L'étrange absence de monsieur B. - Hervé Huguen - E-Book

L'étrange absence de monsieur B. E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Une nouvelle enquête du commissaire Baron !

Un soir d'hiver, le journaliste Guillemet rencontre fortuitement Charlotte Meyer, ancienne connaissance qui affirme avoir aperçu une nuit, deux hommes transportant un corps sur une brouette dans la campagne morbihannaise gelée. Délire dû à son état alcoolisé ?

Guillemet soumet ces confidences troublantes à la perspicacité de son ami, le commissaire Nazer Baron. L'enquête va le mener de la région de Vannes à celle de Lorient, et démontrer qu'un parcours de vie limpide peut parfois dévoiler des zones d'ombre... Qu'est-il donc arrivé à monsieur B. ?

Une fois de plus, Hervé Huguen nous régale, avec un excellent polar d'atmosphère, à l'intrigue particulièrement réaliste !

EXTRAIT

— Je crois qu’on a cherché à me tuer…
Il ne douta plus qu’elle avait commencé à boire, bien avant d’arriver au Ballinrobe.
— Quand ? fit-il mine de s’intéresser.
— Tout à l’heure…
— Au Ballinrobe ?
— Oui.
— Qui voudrait vous tuer ?
Elle remua les épaules et croisa brièvement son regard. Elle avait cessé de se gratter. Ses yeux firent le tour de la pièce, accrochèrent le reflet poli d’un Christ en bronze qu’elle tenait de sa vieille mère.
— J’ai vu quelque chose que je n’aurais pas dû voir… articula-t-elle enfin.
— Quoi ?
— L’autre nuit…
Elle était nerveuse. Énervée plutôt, corrigea mentalement Guillemet. Trop d’alcool. Elle tenait des propos grotesques pour se calmer ou pour le retenir.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Bien construit, bien écrit, un roman d'atmosphère comme l'affectionnent les lecteurs de Georges Simenon. - Louis Gildas, Télégramme
Un polar bien ficelé qui délivrera la clef de son énigme dans les dernières pages. - Dominique Petrone, Babelio
Du vrai bon polar comme je les aime. Impossible de deviner qui et pourquoi avant la fin, c'est du très fort ! - Les lectures de Maryline

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Huguen, ce nantais, avocat de profession, consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers, événements tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies, lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, enquêteur rêveur, grand amateur de blues, qui se méfie beaucoup des apparences… L'étrange absence de monsieur B. est le dixième titre de cette série aux intrigues bien ficelées et aux protagonistes attachants…

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HERVÉ HUGUEN

L’étrange absence

de monsieur B.

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des Innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

9. Silence fatal

10. L’étrange absence de monsieur B.

Site de l’auteur:www.hervehuguen.weebly.com

CE LIVRE EST UN ROMAN

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

I

L’hiver avait planté ses crocs depuis trois jours. La rue n’était qu’un miroir dont les pavés ronds, polis comme des galets brossés, scintillaient dans la lueur blanchâtre, entre les façades des immeubles transis. Même la lune là-haut, suspendue dans son écrin de velours, restait comme pétrifiée dans la glace. Un temps de Sibérie…

Parvenu au milieu de l’artère, Claude Guillemet trouva à se ranger prudemment le long du trottoir et coupa le moteur, stoppant du même coup l’arrivée d’air chaud diffusé par la climatisation. Un frisson le secoua, des picotements dans la gorge lui rappelèrent que le rhume s’annonçait. Guillemet resserra le col de son manteau, fixant un instant la guirlande de voitures alignées devant lui. C’était une atmosphère étrange, en dehors du temps, dans laquelle il aurait pu se sentir à l’aise s’il n’avait pas fait si froid. Le souffle de sa respiration se condensait en une buée épaisse qui collait à l’écran du pare-brise, les lumières de la rue se transformaient en autant de halos jaune sale, qui découpaient des ombres hostiles.

Personne en vue, pas le moindre piéton… Opiniâtre, Guillemet posa un pied attentif sur le bitume, et assura son maintien avant de se redresser. Il avait plu en fin d’après-midi, une averse courte mais suffisante pour imprégner la terre et la nuit était réellement glaciale. Le sol glissant obligeait à prendre des précautions. Dans deux heures, les chaussées, en dehors des grands axes, seraient impraticables. Un temps à ne pas mettre un grizzli dehors.

La peau du visage tailladée par la bise, Guillemet releva sur son menton le col roulé de son pull-over de laine épaisse, enfonça davantage son chapeau et progressa doucement vers l’enseigne verte du « Ballinrobe ». La rue était abandonnée, définitivement déserte.

Un tremblement agita le journaliste, comme une décharge électrique. Il aurait peut-être mieux fait de rester chez lui…

Les vitraux colorés du pub étaient couverts de buée, on distinguait à peine quelques ombres mouvantes dans les spots lumineux. L’établissement ne devait pas accueillir grand monde.

Guillemet poussa la porte. La chaleur, une fois le seuil franchi, était une oasis dans un désert de glace. Un havre de paix. Guillemet respira largement en ouvrant son manteau et prit le temps d’ôter ses gants qu’il enfouit dans sa poche.

— Salut, Youna…

Il se sentait mieux. Au travers du tissu, le réchauffement de son corps diluait son agacement de l’instant précédent.

La rousse serveuse lui déposa deux bises sur les joues.

Il commanda un grog et frotta ses mains grassouillettes en regardant autour de lui. L’atmosphère polaire avait dû rebuter les habitués, la salle était quasiment déserte.

— Personne ne m’a demandé ?

— Désolée, s’excusa Youna en déposant le verre fumant. Et on ne verra pas grand monde ce soir.

À vingt-cinq ans, elle avait l’éclat et la fermeté de sa jeunesse. Pas vraiment belle, de taille moyenne, mais la poitrine haute et le corps dur prêts à affronter tous les décalages horaires.

Guillemet qui avait le double de son âge, opina d’un hochement de tête avant de soulever l’anse du mug et de se décider à passer dans la seconde salle où un écran large diffusait en sourdine une chaîne musicale devant quelques consommateurs éparpillés. Personne ne fit attention à lui. Il contourna un couple isolé qui se réchauffait en goûtant l’Irish coffee et s’installa pour attendre, face à l’écran, à une table d’angle.

Derrière lui, dans l’espace prévu à cet effet, deux joueurs se préparaient à engager une partie de 501double out. Ils étaient concentrés. Le premier s’était positionné pour lancer sa volée dedartsavant de comptabiliser ses points, son adversaire s’apprêtait à prendre la place.

Désœuvré, Guillemet se mit à les observer distraitement, tout en contrôlant la salle. Personne n’était entré derrière lui et Nathalie n’était pas à l’intérieur. Trop tôt peut-être… Nathalie dont il n’avait aucune nouvelle depuis plusieurs semaines et dont le message, sur son répondeur, l’avait précipité dehors. « Viens me rejoindre au Ballinrobe ce soir ! À vingt heures ! J’ai des trucs à te raconter… » Nathalie avait toujours eu des trucs à raconter, c’était parfois intéressant et ça faisait vraiment longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus.

Il trempa ses lèvres dans le grog brûlant. Ray Charles chantait en sourdineGeorgia on my mind, sur un mélange d’images intimes d’un homme vieillissant, seul au piano. Guillemet se positionna plus confortablement, de façon à continuer de surveiller la porte, tout en suivant la partie de fléchettes. Il n’avait jamais vraiment compris les règles du jeu, probablement parce qu’il ne s’y était jamais vraiment intéressé non plus…

L’heure tournait au rythme lent des accords de Ray Charles. D’ordinaire, Nathalie était plutôt une fille ponctuelle, mais elle pouvait faire exception ce soir-là. La température extérieure n’incitait pas aux escapades nocturnes, elle avait pu corriger ses projets en oubliant de le prévenir… Il vérifia que son téléphone n’avait pas enregistré de message et reprit son observation. Il avait fini son grog et commençait à s’ennuyer, chaque score, dans son dos, approchait de zéro, le chiffre à atteindre et ne surtout pas dépasser, lorsque fut entamée la phase obscure de la manche, le dernierdartqui devait impérativement être fiché dans un secteur double.

Nathalie n’était toujours pas là. Retardée ou empêchée. Guillemet refusait de s’en inquiéter.

Il y avait du remue-ménage à l’entrée depuis une minute, des bruits anormaux, des chaises tirées, des voix plus appuyées qui perturbaient les deux concurrents du jeu. Guillemet tourna la tête pour tendre le cou en direction de Youna.

Une femme avait été installée en face du bar, sur une banquette, et la serveuse rousse, accroupie devant elle, examinait sa jambe avec des grimaces rassurantes. Un client du pub paraissait également adresser des paroles apaisantes à l’inconnue, penché vers elle, son verre de bière noire à la main.

De sa place, Guillemet observa avec l’intérêt de quelqu’un qui n’a rien d’autre à faire. Youna s’était redressée pour passer derrière le zinc et verser une dose de cognac dans un verre ballon qu’elle plaça d’autorité dans la main de la femme.

L’inconnue tremblait, ses dents s’entrechoquèrent sur le rebord du verre. La première lampée lui arracha la gorge et menaça de l’étouffer, elle se mit à tousser dans des quintes rocailleuses qui devaient lui faire mal. Elle avait plaqué sa main libre sur sa poitrine et Guillemet vit qu’elle avait les joues baignées de larmes.

Elle parvint à se calmer, aspira une grande goulée d’air et vida d’un coup le reste de l’alcool. Youna lui tendit un mouchoir en papier. Elle s’essuya les yeux, se moucha et resta un instant immobile à chercher sa respiration.

Elle avait repris des couleurs mais elle tremblait toujours, de peur autant que de froid. Sans doute avait-elle glissé sur le trottoir gelé, elle avait dû se blesser… Elle s’essuya le front et ôta le chapeau qui lui couvrait la tête. Guillemet fronça légèrement les sourcils, alerté. Il lui semblait bien reconnaître cette femme, il ne l’entrevoyait que de trois quarts dos et pourtant, il était à peu près certain d’avoir déjà vu ces cheveux courts et bruns dans lesquels couraient des mèches blondes.

Il ne bougea pas tout de suite. L’attention était retombée, personne hormis Youna ne faisait plus attention à l’inconnue, les deux joueurs, derrière, avaient fini leur partie de 501double outet ce n’était pas encore ce soir-là que Guillemet comprendrait les règles du jeu. Ils engageaient la revanche, la première volée dedartsse ficha dans la cible. Sur l’écran, Ray Charles avait quitté son piano et laissé la place à Stevie Ray Vaughan ; une bande incrustée défilait en indiquant « Festival de Montreux - 1985 ».

Guillemet en avait marre d’attendre. Il se leva lentement, troublé. La mémoire ne lui revenait pas ; s’il avait connu cette femme, il l’avait sans doute perdue de vue depuis des années, ou alors quelque chose s’était transformé en elle, la coupe de cheveux ou la couleur… Il cherchait. Ce n’était pas une cliente habituelle du Ballinrobe, ils s’étaient croisés ailleurs, mais son métier l’obligeait à rencontrer beaucoup de monde. Il se glissa dans la première salle sans être encore parvenu à l’identifier. Sa mémoire visuelle ne le trahissait pas. Il se focalisa sur le tracé du nez qu’il voyait de profil…

Il la reconnut brutalement. Charlotte ! Bien sûr qu’il ne l’avait pas oubliée ! Charlotte Reyer !

Il s’approcha. Elle ne l’avait pas encore aperçu, elle bavardait avec Youna, mais à voix basse et la musique empêchait d’entendre ce qu’elle disait. Ses mains sortaient d’un manteau aux manches trop longues, elle paraissait flotter dans son vêtement.

— Madame Reyer !

Elle tressaillit et le fixa vivement de son regard noir. C’était bien elle, il reconnaissait maintenant les épais sourcils bruns sous les mèches colorées retombant sur le front, les yeux plutôt grands, très sombres, de part et d’autre d’une arête nasale forte à l’extrémité aplatie. Aucun doute.

Elle était toujours jolie, la cinquantaine épanouie, à peine maquillée hormis les lèvres d’un rouge soutenu. C’était au tour de Charlotte de fouiller dans sa mémoire. Elle avait du mal à le remettre, son attention était crispée, ce qui lui creusait une fossette dans la joue gauche. Il se souvenait aussi de ce pli et du grain de beauté sur la pommette droite.

— Guillemet, dit-il. Claude Guillemet.

Elle pouvait l’avoir oublié. Il l’avait interviewée à deux reprises, avant et après le procès de Kaltenberg, mais ça remontait à loin. Elle se remémora brusquement leurs rencontres, dut se demander si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle, et expira lentement en restant muette.

— Que s’est-il passé ? s’inquiéta-t-il.

Il interrogeait Youna.

— Madame traversait la rue, une voiture a failli la renverser et elle a glissé en cherchant à s’écarter. Elle s’est salement tordu la cheville.

— Le chauffeur ne s’est pas arrêté ?

— Non…

Guillemet observa la femme, elle tremblait toujours mais paraissait calmée, elle s’était voûtée pour se masser le pied. Elle souffrait, c’était manifeste.

— Ça va aller ?

Croiser Charlotte Reyer seule dans un pub, un soir d’hiver, excitait sa curiosité. Kaltenberg était sorti de prison, il le savait, après avoir purgé près de trois années derrière les barreaux pour escroquerie. Rencontrer ainsi Charlotte non accompagnée, dans un établissement presque désert, un jour de verglas, le surprenait. Elle grimaçait de douleur.

— Vous êtes en voiture ?

— Elle est garée un peu plus loin.

— Vous allez pouvoir conduire ?

Elle secoua négativement la tête, en silence.

— Où habitez-vous ?

— Arradon.

Par temps sec, ce n’était pas si loin, sur une route gelée, c’était plus compliqué. Elle aurait sans doute du mal à trouver un taxi… Que faisait-elle ici toute seule ?

— Kaltenberg peut peut-être venir vous chercher…

Elle oublia sa souffrance une seconde, le temps de rétorquer :

— Il n’est pas là !

Sans plus. Elle bougeait les épaules sous son manteau épais, elle ne le regardait pas. Boris Kaltenberg faisait partie de ces hommes toujours entre deux trains, toujours en quête de chimères, et il n’était même pas certain que sa compagne fût informée du lieu où il se trouvait. Comme il n’était même pas certain qu’elle fût d’ailleurs toujours sa compagne.

Guillemet n’hésita pas beaucoup. De toute façon, il en avait marre d’attendre et il ne voyait aucune raison de prolonger sa présence ici. Nathalie ne s’était pas manifestée et, s’il lui manquait vraiment, elle savait où le trouver…

Charlotte se remettait à trembler, elle avait le pourtour des lèvres exsangue, ce qui offrait un curieux contraste avec le trait rouge que formait encore sa bouche.

— Je vais vous ramener, décida-t-il. Venez !

Elle eut du mal à se mettre debout. Son bas était déchiré à hauteur du genou. Elle avait dû s’étaler de tout son long sur le trottoir après avoir bondi entre deux voitures en stationnement et s’écorcher salement. Chacun se protégea la tête et Guillemet lui offrit son bras.

— Salut, Youna, dit-il. Tu mets ça sur mon compte. Si on me demande, tu réponds que je n’ai pas pu attendre.

Il poussa la porte du Ballinrobe et s’avança prudemment sur le trottoir glissant. La température semblait avoir encore chuté, Charlotte se mit à grelotter de plus belle, elle grinçait des dents et ne parvenait plus à maîtriser le tremblement incoercible de son bras. Il la serra plus fort contre lui et se lança à travers la chaussée, veillant à bien poser le pied à plat sur ses semelles de crêpe. Charlotte était une charge, elle avait beau chercher à alléger son poids, elle souffrait à chaque pas et le ralentissait. Il grimpa sur le trottoir opposé, glissa plus qu’il ne marcha jusqu’à sa voiture. Il aida la femme à s’installer sur le siège passager et claqua la portière avant de la rejoindre.

— Vous habitez le bourg ?

— À la sortie, sur la route de Baden, je vous indiquerai.

Un sacré bout quand même… elle ne lui avait pas dit ce qu’elle faisait dans le quartier à une heure pareille. Il descendit prudemment la rue du Four et remonta la rue Saint-Patern en direction du boulevard de la Paix. Les artères étaient désertes, les voitures stationnées avaient des toits déjà blanchis par la morsure du gel. Guillemet roulait doucement. À côté de lui, Charlotte Reyer s’était tassée contre la portière ; pelotonnée dans son manteau, elle claquait toujours des dents et son visage avait le masque de la souffrance. Il poussa le chauffage à fond.

— Vous ne voulez vraiment pas que l’on prévienne Kaltenberg ?

— Il est parti, je vous dis…

Il n’avait pas exactement compris cela. Il hocha doucement la tête pour lui montrer que cette fois, il avait bien enregistré. Kaltenberg était un curieux citoyen et apprendre ce qu’il pouvait encore mijoter l’aurait intéressé, mais il était seulement en train de jouer au bon Samaritain en ramenant son ex-compagne à la maison. Tant pis…

— Il y a longtemps ?

Elle ne répondit pas et il ne fut même pas certain qu’elle avait entendu. Elle fixait la chaussée en reniflant nerveusement. Il se concentra sur sa conduite, son corps épais légèrement penché en avant, comme si cette attitude lui permettait de mieux anticiper les pièges de la route verglacée.

Ils quittaient la ville. Guillemet négocia le carrefour du Vincin, dangereux, à vitesse extrêmement modérée, et pesa doucement sur la pédale pour relancer la voiture en abordant la côte, de l’autre côté du pont.

— Tout droit ?

— Je vous indiquerai. Une maison, sur la gauche.

Elle le fit tourner avant l’embarcadère pour l’Île-aux-Moines. La bâtisse était isolée, au fond d’une cour empierrée, cernée par des bosquets qui luisaient dans la clarté lunaire. Guillemet se rangea près de la porte.

— Ça va aller ?

Elle fit non de la tête.

— Je me demande si je ne me suis pas fracturé quelque chose…

— Vous ne préférez pas voir un médecin ?

— Non, non…

— Je vais vous aider.

Il contourna la voiture et la soutint pour quitter l’habitacle, mais il prit le temps d’examiner la façade de la maison avant d’approcher du seuil. Le bâtiment était une sorte de fermette de plain-pied, avec des ouvertures étroites aux persiennes de bois refermées, au travers desquelles ne brillait aucune lumière.

— Ne vous inquiétez pas, il est vraiment parti.

Elle s’agrippait à lui, épuisée, le dos secoué de tremblements.

Il l’aida à marcher jusqu’à la porte où elle s’appuya d’une épaule contre le mur, fouillant son sac.

— Il est insensé, dit-elle péniblement. Il n’a toujours pas compris…

— Où est-il maintenant ?

Elle n’eut pas le temps de répondre, secouée par une série d’éternuements qui lui fit presque lâcher son sac. Guillemet sortit un mouchoir de sa poche pour lui permettre de s’essuyer le nez. Charlotte avait fermé les yeux. Le froid lui marbrait les joues. Il chassa d’un doigt une mèche échappée de son chapeau et qui lui retombait sur l’œil. Elle ne réagit pas. Il la soupçonna brusquement d’avoir déjà bu avant d’entrer au Ballinrobe.

— Vous le savez ?

— Quoi ?

— Où est Kaltenberg.

— En voyage…

Elle s’accrocha à lui et lui désigna la porte qu’elle était incapable de déverrouiller. Ses mains tremblaient. Il lui emprunta le trousseau et ouvrit lui-même. Il alluma partout pour faire le tour. Le minuscule hall d’entrée, la pièce de vie immédiatement sur la droite, la cuisine, la salle de bains, les deux chambres au fond du couloir, dont l’une avait été transformée en bureau. C’était petit mais confortable, sans être luxueux. Tous les volets étaient fermés. Kaltenberg n’était pas là.

Il revint dans l’entrée pour refermer soigneusement la porte et aida Charlotte à se débarrasser de son manteau qu’il suspendit à une patère. Elle se laissait faire sans réagir, lui offrant décidément un faciès de déterrée, incapable seulement de l’aider.

— Vous devriez prendre une douche très chaude, dit-il, sinon c’est la mort que vous allez attraper… Je vais vous préparer quelque chose à boire pendant ce temps-là.

Il la poussa dans le couloir, la regarda s’éloigner en boitant bas, en direction de la chambre où elle disparut, et gagna le salon. Il posa son vêtement et son chapeau sur le dossier d’un fauteuil et se dirigea vers le bar.

Il songeait à Kaltenberg dont un portrait ornait encore le plateau d’une desserte. La séparation du couple, si rupture il y avait, ne devait donc pas remonter à loin. L’homme avait un visage plutôt rond, avec des joues pleines et une naissance de double menton, des cheveux très courts presque rasés et des yeux gris-bleu dardés sur l’objectif. Il flottait sur ses lèvres un sourire léger, comme une moquerie à peine perceptible adressée à l’opérateur.

Curieux citoyen décidément que ce Boris Kaltenberg. L’homme avait eu une jeunesse tranquille et plutôt studieuse dans les faubourgs de Colmar, puis à la Faculté des sciences économiques de Mulhouse. Il n’avait jamais fait parler de lui. Parcours sans éclat mais sans échec non plus. À trente-deux ans, il s’était retrouvé agent général d’une compagnie d’assurances helvétique, à la tête d’un gros cabinet, sept salariés, encaissement important, un peu de courtage. Il montrait le visage florissant d’un notable sur la pente ascendante, qui se permet parfois quelques folies discrètes. On le disait joueur, aimant les jolies femmes, mais personne n’aurait pu jurer l’avoir surpris en posture difficile.

Il s’absentait de temps en temps pour quelques jours, trois ou quatre… Puis les ennuis avaient commencé. Kaltenberg voyait passer beaucoup d’argent. Un premier prélèvement dans les encaissements n’avait alerté personne. Il avait récidivé et le trou s’était creusé jusqu’à devenir impossible à dissimuler, l’inspection comptable était inévitable. Alors Kaltenberg était passé au stade supérieur, la cavalerie. Il soldait le compte de son mandant avec l’argent des compagnies de courtage, et inversement le mois suivant. Le trou était devenu un gouffre. Ultime phase, Kaltenberg avait gardé pour lui les placements déposés par ses clients sur des produits financiers dont il n’enregistrait pas les contrats.

La fin avait été brutale, mais il était mandataire et insolvable. La compagnie avait payé, en ne récupérant qu’une partie de ses pertes sur l’indemnité due à Kaltenberg. L’ancien étudiant de la Faculté des sciences économiques avait disparu dans la nature, après avoir goûté au luxe et à l’argent facile.

Guillemet, en servant deux whiskies, se demandait ce que Kaltenberg pouvait bien avoir encore imaginé. Il tendit l’oreille, perçut un écoulement d’eau. Charlotte, blessée, frigorifiée et peut-être meurtrie d’avoir été abandonnée, pouvait se montrer bavarde sur les projets de son ex-amant. Et Guillemet était journaliste, donc d’un naturel très curieux.

Il reposa la carafe de cristal taillé et tendit la main vers une revue traînant sur une desserte. Charlotte Reyer semblait s’intéresser à la décoration intérieure. En fait, il savait peu de chose d’elle, il s’était contenté de lui poser quelques questions pour alimenter ses chroniques à l’époque du procès. Les rapports de Charlotte avec Kaltenberg semblaient avoir été houleux.

Guillemet feuilleta le magazine et prit soudain conscience que la maison baignait maintenant dans le silence que ne troublait plus aucun claquement de tuyauterie. Il se redressa, attentif.

— Tout va bien, madame Reyer ?

Elle ne répondit pas, il insista :

— Tout va bien ?

Même mutisme. Fâcheux. Agaçant et délicat. Guillemet se débarrassa de sa lecture et décida de remonter le couloir dans lequel la porte de chambre ouverte jetait un rectangle de lumière jaune. Ses semelles pesaient sans bruit sur les tommettes et il s’inquiétait de ce qu’il risquait de trouver. Il osa un coup d’œil prudent par l’ouverture. Charlotte n’était pas là.

— Madame Reyer ?

Elle se trouvait dans la salle de bains dont la porte était entrebâillée. Il cogna doucement de l’index plié.

— Vous êtes là ? Tout va bien ?

C’étaient des gémissements qu’il percevait, une espèce de murmure. Il écarta le battant du bout des doigts. Charlotte, étendue dans la baignoire qu’elle n’avait qu’à moitié remplie, frissonnait comme une feuille morte en grinçant des dents, les lèvres bleuies. Elle sombrait dans la léthargie, anesthésiée par l’eau brûlante et sûrement l’alcool qu’elle avait ingurgité. Son corps était couvert de chair de poule et elle fermait les yeux, la tête tournée vers le mur, la joue gauche appuyée contre le rebord de faïence. Les mèches blondes de ses cheveux courts lui contournaient l’oreille avec, sur la tempe, une pointe plus longue descendant jusqu’au lobe, collée sur la joue par les éclaboussures. Charlotte tremblait de la tête aux pieds et claquait des dents.

Guillemet s’avança. Elle ne souffrait pas encore d’hypothermie, elle avait le pouls rapide et les membres secoués de frissons, mais il ne fallait pas qu’elle s’endorme. Il agrippa le pommeau de la douche et ouvrit en grand l’arrivée d’eau, visant le corps seulement à demi immergé. Charlotte suffoqua, mais il ne relâcha pas la pression, elle cessa progressivement de trembler. Il voyait sa poitrine, tachée de bistre léger, sans doute trop ronde pour être totalement naturelle, ses côtes qui saillaient sous la peau dont le derme gardait une teinte brune avec simplement un tracé plus pâle au niveau du pubis, là où le liséré de dentelle noire d’une culotte qu’elle avait gardée suivait le cours d’une veine bleutée. Curieuse femme, elle aussi, à l’image probablement du couple qu’elle avait formé avec Kaltenberg…

Claude Guillemet prolongea la séance jusqu’à être certain que Charlotte se fût totalement réchauffée, puis il coupa l’arrivée d’eau, obligea la femme à se lever en la saisissant aux aisselles et l’aida à enjamber le rebord. Enfin, il agrippa un peignoir éponge, l’enroula dedans et se mit à frotter. Elle laissait échapper des gémissements. Il vérifia au passage l’état de la cheville qui se teintait d’un vilain hématome bleuâtre. La jambe était éraflée, le genou écorché. Elle ne s’était pas loupée en heurtant la bordure du trottoir…

Il se redressa. Charlotte allait le maudire lorsqu’elle reprendrait conscience. Curieuse soirée… Elle était devenue molle comme un pantin de son. Sans doute avait-elle résisté dans le froid, elle avait tenu le coup malgré la douleur, mais là, dans la chaleur, rassurée, accompagnée, elle s’effondrait. Alors il lui ôta sa culotte trempée avant de la pousser vers la chambre où il ouvrit le lit et l’aida à s’allonger entre les draps, la nuque coincée dans les oreillers, la couette remontée jusqu’à la poitrine.

— Ça va mieux ?

Elle se contenta de répondre d’un battement de cils. Elle respirait plus calmement, le buste soulevé à un rythme régulier.

— Vous vous êtes bien abîmé la jambe, dit-il. Je vais vous chercher quelque chose à boire.

Il avait attrapé chaud à la frictionner et il déboucha un Perrier qu’il but au goulot avant de ramener les deux whiskies. Elle n’avait pas bougé pendant son absence, elle fixait le mur, perdue dans les arabesques du papier peint. Il songea qu’elle était encore jeune et toujours jolie, mais que ça ne durerait pas, c’était peut-être ça qui l’angoissait. Kaltenberg parti, la solitude revenue, tout était à recommencer…

Il se posa sur le bord du lit, lui tendit un verre.

— Après, vous dormirez…

Étrange soirée, décidément… Étrange soirée à laquelle il était temps de mettre un terme, il ne s’en vanterait pas. Il levait le bras lorsque Charlotte se mit à rire, en le fixant d’un regard brillant, un rire cristallin qui lui fit pour la seconde fois se douter qu’elle avait déjà pas mal bu.

— C’est l’idée de dormir ? s’étonna-t-il.

— Je pensais à Boris… Vous m’avez mise toute nue…

— Désolé.

Il l’observait avec méfiance. C’était déroutant, à plus d’un titre. Charlotte avait peut-être l’imagination fertile.

— … et j’ai l’impression que vous m’avez bien regardée…

Il la dévisagea en silence, en évitant de lui faire remarquer qu’elle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour se cacher non plus. Elle gloussa encore.

Il goûta le whisky, peu enclin à se laisser entraîner sur ce terrain-là. Il ne fallait pas la brusquer.

— Je croyais qu’il était parti ?

— Et c’est très bien comme ça, assura-t-elle.

— Depuis longtemps ?

— Un mois…

Il était bien persuadé qu’elle ne mentait pas. Kaltenberg avait replongé, après l’expérience assurances, dans des carambouilles pitoyables : des dons au profit d’associations humanitaires qui n’existaient pas, des quêtes misérables chez les petits vieux. Il avait tâté de l’Internet aussi. Ce qu’on avait pu reconstituer de son parcours montrait que c’était à cette époque-là qu’il avait croisé la route de Charlotte. Elle était légèrement plus âgée que lui, elle avait su lui donner un vernis de respectabilité. Les affaires avaient prospéré un temps. Il avait pris cinq ans pour escroqueries financières avec circonstances aggravantes.

— Vous savez où il est ?

Elle ricana méchamment, le regard aigu, fixant les reflets qui dansaient dans le Maker’s Mark. Elle avait presque tout avalé d’un trait.

— En Suisse. Il peut bien s’être perdu au diable !

Elle lui en voulait et Guillemet soupçonna l’existence d’une femme là-dessous. Une histoire d’amour… de fesses plutôt, connaissant Kaltenberg. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il entaillait le contrat, somme toute purement moral, qui le liait à Charlotte. Guillemet vida son verre, il voulait s’en aller. Il n’avait pas dîné et il perdait son temps, les routes de campagne ne tarderaient pas à devenir impraticables et Charlotte n’avait rien de passionnant à lui confier. Elle minauda :

— J’en prendrais bien un autre…

Elle allait finir la soirée complètement ivre et il n’aimait pas les femmes saoules.

— Vous feriez mieux de dormir… dit-il. Je dois m’en aller.

— Ne partez pas.

— Il le faut bien.

— J’ai peur de rester seule.

Elle avait glissé la main dans l’échancrure du peignoir pour se gratter le sein, comme s’il n’était pas là.

— Je crois qu’on a cherché à me tuer…

Il ne douta plus qu’elle avait commencé à boire, bien avant d’arriver au Ballinrobe.

— Quand ? fit-il mine de s’intéresser.

— Tout à l’heure…

— Au Ballinrobe ?

— Oui.

— Qui voudrait vous tuer ?

Elle remua les épaules et croisa brièvement son regard. Elle avait cessé de se gratter. Ses yeux firent le tour de la pièce, accrochèrent le reflet poli d’un Christ en bronze qu’elle tenait de sa vieille mère.

— J’ai vu quelque chose que je n’aurais pas dû voir… articula-t-elle enfin.

— Quoi ?

— L’autre nuit…

Elle était nerveuse. Énervée plutôt, corrigea mentalement Guillemet. Trop d’alcool. Elle tenait des propos grotesques pour se calmer ou pour le retenir.

— Deux hommes dans le chemin, le long de la maison.

— Et alors ?

Elle resta silencieuse, son menton s’était remis à frémir, elle avait les paupières bordées de rouge.

— Que s’est-il passé ? insista Guillemet.

— Un autre…

Il se résigna. Il pensait toujours à Kaltenberg. L’occasion pouvait être belle finalement. Il pouvait recueillir les confessions intimes d’une femme blessée. Ivre, Charlotte était capable de tenir un discours qu’elle regretterait ensuite, quand il serait trop tard. Il n’éprouvait aucun scrupule.

Il la servit généreusement, s’en versa également un fond et rapporta les deux verres.

— Tenez, dit-il patiemment. Vous me parliez de l’autre nuit…

— Mardi matin. Il était trois heures…

On était vendredi.

— Qui avez-vous vu ?

Il avait repris sa place sur le bord du lit, assez loin tout de même pour éviter tout malentendu. Charlotte avait été une belle femme et elle le demeurait, même avec ce méplat rigolo sur le bout du nez, les mèches blondes décolorées dans sa chevelure brune qui masquaient les effets du temps, son visage montrait finalement peu de rides. Et c’était vrai qu’il l’avait bien regardée…

— Dans le chemin qui longe la maison… murmura-t-elle. Dites… ça vous ennuierait de me masser la cheville ?

Il l’observa en grimaçant, avant de soupirer, furieux contre lui-même d’avoir seulement hésité.

— Et alors ? répéta-t-il d’une voix dure.

— J’ai entendu du bruit, ça m’a réveillée. Je me suis levée pour regarder dehors sans allumer. Ils étaient deux, ils poussaient une brouette.

Elle avait la nuque enfoncée dans les oreillers et lorsqu’elle chercha à avaler une nouvelle gorgée, un filet de scotch coula sur son menton avant de se perdre dans le décolleté du peignoir. Elle s’essuya entre les seins à l’aide d’un coin de drap, vérifia de l’index que la peau était sèche et laissa le tout en l’état, le vêtement largement ouvert. Elle avait les yeux de plus en plus vitreux et l’élocution anormalement lente, elle clignait des paupières en cherchant à capter le regard qu’il dardait sur elle. Elle était vraiment ivre.

— Pourquoi étiez-vous au Ballinrobe, ce soir ?

— Je ne voulais pas rester seule ici…

Elle n’avait même plus la force de se redresser, ni seulement le réflexe de se couvrir.

— Vous aviez rendez-vous ?

— Non…

— Vous dites qu’ils étaient deux et qu’ils poussaient une brouette, c’est ça ? souligna Guillemet.

— Ils ont dû s’apercevoir que je les avais vus…

— En train de pousser une brouette… insinua-t-il. À trois heures du matin en pleine campagne…

Les yeux de Charlotte s’éteignaient, elle allait s’endormir d’un coup.

— La couverture s’est accrochée à une branche lorsqu’ils sont passés. Il y avait quelqu’un dessous !

— Quelqu’un dans la brouette… répéta-t-il en écho, du ton employé pour s’adresser à un enfant têtu. Peut-être qu’il avait trop bu, ils le ramenaient chez lui…

— C’était le corps d’un homme… d’un homme nu…

Elle délirait. Ou l’histoire était trop grosse pour être inventée…

— Où allaient-ils ?

— Le chemin mène à un champ de tourbe, derrière…

— Et ensuite ?

Elle luttait pour ne pas perdre conscience.

Il lui serra l’épaule, se pencha.

— Qu’y a-t-il après le champ de tourbe ?

— Rien… C’est la campagne.

— Vous les avez vus revenir ?

— Au bout d’une demi-heure… La brouette était vide…

Elle avait définitivement perdu ses forces. Guillemet lui prit d’autorité le verre des mains avant qu’il ne soit trop tard, et le posa sur la table de chevet.

— Et puis j’ai entendu… un bruit de moteur…

— Et après ?

— Ils n’étaient plus là…

— Ils ne sont pas revenus ?

— Je n’ai pas vu…

Il remonta la couette. Un homme nu dans une brouette, déchargé dans une tourbière à trois heures du matin…

— À qui en avez-vous parlé ?

— À personne…

— Vous pourriez les reconnaître ?

— Je ne crois pas.

— Ne vous inquiétez pas, ils ne reviendront pas. Vous êtes tranquille. Dormez maintenant.

Elle esquissa un dernier rictus, la même grimace misérable de tous les gens ivres encore assez lucides pour savoir qu’ils le sont, mais plus assez pour poursuivre un bavardage sensé.

Il se dressa dans la chambre.

— Je vais claquer la porte en partant, ne vous tracassez pas. Bonne nuit, Charlotte !

Elle ne réagissait plus et il pressa l’interrupteur en passant dans le couloir, tira le battant derrière lui, sans fermer complètement, et traversa la maison en direction du salon où il récupéra ses affaires. Elle ne le rappelait pas. Il éteignit partout derrière lui, ouvrit sur le palier et claqua violemment la porte au bout de trois secondes, restant figé dans le noir, sens en éveil, les épaules à peine appuyées contre le mur de séparation de la cuisine.

S’il avait espéré que Charlotte quitterait aussitôt son lit, il en fut pour ses frais. Rien ne bougeait dans la fermette. Ses yeux habitués à l’obscurité distinguaient quelques rais de lumière émanant de la clarté de la lune, au travers des volets : on n’entendait pas un bruit depuis l’extérieur.

Guillemet se décida à remuer et remonta lentement le couloir en direction de la chambre, s’immobilisant avant d’atteindre le chambranle. Le bruit d’une respiration un peu saccadée arrivait jusqu’à lui, avec de temps à autre les pauses d’un dormeur agité par ses rêves. Charlotte était plongée dans un sommeil profond.

Il éclaira la salle de bains pour se donner un peu de lumière et vint se pencher au-dessus de la femme endormie, recouverte jusqu’au menton. Il ne voyait d’elle que ses paupières qu’elle n’avait pas pris le temps de démaquiller. Dommage finalement… Si elle n’avait pas été Charlotte Reyer, si elle n’avait pas été saoule, si…

Sa femme devait l’attendre. Il quitta la chambre et passa dans la pièce située juste en face. Le bureau. Il s’enferma avant de presser la poire d’une lampe d’ambiance, tourna sur lui-même pour examiner le décor. Bibliothèque en merisier, des livres techniques, précis de droit et manuels d’économie en éditions anciennes, quelques revues, peu de romans. Une table de travail avec un sous-main de cuir sur lequel était posé un ordinateur portable fermé. Guillemet se contenta de le mettre sous tension. L’appareil exigeait un code d’accès et il tenta, sans grand espoir, quelques mots-clés qui ne l’avancèrent pas. Il coupa, perdit une minute à tendre l’oreille pour s’assurer que Charlotte ne se réveillait pas, avant de s’attaquer aux tiroirs. Bric-à-brac habituel, crayons, stylos, papier, élastiques…

Il referma en évitant les heurts et éteignit, restant un long moment dans l’obscurité à réfléchir. Il avait un problème… Il ne suffisait pas de claquer la porte de la bâtisse pour la verrouiller, il fallait la clé, ce qui signifiait qu’il allait abandonner Charlotte dans une maison ouverte.

Dans le noir, Guillemet gagna à tâtons la porte du bureau dont il écarta le battant, s’avançant dans le couloir qui menait à l’entrée.

C’était quoi cette histoire de brouette transportant le corps d’un homme nu ? Que Charlotte ait été ivre ne faisait pas le moindre doute, qu’elle ait commencé à boire tôt dans la soirée non plus. Qu’elle ait été furieuse après Kaltenberg qui avait apparemment décidé de la quitter, relevait de l’évidence. Pourquoi, pour autant, aurait-elle inventé cette histoire ? Il était indéniable qu’elle était blessée. Accident ou autre chose ? L’information pouvait s’avérer importante. Même provenant d’une femme saoule rencontrée par hasard.

Était-ce vraiment par hasard ?

Guillemet suspendit sa progression aveugle. Que faisait Charlotte dans le quartier du Ballinrobe, seule et à une demi-heure de route de son domicile ? Elle cherchait simplement de la compagnie. Guillemet avait fait l’affaire, elle ne pouvait pas savoir qu’il se trouverait là mais elle s’en était accommodée, elle l’aurait même volontiers glissé dans son lit jusqu’au petit matin… D’autres se seraient laissé convaincre.

Il reprit sa marche, replongea la maison dans le noir et écarta le battant de la porte d’entrée en le soulevant légèrement pour en atténuer d’éventuels grincements. La nuit était toujours aussi claire et glaciale. Il ferma en douceur et marcha silencieusement vers sa voiture. Il fit une halte avant d’y monter, observant longuement la campagne gelée qui cernait la fermette. Sur ce point au moins, Charlotte n’avait pas menti, il existait bien un étroit chemin de terre bordé par la végétation, avec des branches basses qui avaient parfaitement pu accrocher les pans d’une couverture. Et le pignon était bien percé d’une imposte.

En une heure, l’habitacle s’était totalement refroidi. Guillemet poussa la climatisation au maximum avant de se décider à repartir à petite vitesse sur la chaussée glissante. Il se demandait maintenant quelle serait la réaction de Charlotte Reyer lorsqu’elle se réveillerait le lendemain, nue dans son lit. À moins qu’elle ait tout oublié, ce qui serait peut-être le mieux…