Reinette - Jeanne-Marie Delly - E-Book

Reinette E-Book

Jeanne-Marie Delly

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Beschreibung

Marie-Reine du Helly - Reinette - est orpheline. Elle a été recueillie par son tuteur, M. Douvre, qui laisse à une épouse autoritaire le soin de son éducation. Mme Douvre, craignant que cette jeune fille sans fortune ne plaise à l'un de ses fils, voudrait la marier au plus vite. Elle la force à se fiancer à un savant bien plus âgé qu'elle, Valéry Logart, décidé à épouser une femme qu'il pourrait façonner à sa guise, suivant des théories très arrêtées. Quelques jours avant le mariage, Marie-Reine qui est très pieuse, sentant que son fiancé combattra sa foi, rompt avec éclat. Valéry en épouse une autre et ce mariage est un échec. Devenu veuf, il retrouvera Marie-Reine. Le savant se rend compte de ce qu'il a perdu par son intransigeance, il juge enfin à leur valeur le charme et les profondes qualités morales de Reinette et il finira par l'épouser. Marie-Reine est une des plus émouvantes héroïnes de Delly. Le roman, plein de péripéties inattendues, est de ceux qu'on lit sans pouvoir les quitter.

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Reinette

Pages de titreIIIIIIIVVVI7VIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVPage de copyright

Delly

Reinette

I

– En résumé, M. Logaart me paraît un parti inespéré pour Marie-Reine, à peu près dépourvue de dot. Riche, sérieux, très considéré dans le monde savant, n’est-ce pas le rêve, ma tante ?

La voix habituellement brève s’était adoucie, Mme Douvre se penchait avec une expression déférente sur sa physionomie froide, vers la vieille dame assise en face d’elle dans le plus moelleux fauteuil du petit parloir, lieu de réunion de la famille Douvre.

Le visage fin mais flétri de Mme Sauvert exprimait une stupéfaction qui semblait ôter à la vieille dame l’usage de la parole. Elle regardait sa nièce d’un air si incrédule que celle-ci eut un vague sourire, insuffisant d’ailleurs à détendre ses traits rigides.

– N’est-ce pas inespéré ?... Qu’en dites-vous, ma tante ? demanda-t-elle de nouveau.

Cette fois, Mme Sauvert revenait de sa stupeur. Ses deux bras se levèrent au plafond dans un geste de protestation.

– Inespéré !... Berthe, dites que c’est inconcevable ! Un homme de trente-deux ans, un savant, c’est-à-dire un homme déjà vieilli, pour cette ravissante petite Reinette, une enfant !... une vraie enfant, Berthe, malgré le sérieux de son caractère... Ce serait un crime, véritablement ! Mais ce n’est pas sérieux, je suppose ?

– Absolument sérieux, ma tante, dit nettement Mme Douvre.

Et, de fait, la question semblait oiseuse s’adressant à cette grande femme pondérée, réfléchie jusqu’en ses moindres gestes et douée – il fallait peu de temps pour s’en apercevoir – d’une dose de volonté supérieure.

– ... Certainement, Marie-Reine est très jeune, mais, ainsi que vous le dites, elle est sérieuse sous son apparence enfantine ; elle sera bonne ménagère, je l’ai bien dressée à ce sujet, et je la crois à peu près capable de diriger une maison. D’ailleurs, Valéry Logaart a sa mère près de lui. Quant à la santé, elle est superbe ; cette petite fille si frêle s’est remarquablement fortifiée depuis deux ans.

– Oh ! certainement, je ne le conteste pas, Berthe, mais, enfin, elle vient d’avoir seize ans, songez donc ! Comment cette petite se décidera-t-elle à épouser un grave savant, probablement fort ennuyeux, peut-être maniaque ?... Et d’abord, comment ce M. Logaart lui-même peut-il avoir l’idée de prendre pour femme une enfant ?

– C’est seulement parce qu’elle est encore « une enfant » qu’il l’épouserait, ma tante. Voici pourquoi... Valéry Logaart, le célèbre mathématicien, l’auteur de très remarquables ouvrages sur l’astronomie, est, en outre, un philosophe fort original, un penseur profond. Il a des théories particulières sur l’éducation de la femme, sur le rôle de celle-ci dans le monde, et, n’ayant pu découvrir quelqu’un qui les réalisât pleinement, il s’était résigné à demeurer célibataire... ou pour parler plus exactement, il cherchait encore, non plus la femme parfaite de ses rêves, mais une créature assez jeune, assez douce et confiante pour qu’il pût la diriger à son gré, en faire un « être d’harmonie », selon son expression. Or, l’année dernière, il vint passer quelques jours chez sa cousine, Mme Reybard, à la Closerie. Précisément, quand il arriva, un peu à l’improviste, j’étais en visite chez elle avec Marie-Reine. Il se trouva, paraît-il, frappé de l’air de santé, de douceur et de sérieux de ma nièce ; elle lui sembla tout à fait dépourvue du genre nouveau qu’il haïssait. Il questionna sa cousine, qui lui assura que Marie-Reine était une enfant, très simple, très naïve...

– Oh ! elle est extrêmement intelligente ! interrompit avec vivacité Mme Sauvert.

– La naïveté n’exclut pas l’intelligence, ma tante. M. Logaart n’aurait pas épousé une sotte. Mais il lui faut une pâte malléable encore...

– Et s’il la fait souffrir ?

Mme Douvre eut un léger mouvement d’épaules.

– Parce qu’il voudra compléter son éducation ? je ne vois pas pourquoi, de ce fait, Marie-Reine pourrait se trouver malheureuse ?

– Mais si, Berthe, il peut la tyranniser, lui imposer des idées contraires à ses convictions...

– Oh ! ma tante, les convictions d’une petite fille !... dit Mme Douvre avec ironie. Soyez sans crainte, Valéry Logaart est un homme sérieux, désireux seulement d’un plus grand bien, d’une plus haute justice dans le monde. Il veut donner l’exemple, montrer qu’entre la femme d’autrefois, confinée dans les devoirs matériels et les exigences d’une conscience timorée, resserrée par les pratiques religieuses, et celle d’aujourd’hui, indépendante, aux trois quarts masculine, insatiable dans ses prétentions, il peut exister une créature bien équilibrée de corps et d’âme, dédaigneuse de frivolités, soumise à son mari, sachant penser et discerner, se conduisant par les règles de la pure raison et demeurant la fidèle compagne de l’homme sans jamais chercher à s’égaler à lui.

– Hum ! voilà des théories qui ne prendront guère aujourd’hui !... Mais elles ne sont pas nouvelles, Berthe, ce sont celles du christianisme.

– M. Logaart sait leur donner de l’actualité, ma tante ; il retranche certaines choses qui, dans le christianisme, gênent le libre développement de l’esprit féminin. Il ferait de Marie-Reine une petite perfection.

– Il n’y aurait pas grand mérite, elle l’est déjà...

Une lueur irritée jaillit sous les cils blonds de Mme Douvre.

– Pas tout à fait, ma tante, dit-elle paisiblement. Il y a certaines choses à réformer en elle... Mais, telle qu’elle est, elle paraît plaire à M. Logaart.

– Pour une fois qu’il l’a vue !... murmura Mme Sauvert avec un petit mouvement d’épaules.

– Cela suffit souvent à un homme d’esprit pénétrant et réfléchi, pour juger une femme... D’ailleurs, M. Logaart a eu de plus amples renseignements par Mme Reybard. C’est celle-ci – car lui était reparti à Paris – qui est venue me faire la demande.

Mme Sauvert hocha la tête d’un air perplexe.

– Franchement, ma chère, donner cette petite à un homme que vous n’avez vu qu’une fois !...

– L’aurais-je vu cent fois, je n’en serais pas plus avancée, peut-être. Il est si difficile de pénétrer les caractères ! Mme Reybard, qui est incontestablement une femme sérieuse, l’estime très haut.

– Et la belle-mère ?

– Oh ! tout à fait insignifiante, paraît-il. La jeune Mme Logaart n’aura rien à redouter à ce sujet.

Mme Sauvert appuya ses deux mains sur la poignée de son ombrelle et demeura un instant songeuse, les yeux fixés sur la natte de Chine qui recouvrait le plancher. Devant elle, Mme Douvre la regardait du coin de l’œil, tout en faisant glisser lentement sur son doigt la bague fort belle qui l’ornait.

– Eh bien ! que dit Reinette de cela ? demanda enfin la vieille dame d’un ton légèrement teinté de mauvaise humeur, sans redresser la tête.

– Mais je ne lui en ai pas parlé, ma tante ! Avant toute chose, je voulais vous entretenir de ce projet, savoir votre avis, vous demander conseil, dit doucement Mme Douvre.

Cette fois, la vieille dame releva la tête. Sa physionomie, la minute d’auparavant légèrement revêche, s’éclairait soudainement.

– Vous faites bien, ma chère Berthe, dit-elle d’un ton satisfait. Je suis une femme d’âge, et, de plus, je m’intéresse beaucoup à cette enfant... Mais, ne connaissant pas le prétendant, il m’est difficile de me prononcer.

– Malheureusement, il n’est pas en mon pouvoir de vous le présenter, M. Logaart résidant à Paris.

– Est-il bien physiquement ?

– Ni bien ni mal. Un brun, de taille moyenne, l’air grave, un peu froid. Il s’impose dès le premier instant par une intelligence hors pair qui se reflète au-dehors... Cependant, il n’est pas du tout pédant, je vous assure.

– Et la petite, qu’a-t-elle dit de lui après cette visite à la Closerie ?

Une fugitive expression de surprise railleuse traversa les yeux bleus de Mme Douvre.

– Je vous avoue, ma tante, que je n’ai pas coutume de la questionner sur l’impression que lui produisent les étrangers qu’elle peut rencontrer dans nos visites de voisinage, répondit-elle froidement. M. Logaart, en homme sérieux, ne s’est aucunement occupé d’elle et n’a paru s’apercevoir de sa présence qu’autant que l’exigeait la politesse. Ainsi que vous le disiez tout à l’heure, Marie-Reine n’est encore qu’une enfant, et c’est une chance réelle de voir si tôt se présenter un parti tellement avantageux, alors que, de toutes probabilités, elle était destinée à faire quelque très modeste mariage, ou à demeurer vieille fille.

– Que non ! Elle est si gentille !

– La gentillesse passe après la dot, ma tante, et celle de Marie-Reine est des plus modiques. Il ne faut pas compter qu’elle ne retrouvera jamais ensuite un Valéry Logaart, c’est-à-dire un homme assez désintéressé pour la prendre même sans un sou vaillant.

Mme Sauvert demeura quelques instants silencieuse, les yeux tournés vers la porte-fenêtre ouverte par laquelle se voyait une allée bien sablée et très ombragée. Devant une table de jardin étaient assis deux jeunes gens. Le plus âgé, un grand blond, mince, au visage régulier et froid comme celui de Mme Douvre, lisait une revue d’apparence scientifique. L’autre, plus petit, un peu boulot, brun de cheveux et de teint, réparait le collier d’un chien de chasse étendu à ses pieds.

La vieille dame se tourna vers Mme Douvre et posa sa main sur le bras de celle-ci.

– Écoutez, Berthe, j’avais eu une idée... Je pensais qu’un de vos fils épouserait cette petite Reinette, qu’ils ont vue tout enfant, dont ils connaissent si bien le charmant caractère...

Les paupières de Mme Douvre eurent un rapide battement.

– Par exemple, ma tante ! dit-elle d’un ton surpris. En admettant que mes fils y aient jamais songé – et je suis persuadée du contraire – ce serait chose à peu près impossible. Germain part dans huit jours pour le Sénégal, sa jeunesse s’écoulera vraisemblablement aux colonies, et il aime trop son indépendance pour songer au mariage d’ici longtemps... Quant à Charles, il n’a que vingt ans, il n’est encore qu’un enfant. On ne peut donc songer à lui.

– Mais si tous deux se plaisaient, ils pourraient attendre ?

Les doigts de Mme Douvre eurent un petit frémissement d’impatience.

– Évidemment, mais d’ici là, qui peut dire si leurs idées ne changeraient pas ? Je trouve dangereux ces engagements à longue portée... En outre, aucun de mes fils ne pourra offrir à sa femme la position de fortune qui est celle de M. Logaart.

Cet argument parut frapper Mme Sauvert. Elle murmura :

– Oui, c’est un grand point, certainement, surtout par le temps qui court... Après tout, cette différence d’âge se voit assez fréquemment entre deux époux, et cette petite Reinette peut être très heureuse avec ce grave savant dont le désintéressement plaide en sa faveur... Vous avez peut-être raison, Berthe. Il faudra en parler à l’enfant... Quelle est au juste la fortune de ce monsieur ?

– Au juste, je ne sais. Mme Reybard n’a pu me renseigner exactement sur ce sujet, mais enfin le père de Valéry Logaart, un industriel lyonnais, a laissé huit ou neuf millions...

– Huit ou neuf millions !... s’exclama Mme Sauvert en joignant les mains.

– Cette fortune a été partagée entre Valéry et sa sœur. Or, M. Logaart ayant une vie très simple, très paisible, il est probable que sa part subsiste à peu près entière, sinon augmentée.

– C’est magnifique ! murmura Mme Sauvert d’un ton pénétré. Quelle chance a cette enfant !... Et un savant, un homme célèbre, dites-vous, Berthe ?

– Oui, il fait autorité dans le monde de la science... Ainsi vous pensez que je puis parler à Marie-Reine, ma tante ?

– Mais certainement !... Il ne faut pas laisser échapper cette occasion, ma chère amie. Que dit de cela Théodore ?

– Théodore est du même avis que vous, ma tante. Il croit que Marie-Reine, à peu près dépourvue de dot, sera difficile à marier et que ce parti est absolument inespéré, tout à fait au-delà de ce qu’elle pouvait rêver.

– Évidemment, bien qu’elle soit fort gentille, presque jolie... Ah ! la voilà, je crois.

Au bout de l’allée venait de surgir une très jeune fille, presque une fillette, modestement vêtue de toile grise, un tablier de percale foncée entourant sa taille élégante, mais un peu frêle. Quelques rayons de soleil, réussissant à percer l’épais feuillage, piquaient de points d’or ses cheveux d’un joli châtain foncé, réunis en natte sur ses épaules. Son visage fin, un peu enfantin encore, était tout éclairé par cette lueur douce et chaude qui avivait la fraîcheur de son teint.

Elle avançait lentement, un peu songeuse, ses cils bruns baissés, une main tenant un panier rempli de fruits, l’autre plongée dans la petite poche du tablier. Son pas était si léger que les deux jeunes gens ne l’avaient pas entendu... Mais le chien se dressa tout à coup et s’élança vers elle en jappant joyeusement.

Le jeune homme blond leva la tête, son regard effleura la fraîche apparition, puis s’abaissa de nouveau sur la revue qu’il tenait. Son compagnon tourna vers la jeune fille un visage réjoui de garçon bien portant, heureux de vivre : un large sourire ouvrit sa bouche, montrant une rangée de dents superbes.

– Tu viens de la cueillette, Reinette ? Tu aurais dû m’attendre, nous aurions été bien plus vite à deux.

Les cils foncés s’étaient levés, les yeux de la jeune fille apparaissaient maintenant... de grands yeux gris veloutés, doucement rieurs, où semblait s’être réfugiée la lumière qui perçait çà et là la voûte épaisse des marronniers. La petite bouche un peu sérieuse avait maintenant un sourire d’enfant, qui s’accordait fort bien avec la jupe courte dont était vêtue la jeune fille.

– Le crois-tu, Charles ? Moi, je soupçonne que je serais encore au pied de l’arbre avec ma corbeille vide, pendant que tu t’amuserais à imiter là-haut le cri des moineaux, comme tu l’as fait l’autre jour... à moins que tu n’avales la moitié des prunes.

Un rire joyeux résonna sous les arbres.

– Tu vas me faire une belle réputation de gourmandise, Reinette ! Le grave Germain doit frémir d’horreur à l’énoncé des sottises de son frère...

En parlant ainsi, il se tournait à demi vers le jeune homme blond. Celui-ci leva un peu les épaules sans interrompre sa lecture... Charles eut à son adresse une moue ironique et poursuivit, s’adressant à la jeune fille dont la toute petite main caressait la tête du chien :

– Non, je t’aurais aidée sérieusement cette fois, Reinette... car je sais être sérieux quand il le faut, voyons ?

– Hum !... quelquefois, oui, dit-elle avec un sourire un peu moqueur. Mais c’est toujours qu’il le faudrait, Charles.

Il eut un grand geste d’effroi.

– Toujours !... Oh ! ce serait effroyable, Reinette ! Toujours sérieux, comme...

Son doigt désignait Germain qui continuait sa lecture les sourcils légèrement froncés, mécontent sans doute, d’être ainsi dérangé.

– ... Ce serait impossible, vois-tu, j’en mourrais ! continua-t-il avec un geste de mélodrame en brandissant le collier qu’il tenait toujours à la main.

Le chien, croyant à un signal, se dressa, les pattes en avant. Charles, surpris par ce mouvement, faillit être renversé. Mais Reinette avait prestement posé à terre le panier de fruits et tirait en arrière la bonne bête qui commençait à accabler son maître de caresses.

– Kilt !... vilain animal ! s’écria Charles moitié riant, moitié irrité. Il m’a proprement arrangé !... C’est ta faute, Reinette, tu me fais bondir avec tes idées extraordinaires... Pour la peine, je vais m’octroyer une de ces prunes superbes...

Et il avançait le bras vers le panier. Mais Reinette s’en empara vivement en le cachant derrière elle.

– N’as-tu pas honte, Charles !...

– Mais pas du tout ! J’aime follement les prunes... Donne-m’en de bonne volonté, Reinette, ce sera bien plus gentil.

Il s’était levé et tournait pour atteindre le panier que lui dérobait toujours Reinette...

– Marie-Reine ! appela une voix brève, aux vibrations légèrement irritées.

La jeune fille tressaillit un peu, le sourire s’effaça de ses lèvres...

– Laisse-moi, ta mère m’appelle, dit-elle d’un ton sérieux.

Elle repoussa doucement le bras qui s’allongeait de nouveau dans la direction du panier et s’avança d’un pas pressé vers la maison.

Elle entra dans le parloir où se tenaient Mme Douvre et sa tante. La vieille dame, un sourire sur son visage aimable, tendit les deux mains vers elle :

– Vous voilà, petit printemps ? Vous venez de travailler ?... Les merveilleuses prunes ! Quel velouté !

– C’est un arbre assez récemment planté et qui donne seulement cette année un produit appréciable, dit Mme Douvre. Ces prunes sont, en effet, remarquables... Quelles grimaces faisait donc Charles, là-bas ?

Elle s’adressait à la jeune fille, et son ton reprenait la sécheresse qui lui était habituelle... Devant elle, Remette, après s’être inclinée pour saluer Mme Sauvert, se tenait bien droite, très sérieuse, un peu raidie, semblait-il.

– Il voulait goûter les prunes, Madame, dit-elle gravement, et je ne voulais pas le laisser faire.

– Cela n’avait aucune importance. Ce sont là d’inutiles taquineries de ta part, petite... Allons, emporte ce panier, arrange-le convenablement avec des feuilles et porte-le dans la voiture de Mme Sauvert.

Malgré les protestations de la vieille dame, Reinette, sur un signe impérieux, s’éloigna vers la cuisine... Peu après, Mme Sauvert se leva, en refusant l’invitation à dîner que lui adressait avec insistance Mme Douvre.

– Non, ma chère Berthe, je ne le puis, je vous assure. J’ai demain des amis d’Angers à déjeuner et, ces petits extras me fatiguant un peu, je dois me ménager la veille. D’ailleurs, je crains l’humidité du soir pour mes rhumatismes... Mais venez sans faute la semaine prochaine à Nemur, tous, bien entendu... Et tenez-moi au courant de ce qui s’arrangera pour Reinette ?

– Naturellement, ma tante, vous serez la première informée... Voici mon mari, je crois.

Un pas un peu lourd faisait grincer le gravier couvrant le sol sur toute la longueur de la maison. Un homme vigoureux, dont le visage coloré, très jovial, s’encadrait dans une barbe noire en éventail, parut au seuil du parloir.

– Ah ! vous êtes là, tante Céline ! dit-il d’une grosse voix résonnante, en ôtant son chapeau de paille fanée. J’ai eu une bonne idée de revenir plus tôt.

Il inclina un peu sa haute taille et serra dans sa large main brune la main encore fine et jolie que lui tendait la vieille dame.

– Eh bien ! tout marche à ton gré, Théodore ? demanda Mme Sauvert en mettant lentement ses gants de coton gris.

– Mais pas mal, pas mal, ma tante ! dit-il d’un ton satisfait. Nous aurons une belle récolte de blé, mais les vignes surtout promettent des merveilles... Eh ! eh ! ce sera une bonne année ! fit-il en se frottant joyeusement les mains.

Un grand pli s’était formé sur le front de Mme Douvre, ses lèvres se pinçaient nerveusement...

– Qui sait ce qui peut advenir d’ici là, Théodore ! dit-elle en secouant la tête. Il y a trois ans, tu comptais bien aussi sur un bon profit, et tout s’est soldé par un déficit considérable dont nous nous ressentons encore.

– Oh ! ce n’était pas du tout la même chose, Berthe. Les vignes ne promettaient pas comme cette fois... Et ce déficit dont tu parles...

Il regardait en ce moment sa femme et reçut en plein visage un coup d’œil impérieux, plein d’une interdiction formelle... Arrêté court, il se détourna brusquement, feignant de chercher la grosse canne noueuse qu’il avait déposée en entrant près de la porte.

– La voici, Théodore... là, tout près de toi, dit Mme Sauvert qui avait mis son lorgnon pour chercher aussi.

– Ah ! merci, ma tante. C’est un excellent gourdin, très précieux lorsque je reviens à la nuit...

Mme Sauvert avait franchi la porte vitrée. Mme Douvre, qui la suivait, appela :

– Germain, Charles, votre tante s’en va.

Les jeunes gens se levèrent et s’avancèrent. Mme Sauvert se pencha vers sa nièce.

– Avec cette haute taille mince, Germain doit être superbe en uniforme, murmura-t-elle. Pourquoi ne l’a-t-il pas mis quand il est venu à Nemur ?

Un petit éclair d’orgueil avait jailli du regard de Mme Douvre... Elle eut un léger mouvement d’épaules en répondant :

– Germain a horreur de se faire remarquer, il déteste le panache autant qu’en sont fous la plupart des jeunes gens... Mais il se mettra en grande tenue pour aller vous voir la semaine prochaine, ma tante, je vous le promets.

Mme Sauvert sourit d’un air satisfait... Elle tendit successivement la main à ses petits-neveux qui s’inclinaient devant elle : Germain, très correct, d’une élégance sérieuse jusque dans ses moindres mouvements, Charles un peu sans-façon, saluant à la diable et riant toujours comme pour mieux montrer ses dents éblouissantes.

– Te sens-tu mieux portant, Germain ? demanda Mme Sauvert en jetant un coup d’œil sur le visage mince, un peu pâle de l’aîné.

– Tout à fait bien, réellement, ma tante, et tout prêt à gagner mon poste lointain.

Mme Sauvert eut un geste d’effroi.

– Oh ! s’en aller là-bas, dans ces pays sauvages !... Quand finit exactement ton congé de convalescence ?

– Dans huit jours, ma tante. Je vous ferai donc mes adieux la semaine prochaine.

La vieille dame hocha la tête.

– Mon cher, tu aurais cent fois mieux fait de rester bien tranquillement en France, au lieu de demander les colonies. Au moins, les tiens auraient pu jouir de toi, tandis que dans ton affreux Sénégal !... Vous avez vraiment du courage, Berthe, d’envisager avec tant de calme cette perspective.

Une légère crispation passa sur le beau visage froid de Mme Douvre... Mais elle dit tranquillement :

– Si je n’envisageais que ma satisfaction, évidemment, j’aurais engagé Germain à choisir la vie de garnison. Mais il s’agit de son avenir, l’avancement sera beaucoup plus rapide... D’ailleurs, c’était son idée depuis longtemps.

– C’est curieux, tu ne me parais pas avoir cependant un caractère bien aventureux, Germain, dit en souriant Mme Sauvert. Charles, à la bonne heure !... As-tu envie d’aller aux colonies, toi ?

Charles secoua vivement la tête.

– Oh ! pas du tout ! J’aime autant rester ici, bien tranquille, à surveiller nos vignes et nos moissons.

– Tu es un vrai campagnard, comme moi ! dit M. Douvre en posant sa large main sur l’épaule de son cadet. Nous ferons de bonne besogne, à nous deux, pendant que Germain ira conquérir la gloire chez les moricauds. Les Douvre ont toujours été gens calmes, peu soucieux d’aventures...

Il y avait, dans le regard qu’il attachait sur son aîné, une satisfaction un peu orgueilleuse qui se reflétait également dans les yeux de Mme Douvre.

Tout en parlant, ils avaient atteint l’extrémité de la maison, longue bâtisse grisâtre à un seul étage. Là, se trouvait une cour pavée sur laquelle donnait l’écurie.

Un domestique en sabots et en tablier bleu achevait d’atteler un cheval gris pommelé à un coupé de belle apparence encore, malgré son âge respectable. Un cocher coiffé d’une casquette galonnée tenait la portière ouverte, tandis que Reinette, à demi entrée dans la voiture, y arrangeait le panier de fruits de façon à ne pas gêner la vieille dame.

Elle se redressa, et, se détournant, s’avança un peu au-devant des arrivants. Dans cette grande cour ensoleillée, elle semblait plus jeûne encore, plus enfantine dans la fraîcheur de ses seize ans.

– Vraiment, je ne puis penser que cette petite pourrait se marier maintenant ! murmura Mme Sauvert à l’oreille de sa nièce.

– Oh ! elle se transformera vite, répondit sur le même ton Mme Douvre, en enveloppant de son froid regard la délicate créature qui s’arrêtait à quelques pas.

Mme Sauvert prit congé de ses parents, elle baisa au front Reinette en la remerciant du joli arrangement des fruits et s’installa dans la voiture, aidée par le correct Germain auquel son père et son frère cédaient volontiers ces petits devoirs de courtoisie.

Lorsque le coupé eut disparu, les Douvre et Reinette reprirent le chemin de la maison. La jeune fille, qui marchait près de Mme Douvre, demanda timidement :

– Me permettez-vous, Madame, d’aller prendre des nouvelles d’Emmeline ? Elle était fort souffrante hier...

– Non, certes, pas aujourd’hui. Demain, peut-être... Pour l’instant, tu as autre chose à faire que d’aller t’amuser là-bas. Julienne a besoin de toi pour écosser les pois.

Sans répliquer, Reinette se dirigea vers la porte de la cuisine. Charles, qui marchait près de sa mère en agaçant Kilt, lui cria de sa bonne voix cordiale :

– Si tu veux, j’irai demander à M. Meunier comment va sa sœur ?

– Reste tranquille, je te prie, dit sèchement Mme Douvre. Marie-Reine attendra parfaitement jusqu’à demain... et même plus tard, s’il le faut. Je ne tiens pas à la voir fréquenter si souvent ces jeunes filles, beaucoup trop dévotes. Elle a déjà une fâcheuse tendance en ce sens.

– Oh ! trouvez-vous, maman ? Elle est pieuse, certainement, mais cela ne lui nuit pas, bien au contraire... Et les demoiselles Meunier sont fort aimables, très gaies, surtout Mlle Simone, un vrai boute-en-train.

Mme Douvre leva légèrement les épaules.

– Tu n’y entends rien... Avec le caractère de Marie-Reine, porté à la rêverie, ces relations sont dangereuses.

Charles hocha la tête d’un air peu convaincu et, sifflant Kilt, s’éloigna dans le jardin. Germain alla se remettre à sa lecture. M. Douvre, qui avait sorti une pipe de sa poche, s’arrêta à la porte du parloir.

– Je vais jeter un coup d’œil sur les espaliers. Germain m’a dit en avoir remarqué plusieurs en mauvais état.

– Oui, il paraît, et Germain ne parle pas à la légère... Soit dit entre nous, Théodore, tu devrais bien imiter ton fils. Devrai-je à tout moment te répéter qu’il est inutile de faire connaître à Mme Sauvert les profits que nous pouvons faire ? Je m’attache en toute circonstance à parler de nos charges, de nos dépenses, des aléas de la culture, du mauvais état dans lequel ton père avait laissé la propriété... Tout cela inutilement, puisque tu viens presque me contredire avec tes propos inconsidérés.

M. Douvre baissait la tête sous l’algarade. Machinalement, ses doigts bruns, un peu noueux, puisaient dans la blague à tabac et bourraient la petite pipe bien culottée.

– Je n’ai pas réfléchi, Berthe, dit-il d’un ton conciliant. Vois-tu, j’aime à dire les choses toutes droites, et tes combinaisons m’embarrassent... Mais, enfin, tu as raison ; il est plus prudent de crier un peu misère, sans quoi, la tante Céline pourrait trouver que les Chançor sont plus intéressants que nous... Lui as-tu parlé pour Reinette ?

– Oui... cela marche fort bien.

– Elle n’a pas offert de doter la petite ?

Une sorte de sourire railleur entrouvrit les lèvres de Mme Douvre.

– De cela, je n’ai jamais eu aucune crainte. Elle ne se dessaisira de rien avant sa mort, tu peux en être certain. Ma seule inquiétude était qu’ayant cette vive sympathie pour elle, et la voyant difficile à marier, elle ne lui fasse une part dans sa succession... Autant de moins pour nos fils ! Mais si Marie-Reine se marie richement, Mme Sauvert n’aura certainement pas l’idée de lui rien laisser par testament. Il me paraît donc tout à fait nécessaire que ce mariage se fasse, sans parler des avantages incontestables que présente un tel parti.

– Oui, la fortune est belle, mais l’enfant est bien jeunette pour ce savant, sa santé est encore délicate, malgré les apparences. Habituée à la campagne, je ne sais si elle supportera bien la vie de Paris...

– Elle la supportera parfaitement. Elle s’est beaucoup fortifiée depuis quelque temps... Je le répète, ce mariage est inespéré, pour elle et pour nous. Dans quelques années, sa pension de fille d’officier cessera, il ne lui restera qu’une somme insignifiante et nous devrons en partie subvenir à son entretien. En outre, je ne me soucie aucunement de la conserver ici. S’il n’y avait que Germain, peu m’importerait, il est trop sérieux, trop désireux d’un brillant avenir pour jamais songer à épouser une jeune fille sans dot, eût-elle une beauté cent fois supérieure. Mais Charles m’inquiéterait davantage. Il s’exalte, il s’obstine dans ses idées, et, s’il lui vient à l’esprit dans quelques années de prendre pour femme Marie-Reine, nous aurons de la peine à l’en faire démordre. Mieux vaut donc prévenir tous ces ennuis.

– Évidemment, ce sera plus simple, mais il faut que la petite accepte ?

Les doigts minces de Mme Douvre saisirent nerveusement une rose soufrée qui pendait, un peu alanguie, contre le mur, et l’arrachèrent avec une certaine rudesse.

– Réellement, il lui faudrait une forte dose de sottise pour refuser, dit-elle froidement. À quoi donc prétendrait-elle, si un M. Logaart ne lui convenait pas ?

– Eh ! qui sait, les cervelles de jeunes filles ont des idées particulières !... Enfin, arrange-toi avec elle, tout cela ne me regarde pas. Ces questions-là sont ton affaire... Je souhaite que tu réussisses, à cause de la tante Céline. C’est vrai que Reinette est un peu dangereuse...

Il sortit son briquet et s’éloigna dans l’allée de marronniers, tandis que Mme Douvre rentrait dans le parloir.

Ce soir-là, en s’installant après le dîner dans son salon meublé avec un luxe un peu raide, Mme Sauvert fit tomber à terre une revue, précisément la même que lisait cette après-midi Germain Douvre. Elle la ramassa, non sans une moue dédaigneuse.

– Ces pauvres Rubard me bombardent toujours de leurs livres et journaux horriblement sérieux ! Ils me croient de force à lire cela... Enfin, pour paraître polie, feuilletons au moins cette revue.