavant, il ne l’avait découverte qu’en photo et il lui semblait cependant déceler son parfum flottant dans l’air. Il avait souvent ressenti cela, comme une sorte de vide. Il avait fait ce qu’il pouvait. Mal peut-être… Il était trop tard désormais, les fils du destin ne lui appartenaient plus.

Il observa la place. Épinglés dans les nébulosités du crépuscule, les réverbères épaississaient la pénombre qui noyait les quatre statues dorées, dressées aux extrémités des crêtes de faîtage du bâtiment de la Cour d’appel. Il y avait beaucoup de monde à l’entrée, une colonne de badauds qui attendaient là depuis longtemps, et quelques journalistes disposant d’informateurs qui les avaient alertés. L’audience allait reprendre.

Baron traversa finalement l’esplanade, conscient que des objectifs se tournaient vers lui, qu’on le reconnaissait et qu’on le photographiait, qu’on enregistrait les images de son arrivée. Il salua distraitement, sans chercher à s’échapper.

— Commissaire !

Il tourna la tête, surpris, avant de reconnaître Alain Guénec, chroniqueur judiciaire à Ouest République, qui tirait tranquillement sur une pipe en bruyère fichée au coin des lèvres.

En veste de tweed à la poche-poitrine armoriée, sur un pull-over bleu au col en pointe rayé de blanc, il soignait résolument un look britannique accentué par le parapluie noir dont il secouait négligemment le manche.

— À votre avis ?

Baron soupira mollement, en remuant les épaules sous sa veste de cuir, avant de se contenter de sourire pendant que l’autre insistait :

— Il clame toujours son innocence !

Baron avait sur le sujet une opinion arrêtée, qu’il avait livrée à la cour pendant les débats, une certitude née de l’expérience. D’autres auraient pensé « une intime conviction », mais ce n’était pas à lui qu’il appartenait de juger désormais. Il refréna son envie de passer outre et de poursuivre son chemin sans répondre.

— J’ai entendu… dit-il.

— Vous attendez une confirmation ?

Une seule réponse possible, mais elle ne pouvait qu’être ambiguë. Le doute l’avait habité autrefois, ses pensées l’y ramenaient constamment, ses rêves aussi. Mais c’était fini. Alors Baron poussa gentiment le journaliste sans cesser de sourire. Il n’avait pas envie de se distraire au jeu des pronostics.

— À plus tard…

Il traversa la foule, passa sous le portique de sécurité et emprunta le large escalier qui le mena au premier étage, devant la salle d’audience 116.

L’accusé avait été condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle en première instance par les assises du Finistère, il avait fait appel et changé d’avocat, il s’était offert les services d’un ténor inscrit au barreau de Marseille, redoutable pénaliste aux interventions médiatisées et réputé pour le nombre d’acquittements qu’il avait obtenus. Beaucoup de ses confrères étaient venus écouter la plaidoirie de Maître Dupré-Vietto, ils attendaient le verdict avec curiosité.

On se bousculait dans l’attente de la décision, les places attribuées au public étaient toutes occupées, les gens chuchotaient, penchés en avant, regard perdu dans les travées. Maître Dupré-Vietto patientait, assis à l’extrémité de la table réservée aux avocats de la défense, devant un épais dossier rouge qu’il avait refermé et sur lequel étaient posés son bloc-notes et deux stylos. Il ne parlait pas, il vérifiait pensivement le boutonnage des manches de la chemise bleue qui dépassaient de sa robe, tout en observant le public qui continuait de pénétrer dans la salle d’audience. Il était massif, doté d’une stature qui impressionnait, les épaules larges, le ventre conquérant, le crâne allongé et couronné de cheveux bruns dont il compensait la rareté par une barbe de corsaire plantée dans des joues rouges. Son front s’était creusé de deux rides profondes, il promenait des yeux cernés sur les dorures qui décoraient les murs. Il paraissait ne voir personne, il attendait simplement, maintenant que les dés étaient jetés.

Baron l’avait jugé plutôt efficient dans le système de défense qu’il avait adopté. « Les preuves ! Où sont les preuves ? » De quoi semer le trouble dans l’esprit des jurés… Peut-être…

Son voisin, un confrère qui lui avait préparé les pièces tout au long de ses interventions, jouait maintenant avec ses lunettes en regardant aussi autour de lui, avec la même fausse décontraction. La lampe triangulaire fixée à la table, devant eux, jetait une lumière crue sur les papiers entassés ; leurs têtes, par contraste, restaient dans une sorte de pénombre, dans l’éclairage plus doux des suspensions.

Il y eut du remue-ménage à l’entrée, des journalistes se glissaient dans la salle pour rejoindre les places qui leur étaient affectées, on devinait l’imminence de l’annonce. L’atmosphère était empreinte d’impatience, d’humidité et de relents de foule en sueur. Le crépuscule collait aux vitres à croisillons dont les volets de bois étaient rabattus vers l’intérieur. Il ferait bientôt nuit.

Le commissaire calcula que le délibéré avait duré plus de cinq heures. Pouvait-on en déduire quelque chose ? Que les jurés n’étaient pas tous convaincus, qu’il y avait eu des échanges et des discussions… L’expression d’un doute, du doute qui devait profiter à l’accusé…

« Encore une fois, où sont les preuves ? » avait martelé Maître Dupré-Vietto.

Ou au contraire était-ce le Président qui avait dû attirer l’attention des jurés avant le vote ? À eux de bien peser les conséquences de leur décision. Ceux-là mêmes qui s’apprêtaient à envoyer l’accusé derrière les barreaux pour de très longues années peut-être, n’avaient pas à justifier leur suffrage, ils tranchaient en fonction de leur intime conviction. À charge pour le Président ou l’un de ses assesseurs de motiver la sentence. Mais sur quoi cette opinion s’était-elle fondée ? Baron avait son raisonnement, il était allé sur les lieux, il avait croisé les regards au moment où tout basculait, il avait deviné les frémissements de la peur, vu l’éclair de panique au fond des yeux de l’autre… Mais les jurés ? Rien de tout ça…

— La Cour !

Le banc de l’accusé, derrière la vitre blindée, était vide. Baron, le cou tendu pour dominer les têtes devant lui, cherchait du regard le dos des parties civiles. Les trois sœurs Morcadet. Elles étaient côte à côte, droites, crispées dans un manteau noir dont le tissu brillait dans l’éclat vert des abat-jour individuels. Leur père était au bout, lui aussi observait les magistrats et les jurés qui entraient, il devait chercher à croiser les regards, à deviner avant tout le monde, mais personne ne regardait dans sa direction.

Quatre silhouettes réunies par la même douleur.

— Faites entrer l’accusé !

Les têtes se tournèrent, Maître Dupré-Vietto leva la main en direction de la vitre dans un geste apaisant, au moment où son client pénétrait dans l’espace, les joues creuses et l’air un peu hagard. Baron fixa le Président Salort, un quinquagénaire aux pommettes couperosées. Visage stoïque. Les débats avaient été bien menés. Trois jours d’audience.

Il y eut un nouveau remue-ménage, chacun prenait sa place.

— Asseyez-vous…

Baron leva les yeux. La décoration de la cour d’assises était plus sobre que celle des autres pièces de l’ancien Parlement de Bretagne : les peintures du plafond, découpées par des rosaces dorées, représentaient simplement un ciel bleu parsemé de nuages cotonneux. Une ultime vision de la liberté.

— Je vais vous donner lecture…

L’atmosphère était immobile, on eût dit que les murs eux-mêmes retenaient leur souffle alors que l’affaire prenait un tour plus dramatique.

— À la question… – le magistrat déchiffrait à expression contenue, il voulait s’assurer du silence – la réponse du jury, à la majorité de huit voix au moins, a été… – il redressa le front, fixa le premier rang – non coupable !

La foule laissa échapper des cris de stupéfaction, l’accusé dans son box semblait n’avoir pas compris et fixait son avocat en se cramponnant à son siège, Maître Dupré-Vietto ferma brièvement les yeux, comme s’il avait besoin de ce minuscule intermède pour digérer le verdict. Y croyait-il lui-même lorsqu’il dénonçait l’insuffisance de preuves ?

— L’accusé est libre !

Cette fois, l’homme, derrière sa protection blindée, semblait réaliser toute l’étendue de la décision, il s’était dressé pour coller ses paumes à la vitre. Le rictus anxieux qui déformait ses lèvres, l’instant d’avant, s’était mué en sourire éclatant. Il cherchait quelqu’un, il fouillait l’assemblée qui grondait.

Baron, qui ne le quittait pas des yeux, eut l’impression qu’il flottait autre chose dans ce sourire-là, une sorte de grimace moqueuse, un pied de nez adressé à tous les acteurs du cirque judiciaire.

— Silence ! ordonna le Président. Silence !

Il ne fut pas écouté. On entendit gémir l’une des sœurs Morcadet, sans doute la plus jeune, Constance, effondrée dans les bras de son avocate. Le flot des spectateurs commençait à sortir, beaucoup tournèrent la tête, Baron se glissa dans la file qui piétinait en direction de la galerie.

*

Il restait encore beaucoup de monde malgré l’heure avancée, agglutiné autour des portes de la salle d’audience restées ouvertes. Les gens ne voulaient pas partir, ils avaient besoin d’entendre les commentaires et de voir l’accusé, désormais innocent, encadré de ses deux avocats. L’homme avait fini par apparaître, debout sur la seconde marche, il dominait cette grappe humaine dans laquelle il semblait chercher des visages connus. Baron le vit sourire largement à la présidente de son comité de soutien, une voisine qui le fréquentait de longue date et n’avait jamais cru à sa culpabilité. « Jouisseur, peut-être… menteur, si vous voulez… voleur, le cas échéant… mais tueur, sûrement pas ! » Elle n’en avait jamais démordu malgré les indices concordants qui avaient su convaincre les jurés de Quimper.

Elle agita les bras, sautant sur place pour marquer sa satisfaction, au milieu d’une communauté de militants qui l’avaient accompagnée. L’accusé lui adressa un baiser par-dessus les têtes avant de détourner les yeux, balayant la masse mouvante dans laquelle éclataient des éclairs de flashs. Il fermait à demi les paupières pour se protéger, son regard glissa sur le commissaire sans s’attarder, comme s’il ne le reconnaissait pas, alla chercher au-delà, plus loin, vers les silhouettes demeurées en retrait de la foule.

Il paraissait suivre un rêve, les pupilles voilées par une sorte de tristesse contrariée. Il explorait les lieux, sillonnait les recoins, franchissait les trous d’ombre…

Un sourire dérida brusquement ses traits et Baron ne put s’empêcher de tourner la tête pour voir l’inconnue à qui l’homme adressait son message muet. Une sexagénaire vêtue d’un imperméable mastic, la tête recouverte d’un chapeau, qui frappait silencieusement dans ses mains, montrant ainsi qu’elle applaudissait au verdict, avant de lever le bras, pouce dressé. Sans doute appartenait-elle aussi au comité de soutien…

— La décision rendue par la Cour d’assises d’appel de Rennes… – on entendait mal, ça se bousculait, dans un brouhaha que les deux gardes, restés en retrait à l’intérieur de la salle d’audience, ne cherchaient pas à temporiser – ne fait que confirmer…

Debout au centre de l’attention, Maître Dupré-Vietto faisait face à un bouquet de perches prolongées du micro des principales chaînes de radio et de télévision, cerné par un groupe de photographes et de vidéastes enregistrant l’instant. On le devinait très à l’aise, il n’avait pas quitté sa robe ; son collaborateur, légèrement en retrait, souriait à la vingtaine d’opérateurs qui se repoussaient en cherchant le meilleur angle.

— Mon client a toujours affirmé…

— Plus fort !

— Je dis que mon client…

— Vous en pensez quoi, Commissaire ?

Baron, qui n’entendait pas grand-chose des commentaires, tourna la tête pour voir qui l’interrogeait. Alain Guénec ne semblait pas s’intéresser davantage aux interprétations post-verdict du vainqueur de l’audience. En vieil habitué des prétoires, il se passionnait moins pour les effets de manche que pour l’impact juridique d’une décision rendue, et l’avocat, pour l’instant, se contentait d’assurer le service après-vente, il soignait son image d’absolutor, surpris sans doute lui-même par l’ampleur de sa victoire.

— Rien, rétorqua stoïquement Baron.

— Dix-huit ans en première instance et acquittement en appel…

Une espèce de grand écart judiciaire. La certitude des uns contre le doute des autres. Pour les mêmes faits et le même homme, mais à une année d’intervalle. Une durée suffisante pour apaiser les passions et commencer à oublier, pour fouiller le dossier, pour changer de défenseur…

Il balaya l’air du bras, à la manière des gens fatigués, soucieux de passer à autre chose.

— Les jurés n’ont aucun compte à rendre, dit-il.

Il n’entrait pas dans ses intentions de livrer une quelconque analyse. Guénec se remémorait les dispositions du code aussi bien que lui.

« Dans le silence et le recueillement… Dans la sincérité de leur conscience… La loi ne leur fait que cette seule question : avez-vous une intime conviction ? »

— La justice prononcée au nom du peuple infaillible… railla Guénec. C’était une belle idée…

— Paraît-il…

— La preuve… Allez expliquer ça aux parties civiles… Il remua la tête. Et il y a seulement quinze ans, il n’aurait même pas eu la possibilité de faire appel ! Condamné à dix-huit ans de réclusion par un jury populaire qui, par postulat révolutionnaire, ne pouvait pas se tromper.

— L’intime conviction relève nécessairement de l’affect.

— N’empêche que quelqu’un a été abusé.

— Je vous l’accorde.

Quelqu’un… Des jurés, un groupe d’hommes et de femmes qu’on avait convaincus, le jury de Quimper qui avait condamné un an auparavant, ou celui de Rennes qui venait d’acquitter…

— Et la suite, Commissaire ? Parce que la conséquence immédiate est que le coupable court toujours…

Baron ne répondit pas. Il n’avait pas besoin qu’on le lui dise. Il tapa doucement sur l’épaule du chroniqueur et s’éloigna sans un mot, contournant la grappe de journalistes engluée autour des marches menant à la salle des assises. Maître Dupré-Vietto discourait toujours. Baron s’éloigna en direction d’une silhouette qu’il venait d’apercevoir, en retrait dans un angle plus sombre.

— Ça va, Will ?

— J’ai entendu l’info en venant.

Baron eut un geste d’impuissance navrée.

— Il leur a quand même fallu cinq heures de délibéré.

— C’est long.

— Tout le monde n’a pas été convaincu.

— Tu n’as pas changé d’avis ?

— Non… certifia Baron.

À cet instant, il se sentait les jambes lourdes de fatigue. Il lui arrivait de céder au découragement, même si ça ne durait pas. Il chercha à se secouer.

— Je viens de croiser le procureur général, enchaînait Kalimanzaros.

— Le parquet se pourvoit en cassation ?

En espérant que la décision soit cassée sous un quelconque motif juridique et que l’affaire soit rejugée ailleurs. Un ultime espoir. Gagner du temps pour reprendre l’enquête, obtenir une troisième confrontation. Sinon, c’était fichu ; ils pourraient mettre à jour toutes les preuves qu’on voudrait, la loi ne permet pas de juger deux fois un homme pour les mêmes faits.

— Il a du temps pour décider, répondit William Kalimanzaros après un instant de silence.

— Qu’ils essaient, au moins !

— Il faut un motif… Le président Salort a plutôt la réputation de maîtriser la procédure.

Kalimanzaros eut un mouvement de tête un peu troublé, il donnait l’impression d’avoir brusquement pâli, mais c’était sans doute l’éclairage. Les ampoules répandaient une lumière blême sur toute chose.

— Ce n’est pas de l’innocence de l’accusé que Dupré-Vietto a convaincu le jury, souligna-t-il, mais seulement de l’insuffisance de preuves.

Peut-être que la juge avait eu tort en renvoyant l’affaire trop vite devant les assises… Le commissaire fixait Kalimanzaros en silence, il avait lui aussi esquissé un signe, une sorte de geste du bras affirmant sa certitude.

— Qu’est-ce qui a manqué ? dit-il.

— Un mobile établi.

— Il l’avait ! insista Baron.

— Il l’avait… Mais personne n’est venu le confirmer.

Un point sur lequel Kalimanzaros avait évidemment raison. Maître Dupré-Vietto avait eu beau jeu de dénoncer cette absence. « Aucun témoin, Mesdames et Messieurs les jurés, avait-il clamé de sa voix de stentor, aucun témoin n’a été entendu pour authentifier ce prétendu mobile ! Et, soyez-en persuadés, pour une raison extrêmement simple : aucun témoin n’est venu le confirmer parce que personne, en dehors des deux intéressés, ne le savait ! Alors par qui la victime l’aurait-elle appris ? Et puisqu’elle ignorait tout, le prétendu mobile allégué par Monsieur l’avocat général n’est que pure extrapolation ! »

Et c’était vrai que personne ne savait, personne en tout cas n’en avait parlé, il avait fallu la perquisition pour découvrir la perversité de l’accusé et les images volées. Mais elles étaient à son usage exclusif, il ne les diffusait pas, il ne les montrait pas, personne ne les avait vues !

Alors pourquoi l’accusé aurait-il éprouvé le besoin de faire taire quelqu’un qui ne savait rien ?

— Et on n’a jamais retrouvé l’arme… ajouta doucement Kalimanzaros.

Le silence les enveloppait comme une averse, Baron avait l’esprit environné par les commentaires de Kali, une sorte de paroi anti-bruit qui le préservait de l’agitation régnant dans la galerie.

On avait identifié le pistolet, mais on ne l’avait pas retrouvé… Les étuis des balles découverts sur place et les projectiles récupérés par le légiste dans le corps de la victime avaient permis de lui donner un nom, un Beretta 1934, de calibre 9 mm. Un type d’arme qui n’était pas rare, selon l’expert en balistique entendu à la barre, un modèle adopté par l’armée, la police et les carabinieri italiens pendant près d’un demi-siècle, à partir de la campagne d’Éthiopie en 1935. Mais une arme qui n’était plus sur le marché depuis trente ans. Et là encore, personne n’avait témoigné que l’accusé en possédait une, aucun observateur n’en avait vu chez lui, on n’avait relevé aucune trace exploitable sur les douilles.

— Il était sur place, la nuit du meurtre, s’acharna fermement Baron.

Inutilement. Kalimanzaros avait rang de directeur à la DIPJ rennaise, ils se connaissaient depuis des années, Baron n’avait pas besoin de le convaincre1.

— Je sais tout ça, Nazer… Seulement il a expliqué pourquoi, même s’il ne prouve rien. Ce n’est pas à lui de prouver… On reprend à zéro.

— Par quel bout ?

— Essaie d’avoir une idée. Le pourvoi aurait d’autant plus de force si tu dénichais une preuve solide…

— Tu me laisses dix jours ?

Kali remua la tête avec un sourire sans joie.

Il sentait un frisson familier lui parcourir l’échine, une sorte d’envie d’en découdre. La contrariété est mauvaise conseillère.

— Pense à la partie civile, dit-il.

Il avait accompagné ses mots d’un coup de menton désignant l’autre extrémité de la galerie, au-delà du groupe de journalistes et de curieux écoutant les propos de Maître Dupré-Vietto. Un petit attroupement s’était modelé à bonne distance des micros, une dizaine de personnes parmi lesquelles Baron identifia la cadette des trois sœurs Morcadet, réfugiée dans les bras de son père, sous l’œil attentif de leur avocate. Julie avait été le membre le plus déterminé du trio ; même de loin, son visage baigné de larmes traduisait toute l’immensité de son désarroi. Elle n’entendait sûrement rien de ce que commentait Dupré-Vietto, ça ne l’intéressait sans doute pas, elle regardait seulement, sans éprouver l’envie de partir. Elle était venue chercher une décision de justice dont elle avait besoin pour continuer à vivre, il lui était nécessaire de savoir que l’assassin de sa mère avait été condamné, et voilà que cette espérance fondamentale lui était refusée. Elle restait seule avec sa souffrance.

Où étaient les carences de l’enquête ? Ils rataient quelque chose et le commissaire, à cet instant, jugeait cet échec effroyable.

— C’est lui… réaffirma-t-il.

Il contemplait d’un œil désemparé les caméras et les micros braqués sur Maître Dupré-Vietto, avant de soupirer, songeant à autre chose.

— On dîne ensemble ? interrogea-t-il.

— Évidemment. Tu restes à Rennes, ce soir ?

— Je crois…

Il avait une idée. Et l’envie féroce de s’atteler tout de suite à la tâche, de tout reprendre à l’origine, d’identifier les failles et de les combler. D’autres se chargeraient d’obtenir la cassation et le renvoi de l’accusé devant une autre Cour, à lui d’étayer le dossier et d’apporter les preuves dont Dupré-Vietto avait, avec talent, dénoncé l’insuffisance.

— Tu viens dormir à la maison, décréta Kali.

Baron éprouvait brutalement une sorte de sentiment d’urgence.

— Avec plaisir, dit-il, merci.

Il photographiait toute la scène devant lui, l’attroupement face à la double porte menant à la salle des assises, les micros tendus au bout des perches, les cameramen dispersés pour ne pas se gêner, certains en face, d’autres à droite ou à gauche. Les objectifs devaient balayer l’ensemble de la galerie et tout enregistrer.

— Je reviens, prévint-il en s’éloignant.

Ils avaient longtemps buté sur l’énigme, les gendarmes d’abord, fourvoyés dans une impasse.

La juge avait alors saisi la DIPJ, espérant une analyse différente de l’affaire et un rebondissement de l’enquête. C’étaient les sœurs Morcadet qui l’avaient aidé à comprendre, et Julie en priorité. Il marchait maintenant vers elle avec une pensée : relancer les investigations, apporter un éclairage neuf, identifier d’autres témoins. À commencer par cette femme en imperméable mastic par exemple, la tête couverte d’un chapeau, qu’il ne retrouvait plus. Elle avait quitté les lieux mais était restée longtemps, elle avait attendu de voir l’accusé qui avait aussi semblé la chercher des yeux, elle l’avait applaudi, lui avait adressé un signe de victoire. Baron ne savait pas qui elle était.

S’occuper d’elle ou d’un autre, parmi tous ces gens qu’il ne connaissait pas. Quelqu’un savait forcément !

Il contourna le groupe. Maître Dupré-Vietto en avait fini, il adressait un signe de tête en remerciement, à l’attention des journalistes ; les caméras continuaient de tourner et d’enregistrer. Le commissaire s’avança vers Julie Morcadet qui redressa la tête. Son avocate, alertée, fit deux pas pour se rapprocher.

— J’ai besoin de vous voir, Julie, avec vos sœurs. Vous aussi peut-être, monsieur Morcadet…

— Ils n’ont pas eu un mot pour maman, regretta la jeune femme, c’était comme si elle n’était même pas morte !

— Le jury s’est laissé convaincre par les arguments de la défense, dit-il, pas sur l’innocence du prévenu mais sur l’insuffisance de preuves, sur le doute. J’ai vraiment besoin de vous voir…

— Que voulez-vous faire ? s’informa l’avocate.

Elle avait une quarantaine d’années, des cheveux bouclés retenus par une barrette sur la nuque.

— Je vous le dirai… demain ? Demain après-midi, parce que je suis vraiment occupé avant.

— Nous rentrons ce soir, nous n’avons plus rien à faire à Rennes.

— À Brest. Demain au palais, à quatorze heures, ça va ?

Elle consulta les deux autres du regard avant d’approuver.

— Constance et Patricia sont sorties, dit-elle, elles nous attendent dehors. Je leur poserai la question mais je pense que ça ira.

— Merci. À demain.

Il les laissa. L’attroupement se diluait, on entendait des bruits de pas dans l’escalier, William Kalimanzaros avait quitté son coin de pénombre pour se rapprocher.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Réquisitionner tous les rushs et les leur montrer. J’ai vu quelqu’un tout à l’heure, je ne sais pas qui c’est, une femme. Elle adressait des signes à l’homme qui vient d’être acquitté et j’ai eu l’impression qu’ils s’étaient cherchés des yeux.

— Tu espères que les sœurs sauront te dire qui elle est ?

— C’étaient des signes de victoire, Will. Un pouce dressé. Donc elle le connaît bien, et elle était heureuse. Et il y en a d’autres parmi son comité de soutien, je suis persuadé que quelqu’un sait.

Ils se turent. Le flot se resserrait au niveau de la grande porte d’accès au bâtiment, ils patientèrent avant de sortir. La nuit était définitivement tombée.

1.VoirLe canal des Innocentes,Le cimetière perdu, même auteur, même collection.

I

Brest, trois ans plus tôt, le jeudi 29 août vers midi

Martial Morcadet cessa de tisonner le foyer. Les braises s’étaient mises à rougir, il les voyait onduler dans la chaleur, sous l’effet des fumerolles montant dans le conduit en briques. Quelques minutes encore et le barbecue serait prêt.

Satisfait, Martial Morcadet posa ses pinces et ramassa la grille qu’il plaça sur son support, au-dessus des brandons.

— Tu peux amener la viande, dit-il.

Il encaissait sur ses épaules nues la moiteur lourde de cette fin d’été ; l’air immobile avait une espèce d’épaisseur qui obligeait à chercher sa respiration.

Morcadet bâilla largement pour détendre ses muscles, avant de s’étirer, bras tendus vers le ciel sans nuages.

— Tiens… formula Françoise, arrivant derrière lui. Je te sers quelque chose en attendant ?

La mer n’était pas très loin, à quelques kilomètres à peine, et pourtant, l’atmosphère ne vibrait d’aucun souffle de vent.

— Je veux bien… accepta-t-il.

Il avait soif en effet, à nouveau penché au-dessus de son feu. Il s’était emparé du plat et disposait les côtes sur la grille, tout en observant du coin de l’œil Françoise qui s’activait autour de la table qu’elle avait fini de dresser. L’image lui plaisait. Elle était comme lui, les pieds dans des sandalettes et vêtue de son seul maillot de bain, un simple slip de tissu bleu noué aux hanches. Elle gardait les seins nus, des petits seins aux aréoles larges et aux pointes presque disproportionnées, tout bronzés par le soleil d’Andalousie d’où ils n’étaient rentrés que depuis trois jours.

Morcadet se redressa, cessant de se préoccuper de la cuisson des viandes pour la regarder, reconnaissant qu’il était finalement très heureux d’être là. C’était une belle femme qu’il avait devant lui, qu’il avait avec lui. Une chance, sans nul doute. Une femme jeune, dans sa tête et dans tout le reste… Il espérait qu’elle serait la dernière, celle avec laquelle il achèverait le parcours. Elle finissait de remplir deux verres en lui tournant le dos, il voyait la petite tache brune, en forme de carte d’Irlande, qui lui marquait la peau juste au creux des reins. Il aimait y poser sa bouche. Elle pivota sur ses sandales et s’aperçut qu’il la contemplait, elle croisa son regard.

— Oui ?

Il resta silencieux, les lèvres déformées par une grimace réjouie. Il ne se lassait toujours pas de l’admirer. Il la vit oublier ce qu’elle faisait pour s’asseoir lentement dans l’un des sièges en toile, offerte au soleil, le buste en arrière, les seins ronds et brunis, soutenus par ses bras tendus. Il ne bougea pas. Elle avait remonté un de ses genoux et son ventre, affermi par l’effort, dessinait au travers du maillot le renflement entre ses jambes.

— Alors ?

Elle le défiait. Ils n’en avaient pas le temps.

— Julie ne va pas tarder, dit-il.

— Et ?

Il rit comme un bienheureux.

— Ça ne te gêne pas qu’elle te voie comme ça ?

— Tu crois que je devrais enlever le bas aussi ?

Il remua les épaules, avec une sorte de sourire béat. Les haies étaient suffisamment hautes pour interdire aux voisins toute tentative d’indiscrétion, et il n’avait pas élevé ses filles dans des excès de pudibonderie. Julie n’éprouverait sans doute aucun embarras à découvrir la compagne de son père avec les seins nus, elle venait d’avoir vingt ans, Morcadet en avait cinquante-quatre, elle devait bien se douter qu’il avait encore une vie amoureuse.

— Plus tard, dit-il, dans l’après-midi…

Françoise se remit debout en singeant le regret. Il accepta le verre qu’elle lui tendait, trinqua et but longuement, apaisant sa soif. Quatre jours encore et ce serait la rentrée, la reprise de l’activité à l’arsenal après trois semaines de vacances. Morcadet n’en éprouvait aucune nostalgie, il était reposé et il aimait son travail.

Sa compagne était sur la même longueur d’onde, ils venaient de passer quinze jours à sillonner le sud de l’Espagne pour visiter Séville, Grenade et Valence, avant une dernière halte à Bénicassim.

Depuis trois ans qu’elle vivait avec Martial, elle éprouvait toujours les mêmes envies de découvertes, avec la certitude qu’il en serait ainsi pendant de longues années encore. Tout allait bien.

Elle posa son verre pour enfiler un t-shirt qui lui tombait bas sur les fesses, une sorte de mini-robe rose, avant d’interroger la montre qu’elle portait au poignet.

— À quelle heure a-t-elle dit qu’elle serait là ?

— Midi et demi.

On y était. La sonnette résonna dans la maison, une minute avant que n’apparaisse Julie dans le cadre de la porte-fenêtre.

— Hello !

Des trois filles de Martial Morcadet, Julie était certainement celle qui montrait le plus d’entrain. Elle était brune, avec des cheveux courts dont les mèches lui contournaient l’oreille, un nez rond, des joues pleines. Elle donnait l’impression de bouger tout le temps, d’être sans arrêt en quête d’autre chose à faire, à lire ou à découvrir. À la différence de Patricia, sa sœur plus âgée qu’elle de deux ans mais qui était mère à vingt ans et en avait conservé une silhouette molle. Ou de Constance, la petite dernière qui, à dix-sept ans, vivait chez Patricia, le temps de ses études dont elle ne sortait pas beaucoup, toujours réservée, silencieuse, un peu absente…

Morcadet embrassa sa fille. Il ne l’avait pas vue depuis leur départ en Espagne et comme d’habitude, il la trouva changée. Ce n’était que le bronzage, Julie travaillait le matin dans un cabinet médical de la rue d’Aiguillon, elle disposait de tous ses après-midi qu’elle passait en partie à la plage du Moulin-Blanc, le temps d’un bain et d’une sieste d’un quart d’heure en plein soleil, avant de repartir.

— Ta mère passe te chercher à quelle heure ? s’inquiéta Morcadet.

— Normalement en début d’après-midi, vers deux heures.

— On a le temps…

Elle s’était assise en bout de table, là où le parasol répandait un voile d’ombre.

— Je n’arrive pas à la joindre.

— Ah ?

— On s’est parlé lundi soir, j’ai appelé dix fois depuis, mais elle ne décroche pas.

— Tu es certaine qu’elle va venir ?

— On commence par son rendez-vous chez Méland, s’impatienta Julie, c’est elle qui m’a demandé de l’accompagner.

Morcadet n’insista pas. Son ex-femme était généralement ponctuelle. Il retourna les côtes sur le gril, jeta une pincée de fleur de sel, but un second verre en attendant que la viande soit parfaitement saisie. Françoise s’occupait de l’accompagnement, Julie tripotait son téléphone sans toucher au vin que son père lui avait servi. Elle s’énervait.

— Ce n’est pas normal, dit-elle au bout d’un moment.

— Elle allait bien, lundi ?

— Oui.

— Elle ne t’a pas dit qu’elle devait s’absenter ?

— Mais non… Elle avait vu Vincent dans la journée, il venait de partir.

— Vincent ? tiqua Morcadet, sourcils dressés. Qu’est-ce qu’il faisait là ?

— Il remontait de Royan. Sa voiture est morte, il l’a laissée là-bas, maman lui a prêté la Renault.

Martial Morcadet resta silencieux, brusquement renfrogné. L’histoire ne lui plaisait pas. Vincent Priou, le compagnon de Patricia et le père du petit bonhomme, n’attirait pas beaucoup sa sympathie. Patricia avait vingt ans lorsqu’elle l’avait rencontré, et Priou, divorcé avec trois enfants de son précédent mariage, en avait quarante-deux. Une relation que Morcadet n’avait pas envisagée d’un œil favorable. La naissance du petit Pierre avait peut-être atténué leur différend, elle n’en avait pas pour autant effacé sa méfiance instinctive.

— C’est Patricia qui le lui a demandé ?

— À ?

— Ta mère…

— Elle l’a appelée dans le week-end. Vincent avait des rendez-vous, elle lui a demandé s’il pouvait lui emprunter la Renault.

— Une vieille bagnole… s’agaça Morcadet. Il ne pouvait pas en louer une !

Julie cessa de s’intéresser à l’écran de son portable pour relever la tête, surprise.

— Où est le problème ?

— Tu sais ce que je pense de Vincent.

— Ça change quoi ? Maman ne s’en sert plus…

Morcadet ne répondit pas. L’échange l’avait prodigieusement irrité. Ce n’était pas l’affaire de Julie.

— À table ! invita-t-il, cherchant à retrouver sa quiétude du quart d’heure précédent.

Ils s’installèrent, mais Julie n’était pas avec eux, elle s’inquiétait. Françoise faisait des efforts pour parler, Morcadet sentait l’appréhension de sa fille le gagner sournoisement, ils n’échangeaient pas comme ils auraient dû le faire.

À quatorze heures, malgré trois messages laissés par Julie, Olivia Morcadet n’avait toujours pas rappelé ni sonné à la porte. Martial consultait sa montre de plus en plus souvent. Ils étaient divorcés depuis douze années, les tensions qu’ils avaient pu connaître à l’époque s’étaient très largement atténuées, chacun avait refait sa vie, il n’existait plus aucune raison de connaître un conflit quelconque.

— Tu veux que je t’accompagne ?

Il était quatorze heures vingt. Jamais Olivia n’aurait raté un rendez-vous avec l’une de ses filles sans la prévenir, c’était impensable.

Martial Morcadet rentra dans la maison pour se changer, pendant que Julie essayait une nouvelle fois de joindre vainement sa mère. Ils partirent avec le Kangoo de Martial. Par Gouesnou, il rattrapa la route de Landivisiau, accéléra ensuite dans la campagne. Il lui fallut une demi-heure pour approcher de La Roche-Maurice. Julie ne parlait plus, elle regardait défiler les champs écrasés par le soleil, elle tenta deux fois encore de contacter sa mère, en sachant très bien que c’était inutile : Françoise les aurait aussitôt appelés si Olivia était arrivée.

Il fallait sortir du bourg par la rue de La Martyre. Martial avait ralenti, la vue de la propriété bâtie en bordure de la route lui injectait brusquement des frémissements d’appréhension, une sorte de crainte diffuse. Il rétrograda pour virer dans le chemin d’accès. Un panneau, planté le long de la voie, annonçait « Ferme de la Pannetière – O. Morcadet – Production bio ». Olivia avait refait sa vie mais avait tenu à conserver le nom de Morcadet que portaient ses trois filles. Martial ne s’y était pas opposé.

Les roues du Kangoo dégageaient un nuage de poussière qui s’en allait voler sur la terre sèche, l’atmosphère était saturée de chaleur. Martial, le coude passé par la vitre ouverte, cherchait de l’air pour apaiser l’étau qui lui comprimait le cœur. Il stoppa devant la maison.

Olivia avait hérité du bâtiment, deux ans avant leur divorce, et elle avait décidé de s’y installer dans les mois qui suivaient, ce qui avait eu pour effet immédiat d’accélérer une séparation devenue inéluctable. Martial n’avait donc jamais vraiment vécu là, mais il y venait de temps en temps.

Il descendit de voiture, referma doucement sa portière.

— Maman est là, constata Julie avec une sorte de fébrilité effrayée.