Le feu sous la glace - Jeanne-Marie Delly - E-Book

Le feu sous la glace E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

"Mme de Friollet appréciait les médecins aimables, complimenteurs, qui lui brûlaient un peu d'encens sous le nez tout en feignant de croire à ses maux imaginaires. Il lui était donc difficile de trouver à son goût un homme tel que le docteur Clenmare. Mais il lui imposait - ce qui l'impatientait secrètement. Elle s'était mis dans la tête de faire tomber sa froide réserve et, dans ce dessein, elle secondait sournoisement les intentions de conquête devinées par elle chez Viviane. Cela était un amusement nouveau pour cette âme où l'égoïsme et le goût des petites intrigues mondaines avaient annihilé peu à peu la conscience. "Bien loin donc d'apporter la moindre entrave aux projets de musique en commun dont le docteur avait émis l'idée, elle les encouragea chaleureusement, pressa Alwyn de venir le plus souvent possible. Presque chaque fois, elle s'arrangeait pour laisser au bout d'un moment les deux jeunes gens ensemble et elle emmenait Desmuriers, qui se laissait faire d'assez mauvaise grâce, sans toutefois oser protester, car il comptait sur l'héritage de la vieille dame."

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Le feu sous la glace

Pages de titrePremière partieIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVDeuxième partieI - 1II - 1III - 1IV - 1V - 1VI - 1VII - 1VIII - 1Page de copyright

Delly

Le feu sous la glace

Première partie

Le docteur Clenmare

I

Viviane remontait d’un pas alerte le petit sentier de douaniers qui suivait le bord de la falaise. Au-dessous d’elle, une mer paisible caressait de ses vagues paresseuses l’assise de granit dans laquelle, depuis des siècles, elle avait creusé d’étroits couloirs, des grottes, les uns et les autres jamais découverts, fût-ce aux plus basses marées. Une brume légère persistait à l’horizon, comme presque toujours sous ce ciel breton. Mais, autour de la jeune fille, sur l’onde mollement balancée comme sur la lande rude plantée de genêts, s’étendait la claire lumière d’un radieux soleil de mai qui tiédissait l’air vif aux senteurs de varech.

Viviane, sans s’arrêter, consulta sa montre et eut un mouvement de contrariété.

« Déjà dix heures ! murmura-t-elle. Je vais être en retard pour la visite du docteur... Mais, bah ! la cousine peut bien se passer de moi ! »

Toutefois, elle pressa le pas, après avoir soigneusement ramené autour de son visage le grand voile blanc qui la protégeait de l’air marin. Un fort joli visage, en vérité : de grands yeux noirs, sous les paupières bordées de longs cils foncés, faisaient encore mieux ressortir l’éblouissante fraîcheur de l’épiderme. Mais, en ce moment, la petite bouche bien modelée avait un pli d’ennui ou d’amertume et les beaux yeux décelaient une irritation mal contenue.

Le sentier tournait, pour rejoindre bientôt un chemin conduisant au manoir de la Ville-Querdec. Un roulement de voiture venait maintenant aux oreilles de Viviane. En un bond souple, la jeune fille sauta sur un petit tertre rocheux. Le chemin lui apparut, encaissé entre deux talus garnis de haies. Un cabriolet s’y engageait à ce moment. Deux hommes s’y trouvaient. Viviane eut un mouvement de satisfaction.

« Bon, voilà seulement le docteur Lebras, pensa-t-elle. Je serai arrivée presque en même temps que lui. Sans doute est-ce son remplaçant qu’il amène à ma cousine pour le lui présenter. »

Viviane reprit sa route et, cinq minutes plus tard, par le chemin où l’avait précédée le cabriolet, elle arrivait en vue de la Ville-Querdec, propriété de sa cousine, Mme de Friollet.

Une barrière de bois verni fermait la cour, bordée à droite par les communs, à gauche par une ancienne chapelle transformée en pigeonnier. Au fond, se dressait le logis, bâtiment assez ancien, mais sans caractère, bien entretenu, car Mme de Friollet avait de la fortune.

Par une petite porte vitrée, Viviane entra directement dans la salle à manger, qu’elle traversa pour gagner le salon qui ouvrait sur le jardin. La grosse voix du docteur Lebras parvint à ses oreilles par une des portes-fenêtres ouvertes. Viviane enleva rapidement son voile, son chapeau qu’elle jeta au passage sur un siège, et descendit l’unique marche conduisant au jardin.

Mme de Friollet avait fait dresser, à quelques pas du logis, une tente où elle passait plusieurs heures chaque jour. Elle atteignait soixante-dix ans et, toute sa vie, elle avait été à la fois une mondaine et une malade imaginaire. Nulle, mieux qu’elle, ne savait combiner les distractions avec les soins, les ménagements prétendus imposés par sa santé. Nulle ne possédait mieux l’art de se faire entourer, cajoler, servir avec un apparent dévouement par des courtisans de sa fortune. Elle n’avait pas d’enfants ni de neveux, sinon par alliance ; Viviane de Coëtbray était sa parente la plus proche. Elle l’avait fait venir de Paris, l’automne précédent, pour lui tenir compagnie et l’aider à recevoir dans son hôtel de Vannes, pendant l’hiver, et ensuite à la Ville-Querdec, près d’Arradon, où elle s’installait dès le mois de mai.

En ce moment, elle était étendue sur une chaise longue, abritée du soleil par la tente rayée de rouge. Le vieux docteur Lebras, assis près d’elle, tenait entre ses doigts le mince poignet entouré d’un étroit bracelet en mailles d’or. À quelques pas de lui, dans un fauteuil rustique, se trouvait un jeune homme à qui s’adressait Mme de Friollet, au moment où Viviane franchissait le seuil du salon.

– Je ne doute pas, docteur, que nous nous entendions fort bien. Je suis une malade docile.

Viviane, en entendant ces mots, ne put retenir un petit sourire d’ironie. À cet instant, son pas fit grincer légèrement le gravier du sol. Les deux hommes tournèrent la tête et se levèrent.

– Ah ! te voilà, Viviane ! Tu as oublié quelque peu l’heure, chère petite, dit la vieille dame sur un ton d’aimable reproche.

– Je vous prie de m’excuser, ma cousine. La faute en est surtout à cette matinée délicieuse.

Tout en parlant, Viviane répondait avec une grâce discrète au salut des deux médecins.

– Permettez-moi, mademoiselle, de vous présenter mon jeune confrère, le docteur Clenmare, dit le docteur Lebras avec sa cordiale bonhomie accoutumée. Comme je l’ai déjà affirmé à Mme de Friollet, elle peut avoir toute confiance en lui, car je l’ai vu à l’œuvre et je soupçonne déjà ce qu’il vaut comme praticien.

– Je ferai du moins mon possible pour ne pas décevoir ceux qui voudront bien se confier à moi.

La voix du jeune médecin était un peu basse, avec des inflexions graves et singulièrement prenantes. En parlant, il regardait Viviane et celle-ci baissa légèrement les paupières, troublée par l’étrange beauté de ces yeux à peine entrevus.

Tout aussitôt, Mme de Friollet reprenait la parole, expliquait ses maux et son régime au nouveau médecin. Viviane avait pris un siège près d’elle. Distraitement, la jeune fille jouait avec le ruban de sa ceinture. Tandis que le docteur Clenmare écoutait la vieille dame, elle l’examinait discrètement. Sa tenue était simple, ses vêtements presque râpés. Néanmoins, on eût difficilement trouvé plus d’aisance naturelle, une plus rare distinction qu’en ce médecin de campagne. Mais, avant tout, chez lui – dans sa physionomie, dans ses attitudes, dans sa parole nette et calme – se révélaient une nature volontaire, une intelligence supérieure et dominatrice. Cette impression se fortifiait quand on remarquait mieux le pli très ferme des traits finement dessinés, le port de tête légèrement altier, les éclairs qui traversaient le vert profond des yeux.

À un moment, sur une réflexion du docteur Lebras, le jeune homme eut un rapide sourire dont le charme transforma pendant quelques secondes sa physionomie. Puis il reprit aussitôt son air de froideur pensive qui imposait à Mme de Friollet, comme elle le confia à sa cousine après le départ des deux médecins.

– Je lui préfère mon vieux docteur Lebras, vois-tu, ma petite. Certes, je ne nie point qu’il soit très bien, ce jeune Clenmare, beaucoup trop bien même, à certains points de vue. Il a des yeux admirables... Hum ! oui, beaucoup trop... Mais je n’aime pas cette physionomie... pas du tout. Si, au moins, il me découvrait quelque bon remède pour me fortifier un peu. Tâche d’apercevoir sa mère, pour juger quelle personne elle peut être, et s’il sera possible d’avoir des relations avec elle. Lui est excessivement distingué, impossible de le contester. Peut-être, en nous connaissant mieux, prendra-t-il des airs moins... lointains, plus aimables.

– Peut-être, dit Viviane distraitement.

– Il n’a pas un type très anglais, bien qu’il le soit par son père, poursuivait Mme de Friollet qui aimait assez le monologue. Sa mère est française et il a fait toutes ses études en France, paraît-il. Ce sont des gens dans la gêne, à en juger par sa tenue à lui et par le très modeste logis qu’ils ont loué. Mais, avec son genre et la science professionnelle que lui prête le docteur Lebras, je ne comprends guère pourquoi il ne s’est pas établi dans une ville importante où le succès lui aurait été vite assuré.

– Vous ne vous souvenez pas, ma cousine, de ce que le docteur Lebras nous a dit à ce sujet ? Le docteur Clenmare est un savant qui veut s’adonner en paix à des recherches et, pour ce faire, a choisi un lieu tranquille, où la clientèle ne le dérangera pas trop de son travail.

– Oui, oui, c’est fort bien, mais il moisira là dans une quasi-pauvreté. Enfin, si cela lui plaît ! Mais, à la place de sa mère, je n’aurais pas entendu de cette oreille-là.

Viviane eut un petit sourire d’ironie en répliquant :

– Je ne sais trop s’il aurait été si facile à conduire, ma cousine. Sa physionomie ne le laisse pas supposer, du moins.

II

Celui dont il était question, ayant quitté le docteur Lebras à une courte distance de la Ville-Querdec, s’engageait dans un chemin creux qui, bientôt, monta sensiblement. Alwyn Clenmare avançait d’un pas souple et régulier. Il traversa un bois de pins et atteignit un petit plateau où s’élevait son logis. Celui-ci était une très vieille maison qui aurait demandé bien des réparations pour être confortable. Telle quelle, Alwyn l’avait louée à peu de frais. Son domestique et lui avaient fait adroitement les arrangements indispensables et l’avaient aménagée du mieux possible avant l’arrivée de Mme Clenmare. Mais elle demeurait quand même un logis pauvre, comme le disait, avec quelque dédain, Mme de Friollet.

Deux superbes lévriers gris, étendus sur l’herbe rase, bondirent vers le jeune homme. Celui-ci leur donna une caresse et les calma d’un mot bref en continuant d’avancer.

Au seuil de la maison apparut un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, bronzé, aux yeux noirs perçants. Il portait un vieux pantalon reprisé, un gilet à carreaux et un tablier de grosse toile bleue.

– Servez-nous à déjeuner le plus tôt possible, Faâli. J’ai à travailler, dit Alwyn, tandis que l’autre s’effaçait respectueusement pour le laisser passer.

– Dans une demi-heure, ce sera prêt, Monsieur, répondit le domestique avec un léger accent étranger.

Alwyn, dans le vestibule aux dalles brisées, aux murs décrépits, poussa une porte dont la peinture s’écaillait. Devant lui s’étendait une vaste pièce éclairée par deux portes vitrées qui donnaient sur un petit jardin. Une grande table ronde en acajou, au centre, deux fauteuils recouverts de tapisserie fanée, deux chaises, une vieille armoire de chêne, un piano, un divan recouvert de velours de Gênes très usé, formaient tout l’ameublement. Sur la cheminée se trouvait, solitaire, un buste de marbre. Des jacinthes garnissaient une jardinière de faïence rustique vers laquelle se tenait penchée une femme de petite taille, coiffée d’une épaisse chevelure blond cendré à demi recouverte d’une pointe de dentelle blanche. Au bruit de la porte, elle se détourna et adressa un sourire à l’arrivant.

– Vous avez eu vraiment une bien belle matinée, Wynnie !

– Oui, très belle, ma mère.

Une petite main très blanche, garnie d’une seule bague – un diamant superbe – se tendait vers Alwyn. Il la prit, y mit un baiser, puis la laissa retomber.

– Vous avez fait plusieurs visites, ce matin ?

De doux yeux bruns, dans le menu visage encore frais, considéraient le jeune docteur avec un tendre intérêt.

– Oui, trois. Le docteur Lebras m’a présenté à Mme de Friollet, qui habite pendant quatre ou cinq mois un manoir nommé la Ville-Querdec, pas loin d’ici. Il m’avait prévenu à l’avance qu’elle était surtout une malade imaginaire. J’espère qu’elle ne me dérangera pas trop souvent, car je suis peu disposé à perdre mon temps.

Mme Clenmare ne protesta pas. Il existait sur sa physionomie comme une timidité, une gêne à l’égard de son fils. Elle demanda seulement :

– Cette Mme de Friollet est-elle jeune ?

– Non, septuagénaire. Mais elle a près d’elle une fort jolie parente, d’une vingtaine d’années – oui, une fort jolie fille qui s’appelle, m’a dit Lebras, Mlle de Coëtbray.

– Coëtbray ? De la bonne noblesse bretonne. Ainsi, elle vous plaît, Wynnie ?

Alwyn eut un petit rire bas et moqueur :

– Je suis sûr que vous me voyez déjà amoureux, ma mère. Allons, calmez votre imagination. Je ne suis pas pour rien le descendant des « hommes de glace », comme on nommait mes lointains ancêtres, et je ne me laisserai prendre que si je le veux bien au charme de deux beaux yeux.

– Oh ! je sais, mon enfant... je sais que vous êtes très fort...

Elle regardait Alwyn avec une admiration craintive. Près de lui, près de sa haute taille en laquelle s’unissaient la vigueur et l’élégance, elle paraissait plus petite encore et presque enfantine. Son visage clair et fin gardait une sorte de puérilité. Entre cette mère et son fils, il n’existait aucune ressemblance physique – et très vite, en les voyant tous deux, on pouvait se convaincre que la ressemblance morale n’existait pas davantage.

– Oui, heureusement pour moi, répliqua Alwyn à la réflexion de sa mère.

Un sourire légèrement sardonique soulevait sa lèvre.

– Mes journaux sont-ils arrivés ?

– Oui, Faâli les a apportés tout à l’heure. Où les ai-je mis ?

Mais Alwyn alla droit à un des fauteuils et y prit trois journaux entourés de leur bande.

– Les voilà. Mais pourquoi ne les avez-vous pas laissés sur la table, où certainement Faâli les avait posés ?

– Comme l’heure de mettre le couvert approchait, je les avais enlevés pour que la table fût libre.

Mme Clenmare prenait un air d’enfant craintive. Alwyn fronçait légèrement les sourcils bruns qui se détachaient en une courbe harmonieuse sur la blancheur mate de son visage. Une nuance d’impatience existait dans le ton courtois dont il répliqua :

– Je vous en prie, ma mère, laissez Faâli s’arranger de cela. Vous, soignez vos fleurs, occupez-vous de vos petits ouvrages, de votre musique. Le reste n’est pas votre affaire.

Il porta un des fauteuils près d’une porte vitrée, s’y assit et déplia un journal. Mme Clenmare retourna vers la jardinière. Elle avait aux lèvres un tout petit pli boudeur. Ses fins doigts blancs errèrent parmi les jacinthes, enlevèrent quelques feuilles jaunies. Puis ils lissèrent la mousseline blanche du jabot qui ornait son corsage noir. Après quoi, un coup d’œil inquiet fut glissé vers Alwyn. En hésitant, Mme Clenmare fit quelques pas et se trouva derrière le fauteuil de son fils.

– Vous n’êtes pas fâché, Wynnie ? demanda-t-elle tout bas, peureusement.

– Mais non, ma mère. Vous savez bien que je ne me fâche jamais contre vous.

Elle murmura, trop bas pour qu’il l’entendît :

– C’est pire, quelquefois...

Sa main, d’un geste timide, caressa légèrement les cheveux bruns soyeux, aux larges ondulations. Puis voyant qu’Alwyn continuait de lire, impassiblement, elle s’éloigna et alla s’asseoir dans l’autre fauteuil placé près d’une petite table à ouvrage faite de marqueterie où s’entassaient en désordre bouts de tulle à demi brodés, soies multicolores, morceaux de satin, matériaux divers des ouvrages sans utilité, sans profit, qui plaisaient seuls au goût puéril de Mme Clenmare.

III

Mme de Friollet, pendant son séjour annuel à la Ville-Querdec, avait continuellement des hôtes qui se renouvelaient, chacun demeurant plus ou moins longuement d’après le temps dont il disposait ou l’insistance que mettait à le retenir la maîtresse du logis.

Cette petite femme au visage rond et vermeil, aux yeux vifs et facilement narquois, réalisait le type de la parfaite égoïste. Viviane n’avait pas tardé à s’en apercevoir. Depuis six mois, elle partageait l’existence de Mme de Friollet. Tout d’abord, elle s’était réjouie et avait conçu les plus beaux espoirs quand celle-ci avait fait demander pour compagne cette jeune parente orpheline. Mlle de Coëtbray, depuis la mort de ses parents, vivait chez son frère et sa belle-sœur, à Paris. Elle ne possédait pas de fortune. Louis de Coëtbray, employé dans un ministère, père de deux enfants, ne pouvait avoir qu’une existence modeste, contre laquelle se révoltaient secrètement les goûts de Viviane. La défunte Mme de Coëtbray avait rendu à sa fille le mauvais service de la persuader que sa beauté l’appelait à un sort brillant, la destinait à une riche union et, jusqu’à son dernier jour, elle avait employé ses maigres ressources à la parer, à lui faire une existence oisive.

Viviane avait donc saisi avec joie l’occasion de quitter le simple logis de son frère pour la demeure élégante de sa cousine. Outre la vie large et les distractions qui l’y attendaient, elle voyait luire deux perspectives également fort intéressantes : la possibilité de prendre le cœur d’un prétendant riche, l’espoir de se voir dotée par Mme de Friollet, ou tout au moins d’avoir plus tard une part de son héritage. Aussi, quelles que fussent parfois les impatiences, les secrètes irritations de son âme orgueilleuse, supportait-elle avec une apparente bonne grâce les menus caprices, les petites exigences de la vieille dame, les froissements qui l’atteignaient assez souvent. Mme de Friollet, comme compensation, se montrait généreuse, lui donnait de jolies toilettes, quelques bijoux. Les hommes qui fréquentaient sa demeure admiraient visiblement la belle Mlle de Coëtbray et quelques-uns lui faisaient discrètement la cour. Viviane se disait qu’elle n’attendrait probablement pas trop longtemps le mariage désiré qui l’enlèverait à l’existence dépendante si lourde à une nature pétrie d’orgueil et d’ambition telle que la sienne. En attendant, elle organisait avec entrain les distractions de la Ville-Querdec. En ceci, comme en toute manifestation mondaine, elle se trouvait dans son élément. Mme de Friollet disait à ses intimes, avec satisfaction :

– Cette petite Viviane a de bonnes idées pour nous amuser tous. Et elle est vraiment très décorative.

Un soir, en conférant avec sa jeune parente au sujet d’une prochaine soirée qu’elle projetait, la vieille dame déclara :

– Cette Mme Clenmare paraît très bien, décidément. J’ai envie d’insinuer au docteur que j’aurais plaisir à faire sa connaissance.

– Vous pouvez toujours essayer, chère cousine. Mais elle paraît vivre très solitaire. Jusqu’ici, nous ne l’avons aperçue qu’à l’église. Le docteur, de son côté, a éludé les invitations que vous lui avez adressées pour quelques-unes de nos petites réunions.

– Oh ! je reviendrai à la charge ! Il m’impatiente, ce beau garçon, avec ses airs de glaçon et ses yeux vraiment trop dominateurs. Il faut qu’il s’humanise un peu, cela est ton affaire, belle petite. J’ai vu qu’il t’examinait beaucoup, sans trop en avoir l’air. Tâche de le faire descendre de la tour d’ivoire où il semble vivre un peu trop. Il fera bien dans nos réunions, avec sa haute mine, sa physionomie si peu banale, ses façons de gentilhomme... Oui, il est vraiment très, très bien. Certainement, il appartient à une fort bonne famille. Quand mes amis Preston seront ici, je leur demanderai de s’informer au sujet de ces Clenmare.

– Peut-être la famille est-elle depuis longtemps installée en France, fit observer Viviane.

– Je ne le pense pas, car le docteur Lebras nous a dit que le jeune homme n’était pas naturalisé.

Sur ce, Mme de Friollet revint à l’élaboration du programme de sa soirée. Mais Viviane se montrait maintenant quelque peu distraite. Cette parole de sa cousine : « J’ai vu qu’il t’examinait beaucoup », était venue corroborer ses propres remarques. Le docteur Clenmare, depuis sa première visite, trois semaines auparavant, était revenu deux fois au manoir, appelé pour d’insignifiants malaises. Il s’était montré froidement courtois, répondant par une réserve quelque peu hautaine à l’habile curiosité de la vieille dame, qui cherchait volontiers à connaître tous les tenants et aboutissants des gens en rapport avec elle. Mais Viviane avait eu conscience d’être l’objet d’un certain intérêt de sa part. Elle était, du reste, trop bien persuadée de l’irrésistible puissance qu’elle détenait par sa beauté pour s’en étonner. Toutefois, la personnalité supérieure devinée chez le jeune médecin donnait à cette attention une apparence particulièrement flatteuse pour un amour-propre féminin. Viviane songeait avec un petit frémissement de plaisir qu’il serait très intéressant d’émouvoir cet homme si différent de tous ceux connus par elle jusqu’ici, de faire fondre cette sorte de glace dont il s’enveloppait, de voir cette tête altière s’incliner, vaincue, devant son charme féminin, et ces yeux si beaux, verts et profonds comme l’océan, s’éclairer de lueurs amoureuses. Mme de Friollet l’y engageait elle-même. Allons ! elle s’amuserait à faire cette conquête, à rendre moins sauvage ce savant docteur qui, s’il le voulait, ferait si bonne figure dans le monde.

Le lendemain, un dimanche, Mme de Friollet, qu’accompagnait sa jeune cousine délicieusement vêtue de rose, manœuvra pour se trouver, à la sortie de la messe, près de Mme Clenmare et de son fils. Elle tendit la main à celui-ci avec un très affable : « Bonjour, cher docteur. » Puis elle dit le plus gracieusement du monde :

– Je serais charmée que vous nous présentiez à madame votre mère.

Alwyn n’avait qu’à s’exécuter. Il le fit d’ailleurs sans apparente mauvaise grâce, avec une aisance courtoise. Mme Clenmare, qui semblait toute jeune sous un chapeau de paille noire très simple et seyant à son visage délicat, laissa voir son contentement devant l’amabilité que lui montrait Mme de Friollet. Comme celle-ci témoignait le désir de la voir un jour prochain à la Ville-Querdec, elle leva sur son fils un regard de craintive prière.

– Je... je ne sais... Alwyn...

– Ma mère a perdu l’habitude du monde, dit Alwyn avec froideur. Il lui serait pénible d’y reparaître.

Une désolation subite embruma les yeux de Mme Clenmare. Mme de Friollet répliqua :

– Mais, docteur, il ne s’agit pas de mondanités ! Mme Clenmare viendra nous voir en voisine, simplement.

Alwyn eut une hésitation légère. Devant lui, une charmante figure, deux grands yeux noirs souriaient à l’ombre d’une souple capeline claire et semblaient demander avec quelque reproche : Pourquoi tant d’intransigeance ? »

Il dit brièvement.

– En ce cas, ma mère se fera un plaisir d’aller vous voir quelques instants, madame.

Une rougeur de joie monta au teint encore frais de Mme Clenmare.

– Oui, un plaisir... certainement...

– Ah ! j’en suis ravie ! dit Mme de Friollet. Mais, puisque vous habitez non loin de chez moi, vous allez tous deux profiter ce matin de ma voiture.

– Je vous remercie de cette attention aimable, mais nous ne saurions en profiter, car ma mère a besoin de quelque exercice, répondit Alwyn de ce ton net et absolu qui ne laissait place à aucune insistance, comme le disait avec quelque irritation, un instant plus tard, la vieille dame à Viviane, dans la voiture qui les emportait vers la Ville-Querdec.

– Et as-tu vu, petite, cette façon d’imposer sa volonté à sa mère ? La pauvre femme mourait d’envie d’accepter mon invitation. Mais elle paraît avoir une peur bleue de son fils. Ah ! il doit être un singulier personnage, ce docteur

Clenmare !... Mais la mère semble charmante. Si jeune encore, si fine, visiblement femme du monde... Du reste, nous la jugerons mieux hors de la présence de son fils, qui me fait l’effet de la paralyser. Qu’en dis-tu, Viviane ?

– J’ai eu la même impression, ma cousine.

En même temps, avec un orgueilleux espoir, elle songeait :

« J’aimerais à connaître le plaisir que doit ressentir une femme en voyant soumis à son empire un homme de ce caractère. »

Alwyn et sa mère, par des chemins embaumés des senteurs d’aubépine, regagnaient leur logis. Mme Clenmare, la première, rompit le silence.

– Elles sont très bien, ces dames, Wynnie.

– Très bien, dit-il laconiquement.

– La jeune fille est tout à fait une beauté, comme vous me l’aviez dit ! Je serais contente, Wynnie, de les voir quelquefois.

– Quelquefois seulement... et prenez bien garde, ma mère, à la curiosité de Mme de Friollet. N’oubliez pas que j’entends rester le docteur Clenmare, rien que cela, et que l’on doit ignorer ici l’avenir qui m’attend. J’ai déjà assez de peine à obtenir un peu de paix pour mes travaux sans la voir troublée davantage par le fait que l’on serait instruit de mon origine. Il est même inutile que vous fassiez connaître le nom de notre famille, quelqu’un, dans le pays, pouvant avoir appris autrefois que la dernière des Pardelou était devenue la femme d’un Clenmare, lequel, pour ce motif, avait encouru l’inimitié, la colère de son père, l’un des premiers d’Angleterre.

– Vous savez bien que j’ai toujours été muette là-dessus, Wynnie ! Depuis que votre père n’a plus voulu s’appeler que Clenmare, jamais un autre nom n’est sorti de ma bouche.

– Je ne doute point que vous continuiez à vous conformer à cette volonté qui est devenue la mienne. Je vous avertis seulement de vous défier de la vieille dame, car elle s’ingéniera pour connaître ce qui ne la regarde pas. Souvenez-vous donc que je serais extrêmement contrarié...

Il appuya sur ces mots avec une sorte de dureté.

– ... Si quelqu’un venait à apprendre, par vous, ce que je tiens à laisser caché jusqu’à nouvel ordre.

Mme Clenmare leva vers lui un regard anxieux.

– Oh ! Wynnie, vous savez bien que j’aurais trop peur de vous fâcher ! Quelquefois, je ne comprends pas vos raisons... mais je vous obéis quand même... vous le savez bien, cher Wynnie ?

– C’est ainsi qu’il faut toujours faire, ma mère.

Sur cette calme et froide réplique, Alwyn demeura silencieux. Du chemin qui montait vers le petit plateau, on découvrait maintenant la mer, grise et houleuse, ce matin. Le docteur Clenmare, en avançant, tenait son regard attaché sur l’horizon mélancolique, et la teinte verte des yeux énigmatiques s’assombrissait, toute la froide physionomie devenait douloureuse, sans perdre ce caractère d’énergie hautaine qui en était la note dominante.

IV

Après une longue bouderie, le ciel breton venait enfin de se rasséréner, en cet après-midi de juillet. Viviane avait pu faire dresser les tables du goûter dans le jardin, sur une terrasse d’où l’on découvrait le golfe ensoleillé. Vêtu de blanc, ses beaux cheveux noirs coiffés avec une apparente simplicité, Mlle de Coëtbray allait et venait en jetant un dernier coup d’œil sur les préparatifs de la petite réception à laquelle Mme de Friollet conviait des intimes.

Avec elle, se trouvait un mince jeune homme en élégante tenue d’été. La raie de ses cheveux châtains était impeccable et tous les décrets de la mode se voyaient réalisés chez lui, des pieds à la tête. Il marchait le front redressé, visiblement fort satisfait de sa personne, et probablement persuadé que sa figure plate et blême ornée d’une petite moustache rousse, ses yeux gris inexpressifs et l’allure étudiée de son maigre corps réalisaient le summum de la beauté masculine.

C’était le baron Adolphe Desmuriers, neveu du défunt M. de Friollet. Il habitait Vannes, où Viviane avait fait précédemment sa connaissance et, comme chaque année, venait passer quelque temps à la Ville-Querdec. Pourvu d’une assez belle fortune, il menait une existence oisive, très mondaine, à laquelle il devait la particulière sympathie dont l’honorait Mme de Friollet, sa tante par alliance.

À Vannes, il avait commencé de faire la cour à Viviane et il continuait ici où il était arrivé depuis trois jours. Elle accueillait cet empressement avec le mélange de réserve et de coquetterie habituel chez elle. Trop intelligente pour se laisser imposer par la vanité du personnage, elle ne se montrait pas néanmoins insensible à la perspective d’être demandée en mariage par ce jeune homme pourvu de belles rentes et assez bien apparenté, tout au moins du côté maternel, les Desmuriers, eux, étant des parvenus de fraîche date. Très persuadée du pouvoir de sa beauté, Viviane ne doutait pas d’amener, quand elle le voudrait, le baron à se déclarer. Mais elle ne se pressait pas, car si la fortune lui agréait, le mari était assez loin de réaliser ce qu’elle eût souhaité.

Oui, vraiment, Desmuriers lui déplaisait... de plus en plus. Il y a des comparaisons trop écrasantes pour les gens de sa sorte. Quand on connaissait un docteur Clenmare...

Viviane, du geste impatient dont on écarte une mouche importune, repoussa une coupe de fruits disposée sur la table qu’elle inspectait.

– Eh ! vous semblez nerveuse, mademoiselle ! dit Adolphe avec un aimable sourire.

– Un peu, oui... Donnez-moi votre avis sur l’arrangement de ces tables. Est-ce bien ?

– Charmant ! Quelle merveilleuse idée a eue ma tante en appelant près d’elle une fée comme vous !

Elle sourit avec un peu d’effort, en répliquant :

– Je suis heureuse de lui rendre quelques services...

– Des services ! Dites que vous êtes la grâce de cette demeure, belle Viviane !

Desmuriers s’emparait de la jolie main très blanche et essayait de la porter à ses lèvres. Mais Viviane la lui enleva prestement, avec un petit rire de moquerie provocante !

– Allons voir si nos invités commencent à venir... Tenez, si vous voulez me faire plaisir, cueillez-moi un iris... un mauve, là.

Desmuriers s’empressa. Viviane, les lèvres plissées par un sourire dédaigneux, le regardait choisir la fleur demandée. Mais elle lui adressa un merci très gracieux en recevant de ses mains l’iris mauve qu’elle attacha aussitôt à son corsage.

Dans l’un des salons du manoir, Mme de Friollet accueillait ses invités. Au moment où arrivaient Viviane et le baron, elle serrait la main de Mme Clenmare, derrière laquelle s’inclinait la haute taille souple d’Alwyn. C’était la seconde fois que le jeune médecin acceptait une invitation à la Ville-Querdec. Mais sa mère, presque chaque semaine, venait prendre le thé un après-midi. Mme