Pas de pardon à Locronan - Bernard Larhant - E-Book

Pas de pardon à Locronan E-Book

Bernard Larhant

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Beschreibung

Pourquoi la ville de Locronan en veut-elle tant à Anne ?

Quel délit avait pu commettre Anne pour se voir rejetée de Locronan à vingt ans et victime d'un sabotage criminel lors de son retour au pays, près de trente années plus tard ? Ami de la victime qui s'apprêtait à lui révéler les faits, Paul Capitaine se joint, avec Sarah, aux investigations des gendarmes locaux. Sous les giboulées de mars, Locronan révèle sa face obscure ; les vieilles légendes ressurgissent, les habitants jouent le mutisme, le climat devient pesant. L'enquête piétine et s'enlise. De Locronan à Saint-Renan, Paul se perd entre réalité et mythes, religion chrétienne et croyances celtes, rumeurs malsaines et non-dits irritants, vieilles rancœurs familiales et basses manœuvres cupides. Enfin, pour couronner le tout, Sarah est amoureuse...

Retrouvez Paul Capitaine dans le 5e tome de ses enquêtes à couper le souffle !

EXTRAIT

"— Et c’est en venant vous rencontrer au commissariat de Quimper qu’elle a eu l’accident ? poursuivit Anaïs, au bord des larmes. Enfin, accident…
— La veille, en fin d’après-midi, elle avait déjà repris contact avec moi, pour me faire part de ses craintes, précisai-je en fixant la jeune orpheline avec beaucoup de tendresse. Depuis son retour à Locronan, elle était l’objet de menaces, d’appels anonymes, du mépris de tous les gens. Cette fois, une personne avait pénétré dans la maison en pleine nuit pour y déposer un corbeau mort qui tenait dans son bec, non pas un fromage, mais un message : « Fiche le camp d’ici, Keben, vieille sorcière ! » Elle m’avait expliqué que Keben était le nom d’une femme redoutable des temps anciens, sans doute une druidesse qui avait affronté saint Ronan durant toute son existence. Elle semblait effrayée par cette menace directe et violente, choquée par le contenu explicite du papier…
—Mais pourquoi l’appeler ainsi ? interrogea la fille, incrédule. Que signifie ce mot en breton ? J’imagine qu’il s’agit d’une insulte…Pourquoi les gens d’ici lui en voulaient-ils autant ? Elle n’était pourtant pas une étrangère… Et pourquoi ne nous en a-t-elle jamais parlé ?"

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

"Éditions Bargain, le succès du polar breton." – Ouest France

"Livre palpitant, fin surprenante… "- Blog Au gré des balades

À PROPOS DE L’AUTEUR

Bernard Larhant est né à Quimper en 1955. Il exerce une profession particulière : créateur de jeux de lettres. Après avoir passé une longue période dans le Sud-Ouest, il est revenu dans le Finistère, à Plomelin, pour poursuivre sa carrière professionnelle. Passionné de football, il a joué dans toutes les équipes de jeunes du Stade Quimpérois, puis en senior. Après un premier roman en Aquitaine, il se lance dans l'écriture de polars en créant un personnage de policier au parcours atypique, le capitaine Paul Capitaine. À ce jour, ses romans se sont vendus à plus de 110 000 exemplaires.

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

- Sylvaine Le Berre, pour son regard averti.- Nathalie Gloanec, pour ses précieuses anecdotes.

PRINCIPAUX PERSONNAGES

PAUL CAPITAINE : La cinquantaine, capitaine de police, ancien agent des services secrets français. Natif de Quimper, il connaît bien la ville et la région. Désabusé sur la société à l’issue de sa carrière à la Cellule-Élysée, il trouve au sein de la brigade criminelle de Quimper une seconde jeunesse grâce à Sarah, sa partenaire mais aussi sa fille. Il est très proche de la magistrate Dominique Vasseur.

SARAH NOWAK : 27 ans, d’origine polonaise, lieutenant de police. Engagée dans la police pour retrouver son père, originaire de Quimper, elle va le découvrir derrière les traits de son partenaire et mentor Paul Capitaine. Dotée d’un caractère fort et généreux, elle conserve en elle des rêves d’absolu. Son souci majeur : ne pas avoir encore croisé le grand amour.

DOMINIQUE VASSEUR : 44 ans, célibataire, substitut du procureur de la République. Elle a échoué à Quimper après une affaire confuse à Marseille. Intelligente, opiniâtre, loyale, elle est complexée par un physique replet. Elle a vite apprécié la compagnie de Paul et cela fut réciproque. Seulement, entre eux, rien n’est jamais simple et le mauvais sort se joue en permanence de leurs sentiments.

ROSE-MARIE CORTOT : 26 ans, d’origine antillaise, enquêtrice de police. RMC pour tout le monde. Le rayon de soleil de l’équipe par sa bonne humeur permanente, le plus de la brigade criminelle par son génie de l’informatique. Et surtout la confidente et la meilleure amie de Sarah.

RONAN FEUNTEUN : La cinquantaine, divorcé, journaliste et patron de l’agence quimpéroise d’Ouest-France. Camarade de jeunesse de Paul Capitaine. Entre eux, un accord tacite : le journaliste transmet ses informations au policier ; en échange, celui-ci lui réserve la primeur du résultat des enquêtes.

JULIE VARAIGNE : 29 ans, célibataire, secrétaire du substitut Vasseur. Grande blonde élancée, au comportement très libre, elle est devenue la maîtresse de Paul, en attendant que Dominique se déclare. Franche, loyale, à l’écoute des bruits de couloir, elle met souvent, même involontairement, le policier sur la bonne piste. De plus, Julie est un fin cordon-bleu…

PROLOGUE

Dans mon existence, il m’avait été donné d’assister à bien des enterrements, en tout lieu, au milieu de tout public, en toutes sortes de circonstances ; le décès de membres de ma famille, de proches, de collègues, de victimes d’affaires dont j’avais la charge, même de truands. Cependant, jamais je n’avais vécu moment plus sinistre que celui que nous endurions avec Sarah, sous un ciel gris métal digne de l’apocalypse, une pluie battante bien bretonne, qui glaçait les gens jusqu’aux os et les cris stridents de corbeaux qui avaient squatté le clocher de l’église. J’avais connu le bourg de Locronan plus hospitalier, notamment sous les chaleurs d’été ; il ressemblait alors à une ruche turbulente aux activités rythmées par le bourdonnement de touristes enthousiastes. Mars nous offrait son plus funeste décor et la cité médiévale, une bien pathétique mise en scène pour le départ d’une femme de quarante-neuf ans vers ce que l’on appelait si pudiquement sa dernière demeure. Autour de nous, autant d’employés de la société de pompes funèbres que de proches de la défunte, pour l’accompagner et lui dire adieu.

Pas de passage à l’église, pas de service funéraire, juste quelques mots émus, lancés d’une voix tremblante par Lucas, le fils de la victime, Anne Collinot. Il avait vingt-cinq ans et venait de recevoir sur la tête, le poids du ciel et de ses tourments. Près de lui, Anaïs, sa jeune sœur qui ne cessait de pleurer, ajoutant ses crises de larmes au pathétique de l’instant. Puis Philippe Gerbaut, le patron de l’hôtel-restaurant du Puits d’Amour situé sur la place du village ; Roland Guiffant enfin, le maire de Locronan, grand personnage dégingandé de plus de soixante ans, au visage fermé de circonstance. Et personne d’autre !

Même Marie Le Men, la sœur de la défunte, n’avait pas daigné se déplacer… Le cercueil au fond du trou, les employés allèrent chercher leurs pelles. Le petit groupe se retira après un dernier regard plongeant sur le cercueil, accompagné d’un pétale de rose symbolique. Philippe Gerbaut annonça qu’il offrait un café chaud à ceux qui le désiraient. Personne ne répondit ; on emboîta pourtant tous son pas. Sarah se collait à moi pour tenter de trouver un peu de chaleur, pour le corps et le cœur, sous son parapluie un rien trop petit pour deux têtes.

Un peu plus tard, installés tous les six autour d’une table du bar du Puits d’amour, on demeurait muets, faute de trouver la première parole à prononcer. Lucas, le fils, releva le premier les yeux pour me demander si nous avions recueilli de nouveaux indices susceptibles de confirmer la thèse du sabotage de la voiture. J’opinai de la tête, avant d’expliquer que les freins du véhicule avaient été trafiqués, comme nous l’avions subodoré, sans que, pour l’instant, cela nous mène vers une piste solide ; il était encore trop tôt. Sa jeune sœur prit le relais en me demandant si c’était vrai que je connaissais sa mère depuis longtemps. Je replongeai dans un passé lointain :

— Oui, nous avions dix-sept ou dix-huit ans et nous étudiions tous deux en section G3 au lycée de Cornouaille. Elle était en terminale, j’étais en première ! Elle était interne au lycée Brizeux et venait suivre les cours avec nous, comme bon nombre de filles. On se voyait seulement durant les intercours ! Nous étions une bande de footeux à investir un préau disponible pour taquiner inlassablement une balle de tennis. Anne nous regardait avec envie, on l’avait invitée à se joindre à nous. Elle avait d’abord refusé, tout en restant nous observer, puis elle s’était laissée tenter… Elle nous avait expliqué un peu plus tard qu’elle connaissait beaucoup de filles qui aimeraient pratiquer le foot. Nous en avions parlé aux dirigeants du Stade Quimpérois, ils n’avaient pas été convaincus de l’intérêt de la démarche. Pourtant, peu après, la ville possédait son équipe féminine et Anne en représentait l’un des moteurs. On se voyait parfois aux entraînements, les filles utilisant le terrain de Kerhuel après nous, les juniors du club.

— Et c’est en venant vous rencontrer au commissariat de Quimper qu’elle a eu l’accident ? poursuivit Anaïs, au bord des larmes. Enfin, accident…

— La veille, en fin d’après-midi, elle avait déjà repris contact avec moi, pour me faire part de ses craintes, précisai-je en fixant la jeune orpheline avec beaucoup de tendresse. Depuis son retour à Locronan, elle était l’objet de menaces, d’appels anonymes, du mépris de tous les gens. Cette fois, une personne avait pénétré dans la maison en pleine nuit pour y déposer un corbeau mort qui tenait dans son bec, non pas un fromage, mais un message : « Fiche le camp d’ici, Keben, vieille sorcière ! » Elle m’avait expliqué que Keben était le nom d’une femme redoutable des temps anciens, sans doute une druidesse qui avait affronté saint Ronan durant toute son existence. Elle semblait effrayée par cette menace directe et violente, choquée par le contenu explicite du papier…

— Mais pourquoi l’appeler ainsi ? interrogea la fille, incrédule. Que signifie ce mot en breton ? J’imagine qu’il s’agit d’une insulte… Pourquoi les gens d’ici lui en voulaient-ils autant ? Elle n’était pourtant pas une étrangère… Et pourquoi ne nous en a-t-elle jamais parlé ?

— Elle se posait les mêmes questions que toi ! Depuis sa jeunesse, les gens d’ici l’affublaient de ce surnom méprisant, je crois qu’il signifie sorcière, mégère… Ses parents n’avaient jamais voulu justifier les raisons de cette profonde animosité. Un secret de famille ou de village, à coup sûr ! À cette époque, il était de bon ton de cacher aux enfants les problèmes de la maison… Elle n’en savait sans doute pas suffisamment pour aborder le sujet avec vous, ses enfants… Pas davantage avec moi, en venant me rencontrer, à moins qu’elle n’ait voulu révéler ce que cachait ce mystère… Devant son désarroi, même s’il ne m’était pas autorisé d’enquêter sur Locronan, je lui avais suggéré de revenir à mon bureau le lendemain, avec les indices dont elle disposait. Notamment le mot qui accompagnait la dépouille du corbeau ; je cultivais l’espoir d’y découvrir quelques indices exploitables, des empreintes de doigts notamment… Par malheur, elle n’est jamais arrivée à Quimper…

Les regards se penchèrent aussitôt sur les grandes tasses de café. J’en fis de même et ne pouvais m’enlever du crâne ces instants étonnants de retrouvailles. Quand elle s’était approchée de mon bureau du commissariat de Quimper, je n’aurais pas reconnu aussitôt Anne, sans son imposante chevelure rousse qui partait dans tous les sens. Trente années s’étaient écoulées, pour elle comme pour moi ! Bien sûr, elle avait forci, même si elle était restée une belle femme, nantie d’un caractère bien trempé qui faisait d’elle la capitaine de l’équipe. Je ne pouvais non plus oublier ses yeux gris bleu très clairs, capables de subjuguer tous les hommes !

Elle commença par me parler de son parcours. Le foot d’abord, le Stade Q, puis Juvisy, un club huppé de la région parisienne. La rencontre avec Sébastien Collinot, un kiné originaire de l’Ile-de-France, à la suite d’une blessure à la cheville. Le coup de foudre réciproque, un mariage rapide, l’arrivée de Lucas, l’aîné. Elle avait décidé de quitter son poste au secrétariat de la mairie de Juvisy pour assumer le suivi de l’agenda de son mari. Ils vivaient bien, ne manquaient de rien, filaient le parfait amour, envisageaient plein de projets. Anaïs pointait son nez mutin trois années plus tard, assez turbulente pour inciter ses parents à en rester là. Ils nageaient tous les quatre dans le bonheur, jusqu’à ce que Sébastien ne contracte une maladie sanguine, une mononucléose infectieuse, qui allait attaquer la moelle osseuse et le terrasser en quelques mois. Tout s’écroula alors autour d’Anne.

Il lui avait fallu retrouver un travail pour s’assumer et financer les études d’Anaïs. Elle voulait devenir maquilleuse, évoluer plus tard dans le milieu artistique et côtoyer les stars. Elle fréquentait une école située vers Marseille, histoire de commencer son existence professionnelle sous le soleil… Elle ne comprenait pas pourquoi il fallait apprendre autant de matières inutiles pour devenir diplômée en mascara, blush et autre fond de teint… Lucas, pour sa part, s’assumait déjà et volait de ses propres ailes. Un bon poste à Wall Street après un stage réussi dans une banque américaine au sortir de l’université à laquelle il avait accédé avec deux années d’avance sur ses congénères. Une trajectoire brillante, exemplaire, précoce et sérieuse…

Anne avait fini par décrocher une place de serveuse dans une brasserie, un job harassant qui lui permettait cependant de boucler les fins de mois. Elle trouvait peu à peu un nouvel équilibre, aidé par son fils qui avait décidé de revenir en France poursuivre sa carrière, soucieux de soutenir sa mère. Ses collègues américains ne comprenaient pas sa volte-face alors que la fortune s’offrait à lui. Il voulait seulement ne pas fonder son existence sur les seules valeurs de la réussite sociale. Il avait toujours été proche de sa mère, attentif à ses soucis et à ses désirs, même si leur entourage s’accordait à dire qu’il ressemblait davantage à son père ; une sensibilité à fleur de peau qui n’avait d’égale qu’une intelligence intuitive et une vivacité d’esprit hors du commun. Et aussi ce côté renfermé, peu loquace, taciturne même, parfois… À l’inverse d’Anaïs, au tempérament aussi impétueux et volontaire que celui de sa mère, à l’énergie hyperactive dans la réalisation des projets qu’elle poursuivait ; le choc de deux silex, origine d’étincelles permanentes entre elles !

Et puis arriva l’anniversaire des cinquante ans de mariage des parents Larvor pour lequel toute la famille fut réunie à Locronan, dans la maison familiale. Ces moments intimes se terminaient mal, le plus souvent, car les deux sœurs se détestaient depuis des lustres. Il fallait dire que tout les opposait ; l’une s’agenouillait dans les églises quand l’autre courait en short après un ballon. L’une avait dû se contenter d’une scolarité locale quand l’autre avait poursuivi des études à Quimper. L’une avait épousé un sculpteur sur bois du pays quand l’autre avait pris pour époux un kiné parisien… Cette fois encore, Marie reprocha à Anne sa vie facile, ses tenues extravagantes, la mauvaise éducation d’Anaïs. Les accusations ne restèrent pas sans réponse. Le ton monta, les portes claquèrent, la fête était en partie gâchée…

Les parents eurent cependant le temps d’apprendre à leurs filles qu’en cadeau d’anniversaire, ils s’étaient loué un voilier pour voguer dans la baie de Douarnenez, comme du temps de leur jeunesse, alors qu’il était mousse sur un chalutier et elle “Penn Sardinn” dans une conserverie, comme bien des filles de la région. Il se sentait encore la force de tenir la barre et elle de hisser les voiles. Ils avaient présagé de leurs forces, le voilier s’abîma sur les Tas de Pois et tous deux périrent dans l’accident. Un nouveau drame dans l’existence d’Anne qui se remettait à peine de la mort de son époux.

Peu après l’enterrement, Marie décida de vendre le magasin de brocante des parents et réclama la signature de sa sœur. La promptitude de la démarche choqua l’aînée qui réclama un moment de réflexion. Après en avoir parlé avec Lucas, son meilleur conseiller dans toutes les affaires financières, elle décida de revenir au pays pour reprendre le commerce familial. Il l’aida, avec ses premières économies, à payer sa part à Marie, pour qu’elle n’ait rien à devoir à sa sœur. Il effectua les démarches pour trouver un poste à Quimper, dans une succursale de banque du groupe qui l’employait, sabordant sans remords tout plan de carrière. Il se chargeait déjà du loyer de sa jeune sœur, pour soulager financièrement sa maman ; une fois de plus, il restait présent à ses côtés, désireux de la soutenir, en nouveau chef de famille.

Je me souvenais, confortablement installé dans mon fauteuil d’officier de police, avoir avoué à Anne, lors de sa visite, qu’elle ne manquait décidément pas de courage. Accepter de quitter la vie confortable de la grande ville pour le climat rustique d’une bourgade où elle n’était visiblement pas la bienvenue, cela relevait presque du masochisme. Elle avait souri en rappelant que déjà, à l’époque, quand elle voulait pratiquer le football, elle avait engendré beaucoup de sarcasmes et de méfiance de la part de son entourage, qu’il s’agisse de membres de sa famille ou des relations de Locronan. Elle était habituée, depuis sa naissance, à avancer à contre-courant, à affronter les railleries de ses proches, à ne posséder que la solitude pour compagne. Elle avait fini par s’habituer à cet état de fait ; mieux même, à prendre l’adversité comme une drogue stimulante qui la forçait à se dépasser sans cesse. Une leçon de l’école du sport, à coup sûr ! Peut-être aussi des aléas de son enfance, avait-elle ajouté à voix basse…

La journée s’achevait, l’obscurité tombait lentement sur Quimper, je lui proposai de manger un bout ensemble, histoire de se remémorer le bon vieux temps. Elle me parlerait de sa carrière sportive, de la vie parisienne, de ses enfants… Elle accepta à condition que, de mon côté, je lui explique comment un contestataire invétéré comme moi, leader de bien des manifestations lycéennes de l’époque, avait fait son compte pour finir son parcours installé dans le fauteuil d’un officier de police. Une erreur d’aiguillage, rétorquai-je en haussant les épaules. Un comble pour le fils d’un chef de gare ! Anne éclata de rire avant de prononcer sa conclusion : je n’avais pas complètement changé ; j’avais gardé l’humour qui me permettait de toujours retomber sur mes pieds…

J’avais décidé de mener mon invitée à la brasserie de l’Épée. Comme Anne se dirigeait vers sa voiture, j’eus l’idée de la guider au préalable pour un détour vers le quartier de l’Hippodrome, où les promoteurs de zones d’activités artisanales n’avaient éprouvé aucun remords à raser les vestiges de nos premiers pas sportifs. Ils n’avaient laissé sur place qu’un unique terrain de foot, et encore à un endroit bien éloigné du théâtre de nos exploits passés ! Après un moment de recueillement, nous avions éclaté de rire. Je n’avais pas oublié le rire communicatif d’Anne ; il faisait si bon de l’entendre à nouveau…

Une fois tous deux installés à la table du dîner, elle me demanda si j’étais marié. Je lui avouai que non, cela sembla la détendre. Je tins à lui préciser que j’avais noué une amitié solide avec le substitut du procureur, Dominique Vasseur, en stage à Paris pour la semaine, ce qui attrista immédiatement Anne, même si elle trouva cela super pour moi. Elle accusa encore un peu plus le coup quand je lui annonçai que j’étais le papa d’une fille de 27 ans qui, comme moi, travaillait dans la police.

— De toute manière, je ne me serais jamais vue dans la peau d’une femme de flic ! ponctua-t-elle dans un sursaut d’énergie, chez elle si caractéristique. Tu sais, il m’arrive souvent de penser au chemin d’une existence, de choix hasardeux à un croisement jusqu’aux accidents de parcours, en passant par les déviations obligatoires… Nul ne peut dire ce qu’aurait été sa vie si, à un moment, il avait pris une direction différente… Voilà pourquoi je regarde toujours devant moi…

— C’est plus prudent, au volant ! arguai-je, misérieux, mi-goguenard.

— Décidément, tu n’as pas changé, tu tournes toujours en dérision les conversations les plus profondes ! Heureusement, je te connais, tu utilises l’humour pour éviter de t’impliquer dans un dialogue trop personnel…

— Disons que je n’aime pas résumer en une phrase une réflexion plus complexe ; je ne possède pas instantanément l’esprit de synthèse. Là où je suis d’accord avec toi, c’est dans le fait de regarder l’avenir ; le passé me déprime ! Pourtant, j’aime m’y replonger, certains soirs, va comprendre…

On passa cependant une agréable soirée à évoquer des instants heureux de notre jeunesse, des anecdotes cocasses ou encore le souvenir de camarades communs, perdus de vue depuis lors… Lorsque le moment vint de nous quitter, Anne eut beaucoup de mal à monter dans sa petite Peugeot 107 pour regagner Locronan. Je lui rappelai que tout indice de sa part pouvait me permettre de retrouver plus rapidement la trace de l’individu qui s’était introduit chez elle en son absence. Elle me proposa de passer à son domicile, pour la bonne avancée de l’enquête ; je lui répliquai que cela m’était impossible, car je travaillais à la Crim’ et il n’y avait pas eu meurtre. D’ailleurs, avais-je ajouté, à ma connaissance, il existait sur Locronan une brigade de gendarmerie dont les membres verraient certainement d’un mauvais œil un policier quimpérois piétiner leurs plates-bandes.

Elle avait haussé les épaules dans un sentiment de frustration volontairement affirmé et m’avait asséné d’une voix ironique, sur le ton du reproche, avant de prendre place derrière le volant :

— S’il faut que je sois morte pour que tu t’intéresses à mon sort, tant pis pour toi ! Peut-être que ce fou m’attend dans ma chambre pour me faire la peau…

— À demain, avec le mot qui accompagnait le corbeau ! avais-je répliqué en accompagnant ma parole d’une esquisse de sourire et d’un clin d’œil complice. Une analyse graphologique, une prise d’empreintes, c’est tout ce que je peux faire pour t’aider, je suis désolé ! Viens en fin de journée, nous dînerons encore ensemble… Prends soin de toi, en attendant, va dormir dans la chambre d’amis, par exemple…

Le lendemain, j’attendis vainement l’arrivée de mon ancienne copine au commissariat et je commençai à m’inquiéter de son retard ; j’appelai son portable sans résultats jusqu’à ce qu’un gendarme me réponde à la place de la correspondante, pour m’apprendre qu’Anne Collinot était morte accidentellement, son véhicule ayant quitté la route dans les virages de la descente sur Plogonnec, dans la direction de Quimper. Je restai un moment sans voix, en colère contre moi-même, pressentant un coup de ses adversaires.

— Vous la connaissiez bien ? interrogea le gendarme, suspicieux comme tous les gendarmes, toujours enclins à poser une question insignifiante pour glaner quelques miettes pour leur enquête.

— Elle se dirigeait vers Quimper pour venir à mon bureau apporter un message qui lui avait été transmis en accompagnement du cadavre d’un corbeau déposé à son domicile ! exprimai-je, mal à l’aise devant le mauvais enchaînement des circonstances. Elle craignait pour sa vie, elle m’en avait déjà touché deux mots, des gens de Locronan lui voulaient du mal. Sinon, je la connaissais, oui, même si nous avions perdu le contact depuis trente ans, ce qui n’est pas rien. Pourtant, le temps ne semblait pas avoir eu de prise sur le lien amical qui nous unissait…

— Dans ce cas, puisque vous la saviez en danger, pourquoi ne pas nous avoir contactés à la gendarmerie de Locronan ? Nous aurions assuré sa protection ! Remarquez, cela m’a tout l’air d’un accident…

— L’hypothèse d’un sabotage n’est pas à exclure, ne négligez pas cette piste ! insistai-je timidement. Merci de me tenir au courant de vos conclusions…

Ce même vendredi matin, Dominique rentrait de Paris. Elle était heureuse de me retrouver, cependant elle comprit aussitôt qu’une ombre évidente masquait mon plaisir de la revoir. Je lui évoquai les retrouvailles avec Anne, son parcours dramatique, ses craintes devant un danger qui la menaçait et l’issue funeste de son existence. Alors que, si j’avais décidé de me rendre à Locronan pour enquêter discrètement sur place, elle serait encore en vie. Dominique me sermonna, elle m’interdit de cultiver des raisonnements aussi stupides. Pourtant, peu après, je reçus de la gendarmerie de Locronan le premier rapport de l’équipe scientifique : le câble de freins avait été sectionné, l’accident était inéluctable. Il s’agissait donc bien d’un meurtre, même si l’intention première des auteurs n’était pas forcément une issue mortelle, peut-être juste d’impressionner la conductrice. Le dossier avait été transmis à la brigade criminelle pour une enquête approfondie. Je rappelai aussitôt Dominique à son bureau du palais de justice pour exiger d’elle qu’elle me charge du dossier. Elle frôla le coup de sang ! Elle me rappela, à toutes fins utiles, qu’il était d’usage que le service qui se trouvait le premier en possession de l’affaire la suive jusqu’au bout. Elle n’entendait pas bousculer ce principe fondamental, au risque de réveiller une guéguerre stupide entre police et gendarmerie.

— Vous ne comprenez pas que je me sens mal et que je ne m’en sortirai pas tant que je n’aurai pas déniché le coupable ! m’emportai-je, excédé. Anne est venue réclamer mon aide et je n’ai pas pris ses craintes au sérieux ! Si vous ne possédez pas suffisamment de psychologie pour comprendre cela, nous n’avons plus rien à construire ensemble, nous ne plaçons pas les sentiments dans le même ordre…

— Pas de chantage de ce genre, Paul, c’est trop facile ! s’offusqua-t-elle aussitôt. En sens inverse, vous seriez le premier à hurler au scandale si un magistrat vous dépossédait d’une affaire que vous aviez entamée pour la confier à une autre équipe… Et puis Locronan, c’est le secteur rural, cela concerne donc la gendarmerie ! Je vous laisse, j’ai du travail en retard, Julie attend que le courrier soit paraphé pour pouvoir aller le poster…

Sarah arriva peu après, elle saisit la situation et m’expliqua que je n’avais pas le droit de placer Dominique devant un tel cas de conscience. Il existait des découpages territoriaux pour définir les compétences des uns et des autres, que je le veuille ou non. La magistrate ne pouvait se mettre la gendarmerie à dos, surtout pour privilégier l’homme qui partageait sa vie, même si notre relation n’était pas officiellement déclarée. Je savais que, l’une comme l’autre, elles avaient raison et cela m’irritait un peu plus. Sarah réalisa à quel point je culpabilisais de n’avoir pas répondu à l’appel d’Anne. Elle aussi me parla de la destinée, contre laquelle je ne pouvais rien ; il se trouvait des situations qui nous ramenaient à notre véritable et modeste condition humaine. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour tenter de me redonner le moral, usait de la patience et de la délicatesse d’usage pour me sortir de ma mauvaise spirale. Le téléphone retentit, je répondis par un grommellement caverneux car mon correspondant, quel qu’il fût, tombait au plus mauvais moment.

— C’est Dominique, j’ai pu m’arranger, la gendarmerie vous adresse le dossier au plus vite et vous êtes chargé de l’enquête en compagnie de Sarah. Mais ne me refaites plus jamais un chantage de ce genre, je n’apprécie pas du tout… En raccrochant, j’avais mauvaise conscience, la désagréable sensation de passer pour une femme sans cœur à vos yeux… Pire, une mégère jalouse qui règle bassement ses comptes avec une ancienne rivale… Et quand elles obtiennent satisfaction, certaines personnes bien élevées disent merci, voyez-vous…

— Merci Dominique, et pardon pour mon comportement maladroit, agressif même ! Je regrette mes paroles, je n’ai pas contrôlé ma colère, cette affaire me touche au plus profond de moi-même, elle remue des souvenirs si forts, me rappelant ma jeunesse… Je vous promets de vous tenir au courant…

— Elle comptait tant que cela pour vous, cette amie d’enfance ? questionna la magistrate d’une voix plus douce.

— J’ignore s’il existe un appareil pour mesurer l’affection qui unit les êtres humains ! répliquai-je, embarrassé par une interrogation que je savais suspicieuse et piégeuse. Si j’avais viscéralement tenu à Anne, j’aurais repris contact avec elle, au cours de ces trente années ; si elle m’indifférait totalement, je ne me serais pas intéressé à son histoire ; d’ailleurs, elle ne serait pas venue m’appeler à l’aide. Que pourrais-je ajouter d’autre ? Le tracé de deux existences est parfois parallèle et proche, puis il s’éloigne durant des décennies, avant une nouvelle rencontre… Si vous voulez savoir si j’aurais pu vous quitter pour elle, la réponse est non ! Nous n’avions rien à construire ensemble, elle et moi… De plus, pour vous quitter au profit d’une autre, encore faudrait-il que nous vivions ensemble, que nous ayons une histoire ensemble…

— Vous êtes stupide, Paul, je m’intéressais juste à votre douleur, en toute amitié, sans aucune arrièrepensée… Pardonnez-moi, je dois vous laisser, Julie s’approche de moi avec une nouvelle pile de paperasse à signer…

L’après-midi, je reçus le dossier complet de la gendarmerie, avec le rapport du légiste et celui des services techniques. Rien de nouveau à nous mettre sous la dent, pas d’empreintes exploitables sur le véhicule, pas de traces de produits suspects dans les analyses sanguines de la victime ! Nous partîmes aussitôt avec Sarah vers Locronan pour poser les scellés sur la boutique. C’est là que je fis la connaissance de Lucas, le fils, qui fouillait tous les tiroirs dans l’espoir d’y trouver les papiers familiaux, soucieux d’accomplir au plus vite les formalités administratives. Il semblait dans un état second et en voulait à la terre entière, jurant que jamais personne, à part Sébastien, n’avait aimé sa mère comme elle l’aurait mérité. À quoi bon le contredire, après un tel drame ? Je n’en possédais ni le droit ni la volonté. Sarah lui conseilla de boire un verre d’eau, cela aidait le corps à surmonter la douleur. Toujours pratique, ma fille ! Elle lui parla de son expérience et, étonnamment, le garçon s’apaisa ; elle avait trouvé les paroles justes pour toucher son cœur, elle possédait aussi ce talent, parmi tellement d’autres, cette sensibilité sans cesse disponible, une telle force innée de persuasion ! Tout simplement parce qu’elle aimait sincèrement les gens qui se trouvaient en face d’elle.

Le garçon expliqua qu’il avait prévenu sa jeune sœur qui allait arriver à Quimper par le train du soir, en provenance du Midi. Sarah se proposa de l’accompagner à la gare, mieux de l’y piloter, s’il ne se sentait pas la force de conduire une voiture. Il accepta volontiers et remercia Sarah de la proposition. Après l’accident de sa mère, il appréhendait de prendre le volant…

Elle lui répondit que son offre était normale, le minimum qu’elle puisse proposer, au vu de ces circonstances douloureuses.

Le soir venu, nous dînâmes tous les quatre au restaurant du Puits d’amour. Anaïs semblait absente, comme si elle ne réalisait pas encore la nature des événements. Si elle avait un petit air maternel, elle possédait des cheveux moins roux et un regard un peu moins pétillant qu’Anne. Il suffisait pourtant de peu de chose pour que son superbe regard félin gris bleu ne recouvre son éclat. Sarah la brancha sur ses études et Anaïs nous parla de son futur métier avec passion et plaisir, humour et dérision aussi, avant que son frère ne lui rappelle que le cadavre de leur mère se trouvait à la morgue. Elle répondit, avec aplomb, que la terre n’en continuait pas moins de tourner et la vie de s’écouler.

Sarah me regarda, très embarrassée, ne sachant que penser de cette fille au tempérament si semblable au temps breton, souvent capricieux.

La discussion se poursuivit encore quelques minutes durant lesquelles Anaïs-la-Rebelle jouait les cartes de la provocation ou de l’indifférence, affichant un tempérament qui ne pouvait que me rappeler celui de sa mère. En forçant trop le trait pour rester crédible, ce qui s’avérait rassurant. Cela se sentait tellement que je me demandais comment elle pouvait tenir si longtemps dans son rôle de composition. J’étais certain qu’elle saignait à l’intérieur, sans oser le reconnaître devant un public, même restreint, par pudeur ou par bravade. D’ailleurs, peu après, son visage se déforma en un instant et ses yeux prirent une teinte métallique.

— Vous allez coincer les salauds qui ont fait cela, Paul ! lança à voix haute la jeune orpheline, ce qui poussa les dernières personnes attablées autour de nous, à lever le nez de leur tasse de café. Il faut qu’elles paient, ces ordures, promettez-le-moi ! Pour le meurtre de Maman et pour tout ce qu’ils lui ont fait endurer depuis sa naissance…

— Je vais faire mon possible pour…

— Pourquoi lui en voulaient-ils autant, comme si elle avait la peste ? reprit Anaïs de plus belle. Je les déteste tous ! Tu fais ce que tu veux, Lucas, moi, je reste à la boutique jusqu’à ce que le mystère soit éclairci ! Et lundi, à l’enterrement, je ne veux de présents que ceux qui l’estimaient sincèrement, je me fiche des bondieuseries de la région ! Vous avez entendu ma volonté, vous tous qui avez arrêté de parler et feignez de regarder ailleurs, alors faites passer le message à tout le village, vous ne tuerez pas ma mère une seconde fois en jouant les hypocrites devant sa tombe !

— Je vous en prie, calmez-vous, Anaïs, me sentis-je le devoir de proférer à voix basse, les mots dépassent votre pensée…

— Et prévenez ses assassins, quels qu’ils soient, que leurs jours de liberté sont comptés ! surenchérit-elle en repoussant la main que j’avais posée sur son avant-bras. Paul Capitaine s’est déplacé spécialement de Quimper pour les débusquer et leur faire payer leur crime, ils ne lui échapperont pas…

— Viens, Anaïs, on va rentrer se coucher, on est tous les deux fatigués ! proposa le grand frère en saisissant la benjamine par le bras. Excusez-la, Messieurs-Dames, ce sont les nerfs qui ont lâché. La cérémonie est bien sûr ouverte à tous…

I

Retour à ce mardi pluvieux et frisquet de mars qui nous filait le bourdon. En plus, mouillés jusqu’aux os, nous ne parvenions pas à nous réchauffer. Sarah surtout, moins rompue que moi au climat de la région. Une fois le bol de café chaud avalé, nous décidâmes de quitter la table du bar du Puits d’Amour pour suivre Lucas et Anaïs en direction de la boutique de brocante, à l’autre bout de la place ; de son côté, le maire, bien silencieux et circonspect, retourna à ses dossiers de sa démarche nonchalante tandis que Philippe Gerbaud avait déjà rejoint ses cuisines depuis une demi-heure, même si la saison était calme. Locronan était une ville à découvrir à cette époque de l’année, même si un rayon de soleil n’aurait rien gâché à la beauté du site. Existe-t-il en France une place médiévale plus authentique que celle-ci, avec des bâtiments anciens, superbement restaurés, le sol recouvert de pavés inégaux, le puits central à la margelle duquel on imagine venir bientôt s’attacher un fier destrier, délaissé par son hardi chevalier, le temps d’une halte dans la taverne voisine ? Oui, il existe sûrement d’aussi typiques sites de par le pays, mais les Bretons ont le droit de se montrer chauvins, eux aussi, une fois de temps en temps…

La boutique de la famille Larvor, qu’Anne imaginait reprendre à la suite de ses parents, se trouvait diamétralement opposée au restaurant de Philippe Gerbaud. La bâtisse était reconnaissable au tronc de la glycine venu enlacer le barreau de la fenêtre, avant de proposer son appréciable ombrage à la façade de granit, une fois la belle saison arrivée. La vieille porte en chêne tenait encore le coup, malgré des décennies de bons et loyaux services. Les propriétaires pouvaient l’ouvrir à la faveur d’une grosse clé plutôt rouillée, que Lucas tenait dans sa main comme un trésor inestimable. Anne m’avait expliqué que l’inconnu s’était introduit par la porte arrière qui donnait sur un jardinet accessible à partir de la venelle voisine, descendant vers l’entrée d’une école. Sitôt l’électricité remise, on découvrit la caverne d’Ali Baba ; on se trouva rapidement au milieu d’un étonnant bric-à-brac, résultat d’acquisitions récentes des parents Larvor ; ils imaginaient remettre tout en ordre avant le début de la période estivale, qui commençait officiellement ici le 1er mai, avec la plantation du fameux Arbre de mai.

Lucas expliqua que sa mère envisageait de se débarrasser petit à petit des meubles, pour se spécialiser dans les objets de décoration et diversifier le commerce avec des articles plus modernes, notamment des produits régionaux et des œuvres de l’artisanat local. Il ouvrit les vieux volets patinés par le temps et l’on découvrit mieux un univers enchanteur qui racontait plus que des mots la vie du village et de la région. Il nous expliqua, avec une fierté touchante, que c’était l’une des plus vieilles maisons du bourg, qu’elle appartenait à la famille depuis plus d’un siècle, son grand-père l’ayant lui-même reçue de ses parents. Le carillon de l’angle du magasin, dont Anne avait certainement remonté les poids à son arrivée, sonna onze fois d’un tintement solennel. Il me semblait évident que le lieu ne nous donnerait aucune indication supplémentaire sur l’identité du criminel. De plus, il me tardait de me rendre à la gendarmerie pour signaler ma présence et ne pas créer un incident diplomatique. On prit donc congé des deux jeunes en leur confirmant que nous avions retenu deux chambres à l’hôtel du Puits d’Amour jusqu’au dénouement de notre enquête et qu’ils pouvaient nous y laisser un message à tout moment.

Nous traversâmes à nouveau le village, Sarah et moi, pour prendre la direction de la rue de la Montagne, avant d’obliquer sur la gauche pour emprunter la rue des Bruyères. Nous arrivâmes devant la bâtisse moderne qui abritait la gendarmerie, un peu à l’écart du bourg.

Nous n’en avions toujours pas fini avec cette pluie fine qui traversait les habits, rien qu’en courant de la voiture jusqu’à la porte d’entrée, ce qui eut l’heur de déclencher de nouvelles fulminations de la part de Sarah qui était justement passée à la hâte chez le coiffeur avant de rallier Locronan et devait déjà dire adieu à ses jolies bouclettes.

Dans des enquêtes en secteur rural, j’ai toujours compris mon intérêt à me placer dans le sillage des pandores locaux, pour peu qu’ils acceptent le concours d’un policier. En plus de leurs compétences aussi avérées que les nôtres, ils ont développé un sens aiguisé de la récupération de renseignements, à force de laisser traîner une oreille distraite sur la place du marché, au sortir de la messe du dimanche ou encore dans la salle d’un café. Les gendarmes amassent ainsi un nombre incalculable de renseignements dans leur mémoire quasiment informatisée. Et le moment venu, ils actionnent leur unité centrale pour établir un lien évident entre la menace d’un poivrot, la critique acerbe d’une bigote, la rancœur à peine masquée d’un vendeur de légumes et l’affaire qui les concerne.

Pour être précis, les facteurs possèdent eux aussi leur connaissance du terroir et de sa faune bigarrée. Un petit mot de réconfort par ci, un petit verre par là pour saluer l’arrivée de la pension, un coup de main ailleurs pour remplir un document administratif, le facteur représente un lien essentiel dans le paysage rural. Cela, c’était hier, avant les nouvelles organisations, les suppressions des bureaux non rentables, les poses de boîtes à lettres qui coupent la relation humaine, la rentabilité à tout va, le minutage des tournées quotidiennes… Et l’on s’étonne de compter tant de suicides que personne n’avait vu venir, de découvrir des cadavres dans des maisons désertes, bien des jours après un crime, d’entendre des gens se plaindre de solitude… Le service public est un lien social dont la rentabilité ne se mesure jamais à court terme, mais cela est une autre histoire…

Un planton nous reçut derrière son comptoir et nous conduisit très vite vers le bureau de l’adjudant-chef Jocelyn Rivoal, un athlétique quadragénaire d’apparence sympathique, dont le sourire jovial me rassura quelque peu. Nous n’avions pas besoin de faire les présentations, il savait qui nous étions.

— Capitaine Paul Capitaine et lieutenant Sarah Nowak ! déclara-t-il, en se levant, un sourire sans doute un peu forcé aux lèvres. Votre visite m’a été doublement annoncée ; d’abord par mes collègues de Quimper qui m’ont esquissé un portrait plutôt positif de vous deux. Vous avez déjà eu l’occasion de collaborer, je crois… Il est vrai que les opportunités sont plus nombreuses, depuis le rapprochement de nos services, d’échanger nos savoirs…

— Je pressens même que, dans peu de temps, nous deviendrons les membres d’une même famille recomposée ! appuyai-je, au fait des volontés gouvernementales.

— Nous verrons bien comment tout cela évolue… Ensuite, j’ai reçu un appel du substitut Vasseur qui semblait craindre ma réaction à l’annonce de votre venue et m’a demandé le service de vous épauler dans votre enquête. Un scrupule inutile de sa part, je ne suis pas homme à polémiquer pour de telles histoires ; si mes cinq hommes et moi-même pouvons vous aider dans votre travail et vous faire pénétrer dans un microcosme assez hermétique, n’hésitez pas à nous solliciter. En cette saison, les activités sont moins importantes qu’en été, naturellement… Tout le paradoxe d’une petite cité de 800 âmes qui reçoit près de 4 000 visiteurs chaque année…

— Merci pour votre accueil qui nous va droit au cœur ! répondis-je en poursuivant l’échange de civilités. Nous sommes un peu gênés, nous aussi, de nous imposer sur votre territoire, seulement le substitut du procureur a insisté pour que je prenne l’affaire en main. Anne était une amie d’enfance et avait fait appel à moi, la veille de sa mort, se sentant menacée… Vous la connaissiez, Adjudant-chef ?

— Appelez-moi, Jocelyn, par pitié… J’avais eu l’occasion de la croiser à quelques reprises, alors que ses parents étaient encore en vie. Elle m’avait également fait part des appels anonymes qu’elle recevait, sans que nous puissions en identifier l’auteur qui changeait systématiquement de cabine pour la terroriser ; nous nous trouvons dans un secteur rural où elles sont encore nombreuses et en état de fonctionnement, ce qui ne facilite pas les remontées d’appel… Par contre, elle n’est pas venue me parler de la lettre et du corbeau mort ; j’ai appris ces nouvelles menaces à son encontre par mes collègues de Quimper. Anne recelait une part de mystère qui désarçonnait son interlocuteur autant qu’elle le fascinait, mais aussi une fêlure invisible et cependant évidente, qui la rendait attachante.

— Elle n’avait pas connu un parcours facile…